Les Consolations (Sainte-Beuve)/Texte entier

Les Consolations (Sainte-Beuve)
Poésies de Sainte-BeuveMichel Lévy frères. (p. 3-127).


À VICTOR H.


Mon Ami, ce petit livre est à vous ; votre nom s’y trouve à presque toutes les pages ; votre présence ou votre souvenir s’y mêle à toutes mes pensées. Je vous le donne, ou plutôt je vous le rends ; il ne se serait pas fait sans vous. Au moment où vous vous lancez pour la première fois dans le bruit et dans les orages du drame, puissent ces souvenirs de vie domestique et d’intérieur vous apporter un frais parfum du rivage que vous quittez ! Puissent-ils, comme ces chants antiques qui soutenaient le guerrier dans le combat, vous retracer l’image adorée du foyer, des enfants et de réponse !

Pétrarque, ce grand maître dans la science du cœur et dans le mystère de l’amour, a dit au commencement de son Traité sur la Vie solitaire : « Je crois qu’une belle âme n’a de repos ici-bas à espérer qu’en Dieu, qui est notre fin dernière ; qu’en elle-même et en son travail intérieur ; et qu’en une âme amie, qui soit sa sœur par la ressemblance. » C’est aussi la pensée et le résumé du petit livre que voici.

Lorsque, par un effet des circonstances dures où elle est placée, ou par le développement d’un germe fatal déposé en elle, une âme jeune, ardente, tournée à la rêverie et à la tendresse, subit une de ces profondes maladies morales qui décident de sa destinée ; si elle y survit et en triomphe ; si, la crise passée, la liberté humaine reprend le dessus et recueille ses forces éparses, alors le premier sentiment est celui d’un bien-être intime, délicieux, vivifiant, comme après une angoisse ou une défaillance. On rouvre les yeux au jour ; on essuie de son front sa sueur froide ; on s’abandonne tout entier au bonheur de renaître et de respirer. Puis la réflexion commence : on se complaît à penser qu’on a plongé plus avant que bien d’autres dans le Puits de l’abîme et dans la Cité des douleurs ; on a la mesure du sort ; on sait à fond ce qui en est de la vie, et ce que peut saigner de sang un cœur mortel. Qu’aurait-on désormais à craindre d’inconnu et de pire ? Tous les maux humains ne se traduisent-ils pas en douleurs ? Toutes les douleurs poussées un peu loin ne sont-elles pas les mêmes ? On a été englouti un moment par l’Océan ; on a rebondi contre le roc comme la sonde, ou bien on a rapporté du gravier dans ses cheveux ; et sauvé du naufrage, ne quittant plus de tout l’hiver le coin de sa cheminée, on s’enfonce des heures entières en d’inexprimables souvenirs. Mais ce calme, qui est dû surtout à l’absence des maux et à la comparaison du présent avec le passé, s’affaiblit en se prolongeant, et devient insuffisant à l’âme ; il faut, pour achever sa guérison, qu’elle cherche en elle-même et autour d’elle d’autres ressources plus durables. L’étude d’abord semble lui offrir une distraction pleine de charme et puissante avec douceur ; mais la curiosité de l’esprit, qui est le mobile de l’étude, suppose déjà le sommeil du cœur plutôt qu’elle ne le procure ; et c’est ici le cœur qu’il s’agit avant tout d’apaiser et d’assoupir. Et puis ces sciences, ces langues, ces histoires qu’on étudierait, contiennent au gré des âmes délicates et tendres trop peu de suc essentiel sous trop d’écorces et d’enveloppes ; une nourriture exquise et pulpeuse convient mieux aux estomacs débiles. La poésie est cette nourriture par excellence, de toutes les formes de poésie, la forme lyrique plus qu’aucune autre, et de tous les genres de poésie lyrique, le genre rêveur, personnel, l’élégie ou le roman d’analyse en particulier. On s’y adonne avec prédilection ; on s’en pénètre ; c’est un enchantement ; et, comme on se sent encore trop voisin du passé pour le perdre de vue, on essaye d’y jeter ce voile ondoyant de poésie qui fait l’effet de la vapeur bleuâtre aux contours de l’horizon. Aussi la plupart des chants, que les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes, datent-ils déjà de l’époque de convalescence ; nous croyons le poëte au plus mal, tandis que souvent il touche à sa guérison ; c’est comme le bruit que fait dans la plaine l’arme du chasseur, et qui ne nous arrive qu’un peu de temps après que le coup a porté. Cependant, convenons-en, l’usage exclusif et prolongé d’une certaine espèce de poésie n’est pas sans quelque péril pour l’âme ; à force de refoulement intérieur et de nourriture subtile, la blessure à moitié fermée pourrait se rouvrir : il faut par instants à l’homme le mouvement et l’air du dehors ; il lui faut autour de lui des objets où se poser ; et quel convalescent surtout n’a besoin d’un bras d’ami qui le soutienne dans sa promenade et le conduise sur la terrasse au soleil ?

L’amitié, ô mon Ami, quand elle est ce qu’elle doit être, l’union des âmes, a cela de salutaire qu’au milieu de nos plus grandes et de nos plus désespérées douleurs, elle nous rattache insensiblement et par un lien invisible à la vie humaine, à la société, et nous empêche, en notre misérable frénésie, de nier, les yeux fermés, tout ce qui nous entoure. Or, comme l’a dit excellemment M. Ballanche, « toutes les pensées d’existence et d’avenir se tiennent ; pour croire à la vie qui doit suivre celle-ci, il faut commencer par croire à cette vie elle-même, à cette vie passagère. » Le devoir de l’ami clairvoyant envers l’ami infirme consiste donc à lui ménager cette initiation délicate qui le ramène d’une espérance à l’autre ; à lui rendre d’abord le goût de la vie ; à lui faire supporter l’idée de lendemain ; puis, par degrés, à substituer pieusement dans son esprit, à cette idée vacillante, le désir et la certitude du lendemain éternel. Mais indiquer ce but supérieur et divin de l’amitié, c’est assez reconnaître que sa loi suprême est d’y tendre sans cesse, et qu’au lieu de se méprendre à ses propres douceurs, au lieu de s’endormir en de vaines et molles complaisances, elle doit cheminer, jour et nuit, comme un guide céleste, entre les deux compagnons qui vont aux mêmes lieux. Toute autre amitié que celle-là serait trompeuse, légère, bonne pour un temps, et bientôt épuisée ; elle mériterait qu’on lui appliquât la parole sévère du saint auteur de l’Imitation : « Noli confidere super amicos et proximos, nec in futurum tuam differas salutem, quia citius obliviscentur tui homines quam sestimas. » Il ne reste rien à dire, après saint Augustin, sur les charmes décevants et les illusions fabuleuses de l’amitié humaine. À la prendre de ce côté, je puis répéter devant vous, ô mon Ami, que l’amitié des hommes n’est pas sûre, et vous avertir de n’y pas trop compter. Il est doux sans doute, il est doux, dans le calme des sens, dans les jouissances de l’étude et de l’art, « de causer entre amis, de s’approuver avec grâce, de se complaire en cent façons ; de lire ensemble d’agréables livres ; de discuter parfois sans aigreur ainsi qu’un homme qui délibère avec lui-même, et par ces contestations rares et légères de relever un peu l’habituelle unanimité de tous les jours. Ces témoignages d’affection qui, sortis du cœur de ceux qui s’entr’aiment, se produisent au dehors par la bouche, par la physionomie, par les yeux et par mille autres démonstrations de tendresse, sont comme autant d’étincelles de ce feu d’amitié qui embrase les âmes et les fond toutes en une seule[1]. » Mais si vous tenez à ce que ce feu soit durable, si vous ne pouvez vous faire à l’idée d’être oublié un jour de ces amis si bons, ô Vous, qui que vous soyez, ne mourez pas avant eux ; car cette sorte d’amitié est tellement aimable et douce qu’elle-même bientôt se console elle-même, et que ce qui reste comble aisément le vide de ce qui n’est plus ; la pensée des amis morts, quand par hasard elle s’élève, ne fait que mieux sentir aux amis vivants la consolation d’être ensemble, et ajoute un motif de plus à leur bonheur.

Si vous êtes humble, obscur, mais tendre et dévoué, et que vous ayez un ami sublime, ambitieux, puissant, qui aime et obtienne la gloire et l’empire, aimez-le, mais n’en aimez pas trop un autre, car cette sorte d’amitié est absolue, jalouse, impatiente de partage : aimez-le, mais qu’un mot équivoque, lâché par vous au hasard, ne lui soit pas reporté envenimé par la calomnie ; car ni tendresse à l’épreuve, ni dévouement à mourir mille fois pour lui, ne rachèteront ce mot insignifiant qui aura glissé dans son cœur.

Si votre ami est beau, bien fait, amoureux des avantages de sa personne, ne négligez pas trop la vôtre ; gardez-vous qu’une maladie ne vous défigure, qu’une affliction prolongée ne vous détourne des soins du corps ; car cette sorte d’amitié, qui vit de parfums, est dédaigneuse, volage, et se dégoûte aisément.

Si vous avez un ami riche, heureux, entouré des biens les plus désirables de la terre, ne devenez ni trop pauvre, ni trop délaissé du monde, ni malade sur un lit de douleurs ; car cet ami, tout bon qu’il sera, vous ira visiter une fois ou deux, et la troisième il remarquera que le chemin est long, que votre escalier est haut et dur, que votre grabat est infect, que votre humeur a changé ; et il pensera, en s’en revenant, qu’il y a au fond de cette misère un peu de votre faute, et que vous auriez bien pu l’éviter ; et vous ne serez plus désormais pour lui, au sein de son bonheur, qu’un objet de compassion, de secours, et peut-être un sujet de morale.

Si, malheureux vous-même, vous avez un ami plus malheureux que vous, consolez-le, mais n’attendez pas de lui consolation à votre tour ; car, lorsque vous lui raconterez votre chagrin il aura beau animer ses regards et entr’ouvrir ses lèvres comme s’il écoutait, en vous répondant il ne répondra qu’à sa pensée, et sera intérieurement tout plein de lui-même.

Si vous aimez un ami plus jeune que vous, que vous le cultiviez comme un enfant, et que vous lui aplanissiez le chemin de la vie, il grandira bientôt ; il se lassera d’être à vous et par vous, et vous le perdrez. Si vous aimez un ami plus vieux, qui, déjà arrivé bien haut, vous prenne par la main et vous élève, vous grandirez rapidement, et sa faveur alors vous pèsera, ou vous lui porterez ombrage.

Que sont devenus ces amis du même âge, ces frères en poésie, qui croissaient ensemble, unis, encore obscurs, et semblaient tous destinés à la gloire ? Que sont devenus ces jeunes arbres réunis autrefois dans le même enclos ? Ils ont poussé, chacun selon sa nature ; leurs feuillages, d’abord entremêlés agréablement, ont commencé de se nuire et de s’étouffer : leurs têtes se sont entre-choquées dans l’orage ; quelques-uns sont morts sans soleil ; il a fallu les séparer, et les voilà maintenant, bien loin les uns des autres, verts sapins, châtaigniers superbes, au front des coteaux, au creux des vallons, ou saules éplorés au bord des fleuves.

La plupart des amitiés humaines, même des meilleures, sont donc vaines et mensongères, Ô mon Ami ; et c’est à quelque chose de plus intime, de plus vrai, de plus invariable, qu’aspire une âme dont toutes les forces ont été une fois brisées et qui a senti le fond de la vie. L’amitié qu’elle implore, et en qui elle veut établir sa demeure, ne saurait être trop pure et trop pieuse, trop empreinte d’immortalité, trop mêlée à l’invisible et à ce qui ne change pas ; vestibule transparent, incorruptible, au seuil du Sanctuaire éternel ; degré vivant, qui marche et monte avec nous, et nous élève au pied du saint Trône. Tel est, mon Ami, le refuge heureux que j’ai trouvé en votre âme. Par vous, je suis revenu à la vie du dehors, au mouvement de ce monde, et de là, sans secousse, aux vérités les plus sublimes. Vous m’avez consolé d’abord, et ensuite vous m’avez porté à la source de toute consolation ; car vous l’avez vous-même appris dés la jeunesse, les autres eaux tarissent, et ce n’est qu’aux bords de cette Siloé céleste qu’on peut s’asseoir pour toujours et s’abreuver :


Voici la vérité qu’au monde je révèle :
Du Ciel dans mon néant je me suis souvenu :
Louez Dieu ! La brebis vient quand l’agneau l’appelle ;
J’appelais le Seigneur, le Seigneur est venu.
...............
Vous avez dans le port poussé ma voile errante ;
Ma tige a reverdi de séve et de verdeur ;
Seigneur, je vous bénis ! à ma lampe mourante
Votre souffle vivant a rendu sa splendeur.


Dieu donc et toutes ses conséquences ; Dieu, l’immortalité, la rémunération et la peine ; dès ici-bas le devoir et l’interprétation du visible par l’invisible : ce sont les consolations les plus réelles après le malheur, et l’âme, qui une fois y a pris goût, peut bien souffrir encore, mais non plus retomber. Chaque jour de plus, passé en cette vie périssable, la voit s’enfoncer davantage dans l’ordre magnifique d’idées qui s’ouvre devant elle à l’infini, et si elle a beaucoup aimé et beaucoup pleuré, si elle est tendre, l’intelligence des choses d’au de la ne la remplit qu’imparfaitement ; elle en revient à l’Amour ; c’est l’Amour surtout qui l’élève et l’initie, comme Dante, et dont les rayons pénétrants l’attirent de sphère en sphère comme le soleil aspire la rosée. De là mille larmes encore, mais délicieuses et sans aucune amertume ; de là mille joies secrètes, mille blanches lueurs découvertes au sein de la nuit ; mille pressentiments sublimes entendus au fond du cœur dans la prière, car une telle âme n’a de complet soulagement que lorsqu’elle a éclaté en prière, et qu’en elle la philosophie et la religion se sont embrassées avec sanglots.

En ce temps-ci, où par bonheur on est las de l’impiété systématique, et où le génie d’un maître célèbre[2] a réconcilié la philosophie avec les plus nobles facultés de la nature humaine, il se rencontre dans les rangs distingués de la société une certaine classe d’esprits sérieux, moraux, rationnels ; vaquant aux études, aux idées, aux discussions ; dignes de tout comprendre, peu passionnés, et capables seulement d’un enthousiasme d’intelligence qui témoigne de leur amour ardent pour la vérité. À ces esprits de choix, au milieu de leur vie commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout intellectuel, la religion philosophique suffit ; ce qui leur importe particulièrement, c’est de se rendre raison des choses ; quand ils ont expliqué, ils sont satisfaits : aussi le côté inexplicable leur échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère, s’ils ne trouvaient moyen de l’assujettir, en le simplifiant, à leur mode d’interprétation universelle. Le dirai-je ? ce sont des esprits plutôt que des âmes ; ils habitent les régions moyennes ; ils n’ont pas pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du cœur ; ils ne sont pas rafraîchis, après les flammes de l’expiation, dans la sérénité d’un éther inaltérable ; ils n’ont pas senti la vie au vif.

J’honore ces esprits, je les estime heureux ; mais je ne les envie pas. Je les crois dans la vérité, mais dans une vérité un peu froide et nue. On ne gagne pas toujours à s’élever, quand on ne s’élève pas assez haut. Les physiciens qui sont parvenus aux plus grandes hauteurs de l’atmosphère, rapportent qu’ils ont vu le soleil sans rayons, dépouillé, rouge et fauve, et partout des ténèbres autour d’eux. Plutôt que de vivre sous un tel soleil, mieux vaut encore demeurer sur terre, croire aux Ondoyante lueurs du soir et du matin, et prêter sa docile prunelle à toutes les illusions du jour, dût-on baisser la paupière en face de l’astre éblouissant ; — à moins que l’âme, un soir, ne trouve quelque part des ailes d’Ange, et qu’elle ne s’échappe dans les plaines lumineuses, par de la notre atmosphère, à une hauteur où les savants ne vont pas.

