Les Contemporaines (1884)/La Belle Libraire et la Jolie Papetière

La belle Libraire ou la Vie de la rose et la marâtre ; la jolie Papetière ou la bonne amie, Texte établi par Jules AssézatG. Charpentierles Contemporaines du commun et par gradation (p. 379-395).

LA BELLE LIBRAIRE
OU LA VIE DE LA ROSE ET LA MARÂTRE

LA JOLIE PAPETIÈRE
OU LA BONNE AMIE



Un beau jour de printemps je me promenais au Palais-Royal, seul, concentré, mélancolique, sans être triste. Un essaim de jeunes beautés, enfermées tout l’hiver, venait de prendre l’essor ; elles arrivèrent dans le jardin. Je le considérais avec plaisir, et je sentis un attendrissement délicieux ; mes larmes coulèrent : — Que la nature est belle ! (m’écriai-je), dans le plus intéressant de ces ouvrages ! dans la femelle de l’homme !… Tandis que cette pensée m’occupait, je vis sous les arbres un homme en noir avec une femme en satin couleur de tabac, et une jeune fille en fourreau de taffetas vert. Jamais encore mes yeux ne s’étaient fixés sur un objet aussi mignon, plus touchant que la jeune personne. Elle paraissait quatorze ans : un tendre incarnat colorait ses joues de lis ; sa taille annonçait des contours déjà parfaits ; son sourire était enfantin, naïf charmant, délicieux ; il ne fut jamais d’aussi jolie bouche. Je la regardais avec admiration : elle m’inspira de la curiosité ; je fixai le père ; je le reconnus pour un libraire, remarié depuis quelque temps à une brune de bonne mine. — Cet homme doit être heureux (pensai-je) ; il n’est entouré que d’objets agréables. Depuis ce moment, je m’intéressai toujours à l’aimable Rosalie. Je l’ai vue croître, embellir encore, se marier… Mais un voile couvre l’avenir.


Rosalie Lecture n’avait que seize ans lorsque son père résolut de l’établir. Les partis ne devaient pas manquer : la jeune personne avait charmé un homme de mérite, qui ne lui était pas indifférent… (on verra quelque jour pourquoi cet honnête homme ne l’épousa pas) ; un garçon de son père, appelé M. Étendoir, outre plusieurs autres qui se présentaient.

La seconde épouse ne pouvait souffrir une grande et jolie fille que sa douceur, sa beauté, ses vertus faisaient adorer de M. Lecture, ainsi que de tout le monde : la domestique, les garçons de boutique et de magasin volaient au-devant du moindre geste de Rosalie, tandis que madame Guillemette n’était que redoutée ; on lui obéissait par crainte, en sa présence ; on la bravait, dès que le secret assurait l’impunité. La marâtre prit Rosalie en haine ; mais elle dissimula pour mieux satisfaire sa cruelle et basse jalousie ; car elle observait que M. Lecture avait pour sa fille la même complaisance que les autres personnes de la maison : il prévenait tous ses désirs. C’est qu’il était si doux d’obliger l’aimable et reconnaissante Rosalie ! c’était une jouissance délicieuse que de la voir sourire, d’entendre de sa jolie bouche des choses obligeantes, prononcées d’un ton affectueux, et avec un son de voix qui allait à l’âme. Guillemette employa mille fois les moyens les plus rusés pour causer à Rosalie des désagréments qui l’impatientassent, et qui la fissent sortir de son caractère. Elle froissait malicieusement ses robes les plus propres, versait de l’encre ou de la graisse sur son linge, et cachait avec soin ces tours méchants, ou les faisait retomber sur la chambrière, sur le domestique, sur le frotteur, etc. Rosalie ne remplissait pas le vœu de madame Guillemette : comme elle était extrêmement propre, elle passait un temps considérable à réparer les ravages de la marâtre ; mais elle riait ou chantait en faisant cet ouvrage, si cruel pour une jeune fille qui tient nécessairement beaucoup à sa parure ; à cet âge (souvent toute la vie), ce qui orne les femmes fait une partie d’elles-mêmes, et ce n’est pas celle qui leur est la moins chère.