Oui, eût-on la géométrie de Pascal et le génie de René, si la mystérieuse semence de la rêverie a été jetée en nous et a germé sous nos larmes dès l’enfance ; si nous nous sentons de bonne heure malades de la maladie de saint Augustin et de Fénelon ; si, comme le disciple dont parle Klopstock, ce Lebbée dont la plainte est si douce, nous avons besoin qu’un gardien céleste abrite notre sommeil avec de tendres branches d’olivier ; si enfin, comme le triste Abbadona, nous portons en nous le poids de quelque chose d’irréparable, il n’y a qu’une voie ouverte pour échapper à l’ennui dévorant, aux lâchés défaillances ou au mysticisme insensé ; et cette voie, Dieu merci, n’est pas nouvelle ! Heureux qui n’en est jamais sorti ! plus heureux qui peut y rentrer ! Là seulement on trouve sécurité et plénitude ; des remèdes appropriés à toutes les misères de l’âme ; des formes divines et permanentes imposées au repentir, à la prière et au pardon ; de doux et fréquents rappels à la vigilance ; des trésors toujours abondants de charité et de grâce. Nous parlons souvent de tout cela, ô mon Ami, dans nos longues conversations d’hiver, et nous ne différons quelquefois un peu que parce que vous êtes plus fort et que je suis faible. Bien jeune, vous avez marché droit, même dans la nuit ; le malheur ne vous a pas jeté de côté ; et, comme Isaac attendant la fille de Bathuel, vous vous promeniez solitaire dans le chemin qui mène au puits appelé le Puits de Celui qui vit et qui voit, Viventis et Videntis. Votre cœur vierge ne s’est pas laissé aller tout d’abord aux trompeuses mollesses ; et vos rêveries y ont gagné avec l’âge un caractère religieux, austère, primitif, et presque accablant pour notre infirme humanité d’aujourd’hui ; quand vous avez eu assez pleuré, vous vous êtes retiré à Pathmos avec votre aigle, et vous avez vu clair dans les plus effrayants symboles. Rien désormais qui vous fasse pâlir ; vous pouvez sonder toutes les profondeurs, ouïr toutes les voix ; vous vous êtes familiarisé avec l’infini. Pour moi, qui suis encore nouveau venu à la lumière, et qui n’ai, pour me sauver, qu’un peu d’amour, je n’ose m’aventurer si loin à travers l’immense nature, et je ne m’inquiète que d’atteindre aux plus humbles, aux plus prochaines consolations qui nous sont enseignées. Ce petit livre est l’image fidèle de mon âme ; les doutes et les bonnes intentions y luttent encore ; l’étoile qui scintille dans le crépuscule semble par instants près de s’éteindre ; la voile blanche que j’aperçois à l’horizon m’est souvent dérobée par un flot de mer orageuse ; pourtant la voile blanche et l’étoile tremblante finissent toujours par reparaitre. — Tel qu’il est, ce livre, je vous l’offre, et j’ai pensé qu’il serait d’un bon exemple.

De son cachet littéraire, s’il peut être ici question de cela, je ne dirai qu’un mot. Dans un volume publié par moi il y a près d’un an, et qui a donné lieu à beaucoup de jugements divers, quelques personnes, dont le suffrage m’est précieux, avaient paru remarquer et estimer, comme une nouveauté en notre poésie, le choix de certains sujets empruntés à la vie privée et rendus avec relief et franchise. Si, à l’ouverture du volume nouveau, ces personnes pouvaient croire que j’ai voulu quitter ma première route, je leur ferai observer par avance que tel n’a pas été mon dessein ; qu’ici encore c’est presque toujours de la vie privée, c’est-à-dire, d’un incident domestique, d’une conversation, d’une promenade, d’une lecture, que je pars, et que, si je ne me tiens pas à ces détails comme par le passé, si même je ne me borne pas à en dégager les sentiments moyens de cœur et d’amour humain qu’ils recèlent, et si je passe outre, aspirant d’ordinaire à plus de sublimité dans les conclusions, je ne fais que mener à fin mon procédé sans en changer le moins du monde ; que je ne cesse pas d’agir sur le fond de la réalité la plus vulgaire, et qu’en supposant le but atteint (ce qu’on jugera), j’aurai seulement élevé cette réalité à une plus haute puissance de poésie. Ce livre alors serait, par rapport au précédent, ce qu’est dans une spirale le cercle supérieur au cercle qui est au-dessous ; il y aurait eu chez moi progrès poétique dans la même mesure qu’il y a eu progrès moral.


Décembre 1829.


LES


CONSOLATIONS


I

À MADAME V. H.


Notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.
Ducis.


Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l’été,
Et que le temps y pèse à mon cœur attristé !
Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
Que ce n’est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n’est plus matin et que j’attends le soir,
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse !
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et Vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,

Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d’amitié ;
Puis revenant à vous, Vous si noble et si pure,
Vous que, dès le berceau, l’amoureuse nature
Dans ses secrets desseins avait formée exprès
Plus fraiche que la vigne au bord d’un antre frais,
Douce comme un parfum et comme une harmonie ;
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie ;
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Comme une ombre, d’en haut, couvrant votre chemin,
De vos enfants bénis que la joie environne,
De l’époux votre orgueil, votre illustre couronne ;
Et quand vous avez bien de vos félicités
Épuisé le récit, alors vous ajoutez
Triste, et tournant au ciel votre noire prunelle :
« Hélas ! non, il n’est point ici-bas de mortelle
« Qui se puisse avouer plus heureuse que moi ;
« Mais à certains moments, et sans savoir pourquoi,
« Il me prend des accès de soupirs et de larmes ;
« Et plus autour de moi la vie épand ses charmes,
« Et plus le monde est beau, plus le feuillage vert,
« Plus le ciel bleu, l’air pur, le pré de fleurs couvert,
« Plus mon époux aimant comme au premier bel âge,
« Plus mes enfants joyeux et courant sous l’ombrage,
« Plus la brise légère et n’osant soupirer,
« Plus aussi je me sens ce besoin de pleurer. »

C’est que même au delà des bonheurs qu’on envie
Il reste à désirer dans la plus belle vie ;
C’est qu’ailleurs et plus loin notre but est marqué ;
Qu’à le chercher plus bas on l’a toujours manqué ;
C’est qu’ombrage, verdure et fleurs, tout cela tombe,
Renaît, meurt pour renaître enfin sur une tombe ;
C’est qu’après bien des jours, bien des ans révolus,

Ce ciel restera bleu quand nous ne serons plus ;
Que ces enfants, objets de si chères tendresses,
En vivant oublieront vos pleurs et vos caresses ;
Que toute joie est sombre à qui veut la sonder,
Et qu’aux plus clairs endroits, et pour trop regarder
Le lac d’argent, paisible, au cours insaisissable,
On découvre sous l’eau de la boue et du sable.

Mais comme au lac profond et sur son limon noir
Le ciel se réfléchit, vaste et charmant à voir,
Et, déroulant d’en haut la splendeur de ses voiles,
Pour décorer l’abime, y sème les étoiles,
Tel dans ce fond obscur de notre humble destin
Se révèle l’espoir de l’éternel matin ;
Et quand sous l’œil de Dieu l’on s’est mis de bonne heure,
Quand on s’est fait une âme où la vertu demeure ;
Quand, morts entre nos bras, les parents révérés
Tout bas nous ont bénis avec des mots sacrés ;
Quand nos enfants, nourris d’une douceur austère,
Continueront le bien après nous sur la terre ;
Quand un chaste devoir a réglé tous nos pas,
Alors on peut encore être heureux ici-bas ;
Aux instants de tristesse on peut, d’un œil plus ferme,
Envisager la vie et ses biens et leur terme,
Et ce grave penser, qui ramène au Seigneur,
Soutient l’âme et console au milieu du bonheur.


Mai 1829.


II

À M. VIGUIER


Dicebam Hæc et flEbam amarissime contritione cordis mei ; et ecce audio vocem de vicina domo cum cantu dicentis et crebro repetentis, quasi pueri an puellæ nescio : Tolle, lege ! tolle, lege !
Saint Augustin, Confess., liv. VIII.


Au temps des Empereurs, quand les Dieux adultères,
Impuissants à garder leur culte et leurs mystères,
Pâlissaient, se taisaient sur l’autel ébranlé
Devant le Dieu nouveau dont on avait parlé,
En ces jours de ruine et d’immense anarchie
Et d’espoir renaissant pour la terre affranchie,
Beaucoup d’esprits, honteux de croire et d’adorer,
Avides, inquiets, malades d’ignorer,
De tous lieux, de tous rangs, avec ou sans richesse,
S’en allaient par le monde et cherchaient la sagesse.
À pied, ou sur des chars brillants d’ivoire et d’or,
Ou sur une trirème embarquant leur trésor,
Ils erraient : Antioche, Alexandrie, Athènes
Tour à tour leur montraient ces lueurs incertaines
Qui, dès qu’un œil humain s’y livre et les poursuit,
Toujours, sans l’éclairer, éblouissent sa nuit.
Platon les guide en vain dans ses cavernes sombres ;
En vain de Pythagore ils consultent les nombres :
La science les fuit ; ils courent au-devant,
Esclaves de quiconque ou la donne ou la vend.
Du Stoïcien menteur, du Cynique en délire,
Dans leur main, chaque fois, le manteau se déchire.

Puis, par instants, lassés de leur secret tourment,
Exhalant en soupirs leur désenchantement,
Au bord d’une fontaine, au pied d’un sycomore,
Des jours entiers, assis, leur ennui les dévore ;
Le dégoût les irrite aux désirs malfaisants,
Et, pour dompter leur âme, ils soulèvent leurs sens.
Et bientôt les voilà, ces enfants du Portique,
Ces nobles orphelins de la sagesse antique,
Les voilà, ces amants du vrai, du bien, du beau,
Dormant dans la débauche ainsi qu’en un tombeau ;
Les voilà sans couronne, épars sous des platanes,
Dans le vin, pêle-mêle, aux bras des courtisanes,
Rêvant après la vie un éternel sommeil :
Quelle honte demain en face du soleil !
Ainsi leur vie allait folle et désespérée.
Mais un jour qu’en leur cœur la chasteté rentrée,
Plus humble, et rappelant les efforts commencés,
Les avait fait rougir des plaisirs insensés,
Qu’ils s’étaient repentis avec tristesse et larmes,
Résolus désormais de veiller sous les armes ;
Qu’à tout hasard au Ciel leur âme avait crié,
— Crié vers toi, Seigneur ! — et qu’ils avaient prié ;
Ce jour, ou quelque jour à celui-là semblable,
Quand le pauvre contrit, près des flots, sur le sable,
S’agitait à grands pas, ou, tâchant d’oublier,
Comptait dans un jardin les feuilles d’un figuier,
Tout d’un coup une voix, on ne sait d’où venue,
Que la vague apportait ou que jetait la nue,
Lui disait : Prends et lis ! et le livre entr’ouvert
Était là, comme on voit la colombe au désert ;
— Ou c’était un buisson qui prenait la parole ;
— Ou c’était un vieillard avec une auréole,
Qui d’un mot apaisait ces cœurs irrésolus,
Et qui disparaissait, et qu’on n’oubliait plus.


Et moi, comme eux, Seigneur, je m’écrie et t’implore,
Et nul signe d’en haut ne me répond encore ;
Comme eux j’erre incertain, en proie aux sens fougueux,
Cherchant la vérité, mais plus coupable qu’eux ;
Car je l’avais, Seigneur, cette vérité sainte :
Nourri de ta parole, élevé dans l’enceinte
Où croissent sous ton œil tes enfants rassemblés,
Mes plus jeunes désirs furent par toi réglés ;
Ton souffle de mon cœur purifia l’argile ;
Tu le mis sur l’autel comme un vase fragile,
Et les grands jours, au bruit des concerts frémissants,
Tu l’emplissais de fleurs, de parfums et d’encens.
Tu m’aimais entre tous ; et ces dons qu’on désire,
Ce pouvoir inconnu qu’on accorde à la lyre,
Cet art mystérieux de charmer par la voix,
Si l’on dit que je l’ai, Seigneur, je te le dois ;
Tu m’avais animé pour chanter tes merveilles,
Comme le rossignol qui chante quand tu veilles.
Qu’ai-je fait de tes dons ? — J’ai blasphémé, j’ai fui ;
Au camp du Philistin la lampe sainte a lui :
L’orgue impie a chassé l’air divin qui l’inspire,
Et le pavé du temple a parlé pour maudire.
Grâce ! j’ai trop péché : tout fier de ma raison,
Plus ivre qu’un esclave échappé de prison,
J’ai rougi, j’ai menti des tiens et de toi-même,
Et de moi ; j’ai juré que j’étais sans baptême ;
J’ai tenté bien des cœurs à de mauvais combats ;
Lorsque passait un mort, je ne m’inclinais pas.
Tu m’as puni, Seigneur : — un jour qu’à l’ordinaire
Sans pudeur outrageant ta harpe et ton tonnerre,
Comme un enfant moqueur, sur l’abîme emporté,
Je roulais glorieux dans mon impiété,
Ta colère s’émut, et, soufflant sans orage,
Enleva mon orgueil ainsi qu’un vain nuage ;

La glace où je glissais rompit sous mon traîneau,
Et le roc sous ma main se fondit comme une eau.
Depuis ce temps, déchu, noirci de fange immonde,
Sans ciel et sans soleil, égaré dans le monde,
Quand parfois trop d’ennui me possède, je cours
Comme les chiens errants qu’on voit aux carrefours.
Je ne respire plus l’air frais des eaux limpides ;
Tous mes sens révoltés m’entraînent, plus rapides
Que le poulain fumant qui s’effraie et bondit,
Ou la mule sans frein d’un Absalon maudit
Oh ! si c’était là tout ! l’on pourrait vivre encore
Et croupir du sommeil d’un être qui s’ignore ;
On pourrait s’étourdir. Mais aux pires instants,
L’immortelle pensée en sillons éclatants,
Comme un feu des marais, jaillit de cette fange,
Et, remplissant nos yeux, nous éclaire et se venge.
Alors, comme en dormant on rêve quelquefois
Qu’on est dans une plaine aride, ou dans un bois,
Ou sur un mont désert, et l’on s’entend poursuivre
Par des brigands armés, et, plein d’amour de vivre,
De sentiers en sentiers, de sommets en sommets,
L’on va, l’on va toujours, sans avancer jamais.
De même, en ces moments d’angoisse et de détresse,
Par mille affreux efforts notre âme se redresse
Pour remonter à Dieu ; mais son espoir est vain !
— Et pourtant, ce n’est pas, Maître bon et divin,
Sur des vaisseaux, des chars à la course roulante,
Ce n’est pas en marchant plus rapide ou plus lente,
Que l’âme en peine arrive au ciel avant le soir ;
Pour arriver à toi, c’est assez de vouloir.
Je voudrais bien, Seigneur ; je veux ; pourquoi ne puis-je ?
Je m’y perds, soutiens-moi ; mets fin à ce prodige,
Sauve à mon repentir un doute insidieux,
Ô trés-grand, ô très-bon, miséricordieux !

C’est sans doute qu’en moi la coupable nature
Aime en secret son mal, chérit sa pourriture,
Espère réveiller le vieil homme endormi,
Et qu’en croyant vouloir je ne veux qu’à demi.
Non, tout entier, je veux ; — sur mon âme apaisée
Verse d’en haut, Seigneur, ta manne et ta rosée ;
Couvre-moi de ton œil ; tends-moi la main, et rends
Le silence et le calme à mes sens murmurants.
Repétris sous tes doigts mon argile odorante ;
Que, douce comme un chant au lit d’une mourante,
Ma voix redise encor ton nom durant les nuits ;
Ainsi de moi bientôt fuiront tous les ennuis ;
Ainsi, comme autrefois, la prière et l’étude
De leurs rameaux unis cloront ma solitude ;
Ainsi, grave et pieux, loin, bien loin des humains,
Je cacherai ma vie en de secrets chemins,
Sous un bois, près des eaux ; et là, dans ma pensée,
Regardant par de la mon ivresse insensée,
Je reverrai les ans chers à mon souvenir
Comme un tableau souillé qu’on vient de rajeunir ;
Et, soit que la bonté du Maitre que j’adore,
Un matin de printemps, sur mon seuil fasse éclore
Une vierge au front pur, au doux sein velouté,
Qui me donne à cueillir les fruits de sa beauté ;
Soit que jusqu’au tombeau, pèlerin sur la terre,
J’achève sans m’asseoir ma traite solitaire ;
Que mon corps se flétrisse, avant l’âge penché,
Et que je sois puni par où j’ai trop péché,
Qu’importe, ô Dieu clément ! ta tendresse est la même ;
Tu fais tout pour le bien avec l’enfant qui t’aime ;
Tu sauves en frappant ; — tu m’auras retiré
Du profond de l’abime, et je te bénirai.


Juin 1829.


III

À M. AUGUSTE LE PRÉVOST


Quis memorabitur tui post mortem et
quis orabit pro te ?
De Imit. Christi, lib. I, cap. xxiii.


Dans l’île Saint-Louis, le long d’un quai désert,
L’autre soir je passais ; le ciel était couvert,
Et l’horizon brumeux eût paru noir d’orages,
Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages ;
Le soleil se couchait sous de sombres rideaux ;
La rivière coulait verte entre les radeaux ;
Aux balcons çà et là quelque figure blanche
Respirait l’air du soir ; — et c’était un dimanche.
Le dimanche est pour nous le jour du souvenir ;
Car, dans la tendre enfance, on aime à voir venir,
Après les soins comptés de l’exacte semaine
Et les devoirs remplis, le soleil qui ramène
Le loisir et la fête, et les habits parés,
Et l’église aux doux chants, et les jeux dans les prés ;
Et plus tard, quand la vie, en proie à la tempête,
Ou stagnante d’ennui, n’a plus loisir ni fête,
Si pourtant nous sentons, aux choses d’alentour,
À la gaîté d’autrui, qu’est revenu ce jour,
Par degrés attendris jusqu’au fond de notre âme,
De nos beaux ans brisés nous renouons la trame,
Et nous nous rappelons nos dimanches d’alors,
Et notre blonde enfance, et ses riants trésors.
Je rêvais donc ainsi, sur ce quai solitaire,

À mon jeune matin si voilé de mystère,
À tant de pleurs obscurs en secret dévorés,
À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
Qui ne viendront jamais,… qui sont venus peut-être !
En suis-je plus heureux qu’avant de les connaitre ?
Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
Que soudain, loin, bien loin, mon âme s’envola,
Et d’objets en objets, dans sa course inconstante,
Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
Me tenait, tout enfant, durant nos soirs d’hiver,
Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer.
Elle m’y racontait souvent, pour me distraire,
Son enfance, et les jeux de mon père, son frère,
Que je n’ai pas connu ; car je naquis en deuil,
Et mon berceau d’abord posa sur un cercueil.
Elle me parlait donc, et de mon père, et d’elle ;
Et ce qu’aimait surtout sa mémoire fidèle,
C’était de me conter leurs destins entraînés
Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
De mon antique aïeul je savais le ménage,
Le manoir, son aspect et tout le voisinage ;
La rivière coulait à cent pas près du seuil ;
Douze enfants (tous sont morts !) entouraient le fauteuil,
Et je disais les noms de chaque jeune fille,
Du curé, du notaire, amis de la famille,
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.

Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Et bientôt, au sortir de ces songes flottants,
Je me sentis pleurer, et j’admirai longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies

De ces traditions par hasard recueillies,
Moi, si jeune et d’hier, inconnu des aïeux,
Qui n’ai vu qu’en récits les images des lieux,
Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
Que j’en gardasse un culte en mon cœur solitaire,
Et qu’à propos de rien, un jour d’été, si loin
Des lieux et des objets, ainsi j’en prisse soin.
Hélas ! pensai-je alors, la tristesse dans l’âme,
Humbles hommes, l’oubli sans pitié nous réclame,
Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
Le souvenir de nous ici nous survit peu ;
Notre trace est légère et bien vite effacée ;
Et moi, qui de ces morts garde encor la pensée,
Quand je m’endormirai comme eux, du temps vaincu,
Sais-je, hélas ! si quelqu’un saura que j’ai vécu ?
Et poursuivant toujours, je disais qu’en la gloire,
En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire,
Que les cœurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
De bonne heure aspirer et se fonder plus haut,
Et croire en Celui seul qui, dès qu’on le supplie,
Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n’oublie.


Juillet 1829.


IV

À MON AMI ULRIC GUTTINGUER


Dilata me in amore, ut discam interiori cordis ore quam suave sit amare et in amore liquefieri et natare.
De Imit. Christ, lib. II, cap, v.


Depuis que de mon Dieu la bonté paternelle
Baigna mon cœur enfant de tendresse et de pleurs
Alluma le désir au fond de ma prunelle,
Et me ceignit le front de pudiques couleurs ;

Et qu’il me dit d’aller vers les filles des hommes
Comme une mère envoie un enfant dans un pré
Ou dans un verger mûr, et des fleurs ou des pommes
Lui permet de cueillir la plus belle à son gré ;

Bien souvent depuis lors, inconstant et peu sage,
En ce doux paradis j’égarai mes amours ;
À chaque fruit charmant qui tremblait au passage,
Tenté de le cueillir, je retardais toujours.

Puis, j’en voyais un autre et je perdais mémoire :
C’étaient des seins dorés et plus blonds qu’un miel pur ;
D’un front pâli j’aimais la chevelure noire ;
Des yeux bleus m’ont séduit à leur paisible azur.

J’ai, changeant tour à tour de faiblesse et de flamme,
Suivi bien des regards, adoré bien des pas,

Et plus d’un soir, rentrant, le désespoir dans l’âme,
Un coup d’œil m’atteignit que je ne cherchais pas.

Caprices ! vœux légers ! Lucile, Natalie,
Toi qui mourus, Emma, fantômes chers et doux,
Et d’autres que je sais et beaucoup que j’oublie,
Que de fois pour toujours je me crus tout à vous !

Mais comme un flot nouveau chasse le flot sonore,
Comme passent des voix dans un air embaumé,
Comme l’aube blanchit et meurt à chaque aurore,
Ainsi rien ne durait… et je n’ai point aimé !

Non, jamais, non l’amour, l’amour vrai, sans mensonge,
Ses purs ravissements en un cœur ingénu,
Et l’unique pensée où sa vertu nous plonge,
Et le choix éternel… je ne l’ai pas connu !

Et si, trouvant en moi cet ennui que j’évite,
Retombé dans le vide et las des longs loisirs,
Pour dévorer mes jours et les tarir plus vite,
J’ai rabaissé mon âme aux faciles plaisirs ;

Si, touché des cris sourds de la chair qui murmure,
Sans attendre, ô mon Dieu, le fruit vermeil et frais,
J’ai mordu dans la cendre et dans la pourriture,
Comme un enfant glouton, pour m’assoupir après ;

Pardonne à mon délire, à l’affreuse pensée
D’une mort sans réveil et d’une nuit sans jour,
À mon vœu de m’éteindre en ma joie insensée ;
Pardonne : — tout cela, ce n’était pas l’amour.


Mais, depuis quelques soirs et vers l’heure où l’on rêve,
Je rencontre en chemin une blanche beauté ;
Elle est là quand je passe, et son front se relève,
Et son œil sur le mien semble s’être arrêté.

Comme un jeune asphodèle, au bord d’une eau féconde,
Elle penche à la brise et livre ses parfums ;
Sa main, comme un beau lis, joue à sa tête blonde ;
Sa prunelle rayonne à travers des cils bruns.

Comme sur un gazon, sur sa tempe bleuâtre
Les flots de ses cheveux sont légers à couler ;
Dans le vase, à travers la pâleur de l’albâtre,
On voit trembler la lampe et l’âme étinceler.

Souvent, en vous parlant, quelque rêveuse image
Tout à coup sur son front et dans ses yeux voilés
Passe, plus prompte à fuir qu’une ombre de nuage
Qui par un jour serein court aux cimes des blés.

Ses beaux pieds transparents, nés pour fouler la rose,
Plus blancs que le satin qui les vient enfermer,
Plus doux que la senteur dont elle les arrose,
Je les ai vus… Mon Dieu, fais que je puisse aimer !

Aimer, c’est croire en toi, c’est prier avec larmes
Pour l’angélique fleur éclose en notre nuit,
C’est veiller quand tout dort, et respirer ses charmes,
Et chérir sur son front ta grâce qui reluit ;

C’est, quand autour de nous le genre humain en troupe
S’agite éperdument pour le plaisir amer,
Et sue, et boit ses pleurs dans le vin de sa coupe.
Et se rue à la mort comme un fleuve à la mer.


C’est trouver en soi seul ces mystiques fontaines,
Ces torrents de bonheur qu’a chantés un saint Roi :
C’est passer du désert aux régions certaines,
Tout entiers l’un à l’autre, et tous les deux dans toi ;

C’est être chaste et sobre, et doux avec courage ;
C’est ne maudire rien quand ta main a béni ;
C’est croire au ciel serein, à l’éclair dans l’orage,
C’est vouloir qu’ici-bas tout ne soit pas fini ;

C’est, lorsqu’au froid du soir, aux approches de l’ombre,
Le couple voyageur s’est assis pour gémir,
Et que la mort sortant, comme un hôtelier sombre,
Au plus lassé des deux a crié de dormir ;

C’est, pour l’inconsolé qui poursuit solitaire,
Être mort et dormir dans le même tombeau ;
Plus que jamais c’est vivre au delà de la terre.
C’est voir en songe un Ange avec un saint flambeau.


Juillet 1829.

V

À MADAME V. H.


Un nuage a passé sur notre amitié pure ;
Un mot dit en colère, une parole dure
A froissé votre cœur, et vous a fait penser
Qu’un jour mes sentiments se pourraient effacer

Pour la première fois, Vous, prudente et si sage,
Vous avez cru prévoir, comme dans un présage,
Qu’avant mon lit de mort, mon amitié pour vous,
Oui, Madame, pour vous et votre illustre époux,
Amitié que je porte et si fière et si haute,
Pourrait un jour sécher et périr par ma faute.
Doute amer ! votre cœur l’a sans crainte abordé ;
Vous en avez souffert, mais vous l’avez gardé ;
Et tantôt là-dessus, triste et d’un ton de blâme,
Vous avez dit ces mots, qui m’ont pénétré l’âme :
« En cette vie, hélas ! rien n’est constant et sûr ;
« Le ver se glisse au fruit, dès que le fruit est mûr ;
« L’amitié se corrompt ; tout est rêve et chimère ;
« On n’a pour vrais amis que son père et sa mère,
« Son mari, ses enfants, et Dieu par-dessus tous.
« Quant à ces autres biens qu’on estime si doux,
« S’entr’aider, se chérir, croire à des cœurs fidèles,
« Voir en des yeux amis briller des étincelles,
« Ce sont de faux semblants auxquels je n’ai plus foi ;
« La vie est une foule où chacun tire à soi. »
Oui, vous avez dit vrai ; l’amitié n’est pas sûre ;
Mais, en me le disant, pourquoi me faire injure ?
Pourquoi, lorsqu’ici-bas, à l’ennui condamné,
Las de soi-même, on s’est à quelque autre donné ;
Qu’en cet autre on a mis son âme et sa tendresse,
Ses foyers, son orgueil et toute sa jeunesse ;
Qu’assis sur le tillac, à demi défailli,
Comme un pauvre nageur en passant recueilli,
On a juré de suivre aux mers les plus profondes
Le noble pavillon qui nous sauva des ondes ;
Lorsqu’autre part qu’en nous notre espoir refleurit ;
Lorsque pour l’être aimé, pour tous ceux qu’il chérit,
Pour leur salut, leur gloire ou pour leur moindre envie,
À toute heure, on est prêt à dépenser sa vie ;

Pourquoi venir alors nous dire que la foi
Est morte aux cœurs humains ; que chacun tire à soi ;
Qu’entre les amitiés aucune n’est durable ;
Et pour un tort léger parler d’irréparable ?
L’irréparable, hélas ! savez-vous ce que c’est,
Vous que le Ciel bénit ? malheur à qui le sait !
Une fille à quinze ans, fraîche, belle, parée,
Et tout d’un coup ravie à sa mère éplorée ;
Un père moribond, et que le froid raidit
Avant qu’il ait dit grâce au fils qu’il a maudit ;
Une vierge séduite et puis abandonnée,
Un souvenir sanglant dans notre destinée,
Un remords étalé sur un front endormi,
Quelque mortel outrage à l’honneur d’un ami :
Voilà l’irréparable ! et ce seul mot nous brise !
Mais aux coups plus légers le cœur se cicatrise ;
Et quand on vit, qu’on s’aime, et que l’un a pleuré,
On pardonne, on oublie et tout est réparé.


Juillet 1829.

VI

À M. A… DE L… (LAMARTINE.)


Le jour que je vous vis pour la troisième fois,
C’était en juin dernier, voici bientôt deux mois ;
Vous en souviendrez-vous ? j’ose à peine le croire,
Mais ce jour à jamais emplira ma mémoire ;

Après nous être un peu promenés seul à seul,
Au pied d’un marronnier ou sous quelque tilleul
Nous vînmes nous asseoir, et longtemps nous causâmes
De nous, des maux humains, des besoins de nos âmes ;
Moi surtout, moi plus jeune, inconnu, curieux,
J’aspirais vos regards, je lisais dans vos yeux,
Comme aux yeux d’un ami qui vient d’un long voyage ;
Je rapportais au cœur chaque éclair du visage ;
Et dans vos souvenirs ceux que je choisissais,
C’était votre jeunesse, et vos premiers accès
D’abord flottants, obscurs, d’ardente poésie,
Et les égarements de votre fantaisie,
Vos mouvements sans but, vos courses en tout lieu,
Avant qu’en votre cœur le démon fût un Dieu.
Sur la terre jeté, manquant de lyre encore,
Errant, que faisiez-vous de ce don qui dévore ?
Où vos pleurs allaient-ils ? par où montaient vos chants ?
Sous quels antres profonds, par quels brusques penchants
S’abîmait loin des yeux le fleuve ? Quels orages
Ce soleil chauffait-il derrière les nuages ?
Ignoré de vous-même et de tous, vous alliez…
Où ? dites ? parlez-moi de ces temps oubliés.
Enfant, Dieu vous nourrit de sa sainte parole :
Mais bientôt le laissant pour un monde frivole,
Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui ;
Vous avez, loin de vous, couru mille chimères,
Goûté les douces eaux et les sources amères,
Et sous des cieux brillants, sur des lacs embaumés,
Demandé le bonheur à des objets aimés.
Bonheur vain ! fol espoir ! délire d’une fièvre !
Coupe qu’on croyait fraîche et qui brûle la lèvre !
Flocon léger d’écume, atome éblouissant
Que l’esquif fait jaillir de la vague en glissant !

Filet d’eau du désert que boit le sable aride !
Phosphore des marais, dont la fuite rapide
Découvre plus à nu l’épaisse obscurité
De l’abîme sans fond où dort l’éternité !
Oh ! quand je vous ai dit à mon tour ma tristesse,
Et qu’aussi j’ai parlé des jours pleins de vitesse,
Ou de ces jours si lents qu’on ne peut épuiser,
Goutte à goutte tombant sur le cœur sans l’user ;
Que je n’avais au monde aucun but à poursuivre ;
Que je recommençais chaque matin à vivre ;
Oh ! qu’alors sagement et d’un ton fraternel
Vous m’avez par la main ramené jusqu’au Ciel !
« Tel je fus, disiez-vous ; cette humeur inquiète,
« Ce trouble dévorant au cœur de tout poëte,
« Et dont souvent s’égare une jeunesse en feu,
« N’a de remède ici que le retour à Dieu ;
« Seul il donne la paix, dès qu’on rentre en la voie ;
« Au mal inévitable il mêle un peu de joie,
« Nous montre en haut l’espoir de ce qu’un a rêvé,
« Et sinon le bonheur, le calme est retrouvé. »

Et souvent depuis lors, en mon âme moins folle,
J’ai mûrement pesé cette simple parole ;
Je la porte avec moi, je la couve en mon sein,
Pour en faire germer quelque pieux dessein.
Mais quand j’en ai longtemps échauffé ma pensée,
Que la Prière en pleurs, à pas lents avancée,
M’a baisé sur le front comme un fils, m’enlevant
Dans ses bras, loin du monde, en un rêve fervent,
Et que j’entends déjà dans la sphère bénie
Des harpes et des voix la douceur infinie,
Voilà que de mon âme, alentour, au dedans,
Quelques funestes cris, quelques désirs grondants
Éclatent tout à coup, et d’en haut je retombe

Plus bas dans le péché, plus avant dans la tombe !
— Et pourtant aujourd’hui qu’un radieux soleil
Vient d’ouvrir le matin à l’Orient vermeil ;
Quand tout est calme encor, que le bruit de la ville
S’éveille à peine autour de mon paisible asile ;
À l’instant où le cœur aime à se souvenir,
Où l’on pense aux absents, aux morts, à l’avenir,
Votre parole, ami, me revient et j’y pense ;
Et consacrant pour moi le beau jour qui commence,
Je vous renvoie à vous ce mot que je vous dois,
À vous, sous votre vigne, au milieu des grands bois.
Là désormais, sans trouble, au port après l’orage,
Rafraîchissant vos jours aux fraîcheurs de l’ombrage,
Vous vous plaisez aux lieux d’où vous étiez sorti ;
Que verriez-vous de plus ? vous avez tout senti.
Les heures qu’on maudit et celles qu’on caresse
Vous ont assez comblé d’amertume ou d’ivresse.
Des passions en vous les rumeurs ont cessé ;
De vos afflictions le lac est amassé ;
Il ne bouillonne plus ; il dort, il dort dans l’ombre,
Au fond de vous, muet, inépuisable et sombre ;
À l’entour un esprit flotte, et de ce côté
Les lieux sont revêtus d’une triste beauté.
Mais ailleurs, mais partout, que la lumière est pure !
Quel dôme vaste et bleu couronne la verdure ;
Et combien cette voix pleure amoureusement !
Vous chantez, vous priez, comme Abel, en aimant ;
Votre cœur tout entier est un autel qui fume,
Vous y mettez l’encens et l’éclair le consume ;
Chaque ange est votre frère, et, quand vient l’un d’entre eux,
En vous il se repose, — ô grand homme, homme heureux !