Guillemette, n’ayant pu réussir par là, recourut à d’autres moyens : elle chassa l’ancienne chambrière, bonne fille et d’une grande intelligence, pour la remplacer… qui pourrait le croire ?… par une de ces malheureuses que leur laideur ou leur corruption a réduites à n’être que des servantes de la dernière espèce de créatures. La marâtre savait que les femmes de cette classe ont tous les vices, sont capables de toutes les horreurs, parce qu’elles manquent du sentiment qui fait distinguer le vice de la vertu. Dès qu’elle eût remplacé Brochure, fille honnête et bonne, par une femme telle que Maculature, elle se crut assurée du triomphe : elle ne douta pas que cette malheureuse, adroitement guidée par elle, ne corrompit le cœur et l’esprit de sa belle-fille, ne la fit tomber dans quelque faute grave qui lui fournit le moyen de la faire renfermer ou de la marier à quelqu’un de vil. Déjà elle avait un parti tout prêt. Déjà elle commençait à insinuer à M. Lecture qu’un Auvergnat crocheteur était ardent ; que pour peu qu’on le secondât, il irait plus loin que les enfants de bonne maison, et qu’il ferait une de ces fortunes capables d’étonner. Comme c’était une vérité qu’elle disait là, ses discours n’en étaient que plus séduisants ; mais ce qu’elle n’ajoutait pas, c’est que Ballotdepile était un brutal, un ivrogne caché, d’une probité peu sûre ; en un mot, un mauvais sujet : d’ailleurs, elle n’osait pas s’expliquer entièrement : aussi n’en était-il pas temps encore.

Par les ordres de Guillemette, Maculature était presque toujours avec Rosalie, elle lui vantait sa beauté, avec des expressions dont la jeune personne ne sentait pas toute l’indécence, mais qui, cependant, lui parurent extraordinaires. L’innocence toute seule est toujours exposée avec le vice : Rosalie, malgré l’éloignement qu’elle sentait pour Maculature, l’écoutait, se sentait flattée de ses louanges grossières : cette misérable, encouragée par là, et surtout excitée par la marâtre, lui tint alors des discours libres ; elle s’attacha surtout à vanter Ballotdepile, gros garçon carré, bien fait, quoique d’une figure ignoble et basse ; elle osa employer des expressions très obscènes. Rosalie en rougissait, mais sans les comprendre.

Telle était la situation dangereuse d’une jeune et délicate beauté, lorsque Rosalie fut de la noce de la fille du papetier de son père, qui épousait le fils d’un autre papetier fort riche. La nouvelle mariée était vive, enjouée, et ce qu’on nomme coquette ; pour la parure, elle aimait l’élégance, et elle avait un goût exquis. En voyant Rosalie qu’elle ne connaissait que de vue, elle fut enchantée de faire sa connaissance ; elle la prévint, la rechercha, et paraissait ne se plaire qu’avec elle. La jeune fille du libraire sentit pour Rosette Rame le même penchant qu’elle lui inspirait ; elle reçut avec joie ses avances, et y répondit par l’empressement le plus marqué ; dès le premier jour, elles devinrent amies. Dans les commencements de son mariage, Rosette fut trop occupée pour revoir Rosalie ; mais dès qu’elle fut entrée dans le calme du ménage, elle l’alla voir seule, et elles fortifièrent leur amitié. Il fut convenu entre elles que la nouvelle mariée, madame Grandraisin demanderait à M. Lecture de voir tous les jours Rosalie, soit chez lui, soit chez elle-même. Cette permission fut accordée : et comme ces deux jeunes personnes étaient voisines, elles passèrent presque tous leurs moments ensemble.

Maculature fit alors observer à madame Lecture qu’elle n’avait plus la liberté de suivre ses projets auprès de Rosalie. — Que tu as peu d’intelligence ! (lui répondit Guillemette) ; au lieu d’une, tu en auras deux. Maculature se mordit les lèvres, et sentit toute la valeur de cette réponse. Elle ne se gêna plus avec Rosalie, lorsque Rosalie venait à la maison, et elle reprit ses anciens propos, interrompus depuis quelques temps. Rosette que le mariage avait instruite, et qui naturellement était plus éclairée que Rosalie, fut très surprise de ce langage, dans une femme qui servait d’honnêtes gens ! Cependant, elle dissimula devant cette espèce de Jewkes : mais lorsque dans la même journée, Rosalie vint chez elle, la jolie papetière lui témoigna son étonnement des discours de la chambrière ! — C’est son ton (répondit Rosalie), et elle n’en change pas devant ma belle-mère qui ne lui dit rien. — Si ce n’étaient que des misères (reprit Rosette), de ces petits mots à double entente, qui cependant ne conviendraient pas avec toi, je concevrais cela ; mais des propos obscènes, des images… révoltantes, et telles qu’à peine se permettraient les hommes les plus libertins, cela n’est pas naturel !… Il faut que je te parle avec franchise, ma chère Rosalie ! On dit dans le monde que ta belle-mère est une marâtre, qui te déteste ; elle a renvoyé Brochure, que tu aimais, qui était honnête et plein de zèle pour toi ; elle l’a renvoyée sans cause ; elle l’a remplacée par un soldat aux gardes en habit de femme… Cela m’inspire de la défiance ! N’est-ce pas elle aussi qui a fait sortir le jeune Étendoir, en l’accusant auprès de ton père de lui en conter ?… Si tu veux, nous examinerons ces deux créatures et nous tâcherons de les pénétrer ? — Je n’ai aucune mauvaise opinion de ma belle-mère (répondit Rosalie), quoique je sache qu’elle ne m’aime pas, et que Brochure m’ait assuré que c’est elle qui souvent avait gâté mes habits et mon linge ; mais je ne saurais la soupçonner de noirceur. Quel fruit en retirerait-elle ? Je ne suis plus une enfant ! — Je ne sais quel fruit elle en espère ; mais sa Maculature m’a étonnée par son effronterie et sa turpitude ! J’en frémis encore !… Il me vient une idée ; je suis jeune ; je parais étourdie ; je vais la sonder ! Je soupçonne à cette femme des vues secrètes et très dangereuses, sur toi comme sur moi ! j’ai deviné sa pensée à ses regards : laisse-moi quelquefois seule avec elle ; et si tu as quelque moyen d’écouter nos entretiens, je n’en serai pas fâchée. Rosalie consentit à tout ce que souhaitait son amie, quoiqu’elle n’en pressentit pas l’utilité.