Juillet 1829.


Depuis que cette pièce a été adressée à notre illustre poète, un affreux malheur[3] est venu la démentir, et montrer que pour le grand homme heureux, tout le lac des afflictions n’était pas amassé ; il y manquait une goutte encore, et la plus amère.

Janvier 1830


VII

SONNET


L’autre nuit, je veillais dans mon lit sans lumière,
Et la verve en mon sein à flots silencieux
S’amassait, quand soudain, frappant du pied les cieux,
L’éclair, comme un coursier à la pâle crinière,

Passa ; la foudre en char retentissait derrière,
Et la terre tremblait sous les divins essieux :
Et tous les animaux, d’effroi religieux
Saisis, restaient chacun tapis dans leur tanière.

Mais moi, mon âme en feu s’allumait à l’éclair ;
Tout mon sein bouillonnait, et chaque coup dans l’air
À mon front trop chargé déchirait un nuage.

J’étais dans ce concert un sublime instrument ;
Homme, je me sentais plus grand qu’un élément,
Et Dieu parlait en moi plus haut que dans l’orage.


Août 1829.


VIII

À ERNEST FOUINET


Nondum amabam, et amare amabam ; quærebam quid amarem, amans amare.
Saint Augustin, Confess.


Naître, vivre et mourir dans la même maison ;
N’avoir jamais changé de toit ni d’horizon ;
S’être lié tout jeune aux vœux du sanctuaire ;
Vierge, voiler son front comme d’un blanc suaire,
Et confiner ses jours silencieux, obscurs,
À l’enclos d’un jardin fermé de tristes murs ;
Ou dans un sort plus doux, mais non moins monotone,
Vieillir sans rien trouver dont notre âme s’étonne ;
Ne pas quitter sa mère et passer à l’époux
Qui vous avait tenue, enfant, sur ses genoux ;
Aux yeux des grands parents, élever sa famille ;
Voir les fils de ses fils sous la même charmille
Où jadis on avait joué devant l’aïeul ;
Homme, vivre ignoré, modeste, pauvre et seul,
Sans voyager, sentir, ni respirer à l’aise,
Ni donner plein essor à ce cœur qui vous pèse ;
Dans son quartier natal compter bien des saisons,
Sans voir jaunir les bois ou verdir les gazons ;
Avec les mêmes goûts avoir sa même chambre,
Ses livres du collége et son poêle en décembre ;
Sa fenêtre entr’ouverte en mai, se croire heureux
De regarder un lierre en un jardin pierreux ;

Tout cela, puis mourir plus humblement encore,
Pleuré de quelques yeux, mais sans écho sonore,
Sans flambeau qui longtemps chasse l’oubli vaincu,
Ô mon cœur, toi qui sens, dis : est-ce avoir vécu ? —
Pourquoi non ? et pour nous qu’est-ce donc que la vie ?
Quand aux jeux du foyer votre enfance ravie
Aurait franchi déjà bien des monts et des flots,
Et vu passer le monde en magiques tableaux ;
Quand plus tard vous auriez égaré vos voyages,
Mêlé vos pleurs, vos cris au murmure des plages ;
Semé de vous les mers, les cités, les chemins ;
Loin d’aujourd’hui, d’hier, jeté vos lendemains
En avant au hasard, comme un coureur en nage
Lance un disque dans l’air qu’il rattrappe au passage ;
Quand, sinistre, orageux, étourdi de vos bruits,
Vous auriez, sous le vent, veillé toutes vos nuits ;
Vous n’auriez pas vécu pour cela plus peut-être
Que tel cœur inconnu qu’un village a vu naitre,
Qu’un cloître saint ensuite a du monde enlevé
Et qui pria vingt ans sur le même pavé ;
Vous n’auriez pas senti plus de joie immortelle,
Plus d’amères douleurs ; vous auriez eu plus qu’Elle
Des récits seulement à raconter, le soir.
Vivre, sachez-le bien, n’est ni voir ni savoir,
C’est sentir, c’est aimer ; aimer, c’est là tout vivre :
Le reste semble peu pour qui lit à ce livre ;
Sitôt que passe en nous un seul rayon d’amour,
L’âme entière est éclose, on la sait en un jour ;
Et l’humble, l’ignorant, si le Ciel le convie
À ce mystère immense, aura connu la vie.
Ô vous, dont le cœur pur, dans l’ombre s’échauffant,
Aime ardemment un père, un époux, un enfant,
Une tante, une sœur ; foule simple et bénie,
Qui savez où l’on va quand la vie est finie,

Qui savez comme on pleure, ou de joie ou de deuil,
Près d’un berceau vermeil ou sur un noir cercueil,
Et comme on aime Dieu même alors qu’il châtie,
Et comme la prière à l’âme repentie
Verse au pied de l’autel d’abondantes ferveurs,
Oh ! n’enviez jamais ces inquiets rêveurs
Dont la vie ennuyée avec orgueil s’étale,
Ou s’agite sans but turbulente et fatale.
Seuls, ils croient tout sentir : délices et douleurs ;
Seuls, ils croient dans la vie avoir le don des pleurs,
Avoir le sens caché de l’énigme divine,
Avoir goûté les fruits de l’arbre et sa racine,
Et, fiers de tout connaître, ils raillent en sortant :
Ô vous, plus humbles qu’eux, vous en savez autant !
L’Amour vous a tout dit dans sa langue sublime ;
Il a dans vos lointains doré plus d’une cime,
Fait luire sous vos pieds plus d’un ciron d’azur,
Jeté plus d’une fleur aux bords de votre mur.
Au coucher du soleil, au lever de la lune,
Prêtant l’oreille aux bruits qu’on entend à la brune,
Ou l’œil sur vos tisons d’où la flamme jaillit,
Ou regardant, couché, le ciel de votre lit ;
Ou, vierge du Seigneur, dans l’étroite cellule,
Sous la lampe de nuit dont la lueur ondule,
Adorant saintement et la Mère et le Fils,
Et, pour remède aux maux, baisant le crucifix ;
Vous avez agité bien des rêves de l’âme ;
Vous vous êtes donné ce que tout cœur réclame,
Des cœurs selon le vôtre, et vous avez pleuré
En remuant des morts le souvenir sacré.
Oh ! moi, si jusqu’ici j’ai tant gémi sur terre,
Si j’ai tant vers le Ciel lancé de plainte amère,
C’est moins de ce qu’esclave, à ma glèbe attaché,
Je n’ai pu faire place à mon destin caché ;

C’est moins de n’avoir pas visité ces rivages
Que des noms éternels peuplent de leurs images,
Où l’orange est si mûre, où le ciel est si bleu ;
— C’est plutôt jusqu’ici d’avoir aimé trop peu !

Août 1829.


IX

À FONTANEY


Cella continuata dulcescit, et male custodita tædium generat et vilescit. Si in principio conversionis tuæ bene eam incolueris et custodieris, erit tibi postea dilecta amica et gratissimum solatium.
De Imit. Christ. lib. I, cap. xx.


Ami, soit qu’emporté de passions sans nombre,
Après beaucoup de cris et de chutes dans l’ombre,
Comme aux jeux un vaincu qui dételle ses chars,
Vous arrêtiez votre âme, et de vos sens épars
Réprimiez la fureur trop longtemps effrénée ;
Soit que, fermant carrière à votre destinée,
Le premier vent vous ai rejeté dans le port ;
Qu’un amour malheureux, vous assaillant d’abord,
D’un voyage plus long vous ait ôté l’envie,
Et que, sans voir ouvrir, heurtant à cette vie,
Vous vous soyez, bien jeune, assis, le cœur en deuil,
Comme un amant, la nuit, qui s’assied sur un seuil ;
Ou soit encor que, plein de candeur et de joie,
Vous cheminiez en paix dans votre douce voie,

De l’amour ignorant les dons ou la rigueur,
Et qu’homme vous viviez dans l’enfance du cœur :
— Ami, — si vous avez, aux champs, à la vallée,
Fait choix, pour y cacher une vie isolée,
Pour y mieux réfléchir à l’homme, à l’âme, à Dieu,
D’un toit simple et conforme aux ombrages du lieu ;
Si, certain désormais de l’avoir pour demeure,
D’y consacrer au Ciel vos jours heure par heure,
Vous n’y voulez plus rien du monde et des combats
Où la chair nous égare, — Ami, n’en sortez pas.
Laissez ce monde vain s’agiter et bruire,
Ses rumeurs se choquer, gronder et se détruire ;
Sa gloire luire et fondre, et sa félicité
Se gonfler, puis tarir, comme un torrent, l’été.
Ne précipitez plus ce flot noir et rapide
À travers le cristal de votre lac limpide ;
Ne lancez plus vos chiens avec le sanglier
Dans la claire fontaine, amour du peuplier :
Mais restez, vivez seul ; et bientôt le silence,
Ou le bruit des rameaux que la brise balance,
La couleur de la feuille aux arbres différents,
Les reflets du matin dans les flots transparents,
Ou, plus près, le jardin devant votre fenêtre,
Votre chambre et ses murs, et moins encor peut-être,
Tout vous consolera ; tout, s’animant pour vous,
Vous tiendra sans parole un langage bien doux,
Comme un ami discret qui, la tête baissée,
Sans rien dire comprend et suit votre pensée.
La solitude est chère à qui jamais n’en sort ;
Elle a mille douceurs qui rendent calme et fort.
Oh ! j’ai rêvé toujours de vivre solitaire
En quelque obscur débris d’antique monastère,
D’avoir ma chambre sombre, et, sous d’épais barreaux,
Une fenêtre étroite et taillée à vitraux,

Et quelque lierre autour, quelque mousse furtive
Qui perce le granit et festonne l’ogive ;
Et frugal, ne vivant que de fruits et de pain,
De mes coudes usant ma table de sapin,
Dans mon fauteuil de chêne aux larges clous de cuivre
J’ai rêvé de vieillir avec plus d’un vieux livre.
On fouille avec bonheur au fond de ses tiroirs :
On a d’autres recoins mystérieux et noirs
Sous l’escalier tournant, près de la cheminée,
Où jamais on ne touche ; où, depuis mainte année,
La poussière s’amasse incessamment et dort.
Ce demi-jour confus qui vient d’un corridor
Donne sur un réduit, où, dans un ordre étrange,
Mille objets de rebut, tout ce qui s’use et change,
Des papiers, des habits, un portrait effacé
Qui fut cher autrefois, un herbier commencé,
Pinceaux, flûte, poignards sur la même tablette,
Un violon perclus logé dans un squelette,
Tout ce qu’un docteur Faust entasse en son fouillis
Se retrouve, et nous rend des temps déjà vieillis.
Si parfois, de loisir, ou cherchant quelque chose,
On entre là dedans, et que l’œil s’y repose
Tirant de chaque objet un peu de souvenir,
Comme en nous le passé va vite revenir !
Comme on s’égare encore en songes diaphanes !
Comme les jours enfuis des passions profanes,
Des danses, des concerts, des querelles d’amour,
De l’étude adorée et quittée à son tour,
Jours d’inconstance aimable où la faute a des charmes,
S’éveillent en riant à nos yeux pleins de larmes !
Combien le seul aspect d’un vêtement usé
Peut rajeunir un cœur qu’on croyait épuisé !
Non, jamais dans les bois, foulant l’herbe fleurie
Un soir d’automne, on n’eut plus fraiche rêverie.


Mais c’est peu du passé ; tous ces restes poudreux,
Ces débris, où vont-ils ? où vais-je derrière eux ?
Tandis qu’en proie aux vers, et, parcelle à parcelle,
Ils retournent grossir la masse universelle :
Que, voltigeant d’abord au hasard et sans choix,
Puis retombant bientôt sous de secrètes loix,
Ils doivent, retrempés dans le courant des choses,
Changer, vivre peut-être, ou fleurir dans les roses,
Ou briller dans l’abeille, atomes éclatants,
Selon que le voudront la Nature et le Temps ;
Moi qui suis là debout, qui les vois et qui pense,
Qui sens aussi qu’en moi la ruine commence,
Moi vieillard avant l’âge, aux cheveux déjà gris,
Et qui serai poussière avant tous ces débris,
Quand je porte le sort de mon âme immortelle,
Mourant, lui laisserai-je une chance moins belle ?
La laisserai-je en risque, après l’exil humain,
D’errer comme un atome au bord d’un grand chemin,
Sans se mêler joyeuse au Dieu que tout adore,
Sans remonter jamais et sans jamais éclore ?

Ainsi rien ne distrait un cœur religieux ;
Les plus humbles sentiers le ramènent aux Cieux ;
Sa vie est un parfum de lecture choisie,
De contemplation, d’austère poésie ;
Il sait que la nuit vient, que les instants sont courts,
Et médite longtemps ce qui dure toujours.
Ô de l’homme pieux éclatante nature !
Noble sublimité dans une vie obscure !
Rembrandt, tu l’as comprise ; et ton pinceau divin,
Tantôt puisant la flamme au front du Séraphin,
Tantôt rembrunissant sa couleur plus sévère,
Nous peint l’homme ici-bas qu’un jour lointain éclaire,
Le peint vieux, à l’étroit et manquant d’horizon,

Recueilli dans lui-même au fond de sa maison,
Courbé, passant les jours en lecture, en prière,
Et tourné du côté d’où lui vient la lumière.
Des plus cachés destins tu montres la hauteur ;
Sous ta main le rayon sacré, consolateur,
Aux ténèbres se mêle et les dore au passage,
Comme l’Ange apportant à Tobie un message,
Comme une lampe sainte, ou l’étoile du soir
Annonçant aux bergers le Dieu qu’ils allaient voir.
C’est le symbole vrai des justes en ce monde ;
Plus qu’à demi voilés d’obscurité profonde,
Toujours ils ont passé, Rembrandt, et passeront
Tout en noir et dans l’ombre, une lumière au front.

Août 1829


X

À MON AMI ÉMILE DESCHAMPS

…Thus our Curate, one whom all believe
Pious and just, and for whose fate they grieve :
All see him poor, but ev’n the vulgar know
He merits love, and their respect bestow, etc., etc.

Crabbe, The Borough.


Voici quatre-vingts ans, — plus ou moins, — qu’un curé,
Ou plutôt un vicaire, au comté de Surrey
Vivait, chétif et pauvre, et père de famille ;
C’était un de ces cœurs dont l’excellence brille
Sur le front, dans les yeux, dans le geste et la voix ;
Gibbon nous dit qu’il l’eut pour maître dix-huit mois,

Et qu’il garda toujours souvenir du digne homme.
Or le révérend John Kirkby, comme il le nomme,
À son élève enfant a souvent raconté
Qu’ayant vécu d’abord, dans un autre comté,
— Le Cumberland, je crois, — en été, solitaire,
Volontiers il allait, loin de son presbytère,
Rêver sur une plage où la mer mugissait ;
Et que là, sans témoins, simple il se délassait
À contempler les flots, le ciel et la verdure ;
À s’enivrer longtemps de l’éternel murmure ;
Et quand il avait bien tout vu, tout admiré,
À chercher à ses pieds sur le sable doré,
Pour rapporter joyeux, de retour au village,
À ses enfants chéris maint brillant coquillage. —
Un jour surtout, un jour qu’en ce beau lieu rêvant,
Assis sur un rocher, le pauvre desservant
Voyait sous lui la mer, comme un coursier qui fume,
S’abattre et se dresser, toute blanche d’écume ;
En son âme bientôt par un secret accord,
Et soit qu’il se sentit faible et seul sur ce bord,
Suspendu sur l’abîme ; ou soit que dans cette onde
Il crût voir le tableau de la vie en ce monde ;
Soit que ce bruit excite à tristement penser :
— En son âme il se mit, hélas ! à repasser
Les chagrins et les maux de son humble misère ;
Qu’à peine sa famille avait le nécessaire :
Que la rente, et la dime, et les meilleurs profits
Allaient au vieux Recteur, qui n’avait point de fils ;
Que, lui, courait, prêchait dans tout le voisinage,
Et ne gagnait que juste à nourrir son ménage ;
Et pensant de la sorte, au bord de cette mer,
Ses pleurs amèrement tombaient au flot amer.