À la première visite que madame Grandraisin rendit à Rosalie, elle rit de tout ce que dit Maculature ; à un signal Rosalie sortit. — C’est une innocente, que mademoiselle (dit aussitôt Maculature) : il faut la dégourdir ! — Volontiers ! (répondit madame Grandraisin) ; comment faudra-t-il s’y prendre ? — Ah ! madame ! vous me paraissez une petite rusée, qui en sait long ! — Oh ! mon Dieu non ! je vous assure ! — Là, dites-moi : êtes-vous bien contente de votre mari ? — Quelle question ! (dit en riant madame Grandraisin). — Ah ! ça ! j’ai mes raisons pour vous la faire ! — Ah ! quelles raisons ? — Si je vous les disais, vous seriez aussi savante que moi ! — Eh bien ! j’en suis contente… comme ça : vous savez bien que les maris ne sont pas trop aimables ? — Voilà parler !… Ainsi, vous ne seriez pas fâchée de lui jouer quelque bon tour ! — Ah ! de tout mon cœur ! (s’écria vivement la jolie papetière). — Je suis à votre service, et je vous promets de réussir, sans que jamais il s’en doute : laissez-moi faire ! je connais le monde. Telle que vous me voyez, je suis fille d’un garçon de magasin du plus fameux libraire de Lyon ; mon père avait amassé quelque chose, et j’aurais été un parti honnête, lorsqu’un misérable malentendu le fit accuser de vol par son bourgeois. Cela n’était pas, au moins ! mon père avait tous les défaits, lorsque les éditions étaient épuisées ; c’était une convention entre le libraire et lui ; mais quand il se trouvait par hasard des complets dans les défaits, mon père n’était pas obligé de les décompléter, ni de les rendre ; il les gardait et les vendait. Voilà son crime ! Vous voyez qu’il était très innocent ! Néanmoins, comme les maîtres ont toujours raison quand ils se plaignent, le libraire fit mettre mon père en prison ; et il n’en sortit que pour aller faire un tour en ville avec ces messieurs, et de là servir le roi dans la marine ramée. Je me trouvai dans l’abandon : la jeunesse est étourdie ; je fis quelques imprudences qui me firent arrêter par la police. Je fus relâchée au bout de six mois, et je vins à Paris, où j’ai vécu dans le monde. Aussi ai-je des connaissances et de l’expérience, autant qu’il est possible d’en avoir, ma belle dame ! Je suis toute à votre service : il s’agit seulement de savoir si vous êtes pour la bagatelle ou pour le solide ! — Je n’entends pas cela. — Je veux dire, si vous êtes pour le plaisir, ou pour l’argent. — Mais tout deux ont leur prix. — Ah ah ! friponne ! (dit très familièrement la grosse Maculature). Allons, allons, j’ai votre affaire… Mais écoutez donc ! tous les hommes n’ont pas le même goût ; il en est qui veulent du neuf ; vous êtes femme, vous passerez pour une jeune veuve ; et mademoiselle, si vous pouvez la déterminer serait pour les délicats, les gens qui veulent cueillir des roses. — Ô Dieu !… (madame Grandraisin poussa ce cri par inadvertance, ou parce qu’elle ne put le retenir ; puis réfléchissant : elle le pallia par ces mots), hé ! que dirait madame Lecture ? — Bon ! j’en fais mon affaire ! réussissez seulement. — Mais donnez-moi des éclaircissements plus détaillés, ma pauvre Maculature. — Je vous les donnerai, quand vous m’aurez accompagnée une fois quelque part. — Et où ? — Voulez-vous venir ? — Pourquoi non ? j’irai partout avec vous. — Ah ! que vous êtes aimable !… Petite coquine ! (lui touchant les joues), tu me remercieras… dès demain.

Madame Grandraisin était un peu haute : la familiarité d’une servante, et d’une malheureuse aussi vile, lui donnait des mouvements qu’elle avait peine à modérer. Mais il était important de dissimuler ! Rosalie rentra, et Rosette Rame continua d’affecter de l’enjouement, jusqu’à l’instant où Maculature se retira. — Je connais l’infâme ! (dit madame Grandraisin à son amie) : demain, je t’en dirai davantage. — Pourquoi remettre à demain ? — Il le faut, je te quitte : dissimule et flatte-la, quelque chose qu’elle te dise. — Je le ferai, mon amie. — Elle te tiendra peut-être des discours auxquels tu ne comprendras rien ; souris, cela suffira. Je te quitte. En sortant, je vais lui dire un mot. Rosette Rame partit, et à la porte, où Maculature ne manqua pas de se trouver, dès qu’elle l’entendit descendre, la jolie papetière lui dit : — À demain, Maculature, sans doute ? — Diable ! ça vous presse ! — C’est que j’aurai le temps. — Allons, à demain, ma petite bourgeoise… Il en aura de belles à votre retour ! Rosette fuyait ; à peine elle entendit ces derniers mots.

À son arrivée chez elle, sa perplexité fut extrême : elle avait d’abord songé à se confier à son mari. Mais, en y pensant, elle y vit des difficultés pour elle-même, à cause de l’indécence : ensuite, elle craignit qu’il ne se possédât pas, et qu’il ne fit un éclat, qui compromettrait Rosalie Lecture. Tout considéré, ce fut à son beau-père qu’elle résolut de s’ouvrir : c’était un homme sage, prudent, qui adorait sa bru : elle lui écrivit un mot. Il accourut. Rosette lui confia, sous le sceau du secret, toutes les découvertes au sujet de Rosalie, et le pria de l’aider à découvrir l’odieuse trame, afin de préserver à jamais mademoiselle Lecture. Le vieillard y consentit avec joie, et loua la prudence de sa bru. Il fut convenu qu’il suivrait le carrosse dans lequel elle irait avec Maculature ; qu’il se ferait accompagner de quatre crocheteurs ordinairement au service de la maison, qu’il placerait dans un endroit convenable, pour les employer, s’il était besoin ; qu’en la voyant descendre, il la précéderait dans la maison, en passant devant elle, sans faire semblant de la connaître, et qu’il serait présent à la réception. Les choses ainsi arrêtées, il alla se préparer.