Ce fut très-peu de temps après cette journée,

Que, s’efforçant de fuir la misère obstinée,
Il quitta sa paroisse et son comté natal,
Et vint dans le Surrey chercher trêve à son mal ;
Et là le sort meilleur, prenant en main sa chaîne,
Lui permit quelque aisance après si dure gêne.
Dans la maison Gibbon logé, soir et matin
Il disait la prière, enseignait le latin
Au fils ; puis, le dimanche et les grands jours qu’on chôme,
Il prêchait à l’église et chantait haut le psaume.
Une fois, par malheur (car il manque au portrait
De dire que notre homme était un peu distrait,
Distrait comme Abraham Adams ou Primerose),
Un jour donc, à l’église, il n’omit autre chose
Que de prier tout haut pour Georges II, le Roi !
Les temps étaient douteux ; chacun tremblait pour soi ;
Kirkby fut chassé vite, et plaint, selon l’usage.
Ce qu’il devint, lui veuf, quatre enfants en bas âge,
Et suspect, je l’ignore, et Gibbon n’en dit rien.
Il quitta le pays ; mais ce que je sais bien,
C’est que, dût son destin rester dur et sévère,
Toujours il demeura bon chrétien, tendre père,
Soumis à son devoir, esclave de l’honneur,
Et qu’il mourut béni, bénissant le Seigneur.

Et maintenant pourquoi réveiller la mémoire
De cet homme, et tirer de l’oubli cette histoire ?
Pourquoi ? dans quel dessein ? surtout en ce moment
Où la France, poussant un long gémissement,
Et retombée en proie aux factions parjures[4],
Assemble ses enfants autour de ses blessures ?
Que nous fait aujourd’hui ce défunt d’autrefois ?
Les pleurs bons à verser sous l’ombrage des bois,

En suivant à loisir sa chère rêverie,
Se peuvent-ils mêler aux pleurs de la patrie ?
Pourtant, depuis huit jours, ce vicaire inconnu,
M’est, sans cesse et partout, à l’âme revenu :
Tant nous tient le caprice, et tant la fantaisie
Est souveraine aux cœurs épris de poésie ! —
Et d’ailleurs cz vicaire, homme simple et pieux,
Qui passa dans le monde à pas silencieux
Et souffrit en des temps si semblables aux nôtres,
Ne vaut-il pas qu’on pense à lui, plus que bien d’autres ?
Oh ! que si tous nos chefs, à leur tête le Roi,
Les élus du pays, les gardiens de la loi,
Nos généraux fameux et blanchis à la guerre,
Nos prélats, — enfin tous, — pareils à ce vicaire,
Et chacun dans le poste où Dieu le fit asseoir,
En droiture de cœur remplissaient leur devoir,
Oh ! qu’on ne verrait plus la France désarmée
Remettre en jeu bonheur, puissance et renommée,
Et, saignante, vouloir et ne pouvoir guérir,
Et l’abîme d’hier, chaque jour se rouvrir !


Août 1829.


XI

SONNET


Fallentis semita vitæ.
Horace.


Un grand chemin ouvert, une banale route
À travers vos moissons ; tout le jour, au soleil
Poudreuse ; dont le bruit vous ôte le sommeil ;
Où la rosée en pleurs n’a jamais une goutte ;

— Gloire, à travers la vie, ainsi je te redoute,
Oh ! que j’aime bien mieux quelque sentier pareil
À ceux dont parle Horace, où je puis au réveil
Marcher au frais, et d’où, sans être vu, j’écoute !

Oh ! que j’aime bien mieux dans mon pré le ruisseau
Qui murmure voilé sous les fleurs du berceau,
Qu’un fleuve résonnant dans un grand paysage !

Car le fleuve avec lui porte, le long des bords,
Promeneurs, mariniers ; et les tonneaux des ports
Nous dérobent souvent le gazon du rivage.


Saint-Maur, août 1829.


XII

À DEUX ABSENTS


Vois ce que tu es dans cette maison ! tout pour tout. Tes amis te considèrent ; tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur qu’il ne pourrait exister sans eux. Cependant si tu partais, si tu l’éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte causerait dans leur destine ? et combien de temps ?
Werther.


Couple heureux et brillant, vous qui n’avez admis
Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
Qui m’avez laissé voir en votre destinée
Triomphante, et d’éclat partout environnée,
Le cours intérieur de vos félicités,
Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés ;
Deux jours, que seul, et l’âme en caprices ravie,
Loin de vous dans les bois j’essaie un peu la vie ;
Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
J’ai senti que mon cœur n’était pas tout entier ;
J’ai senti que vers vous il revenait fidèle
Comme au pignon chéri revient une hirondelle,
Comme un esquif au bord qu’il a longtemps gardé ;
Et, timide, en secret, je me suis demandé
Si, durant ces deux jours, tandis qu’à vous je pense,
Vous auriez seulement remarqué mon absence.
Car sans parler du flot qui gronde à tout moment,
Et de votre destin qu’assiège incessamment
La Gloire aux mille voix, comme une mer montante,
Et des concerts tombant de la nue éclatante

Où déjà par le front vous plongez à demi ;
Doux bruits, moins doux pourtant que la voix d’un ami :
Vous, noble époux ; vous, femme, à la main votre aiguille,
À vos pieds vos enfants ; chaque soir, en famille,
Vous livrez aux doux riens vos deux cœurs reposés,
Vous vivez l’un dans l’autre et vous vous suffisez.
Et si quelqu’un survient dans votre causerie,
Qui sache la comprendre et dont l’œil vous sourie,
Il écoute, il s’assied, il devise avec vous,
Et les enfants joyeux vont entre ses genoux :
Et s’il sort, s’il en vient un autre, puis un autre
(Car chacun se fait gloire et bonheur d’être vôtre),
Comme des voyageurs sous l’antique palmier,
Ils sont les bienvenus ainsi que le premier.
Ils passent : mais sans eux votre existence est pleine,
Et l’ami le plus cher, absent, vous manque à peine.
Le monde n’est pour vous, radieux et vermeil,
Qu’un atome de plus dans votre beau soleil,
Et l’Océan immense aux vagues apaisées
Qu’une goutte de plus dans vos fraiches rosées ;
Et bien que le cœur sûr d’un ami vaille mieux
Que l’Océan, le monde et les astres des cieux,
Ce cœur d’ami n’est rien devant la plainte amère
D’un nouveau-né souffrant ; et pour vous, père et mère,
Une larme, une toux, le front un peu pâli
D’un enfant adoré, met le reste en oubli.
C’est la loi, c’est le vœu de la sainte Nature ;
En nous donnant le jour : « Va, pauvre créature,
« Va, dit-elle, et prends garde au sortir de mes mains
« De trébucher d’abord dans les sentiers humains.
« Suis ton père et ta mère, attentif et docile ;
« Ils te feront longtemps une route facile :
« Enfant, tant qu’ils vivront, tu ne manqueras pas,
« Et leur ardent amour veillera sur tes pas.

 « Puis, quand ces nœuds du sang relâchés avec l’âge
« T’auront laissé, jeune homme, au tiers de ton voyage,
« Avant qu’ils soient rompus et qu’en ton cœur fermé
« S’ensevelisse, un jour, le bonheur d’être aimé,
« Hâte-toi de nourrir quelque pure tendresse,
« Qui, plus jeune que toi, t’enlace et Le caresse ;
« À tes nœuds presque usés joins d’autres nœuds plus forts ;
« Car que faire ici-bas, quand les parents sont morts,
« Que faire de son âme orpheline et voilée,
« À moins de la sentir d’autre part consolée,
« D’être père, et d’avoir des enfants à son tour,
« Que d’un amour jaloux on couve nuit et jour ? »
Ainsi veut la Nature, et je l’ai méconnue ;
Et quand la main du Temps sur ma tête est venue,
Je me suis trouvé seul, et j’ai beaucoup gémi,
Et je me suis assis sous l’arbre d’un ami.
Ô vous dont le platane a tant de frais ombrage,
Dont la vigne en festons est l’honneur du rivage,
Vous dont j’embrasse en pleurs et le seuil et l’autel,
Êtres chers, objets purs de mon culte immortel ;
Oh ! dussiez-vous de loin, si mon destin m’entraine,
M’oublier, ou de près m’apercevoir à peine,
Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi ;
— Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu’en toi.


Saint-Maur, août 1829.


XIII

SONNET


imité de Wordsworth


C’est un beau soir, un soir paisible et solennel ;
À la fin du saint jour, la Nature en prière
Se tait, comme Marie à genoux sur la pierre,
Qui tremblante et muette écoutait Gabriel :

La mer dort ; le soleil descend en paix du ciel ;
Mais dans ce grand silence, au-dessus et derrière,
On entend l’hymne heureux du triple sanctuaire,
Et l’orgue immense où gronde un tonnerre éternel.

Ô blonde jeune fille, à la tête baissée,
Qui marches près de moi, si ta sainte pensée
Semble moins que la mienne adorer ce moment,

C’est qu’au sein d’Abraham vivant toute l’année,
Ton âme est de prière, à chaque heure, baignée ;
C’est que ton cœur recèle un divin firmament.


Septembre 1829.


XIV

SONNET


imité de Wordsworth


Les passions, la guerre ; une âme en frénésie,
Qu’un éclatant forfait renverse du devoir ;
Du sang ; des rois bannis, misérables à voir ;
Ce n’est pas là dedans qu’est toute poésie.

De soins plus doux la Muse est quelquefois saisie ;
Elle aime aussi la paix, les champs, l’air frais du soir,
Un penser calme et fort, mêlé de nonchaloir ;
Le lait pur des pasteurs lui devient ambroisie.

Assise au bord d’une eau qui réfléchit les cieux.
Elle aime la tristesse et ses élans pieux ;
Elle aime les parfums d’une âme qui s’exhale,

La marguerite éclose, et le sentier fuyant,
Et, quand Novembre étend sa brume matinale,
Une fumée au loin qui monte en tournoyant.


Septembre 1829.


XV

SONNET


imité de Wordsworth


Quand le Poëte en pleurs, à la main une lyre,
Poursuivant les beautés dont son cœur est épris,
À travers les rochers, les monts, les prés fleuris,
Les nuages, les vents, mystérieux empire,

S’élance, et plane seul, et qu’il chante et soupire,
La foule en bas souvent, qui veut rire à tout prix,
S’attroupe, et l’accueillant au retour par des cris,
Le montre au doigt ; et tous, pauvre insensé, d’en rire !

Mais tous ces cris, Poëte, et ces rires d’enfants,
Et ces mépris si doux aux rivaux triomphants,
Que t’importe, si rien n’obscurcit ta pensée,

Pure, aussi pure en toi qu’un rayon du matin,
Que la goutte de pleurs qu’une vierge a versée,
Ou la pluie en avril sur la ronce et le thym !


Septembre 1829.


XVI

À V. H.


Ami, d’où nous viens-tu, tremblant, pâle, effaré,
Tes blonds cheveux épars et d’un blond plus doré,
Comme ceux que Rubens et Rembrandt à leurs anges
Donnent en leurs tableaux par des teintes étranges ?
Ami, d’où nous viens-tu ? d’où la froide sueur
De ta main qui me presse, et la blanche lueur
De ton front grand et haut comme s’il était chauve ?
Ta prunelle est sanglante et ta paupière est fauve ;
Ta voix tremble et frémit comme après un forfait ;
Ton accent étincelle ; — Ami, qu’as-tu donc fait ?
Ah ! oui, je le comprends, tu sors du sanctuaire ;
Ton visage d’abord s’est collé sur la pierre ;
Mais le Seigneur a dit, et ton effroi s’est tu ;
Et tous les deux longtemps vous avez combattu ;
Jacob et l’Étranger ont mêlé leurs haleines ;
Mazeppa, le coursier t’a traîné par les plaines ;
Honneur à toi. Poète ; — honneur à toi, vainqueur !
Oh ! garde-les toujours, jeune homme au chaste cœur !
Garde-les sur ton front ces auréoles pures,
Et ne les ternis point par d’humaines souillures.
La sainte Poésie environne tes pas ;
C’est le plus bel amour des amours d’ici-bas.
Oh ! moi, qui vis en toi, qui t’admire et qui t’aime,
Qui vois avec orgueil grossir ton diadème,
Moi dont l’aspect t’est cher et dont tu prends la main,
Égaré de bonne heure, hélas ! du droit chemin.

Si parfois mon accent vibre et mon œil éclaire,
C’est vaine passion, misérable colère,
Amour-propre blessé, que sais-je ? — et si mon front
Se voile de pâleur, c’est plutôt un affront ;
C’est que mon âme impure est ivre de mollesse ;
C’est le signe honteux que le plaisir me laisse.


Septembre 1829.

XVII

À MON AMI LEROUX


Giunto è giâ’l corso délia vita mia, etc., etc.
Michel-Ange, Sonetti.


« Ma barque est tout à l’heure aux bornes de la vie ;
« Le ciel devient plus sombre et le flot plus dormant ;
« Je touche aux bords où vont chercher leur jugement
« Celui qui marche droit et celui qui dévie.

« Oh ! quelle ombre ici-bas mon âme a poursuivie !
« Elle s’est fait de l’Art un monarque, un amant,
« Une idole, un veau d’or, un oracle qui ment :
« Tout est creux et menteur dans ce que l’homme envie.

« Aux abords du tombeau qui pour nous va s’ouvrir,
« Ô mon Âme, craignons de doublement mourir ;
« Laissons là ces tableaux qu’un faux brillant anime ;

 
« Plus de marbre qui vole en éclats sous mes doigts !
« Je ne sais qu’adorer l’adorable Victime
« Qui, pour nous recevoir, a mis les bras en croix. »

Ainsi, vieux et mourant, s’écriait Michel-Ange ;
Et son marbre à ses yeux était comme la fange,
Et sa peinture immense attachée aux autels,
Toute sainte aujourd’hui qu’elle semble aux mortels,
Lui semblait un rideau qui cache la lumière ;
Détrompé de la gloire, il voulait voir derrière,
Et se sentait petit sous l’ombre du tombeau :
C’est bien, et ce mépris chez toi, grand homme, est beau !

Tu te trompais pourtant. — Oui, le plaisir s’envole,
La passion nous ment, la gloire est une idole,
Non pas l’Art ; l’Art sublime, éternel et divin,
Luit comme la Vertu ; le reste seul est vain.
Avant, ô Michel-Ange, avant que les années
Eussent fait choir si bas tes forces prosternées,
Raidi tes bras d’athlète, et voilé d’un brouillard
Les couleurs et le jour au fond de ton regard,
Dis-nous, que faisais-tu ? Parle haut et rappelle
Tant de travaux bénis, et plus d’une chapelle
Tout entière bâtie et peinte de tes mains,
Et les groupes en marbre, et les cris des Romains
Quand, admis et tombant à genoux dans l’enceinte,
Ils adoraient de Dieu partout la marque empreinte,
Lisaient leur jugement écrit sur les parois,
Baisaient les pieds d’un Christ descendu de la croix,
Et priant, et pleurant, et se frappant la tête,
Confessaient leurs péchés à la voix du prophète ;
Car tu fus un prophète, un archange du ciel,
Et ton nom a dit vrai comme pour Raphaël.

Et Dante aussi, Milton et son aïeul Shakspeare,
Rubens, Rembrandt, Mozart, rois chacun d’un empire,
Tous ces mortels choisis, qui, dans l’humanité,
Réfléchissent le ciel par quelque grand côté,
Iront-ils, au moment d’adorer face à face
Le Soleil éternel devant qui tout s’efface,
Appeler feu follet l’astre qui les conduit,
Ou l’ardente colonne en marche dans leur nuit ?
Moïse, chargé d’ans et prêt à rendre l’âme,
Des foudres du Sina renia-t-il la flamme ?
Quand de Jérusalem le temple fut ouvert,
Qui donc méprisa l’arche et l’autel du désert ?
Salomon pénitent, à qui son Dieu révèle
Les parvis lumineux d’une Sion nouvelle,
Et qui, les yeux remplis de l’immense clarté,
Ne voit plus ici-bas qu’ombre et que vanité,
Lui qui nomme en pitié chaque chose frivole,
Appelle-t-il jamais le vrai temple une idole ?
Oh ! non pas, Salomon ; l’idole est dans le cœur ;
L’idole est d’aimer trop la vigne et sa liqueur,
D’aimer trop les baisers des jeunes Sulamites ;
L’idole est de bâtir au Dieu des Édomites,
De croire en son orgueil, de couronner ses sens,
D’irriter, tout le jour, ses désirs renaissants,
D’assoupir de parfums son âme qu’on immole ;
Mais bâtir au Seigneur, ce n’est pas là l’idole.