À cinq heures du soir, Maculature vint à la porte de la papetière, en voiture. Elle avait avec elle une dame, qui descendit, et qui, devant tout le monde se nomma la femme de chambre de madame la comtesse de Goupil ; elle dit à madame Grandraisin que madame la comtesse avait besoin du papier le plus fin, en grande quantité : elle s’en fit montrer ; on en mit six rames dans la voiture, et la femme de chambre pria la papetière de vouloir bien venir compter avec madame, et recevoir son argent : elle l’assura qu’elle serait ramenée dans la voiture de madame. Ô dangereux serpent ! dit en elle-même Rosette, que tu as de ruses pour le mal. La jolie papetière remonta dans la voiture ! dès qu’elle eut aperçu son beau-père, qui lui fit signe qu’elle le pouvait. Lorsqu’elle fut avec les deux femmes, la fausse femme de chambre fut transportée de joie ; elle baisait les mains de Rosette Rame ; elle voulait l’embrasser. — Que vous êtes jolie ! (lui disait-elle) : ah ! comme il sera content ! C’est un homme très comme il faut !… encore jeune… c’est une protection ; vous n’avez qu’à parler… — Nous n’emploierons pas ce moyen de vous avoir, à l’avenir (dit Maculature) ; quand vous allez savoir la demeure, vous vous y glisserez en zigzag, et vous serez toujours bien reçue… Et puis vous amènerez la jeune innocente… — Ah ! pour celle-là (dit la fausse femme de chambre de la comtesse de Goupil), elle aura un homme… suffit… C’est une fortune, je vous en avertis, et pour elle et pour vous madame… Et vous sentez que je ne suis pas femme à vous obliger à la fidélité. Rosette souffrait cruellement de ces discours, elle aurait voulu être arrivée. La remise s’arrêta enfin devant une maison à porte cochère de la rue du Four-Saint-Honoré. M. Grandraisin père précéda sa bru : il tira la sonnette du premier, et l’on ouvrait quand Rosette arriva ; ce fut avec lui qu’elle entra, ainsi que les deux femmes. Il la salua, et la fausse femme de chambre, qui était la maîtresse du lieu, proposa de débuter avec lui, en attendant l’homme dont elle avait parlé. M. Grandraisin n’en voulait pas savoir davantage : il accepta. On les conduisit à une belle chambre au second. Là, il demanda des rafraîchissements, en montrant une bourse, qu’il ne donna cependant pas. La femme sortit aussitôt, et le beau-père emmena sa bru ; il trouva encore la voiture à la porte ; ils y montèrent, et il dit au cocher de les ramener. Cet homme, qui n’était loué que pour un jour, ne connaissait pas encore ses véritables maîtresses ; il obéit. Dans la rue de la Monnaie, Rosette aperçut Maculature qui s’en retournait à pied. Mais elle n’en fut pas vue. — Il me vient une idée (dit-elle à son beau-père) ; passons chez nous, où je me montrerai, sans descendre, et allons de là chez mon amie : je veux jouir de la surprise de Maculature quand elle nous verra. M. Grandraisin trouva l’idée excellente ! Ils se montrèrent à Grandraisin fils, et firent remettre les six rames d’écu double fin, qu’ils avaient rapportées ; puis ils se hâtèrent de se rendre chez M. Lecture. Ils y trouvèrent Rosalie avec sa marâtre. Elles étaient ensemble et paraissaient en bonne intelligence. Il paraissait que la dernière avait été prévenue par sa vile Maculature, et que c’était par cette raison qu’elle redoublait ses perfides caresses à Rosalie. Madame Guillemette pâlit, en voyant entrer Rosette Rame avec son Socère (comme disaient les Latins). Mais elle cacha son trouble, Madame Grandraisin avait son air ordinaire, et le vieillard ne paraissait pas ému. Tandis qu’il parlait à madame Guillemette, sa bru instruisait la belle Rosalie de tout ce qui venait de se passer ; mais elle affectait un air gai, en disant des horreurs capables de faire frissonner : elle engagea même plusieurs fois mademoiselle Lecture à sourire. Un nouveau coup de théâtre se préparait.

Rosalie était instruite. M. Grandraisin avait rassuré Guillemette par son air et son entretien ; les deux amies venaient de se rapprocher, lorsque Maculature arriva. On entendit qu’elle demanda sa maîtresse. — Elle est en compagnie (lui dit Ballotdepile). — Avertis-la que je veux lui parler. Ballotdepile vint faire la commission, et Guillemette, au lieu de faire entrer sa chambrière, l’alla trouver. — C’est fait ! (s’écria l’impudente Maculature) ; nous en tenons une, madame ! Sa maîtresse lui mit la main sur sa bouche : elles parlèrent bas. Mais on en avait assez entendu : Rosalie, Rosette, et le vieillard Grandraisin étaient instruits. On comprit ensuite que Maculature donnait les plus grandes marques d’étonnement et d’incrédulité. Monsieur Grandraisin, que l’inaction ennuyait, ouvrit la porte : — Entrez ici, mesdames ; vous serez mieux. Et il prit par la main l’infâme Maculature, qu’il força d’entrer. — Tu vois (lui dit-il) que nous voilà, ma bru et moi, arrivés ici avant toi, misérable ! — Que signifie !… (s’écria Guillemette). — Paix ! madame ! (reprit le vieillard) ; nous savons tout, et vous venez de vous trahir vous-même ; nous avons tout entendu : vous êtes de concert avec cette malheureuse pour perdre votre belle-fille que vous détestez : rougissez de votre turpitude ! indigne marâtre ! Et qu’il ne vous arrive plus de vous mêler en rien de ce qui concerne mademoiselle Lecture ! J’ai votre secret ; je puis vous perdre… Mais par considération pour l’honneur délicat d’une jolie fille à marier, je serai discret, si vous êtes prudente. Renvoyez sur le champ cette infâme ; reprenez Brochure que vous avez chassée injustement, et dans de mauvaises vues ; à ce prix, je serai discret avec tout le monde. Je vous réponds de madame Grandraisin, ma bru, par laquelle j’ai tout découvert, puisque je l’ai précédée, de concert avec elle… Quant à toi, misérable, tu mériterais que je te fisse conduire chez un commissaire, et ton affaire serait sale comme ta vilaine âme : mais je ne veux pas faire d’éclat, à cause de la belle Rosalie. Maculature était à genoux, tremblante. M. Grandraisin lui ordonna de sortir de la maison sur l’heure ; ce qu’elle fit. Pour Guillemette, elle était dans un étonnement stupide. Elle voulut pourtant parler de son innocence : M. Grandraisin la pria de cesser un discours impudent. Brochure revint dès le même soir, et ce fut Guillemette effrayée qui la rappela. Maculature l’était bien davantage ! Elle n’osa retourner chez la fausse comtesse de Goupil, qui l’aurait maltraitée, et peut-être fait arrêter, en la chargeant de toute l’infamie de leur commune démarche ; car on juge ces sortes de femmes sans les entendre : ne sachant que devenir, elle s’adressa, par lettres, secrètement à Rosalie et à Guillemette : la dernière ne lui répondit que par des menaces ; la première lui fournit de quoi vivre. Maculature fut si touchée de cette conduite généreuse, qu’elle a changé ; elle est devenue honnête, par cette raison : Le vice est ingrat autant que la vertu est généreuse ; je veux quitter le vice.