Le Seigneur qui, jaloux de l’œuvre de ses mains,
Pour animer le monde y créa les humains,
Parmi ces nations, dans ces tribus sans nombre,
Sur qui passent les ans mêlés de jour et d’ombre,
À des temps inégaux suscite par endroits
Quelques rares mortels, grands, plus grands que les rois,
Avec un sceau brillant sur leurs têtes sublimes,

Comme il fit au désert les hauts lieux et les cimes.
Mais les hauts lieux, les monts que chérit le soleil,
Qu’il abandonne tard et retrouve au réveil,
Connaissent, chaque nuit, des heures de ténèbres,
Et l’horreur se déchaîne en leurs antres funèbres,
Tandis que sur ces fronts, hauts comme des sommets,
Le mystique Soleil ne se couche jamais.
Sans doute, dans la vie, à travers le voyage,
Il s’y pose souvent plus d’un triste nuage :
Mais le Soleil divin tâche de l’écarter,
Et le dore, ou le perce, ou le fait éclater.
Ces mortels ont des nuits brillantes et sans voiles ;
Ils comprennent les flots, entendent les étoiles,
Savent les noms des fleurs, et pour eux l’univers
N’est qu’une seule idée en symboles divers.
Et comme en mille jets la matière lancée
Exprime aux yeux humains l’éternelle pensée,
Eux aussi, pleins du Dieu qu’on ne peut enfermer,
En des œuvres d’amour cherchent à l’exprimer.
L’un a la harpe, et l’orgue, et l’austère harmonie ;
L’autre en pleurs, comme un cygne, exhale son génie,
Ou l’épanche en couleurs ; ou suspend dans les cieux
Et fait monter le marbre en hymne glorieux.
Tous, ouvriers divins, sous l’œil qui les contemple,
Bâtissent du Très-Haut et décorent le temple.
Quelques-uns seulement, et les moindres d’entre eux,
Grands encor, mais marqués d’un signe moins heureux,
S’épuisent à vouloir, et l’ingrate matière
En leurs mains répond mal à leur pensée entière ;
Car bien tard dans le jour le Seigneur leur parla :
Leur feu couva longtemps ; — et je suis de ceux-là.

D’abord j’errais aveugle, et cette œuvre du monde
Me cachait les secrets de son âme profonde ;

Je n’y voyais que sons, couleurs, formes, chaos,
Parure bigarrée et parfois noirs fléaux ;
Et, comme un nain chétif, en mon orgueil risible,
Je me plaisais à dire : Où donc est l’invisible ?
Mais, quand des grands mortels par degrés j’approchai,
Je me sentis de honte et de respect touché ;
Je contemplai leur front sous sa blanche auréole,
Je lus dans leur regard, j’écoutai leur parole ;
Et comme je les vis mêler à leurs discours
Dieu, l’âme et l’invisible, et se montrer toujours
L’arbre mystérieux au pacifique ombrage,
Qui, par de la les mers, couvre l’autre rivage,
— Tel qu’un enfant, au pied d’une haie ou d’un mur,
Entendant des passants vanter un figuier mûr,
Une rose, un oiseau qu’on aperçoit derrière,
Se parler de bosquets, de jets d’eau, de volière,
Et de cygnes nageant en un plein réservoir, —
Je leur dis : Prenez-moi dans vos bras, je veux voir.
J’ai vu, Seigneur, j’ai cru ; j’adore les merveilles,
J’en éblouis mes yeux, j’en emplis mes oreilles,
Et, par moments, j’essaie à mes sourds compagnons,
À ceux qui n’ont pas vu, de bégayer tes noms.

Paix à l’artiste saint, puissant, infatigable,
Qui, lorsqu’il touche au terme et que l’âge l’accable,
Au bord de son tombeau s’asseyant pour mourir
Et cherchant le chemin qu’il vient de parcourir,
Y voit d’un art pieux briller la trace heureuse,
Compte de monuments une suite nombreuse,
Et se rend témoignage, à la porte du ciel,
Que sur chaque degré sa main mit un autel !
Il n’a plus à monter ; il passe sans obstacle
Du parvis et du seuil au premier tabernacle,
Un Séraphin ailé par la main le conduit ;

Tout embaume alentour, et frémit, et reluit ;
Aux lambris, aux plafonds qu’un jour céleste éclaire,
Il reconnaît de l’Art l’immuable exemplaire ;
Il rentre, on le reçoit comme un frère exilé ;
— C’est ton lot, Michel-Ange, et Dieu t’a consolé !

Septembre 1829.


XVIII

À MON AMI ANTONY DESCHAMPS


Aux moments de langueur où l’âme évanouie
Ne peut rien d’elle-même et sommeille et s’ennuie,
Moi qui vais pour aller, seul, et par un ciel gris,
Jurant qu’il n’est soleil ni printemps à Paris,
Avec quelques pensers que la marche fait naître,
Quelques regards confus sur l’homme, sur notre être,
Sur ma rêveuse enfance et son réveil amer,
Je longe tristement mon boulevard d’Enfer ;
Et quand je suis bien las de fouiller dans mon âme,
D’y remuer du doigt tant de cendres sans flamme,
Tant d’argile sans or, tant de ronces sans fleurs,
J’ouvre un livre et je lis, les yeux mouillés de pleurs :
Et mon cœur, tout lisant, s’apaise et se console,
Tant d’un poëte aimé nous charme la parole !
Il en est que j’emporte et que je lis toujours,
Surtout leurs moindres vers et leurs chants les plus courts,

Leurs sonnets familiers, leurs poëmes intimes,
Où, du sort bien souvent autant que moi victimes,
Ils ont, mortels divins, gémi divinement.
Et fait de chaque larme étoile ou diamant.
C’est Pétrarque amoureux, au penchant des collines
Laissant voir en son cours ses perles cristallines ;
Plaintif ; réfléchissant les bois, le ciel profond,
Les blonds cheveux de Laure et son chaste et doux front.
C’est Wordsworth peu connu, qui des lacs solitaires
Sait tous les bleus reflets, les bruits et les mystères,
Et qui, depuis trente ans, vivant au même lieu,
En contemplation devant le même Dieu,
À travers les soupirs de la mousse et de l’onde
Distingue, au soir, des chants venus d’un meilleur monde.
C’est Michel-Ange aveugle, et jetant le ciseau ;
C’est Milton, autre aveugle et son Penseroso,
Penseroso sublime, ardent visionnaire,
Vrai portrait de Milton avant que le tonnerre
Dont il s’arma là-haut eût consumé ses yeux,
Quand debout, chaque nuit, malade et soucieux,
Dans la vieille Angleterre, au retour d’Italie,
Exhalant les chaleurs de sa mélancolie,
Et pâle, sous la lune, au pied de Westminster,
Il devinait Cromwell ou rêvait Lucifer.
J’aime fort ses sonnets, ce qu’il dit de son âge,
Et des devoirs humains en ce pèlerinage,
Et des maux que d’abord sur sa route il trouva…
Puis vient le tour de Dante et la Vita nuova.
Dante est un puissant maître, à l’allure hardie,
Dont j’adore à genoux l’étrange Comédie,
Mais le sentier est rude et tourne à l’infini,
Et j’attends, pour monter, notre guide Antony.
Le plus court me va mieux ; — aussi la simple histoire
Où, de sa Béatrix recueillant la mémoire,

Il revient pas à pas sur cet amour sacré,
Est ce que j’ai de lui jusqu’ici préféré.
Plus j’y reviens et plus j’honore le poëte,
Qui, fixant, dès neuf ans, sa pensée inquiète,
Eut sa Dame, et l’aima sans lui rien demander ;
La suivit comme on suit l’astre qui doit guider,
S’en forma tout d’abord une idée éternelle ;
Et, quand la mort la prit dans le vent de son aile,
N’eut, pour se souvenir, qu’à regarder en lui :
Y revit l’ange pur qui si vite avait fui ;
L’invoqua désormais en ses moments extrêmes,
Dans la gloire et l’exil, et dans tous ses poëmes,
Et, vers le ciel enfin poussant un large essor,
D’Elle, au seuil étoilé, reçut le rameau d’or.
J’admire ce destin, et parfois je l’envie ;
Que n’ai-je eu de bonne heure un ange dans ma vie !
Que n’ai-je aussi réglé l’œuvre de chaque jour,
Chaque songe de nuit, sur un céleste amour !
On ne me verrait pas, sans but et sans pensée,
Tout droit, tous les matins, sortir, tête baissée ;
Rôder le long des murs où vingt fois j’ai heurté,
Traînant honteusement mon génie avorté.
Le génie est plus grand, aidé d’un cœur plus sage.
Je sais dans la Vita, je sais un beau passage
Qui, dès les premiers mots, me fait toujours pleurer,
Et qui certes démontre à qui peut l’ignorer
Combien miraculeux luit en une âme ardente
Un chaste feu d’amour. Je le traduis, — c’est Dante

 « En ce temps-là, dit-il, il me prit par malheur
Dans presque tout le corps une telle douleur,
Et durant plusieurs jours, que je gardai la chambre,
Puis le lit, et qu’enfin, brisé dans chaque membre
de restai sur le dos couché, matin et soir,

Comme un homme gisant qui ne peut se mouvoir.
Et, le neuvième jour, quand ma douleur cuisante
Redoubla, tout à coup voilà que se présente
À mon esprit ma Dame, et je suivis d’abord
Ce penser consolant ; mais, se faisant plus fort,
Mon mal me ramena bientôt sur cette terre,
Me retraça longtemps sous une face austère
Cette chétive vie et sa brièveté,
Tant d’ennui, de misère, et la tombe à côté ;
Et mon cœur se disait comme un enfant qui pleure :
Il faut que Béatrix, un jour ou l’autre, meure.
À cette seule idée un frisson me glaça,
Un nuage ferma mes yeux et les pressa ;
Je sentis m’échapper mon âme en frénésie,
Et ce que vit alors l’œil de ma fantaisie,
C’étaient, cheveux épars, et me tendant les bras,
Des femmes qui passaient en disant : Tu mourras ;
Et puis d’autres encor, d’autres échevelées
Criant : Te voilà mort ; et fuyant par volées.
Ce n’étaient sur ma route, aux angles des chemins,
Que figures en deuil qui se tordaient les mains.
L’air brûlait ; au milieu d’étoiles enflammées,
Le soleil se fondait en ardentes fumées,
Et quelqu’un me vint dire : Eh ! quoi ? ne sais-tu pas,
Ami ? ta Dame est morte et s’en va d’ici-bas,
À ce mot je pleurai, mais non plus en idée ;
Je pleurai de vrais pleurs sur ma joue inondée.
Puis, regardant, je vis en grand nombre dans l’air,
Pareils aux blancs flocons de la neige en hiver,
Des anges qui berçaient, mollement remuée,
Une âme assise au bord d’une blanche nuée ;
Ils l’emportaient au ciel en chantant Hosanna !
Je compris, et l’Amour par la main m’emmena,
Et j’allai visiter la dépouille mortelle

Qui servait de demeure à cette âme si belle.
J’approchai de la morte en silence et tremblant ;
Des dames lui couvraient le front d’un voile blanc,
Et son air reposé, sa parfaite harmonie
Semblaient dire : Je suis dans la paix infinie.
Et, la voyant si sainte en ce divin sommeil,
Je me sentis pour moi tenté d’un sort pareil,
Je désirai mourir : Ô Mort, viens, m’écriai-je,
Mon front est déjà froid, et ta pâleur y siége ;
Je suis des tiens ; j’implore et j’aime ta rigueur ;
Prends-moi, car tu m’as pris la Dame de mon cœur.
Et, quand j’eus vu remplir les devoirs funéraires,
Tels qu’en rendent aux morts les mères et les frères,
Je crus que je rentrais dans ma chambre ; et bientôt,
Les yeux au ciel, en pleurs, je m’écriai tout haut :
Bienheureux qui jouit de ta vue, ô belle Âme !
Mais, comme j’en étais aux sanglots, une dame,
Une jeune parente, assise à mon chevet,
Ignorant que c’était mon esprit qui rêvait,
S’expliqua mes sanglots par ma douleur croissante,
Et se mit à pleurer, bonne et compatissante.
D’autres dames alors, assises plus au fond
Et qui n’entendaient rien de mon rêve profond,
Se levèrent aux pleurs de ma jeune parente,
Et vinrent ramener à temps mon âme errante ;
Car de ma Béatrix déjà le nom sacré
M’échappait, et déjà je l’avais murmuré.
Sur l’instant, par bonheur, ces dames m’éveillèrent,
Puis, réveillé, honteux, toutes me consolèrent,
Et voulurent savoir de ma bouche pourquoi
En rêvant j’avais eu tant de pleurs et d’effroi ;
Et je leur contai tout comme je viens de faire,
Mais sans nommer le nom qu’il faut bénir et taire. »


Ainsi son jeune amour était pour Dante enfant
Un monde au fond de l’âme, un soleil échauffant,
Un poème éternel ; et ses songes sublimes,
Entr’ouvrant devant lui le cœur et ses abîmes,
Lui montraient l’homme errant par des lieux inconnus,
Et toutes les douleurs sur la route, pieds nus,
Passant et repassant, — éparses, — rassemblées, —
Tantôt le front couvert, tantôt échevelées ;
Puis, la mort, puis le ciel, séjour des vrais vivants.
Que n’ai-je eu, comme lui, mes amours à neuf ans ?
Mais quoi ! n’en eus-je pas ? n’eus-je pas ma Camille,
Douce blonde au front pur, paisible jeune fille.
Qu’au jardin je suivais, la dévorant des yeux ?
N’eus-je pas Natalie, au parler sérieux
Qui remplaça Camille, et plus d’une autre encore,
Fleurs qu’un matin d’avril en moi faisait éclore ;
Blancs nuages dont l’aube entoure son réveil ;
Figures que l’enfant trace à terre, au soleil ?
Qui sait ? ma Béatrix n’était pas loin, peut-être ;
Et mon cœur aura fui trop tôt pour la connaître.
Hélas ! c’est que j’étais déjà ce que je suis ;
Être faible, inconstant, qui veux et qui ne puis ;
Comprenant par accès la Beauté sans modèle,
Mais tiède, et la servant d’une âme peu fidèle ;
C’est que je suis d’argile et de larmes pétri ;
C’est que le pain des forts ne m’a jamais nourri,
Et que, dès le matin, pèlerin sans courage,
J’accuse tour à tour le soleil et l’orage ;
C’est qu’un rien me distrait ; c’est que je suis mal né,
Qu’aux limbes d’ici-bas justement condamné,
Je m’épuise à gravir la colline bénie
Où siège Dante, où vont ses pareils en génie,
— Où tu vas, Toi qu’ici j’ai pudeur de nommer,
Tant mon cœur sous le tien est venu s’enfermer ;

Tant nous ne faisons qu’un : tant mon âme éplorée
Comme en un saint refuge en ta gloire est entrée !

Octobre 1829.