Rosalie, après l’important service que la jolie papetière venait de lui rendre, lui fut plus attachée que jamais ; elles devinrent inséparables. Mais deux jeunes beautés naïves, innocentes, pouvaient-elles se garantir de la vengeance de Guillemette, qui avait appris toutes les ruses de la haine contrainte, à une école qui vaut celle de la cour, dans une communauté !

Guillemette avait perdu l’espoir de faire brèche à l’honnêteté de Rosalie, ou de l’avilir en la mariant à Ballotdepile ; mais non celle de lui faire faire un mauvais établissement. Elle s’en tint à cette dernière atrocité. Étendoir était éloigné depuis longtemps ; mais de peur qu’il ne se présentât de nouveau, elle le chargea secrètement des imputations les plus calomnieuses, et les prouva par des lettres supposées, en demandant le secret à son mari. M. Lecture, sans être tout à fait un sot, l’était devenu par sa morgue ridicule, un prétendu purisme, une affectation de prudence consommée, de régularité minutieuse : il trouva très circonspect de condamner Étendoir sans l’entendre, et sans qu’il pût se justifier, même indirectement : il faut être discret dans l’intérieur des familles !… Mais ce n’était pas l’homme le plus dangereux aux yeux de Guillemette ; cet autre amant, dont il a été dit un mot, riche, d’une condition relevée, recommandable par ses mœurs, avait encore parlé ; c’était à Guillemette elle-même qu’il avait cru, par décence, devoir s’adresser. Elle voulut prévenir un assez grand malheur pour elle que le bonheur de sa belle-fille.

Il y avait parmi les connaissances de M. Lecture un jeune homme honnête, mais dont les parents n’avaient qu’une fortune apparente, telle que ces fonds caverneux, formés par les éruptions des volcans ; à l’instant où l’on s’y attend le moins, ils s’écroulent dans un gouffre sans fond. Ce fut sur ce jeune homme, dont la figure était aimable, que Guillemette jeta les yeux. Elle le fit se décider pour la librairie, sans lui parler elle-même ; et lorsqu’il fut dans cet état, elle espéra que l’amour le rendrait aisément le maître du cœur de Rosalie. Elle multiplia les occasions où il pouvait lui parler seul, après lui avoir fait insinuer qu’il n’était pas indifférent. Ce moyen n’eut aucun succès. Rosalie n’avait point de répugnance pour le jeune Assemblage ; mais elle avait du goût pour un autre. Il fallut que sa marâtre agit directement. Elle proposa ce mariage à M. Lecture, et comme elle avait tout pouvoir sur son esprit, elle le détermina. Ce fut lui qui en parla un jour à sa fille. Rosalie n’avait pas d’objections ; car les jeunes filles ne songent guère à la fortune ; c’est l’affaire des parents et des tuteurs ; cependant, elle consulta son amie. Madame Grandraisin s’informa : la maison Assemblage se soutenait encore ; peu de gens étaient instruits de sa détresse, et ceux qui la connaissaient, tous créanciers, avaient intérêt que le fils trouvât un riche parti : Rosette n’apprit donc rien : cependant, elle n’était pas pour ce mariage : la seule raison qu’elle en donnât, c’est qu’une fille belle comme Rosalie, née dans un état aussi honnête que celui de la librairie, qui est égal à l’avocat et au notaire, devait trouver un parti plus avantageux qu’un jeune commerçant. Mais le père pressant vivement sa fille, à la sollicitation de Guillemette, et Rosalie, qui ne se doutait pas qu’elle fût adorée par l’homme qu’elle trouvait digne d’elle, n’ayant aucun des motifs puissants qui font résister les enfants à leurs pères, elle céda, et madame Grandraisin goûta les raisons de son obéissance.

Le mariage se fit avec précipitation ; madame Guillemette tremblait qu’il ne manquât. Jamais père n’agit plus étourdiment que M. Lecture : le lendemain du mariage, il s’aperçut que son gendre n’avait ni demeure, ni état, ni moyens de subsister. Il fallut qu’il le logeât, et qu’il le nourrit, non chez lui, Guillemette ne l’aurait pas souffert, mais dans une autre maison où il établit les nouveaux époux au second étage. Madame Grandraisin qui s’était si fort opposée au mariage, avant qu’il fût contracté, se garda bien de le critiquer après ! au contraire, elle étourdissait son amie sur son malheur ; elle la voyait tous les jours, et lui rendait mille petits services. Mais Rosalie n’était pas aveugle ; elle s’aperçut qu’elle avait été sacrifiée à la haine : si elle en eût douté. Brochure lui aurait tout dévoilé ; elle était délicate ; sa beauté, sa jeunesse, son air doux, son goût provocant excitaient son mari, jeune homme robuste ; il l’accablait, au lieu de la caresser : elle eut trois enfants les trois premières années. Son mari fut reçu libraire ; il s’établit : la dot de Rosalie suffit à peine aux premières avances ; d’ailleurs, Assemblage, qui était bon fils, s’avisa de prêter à ses parents, qui ne pouvaient lui rendre : un livre chèrement imprimé, ne se vendit pas. Assemblage fut ruiné. Rosalie sentit alors toutes les horreurs du besoin. Une fille si belle, qui l’était encore, malgré son état de langueur, destinée à une sorte de fortune, se voyait… prête à manquer de tout. Ce n’est pas que son amie Grandraisin l’abandonnât ! mais Rosalie avait l’âme trop belle et trop haute pour vouloir être à charge, même à l’amitié : Rosette n’obtenait que rarement que son amie acceptât des bagatelles ; encore fallait-il qu’elle employât les prières, les larmes ; et Rosalie ne s’y rendait pas toujours.

Ce fut dans ces circonstances que ce même homme, d’un mérite distingué, jeune, riche, aimable, qui avait connu Rosalie étant fille, qui s’était adressé à madame Guillemette pour demander la main de mademoiselle Lecture, apprit son mariage avec autant de surprise que de douleur. Il alla chez M. Lecture ; il s’informa de Rosalie à madame Guillemette — Elle est très bien mariée ! Elle demeure… M. Belleslettres y passa dès le même jour. Il trouva madame Assemblage pâle, languissante, les yeux rougis par les larmes ; et cependant, belle encore, mille fois plus intéressante que dans tout son éclat. M. Belleslettres fut touché au cœur. Il lui parla de la manière la plus honnête, la plus capable de l’engager à la confiance : mais elle ne s’ouvrit pas. En la quittant il alla chez madame Grandraisin, qu’il avait vue avec Rosalie autrefois, sous le prétexte de lui en demander des nouvelles.

Rosette ne déguisa pas la triste situation de son amie : elle en était si touchée qu’elle versa des larmes : M. Belleslettres ne put voir son attendrissement sans le partager ; ils pleurèrent ensemble. Alors il lui avoua qu’il avait aimé Rosalie ; qu’il avait formé le dessein d’en faire la compagne de son sort ; qu’il s’en était ouvert à madame Guillemette, et que cette femme lui avait assuré que Rosalie avait une passion dans le cœur. — Serait-ce cette malheureuse passion qui augmente son chagrin ? (ajouta-t-il). Rosette, surprise, indignée, admirait l’excès de méchanceté de la marâtre : elle ne répondait pas. — Je vois que j’ai deviné (reprit M. Belleslettres). — N’allez pas le croire, monsieur ! (s’écria Rosette) : il n’en est rien !… Oh ! quel monstre, qu’une méchante femme ! oh ! qu’un homme faible, et qui se laisse gouverner est coupable !… Je ne veux plus rien vous cacher : l’indigne Guillemette ne mérite aucun ménagement… Elle lui découvrit alors les vues infâmes de la marâtre ; sa haine pour Rosalie ; tout ce qui regardait Maculature, et les horreurs dont elle s’était assurée par elle-même. L’honnête homme frémissait… — Il faut la secourir madame : je suis riche, je veux lui consacrer un tiers de ma fortune : mais je la respecte trop pour exposer sa réputation ! c’est par vos mains que tout passera. — Oh ! monsieur ! nous ne réussirons pas… voilà le mal… Cependant, votre offre généreuse me pénètre d’estime… — Adressez-vous au mari. — Vous avez raison ! Qu’importe comment nous rendions meilleur le sort de celle que nous aimons ? — Digne homme !… Je le ferai.