XIX

À MON AMI BOULANGER


Ami, te souviens-tu qu’en route pour Cologne,
Un dimanche, à Dijon, au cœur de la Bourgogne,
Nous allions, admirant portails, clochers et tours,
Et les vieilles maisons dans les arrière-cours ?
Une surtout te plut : — au dehors rien d’antique ;
Un barbier y logeait et l’avait pour boutique ;
Aux murs grattés et peints, pas un vestige d’art,
Pour dire à l’étranger qui chemine au hasard,
D’entrer ; — mais entrait-on par une étroite allée,
Alors apparaissait la beauté recélée,
Une façade au fond travaillée en bijou,
Merveille à faire mettre en terre le genou,
Fleur de la Renaissance. — Oh ! dans la cour obscure
Quand tu vis, en entrant, luire cette sculpture,
Saillir ces bas-reliefs nés d’un ciseau divin,
Et tout cela si pur, si naïf et si fin,
Oh ! que ton cœur bondit ! Croisant sur ta poitrine
Tes bras, levant ce front où la pâleur domine,

Semblable au pèlerin, qui, pieds nus et brisé,
S’approche d’une châsse, ou baise un marbre usé,
Et sent des pleurs pieux inonder sa paupière ;
Vite, pinceaux en main, assis sur une pierre,
Te voilà, sans relâche, à l’œuvre tout le jour.
Moi, pendant ce temps-là, te laissant dans la cour,
Par la ville j’errais, libre et d’humeur oisive,
Aux maisons en chemin regardant quelque ogive ;
Puis, fatigué d’aller, je revenais te voir,
Et te voyant pousser ton travail jusqu’au soir,
Retracer en tous points la muraille jaunie,
Des tons et des rapports traduire l’harmonie,
Rendre au vif chaque endroit, surtout ces quatre enfants,
Deux à deux, face à face, ailés et triomphants,
Un écusson en main, et plus bas ces mêlées
De cavaliers sortant des pierres ciselées ;
T’entendant proclamer l’égal de Jean Goujon
Ce sculpteur oublié qui décorait Dijon ;
Comme aussi je voyais cette cour peu hantée,
Cette arrière-maison pauvrement habitée,
Une vieille à travers la vitre sans rideau,
Une autre au puits venue et puisant un seau d’eau,
Je ne pus m’empêcher de penser qu’au génie
La gloire est de nos jours malaisément unie ;
Qu’à moins d’un grand effort, suivi d’un grand bonheur,
L’artiste n’a plus droit d’attendre un long honneur ;
Que, si dans l’origine, et quand peintres, poëtes,
Statuaires, régnaient sur les foules muettes,
Le monde enfant, heureux de se laisser guider,
Mit leurs noms en son cœur et les y sut garder,
Ces noms seuls ont tout pris ; que la mémoire humaine
N’en peut contenir plus, tant elle est déjà pleine !
Que pour un, qui survit à son siècle glacé
Et va grossir d’un grain le trésor du passé,

Tous meurent ; qu’il le faut ; et que la part meilleure,
Sur cette terre ingrate où l’humanité pleure,
Est encor d’admirer le beau, de le sentir,
De l’exprimer sans bruit, et, le soir, de sortir.
Ami, qu’en ce moment mon propos décourage,
Ami, relève-toi ; c’est la loi de notre âge,
Et de plus grands que nous ont dû s’y conformer :
Car, dis-moi, pourrais-tu seulement les nommer
Les auteurs inconnus de tant de cathédrales ?
Dans les inscriptions des pierres sépulcrales
Dont le chœur est pavé, cherche, quelle est la leur ?
Ils sont venus, ont fait leur tâche avec labeur,
Et puis s’en sont allés ; leur mémoire abolie
Dit assez combien vite aujourd’hui l’homme oublie ;
Et nous, de leur vieille œuvre adorateurs épars,
Nous pèlerins fervents des bons et des vrais arts,
Qui, le soir, aux abords des cités renommées,
Aimons tant voir monter du milieu des fumées
Les flèches dans la nue, et qui nous prosternons
Sous la lune aux parvis, nous ne savons leurs noms !
Destin mystérieux, destin grave et sévère,
Sans soleil, triste, nu, beau comme le Calvaire,
Tout conforme aux vertus de l’artiste chrétien !
Ami, ne pleure point, quand ce serait le tien.
Oui, dût, notre œuvre aussi, moins haute, mais austère,
S’enfanter sans renom, croître dans le mystère.
Et, nous morts, n’obtenir çà et là qu’un regard,
Comme cette maison que tu vis par hasard,
Ami, ne cessons pas, et marchons jusqu’au terme ;
Tirons tout l’or caché que notre cœur enferme ;
Dans notre arrière-cour ici-bas confinés,
Usons du peu d’instants qui nous furent donnés ;
Le soir viendra trop tôt, menant la nuit funeste ;
Faisons, tant que pour voir assez de jour nous reste,

Faisons pour nous, pour l’art, pour nos amis encor,
Pour être aimés toujours de notre grand Victor.

Octobre 1829.

XX

À BOULANGER


Quand la céleste voix, oracle du Poëte,
S’affaiblit et sommeille en son âme muette,
Quand la lampe éternelle, où son œil est fixé,
S’obscurcit un moment sur l’autel éclipsé,
Alors, déchu du Ciel et perdant son tonnerre,
Dans les obscurités du monde sublunaire
Le Poëte retombe ; il se mêle aux humains,
Va par les carrefours, rôde par les chemins,
Ou sur son banc de pierre assis, morne et l’œil terne,
Voit les ombres passer aux murs de la caverne.
Et comme, autour de lui, brutale et sans raison
La foule est en orgie au fond de la prison,
Trop souvent, lui Poëte, ennuyé, las d’attendre
Que la voix de son cœur se fasse encore entendre,
Que la lampe mystique à ses yeux luise encor,
Tête baissée, aussi, ravalant son essor,
Il entre dans la fête et tout entier s’y livre,
Comme un roi détrôné qui chante et qui s’enivre ;
De périssables fleurs il couronne son front ;
Pour noyer tant d’ennui, son verre est peu profond ;

Il redouble ; il est roi du banquet, il s’écrie
Que, pourvu qu’ici-bas l’homme s’oublie et rie,
Tout est bien, et qu’il faut de parfums s’arroser…
Et quelque femme, auprès, l’interrompt d’un baiser ;
— Jusqu’à ce qu’une voix que n’entend point l’oreille,
Comme le chant du coq, à l’aube le réveille,
Ou que sur la muraille un mot divin tracé
Le chasse du festin, Balthazar insensé.
Ainsi fait trop souvent le Poëte en démence ;
Non pas toi, noble Ami. Quand ton soleil commence,
Aux approches du soir, à voiler ses rayons,
Et qu’à terre, d’ennui, tu jettes tes crayons,
Sentant l’heure mauvaise, en toi tu te recueilles ;
Comme l’oiseau prudent, dès que le bruit des feuilles
T’avertit que l’orage est tout près d’arriver,
Triste, sous ton abri tu t’en reviens rêver ;
Sur ton front soucieux tu ramènes ton aile ;
Mais ton âme encor plane à la voûte éternelle.
En vain ton art jaloux te cache son flambeau,
Tu te prends en idée au souvenir du Beau ;
Tu poursuis son fantôme à travers l’ombre épaisse ;
Sur tes yeux défaillants un nuage s’abaisse
Et redouble ta nuit, et tu répands des pleurs,
Amoureux de ravir les divines couleurs.
Et nous, nous qui sortons de nos plaisirs infâmes,
Un fou rire à la bouche et la mort dans nos âmes,
Nous te trouvons malade et seul, ayant pleuré,
Goutte à goutte épuisant le calice sacré,
Goutte à goutte à genoux suant ton agonie,
Isaac résigné sous la main du génie.



XXI

SONNET


À Boulanger.


Ami, ton dire est vrai ; les peintres, dont l’honneur
Luit en tableaux sans nombre aux vieilles galeries,
S’occupaient assez peu des hautes théories,
Et savaient mal de l’art le côté raisonneur ;

Mais, comme dans son champ dès l’aube un moissonneur,
En loyaux ouvriers, sur leurs toiles chéries
Ils travaillaient penchés, seuls et sans rêveries,
Pour satisfaire à temps leur maître et leur seigneur.

Nous donc aussi, laissant nôtre âge et ses querelles,
Et tant d’opinions s’accommoder entre elles,
Cloîtrons-nous en notre œuvre et n’en sortons pour rien,

Afin que le Seigneur, notre invisible maître,
Venu sans qu’on l’attende et se faisant connaître,
Trouve tout à bon terme et nous dise : C’est bien.


Octobre 1829.


XXII

SONNET


À Francfort-sur-le-Mein l’on entre, et l’on s’étonne
De ne voir qu’élégance, éclat, faste emprunté ;
Ô Francfort, qu’as-tu fait de ta vieille beauté ?
Marraine des Césars, où donc est ta couronne ?

Mais plus loin, à travers l’or faux qui t’environne,
Ton église sans flèche, au cœur de la cité,
Monte, comme un vaisseau par les vents démâté ;
Et sa tête est chenue ; et comme une lionne

Qui, des ardents chasseurs repoussant les assauts,
Tient contre elle serrés ses jeunes lionceaux,
La tour tient à ses pieds toutes les vieilles rues,

Et sur son sein les presse, et, debout, les défend :
Et cependant le Siècle, immense et triomphant,
Déborde et couvre tout de ses ondes accrues.


Octobre 1829.

XXIII

SONNET


À V. H.


Votre génie est grand, Ami ; votre penser
Monte, comme Élisée, au char vivant d’Élie ;
Nous sommes devant vous comme un roseau qui plie.
Votre souffle en passant pourrait nous renverser.

Mais vous prenez bien garde, Ami, de nous blesser ;
Noble et tendre, jamais votre amitié n’oublie
Qu’un rien froisse souvent les cœurs et les délie ;
Votre main sait chercher la nôtre et la presser.

Comme un guerrier de fer, un vaillant homme d’armes,
S’il rencontre, gisant, un nourrisson en larmes,
Il le met dans son casque et le porte en chemin.

Et de son gantelet le touche avec caresses :
La nourrice serait moins habile aux tendresses ;
La mère n’aurait pas une si douce main.


Octobre 1829.


XXIV

SONNET


À Madame L.


Madame, vous avez jeunesse avec beauté,
Un esprit délicat cher au cœur du Poëte,
Un noble esprit viril, qui, portant haut la tête,
Au plus fort de l’orage a toujours résisté ;

Aujourd’hui vous avez, sous un toit écarté,
Laissant là pour jamais et le monde et la fête,
Prés d’un époux chéri sur qui votre œil s’arrête,
Le foyer domestique et la félicité ;

Et chaque fois qu’errant, las de ma destinée,
Je viens, et que j’appuie à votre cheminée
Mon front pesant, chargé de son nuage noir,

Je sens que s’abîmer en soi-même est folie ;
Qu’il est des maux passés que le bonheur oublie,
Et qu’en voulant on peut dès ici-bas s’asseoir.


8 février 1830.


XXV

À MADEMOISELLE…


Alter ab undecimo tum me jam ceperat annus.
Virg.


J’arrive de bien loin et demain je repars.
J’admire d’un coup d’œil le fleuve, les remparts,
La haute cathédrale et sa flèche élancée ;
Mais rien ne me tient tant ici que la pensée
De ma jeune cousine, hélas ! et de savoir
Que je suis si près d’elle, et de n’oser la voir.
Autrefois je la vis ; c’était dans ma famille ;
Sa mère l’amena, toute petite fille,
Blonde et rose, et causeuse, et pleine de raison,
Chez sa grand’mère aveugle ; autour de la maison
Nous aimions à courir sur la verte pelouse ;
Elle avait bien quatre ans, moi j’en avais bien douze.
Alors mille douceurs charmaient nos entretiens ;
Ses blonds cheveux alors voltigeaient dans les miens,
Et les nombreux baisers de sa bouche naïve
M’allumaient à la joue une flamme plus vive.
Elle disait souvent que j’étais son mari,
Et mon cœur s’en troublait, bien que j’eusse souri.
Sur le-bord de la mer où sont les coquillages,
Aux bois où sont les fleurs au milieu des feuillages,
Je lui donnais la main, et nous allions devant,
Elle jasant toujours, et moi déjà rêvant :

Rêves d’or ! bonheur d’ange ! — Ô jeune fille aimée,
Ces rapides lueurs n’étaient qu’ombre et fumée.
Ta mère est repartie au bout de quelques mois,
Et je ne t’ai depuis vue une seule fois
Ta grand’mère a heurté sur sa pierre fatale,
Et moi je suis sorti de ma ville natale ;
J’ai pleuré, j’ai souffert, et l’âge m’est venu.
J’ai perdu la fraîcheur et le rire ingénu
Et les vertus aussi de ma pieuse enfance.
Ton frêle souvenir m’a laissé sans défense ;
Et tandis que croissant en sagesse, en beauté,
À l’ombre, loin de moi, ta verte puberté
Sous les yeux de ta mère est lentement éclose,
Et qu’un espoir charmant sur ta tête repose,
J’ai voulu trop connaitre, et mes jours sont détruits ;
De l’arbre avant le temps, j’ai fait tomber les fruits ;
J’ai mis la hache au cœur et j’en sens la blessure ;
Et tout ce qui console une âme et la rassure,
Et lui rend le soleil quand l’orage est passé,
Redouble encor l’ardeur de mon mal insensé.
Toi-même que je crois si bonne sous tes charmes,
Toi dont un seul regard doit sécher tant de larmes,
Quand un hasard m’envoie à ta porte m’asseoir,
Passant si près de toi, j’ai peur de te revoir.
Car, si tu me voyais, si ton âme incertaine,
S’interrogeant longtemps, ne retrouvait qu’à peine
Dans ces traits sillonnés, sous ce front nuageux.
Cet ami d’autrefois, compagnon de tes jeux ;
Si de moi tu perdais, venant à me connaître,
Le souvenir doré que tu gardes peut-être ;
Si, voulant ressaisir dans tes yeux bleus mouillés
L’image et la couleur de mes jours envolés,
J’y rencontrais l’oubli serein et sans nuage,
Si ta bouche n’avait pour moi que ce langage

Poli, froid, et qui dit au cœur de se fermer ;…
Ou si tu m’étais douce, et si j’allais t’aimer !…

Et, sans savoir comment, tout rêvant de la sorte,
Je me trouvais déjà dans ta rue, à ta porte ;
— Et je monte. Ta mère en entrant me reçoit ;
Je me nomme ; on s’embrasse avec pleurs, on s’assoit ;
Et de ton père alors, de tes frères que j’aime
Nous parlons, mais de toi — je n’osais, quand toi-même
Brusquement tu parus, ne me sachant pas là,
Et mon air étranger un moment te troubla.
Je te vis ; c’étaient bien tes cheveux, ton visage,
Ta candeur ; je m’étais seulement trompé d’âge ;
Je t’avais cru quinze ans, tu ne les avais pas ;
L’Enfance au front de lin guidait encor tes pas ;
Tu courais non voilée et le cœur sans mystère ;
Tu ne sus à mon nom que rougir et te taire,
Confuse, un peu sauvage et prête à te cacher ;
Et quand j’eus obtenu qu’on te fit approcher,
Que j’eus saisi ta main et que je l’eus serrée,
Tu me remercias, et te crus honorée.

Ô bien digne en effet de respect et d’honneur,
Jeune fille sans tache, enfant chère au Seigneur,
Digne qu’un cœur souillé t’envie et te révère :
Tu suis le vrai sentier, oh ! marche et persévère ;
Ton enfance paisible est à ses derniers soirs ;
Un autre âge se lève avec d’autres devoirs ;
Remplis-les saintement ; reste timide encore,
Humble, naïve et bonne, afin que l’on t’honore.
Rien qu’à te voir ainsi, j’ai honte et repentir,
Et je pleure sur moi ; — demain il faut partir ;
Mais quand je reviendrai (peut-être dans l’année),
Quand l’œil humide, émue et de pudeur ornée,

Un souffle harmonieux gémira dans ta voix,
Et que nous causerons longuement d’autrefois,
Oh ! que, meilleur alors, lavé de mes souillures,
Je rouvre un peu mon âme à des voluptés pures,
Et que je puisse au moins toucher, sans les ternir,
Ces jours frais et vermeils où luit ton souvenir !

Octobre 1829.

XXVI

À ALFRED DE VIGNY


Autour de vous, Ami, s’amoncelle l’orage ;
La jalousie éteinte a rallumé sa rage,
Et, vous voyant tenter la scène et l’envahir,
Ils se sont à l’envi remis à vous haïr.
Honneur à vous ! De peur qu’un éclatant spectacle
De l’art régénéré n’achève le miracle
Et ne montre en son plein l’astre puissant et doux,
On veut s’interposer entre la foule et vous.
On veut vous confiner dans ces régions hautes
D’où vous êtes venu ; dont les célestes hôtes
Vous appelaient leur frère en vous disant adieu ;
Où, loin des yeux humains, dans la splendeur de Dieu,
Votre gloire mystique et couverte d’un voile,
Apparaissant, la nuit, comme une blanche étoile,
Ne luisait que pour ceux qui veillent en priant,
Et s’évanouissait dans l’aube à l’Orient.