À la première visite que Rosette rendit à madame Assemblage, elle lui parla de M. Belleslettres, et ne lui cacha rien (excepté son dessein généreux). — Je l’ai bien dissuadé (ajouta la jolie papetière), que tu aies jamais eu d’inclination dans le cœur. — Tu n’as pas dit la vérité, ma chère Rosette. — Comment ! que dis-tu !… Jamais… — Jamais je ne t’en ai rien dit : honteuse d’éprouver du goût pour un homme dont Guillemette m’assurait que j’étais vue de la manière la plus insultante (elle me dit que M. Belleslettres lui avait proposé de m’entretenir !) je tâchai de l’effacer de ma pensée. — Et c’est lui que tu aimais ? — Il ne me convient plus de le dire. — Grand Dieu !… oh ! quel monstre qu’une marâtre !… Ma chère amie ! connais toute la noblesse du choix de ton cœur ! Il t’adore ; il veut te consacrer le tiers de sa fortune ; mais par mes mains, et non de moi à toi, mais de moi à ton mari… Tu ne seras pas la maîtresse de refuser, car j’ai accepté : ton mari recevra et on n’écoutera pas tes scrupules. Rosalie employa vainement les raisons et les prières pour dissuader son amie de se mêler de cette affaire : ne pouvant rien gagner, elle lui dit : — Au moins, mon amie, le secret de mon cœur sera gardé ? — Pour celui-là, oui ! Tu es femme ; il serait peu décent que je parlasse d’un sentiment combattu caché ; oui, je te promets un secret absolu ; c’est un devoir de ma part.

Rosette parlait comme elle pensait : mais en voyant M. Belleslettres, qui lui remit une somme, elle fut si touchée de la beauté de ses sentiments, et de son généreux procédé, qu’elle lui avoua… le secret de Rosalie. M. Belleslettres parut interdit : ensuite, levant les yeux au ciel, il dit : — J’aurais été trop heureux si elle eût été mon épouse ! non, aucun mortel, quel qu’il soit, n’aurait pu m’égaler… Je ne la méritais pas… J’aurais été trop attaché à ma vie, qu’elle aurait rendue délicieuse… avec la main de Rosalie, il m’aurait fallu l’immortalité !… Je ne la reverrai pas (du moins en face) : dites-le-lui, madame, je vous en prie ! mais nous parlerons d’elle quelquefois ! Il sortit, ne pouvant plus contenir ses larmes.

Le lendemain matin, Rosette porta la somme à M. Assemblage : elle passa ensuite auprès de son amie. — Je ne dois rien te cacher (lui dit-elle) : je n’ai pas tenu ma parole. Et elle lui raconta la scène de la veille avec M. Belleslettres. Rosalie fut si touchée qu’elle parut prête à s’évanouir. Un sourire aimable se traça ensuite sur son visage. — Il ne me verra pas !… du moins en face ! Non ; car tous les soirs, je le vois me regarder, là, aux lumières : cela ne dure qu’un instant… Dis-lui, ma chère Rosette, que je l’estime autant… qu’il le mérite ; dis-lui que je reçois… ses dons volontiers ; ajoute que je le prie… de me parler quelquefois : cela ne sera pas long ! Je sens que je m’affaiblis… tous les jours.

Un mois après cet entretien, et après deux visites de M. Belleslettres, très courtes, la belle Rosalie cessa de vivre… Elle était faible : son cœur, plein de regret et d’amour, ne put supporter l’émotion trop vive de la douleur d’avoir perdu son unique amant, et celle du plaisir d’en être adorée.


On a gravé sur une estampe, qui représente un tombeau, ces vers faits autrefois pour la jeune mademoiselle Duperrier :

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Ce qui en a donné l’idée, c’est que depuis sa mort, on voit tous les jours sa tendre et généreuse amie agenouillée sur sa tombe, y prier, les yeux humides, et baiser, en finissant, une miniature, qui est le portrait de Rosalie.

Pour le faible M. Lecture, il a fait, dit-on, l’oraison funèbre de sa fille morte : Il aurait dû la rendre heureuse vivante.