Aujourd’hui, des hauteurs de la sphère sacrée,
À terre descendu, vous faites votre entrée ;
On sème donc, Ami, les pièges sous vos pas ;
Mais tenez bon, marchez et ne trébuchez pas !
Il faut porter au bout l’ingratitude humaine ;
Ce n’est plus comme au temps où votre chaste peine,
Délicieux encens, montait avec vos pleurs,
Quand Dieu vous consolait, quand vous viviez ailleurs.
Oh ! que la vie alors vous était plus facile !
Repoussé d’ici-bas, vous aviez votre asile
Et vous n’en sortiez plus. Quand votre amour doua
De beautés à plaisir l’ineffable Eloa,
On jonchait le sentier de cailloux et de verre,
Mais ses beaux pieds flottants ne touchaient point la terre.
Qu’importait à Moïse, admis au Sinaï,
Contemplant Jéhovah, d’être un moment trahi
Par Aaron, oublié par le peuple ? Et quand l’onde
Vengeresse noya d’un déluge le monde,
La colombe, choisie entre tous les oiseaux,
Messagère qu’un Juste envoyait sur les eaux,
Ne rencontrant partout que flot vaste et qu’abîme,
À défaut des hauts monts, du cèdre à verte cime,
À défaut des palmiers des bords de Siloé,
N’avait-elle pas l’arche et le doigt de Noé ?
Ainsi vous, Chantre élu. — Mais aujourd’hui tout change ;
La triste humanité monte à votre front d’ange ;
Afin de mieux remplir le message divin,
Vous avez dépouillé l’aile du Séraphin,
Et, laissant pour un temps le paradis des âmes,
Vous abordez la vie et le monde et les drames.
C’est bien ; là sont des maux, mille dégoûts obscurs,
Mille embûches sans nom en des antres impurs ;
Là, des plaisirs trompeurs et mortels au génie ;
Là, le combat douteux et longue l’agonie,

Mais aussi le triomphe immense, universel,
Et tout un peuple ému qui voit s’ouvrir le Ciel.
Et le Poëte saint, puisant au Jourdain même,
De poésie et d’art verse à tous le baptême,
Et partage à la foule, affamée à ses pieds,
Des pains, comme autrefois nombreux, multipliés.
Oh ! ne désertez pas cette belle espérance ;
Sans vous laisser dompter, souffrez votre souffrance ;
Les pieds meurtris, noyé d’une sueur de sang,
Gagnez votre couronne, et, toujours gravissant,
Surmontez les langueurs dont votre âme est saisie ;
Méritez qu’on vous dise Apôtre en poésie,
D’ailleurs, n’avez-vous pas, vous qui venez d’en haut,
Pour raffermir à temps votre cœur en défaut,
De longs ressouvenirs de vos premiers mystères,
Des élévations dans vos nuits solitaires,
De merveilleux parfums, sublimes, éthérés,
Dont vous rafraîchissez vos esprits altérés ?
Ainsi l’Ange d’Amour, qui veille au purgatoire
Près des âmes en deuil, et leur redit l’histoire
D’Isaac, de Joseph, de Jésus le Sauveur,
Pour hâter leur sortie à force de ferveur ;
Si cet Ange clément, consolateur des âmes,
Et pour elles vivant dans l’exil et les flammes,
Sent parfois dans son sein entrer l’âpre chaleur,
Et ses divines chairs mollir à la douleur,
Il se recueille, il prie : au même instant, son aile
Scintillante a reçu la rosée éternelle.

Et puis, un jour, — bientôt, — tous ces maux finiront,
Vous rentrerez au ciel, une couronne au front,
Et vous me trouverez, moi, sur votre passage,
Sur le seuil, à genoux, pèlerin sans message ;
Car c’est assez pour moi de mon âme à porter,

Et, faible, j’ai besoin de ne pas m’écarter,
Vous me trouverez donc en larmes, en prière,
Adorant du dehors l’éclat du sanctuaire,
Et, pour tâcher de voir, épiant le moment
Où chaque hôte divin remonte au firmament.
Et si, vers ce temps-là, mon heure est révolue,
Si le signe certain marque ma face élue,
Devant moi roulera la porte aux gonds dorés,
Vous me prendrez la main, et vous m’introduirez.

Novembre 1829.


XXVII

À MON AMI VICTOR PAVIE
LA HARPE ÉOLIENNE


traduit de Coleridge


Ô pensive Sara, quand ton beau front qui penche,
Léger comme l’oiseau qui s’attache à la branche,
Repose sur mon bras, et que je tiens ta main,
Il m’est doux, sur le banc tapissé de jasmin,
À travers les rosiers, derrière la chaumière,
De suivre dans le ciel les reflets de lumière,
Et tandis que pâlit la pourpre du couchant,
Que les nuages d’or s’écroulent en marchant,

Et que de ce côté tout devient morne et sombre.
De voir à l’Orient les étoiles sans nombre
Naître l’une après l’autre et blanchir dans l’azur,
Comme les saints désirs, le soir, dans un cœur pur.
À terre, autour de nous, tout caresse nos rêves ;
Nous sentons la senteur de ce doux champ de fèves ;
Aucun bruit ne nous vient, hors la plainte des bois,
Hors l’Océan paisible et sa lointaine voix
Au fond d’un grand silence ;

Au fond d’un grand silence ; — et le son de la Harpe,
De la Harpe en plein air, que suspend une écharpe
Aux longs rameaux d’un saule, et qui répond souvent
Par ses soupirs à l’aile amoureuse du vent.
Comme une vierge émue et qui résiste à peine,
Elle est si langoureuse à repousser l’haleine
De son amant vainqueur, qu’il recommence encor,
Et, plus harmonieux, redouble son essor.
Sur l’ivoire il se penche, et d’une aile enhardie
Soulève et lance au loin des flots de mélodie ;
Et l’oreille, séduite à ce bruit enchanté,
Croit entendre passer, de grand matin, l’été,
Les sylphes voyageurs, qui, du pays des fées,
Avec des ris moqueurs, des plaintes étouffées,
Arrivent, épiant le vieux monde au réveil.
Ô magique pays, montre-moi ton soleil,
Tes palais, tes jardins ! où sont tes Harmonies,
Elles, qui, dès l’aurore, en essaims réunies,
Boivent le miel des fleurs, et chantent, purs esprits,
Et font en voltigeant envie aux colibris ?
Ô subtile atmosphère, ô vie universelle
Dont, en nous, hors de nous, le flot passe et ruisselle ;
Âme de toute chose et de tout mouvement ;
Vaste éther qui remplis les champs du firmament :

Nuance dans le son et ton dans la lumière ;
Rhythme dans la pensée ; — impalpable matière ;
Oh ! s’il m’était donné, dès cet exil mortel,
De nager au torrent de ton fleuve éternel,
Je ne serais qu’amour, effusion immense ;
Car j’entendrais sans fin tes bruits ou ton silence !

Ainsi, de rêve en rêve et sans suite je vais ;
Ainsi, ma bien-aimée, hier encor je rêvais,
À midi, sur le bord du rivage, à mi-côte,
Couché, les yeux mi-clos, et la mer pleine et haute
À mes pieds, tout voyant trembler les flots dormants
Et les rayons brisés jaillir en diamants ;
Ainsi mille rayons traversent ma pensée ;
Ainsi mon âme ouverte et des vents caressée
Chante, pleure, s’exhale en vaporeux concerts,
Comme ce luth pendant qui flotte au gré des airs.

Et qui sait si nous-même, épars dans la nature.
Ne sommes pas des luths de diverse structure
Qui vibrent en pensers, quand les touche en passant
L’esprit mystérieux, souffle du Tout-Puissant ?

Mais je lis dans tes yeux un long reproche tendre,
Ô femme bien-aimée ; et tu me fais entendre
Qu’il est temps d’apaiser ce délire menteur.
Blanche et douce brebis chère au divin Pasteur.
Tu me dis de marcher humblement dans la voie ;
C’est bien, et je t’y suis ; et loin, loin, je renvoie
Ces vieux songes usés, ces systèmes nouveaux,
Vaine ébullition de malades cerveaux,
Fantômes nuageux, nés d’un orgueil risible ;
Car qui peut le louer, Lui, l’Incompréhensible,
Autrement qu’à genoux, abîmé dans la foi,

Noyé dans la prière ? — Et moi. — moi, — surtout moi,
Pécheur qu’il a tiré d’en bas, âme charnelle
Qu’il a blanchie ; à qui sa bonté paternelle
Permet de posséder en un loisir obscur
La paix, cette chaumière, et toi, femme au cœur pur !


Octobre 1829.


XXVIII

À MON AMI PAUL LACROIX
LES LARMES DE RACINE


Comme un lis penché par la pluie
Courbe ses rameaux éplorés,
Si la main du Seigneur vous plie,
Baissez votre tête et pleurez :
Une larme à ses pieds versée
Luit plus que la perle enchâssée
Dans son tabernacle immortel ;
Et le cœur blessé qui soupire
Rend des sons plus doux que la lyre
Sous les colonnes de l’autel.

Lamartine.


Pour moi, je prête d’oreille aux sons que rendent les âmes saintes avec plus de respect qu’à la voix du Génie.
L’abbé Gerbet.


Racine qui veut pleurer viendra à la profession de la sœur Lalie.
Madame de Maintenon.


Jean Racine, le grand poëte,
Le poëte aimant et pieux,
Après que sa lyre muette
Se fut voilée à tous les yeux,

Renonçant à la gloire humaine,
S’il sentait en son âme pleine
Le flot contenu murmurer,
Ne savait que fondre en prière,
Pencher l’urne dans la poussière
Aux pieds du Seigneur, et pleurer.

Comme un cœur pur de jeune fille
Qui coule et déborde en secret,
À chaque peine de famille,
Au moindre bonheur, il pleurait ;
À voir pleurer sa fille aînée ;
À voir sa table couronnée
D’enfants et lui-même au déclin ;
À sentir les inquiétudes
De père, tout causant d’études
Les soirs d’hiver avec Rollin ;

Ou si dans la sainte patrie,
Berceau de ses rêves touchants,
Il s’égarait par la prairie
Au fond de Port-Royal des Champs,
S’il revoyait du cloître austère
Les longs murs, l’étang solitaire,
Il pleurait comme un exilé ;
Pour lui, pleurer avait des charmes
Le jour que mourait dans les larmes
Ou La Fontaine ou Champmeslé.

Surtout ces pleurs avec délices
En ruisseaux d’amour s’écoulaient,
Chaque fois que sous des cilices
Des fronts de seize ans se voilaient,
Chaque fois que des jeunes filles,

Le jour de leurs vœux, sous les grille
S’en allaient aux yeux des parents ;
Et foulant leurs bouquets de fête,
Livrant les cheveux de leur tête,
Épanchaient leur âme à torrents.

Lui-même il dut payer sa dette.
Au temple il porta son agneau :
Dieu marquant sa fille cadette
La dota du mystique anneau.
Au pied de l’autel avancée
La douce et blanche fiancée
Attendait le divin Époux ;
Mais, sans voir la cérémonie,
Parmi l’encens et l’harmonie
Sanglotait le père à genoux.

Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
Pareils à ceux qu’en sa ferveur
Magdeleine la pécheresse
Répandit aux pieds du Sauveur ;
Pareils aux flots de parfum rare
Qu’en pleurant la sœur de Lazare
De ses longs cheveux essuya ;
Pleurs abondants comme les vôtres,
Ô le plus tendre des Apôtres,
Avant le jour d’Alleluia !

Prière confuse et muette,
Effusion de saints désirs !
Quel luth se fera l’interprète
De ces sanglots, de ces soupirs ?
Qui démêlera le mystère
De çe cœur qui ne peut se taire

Et qui pourtant n’a point de voix ?
Qui dira le sens des murmures
Qu’éveille à travers les ramures
Le vent d’automne dans les bois ?

C’était une offrande avec plainte
Comme Abraham en sut offrir ;
C’était une dernière étreinte
Pour l’enfant qu’on a va nourrir ;
C’était un retour sur lui-même,
Pécheur relevé d’anathème,
Et sur les erreurs du passé ;
Un cri vers le Juge sublime
Pour qu’en faveur de la victime
Tout le reste fût effacé.

C’était un rêve d’innocence,
Et qui le faisait sangloter,
De penser que, dès son enfance,
Il aurait pu ne pas quitter
Port-Royal et son doux rivage,
Son vallon calme dans l’orage,
Refuge propice aux devoirs :
Ses châtaigniers aux larges ombres ;
Au dedans, les corridors sombres,
La solitude des parloirs.

Oh ! si les yeux mouillés encore,
Ressaisissant son luth dormant,
Il n’a pas dit à voix sonore
Ce qu’il sentait en ce moment ;
S’il n’a pas raconté, Poëte,
Son âme pudique et discrète,
Son holocauste et ses combats,

Le Maitre qui tient la balance
N’a compris que mieux son silence ;
Ô mortels, ne le blâmez pas !

Celui qu’invoquent nos prières
Ne fait pas descendre les pleurs
Pour étinceler aux paupières,
Ainsi que la rosée aux fleurs ;
Il ne fait pas sous son haleine
Palpiter la poitrine humaine
Pour en tirer d’aimables sons ;
Mais sa rosée est fécondante,
Mais son haleine immense, ardente,
Travaille à fondre nos glaçons.

Qu’importe ces chants qu’on exhale,
Ces harpes autour du saint lieu ;
Que notre voix soit la cymbale
Marchant devant l’arche de Dieu ;
Si l’âme trop tôt consolée,
Comme une veuve non voilée,
Dissipe ce qu’il faut sentir ;
Si le coupable prend le change,
Et, tout ce qu’il paie en louange,
S’il le retranche au repentir ?



XXIX

À MON AMI M. P. MÉRIMÉE


....May my fears
My filial fears be vain !

Coleridge.


Ainsi, plongé longtemps au plus bas de l’abîme,
Enfermé dans la fosse où je niais le Ciel,
Ainsi le repentir descendait sur mon crime,
Et je sortais vivant, pareil à Daniel !

Ainsi, pauvre Joseph, du fond de ma citerne
Appelant vainement mes frères par leurs noms,
Puis vendu comme esclave, et dans une caverne
Mêlé, pâtre moi-même, à d’impurs compagnons,

Cru mort de tous, pleuré de ma tribu chérie,
Ainsi l’ombre sortait un jour de mon chemin ;
Dieu disait de couler à la source tarie ;
Et j’embrassais encor Jacob et Benjamin !

Aujourd’hui donc, heureux dans l’humaine misère,
Dans le sentier du bien remonté par degrés,
De peur de retomber (car mon âme est légère)
Je veille sur mes sens, et les tiens entourés.

Du mal passé je crains de réveiller la trace :
Une sainte amitié m’enchaîne sous sa loi ;
L’art occupe mon cœur, ne laissant jour ni place
Aux funestes pensers d’arriver jusqu’à moi.


Je m’accoutume en paix aux voluptés tranquilles ;
Quand la ville et ses bruits m’importunent, j’en sors ;
Tantôt, près de Paris, la Marne et ses presqu’îles,
Solitaire pieux, m’égarent sur leurs bords :

Tantôt, pour épuiser mon fond d’inquiétude,
Je vais ; le Rhin au pied de ses coteaux pendants
M’emporte ; et du séjour avec la solitude
Je reviens chaque fois plus paisible au dedans.

Et mon vœu le plus cher serait, on peut le croire,
D’abjurer à l’instant orgueil et vanité,
De n’être plus de ceux qui luttent pour la gloire,
Mais de cacher mon nom sous un toit écarté,

Où mon plus haut rosier montant à ma fenêtre
Rejoindrait le jasmin qui viendrait au-devant ;
Où je respirerais l’esprit divin du Maître
Dans le bouton en fleur, dans la brise et le vent ;

Où, vers le soir, à l’heure où la terre est muette,
Près de ma bien-aimée, en face du couchant,
Entendant, sans la voir, le chant de l’alouette,
Je dirais : « Douce amie, écoutons bien ce chant ;

« C’est ainsi que la voix du bonheur nous arrive,
« Peu bruyante, lointaine et nous venant du ciel ;
« Il faut qu’à la saisir l’âme soit attentive,
« Que tout fasse silence en notre cœur mortel. »

Or, pour qui ne souhaite ici-bas pour lui-même
Que la paix du dedans, et n’a point d’autre vœu
Sinon qu’au genre humain, à ses frères qu’il aime,
S’étende cette paix, — pour celui-là, mon Dieu !


Il est amer et triste, à l’heure où son cœur prie,
Et dans l’effusion des plus secrets moments,
D’entendre à ses côtés les pleurs de la patrie,
Des clameurs de colère et des gémissements ;

Il est dur que toujours un destin nous rentraîne
Aux civiques combats qu’on croyait achevés,
De voir aux passions s’ouvrir encor l’arène
Et s’enfuir la concorde et le bonheur rêvés !

Rien qu’à ce seul penser, tout ce qu’en moi j’apaise
Est prêt à s’irriter ; la haine me reprend ;
Et pour qui veut guérir, toute haine est mauvaise ;
Et pourtant je ne puis rester indifférent !

Oh ! meurent les soupçons ! oh ! Dieu nous garde encore
De ces duels armés entre un peuple et son Roi !
Sous les soleils d’Août dont la chaleur dévore,
Le sang bouillonne vite, et nul n’est sûr de soi[5].

J’ai, dès mes jeunes ans, palpité pour la France ;
À l’aigle du tonnerre, enfant, je m’attachai ;
Loin des jeux, l’œil en pleurs, le suivant avec transe,
Quand il tomba du ciel, longtemps je le cherchai.

Waterloo me noya dans des larmes amères ;
Mes nuits se consumaient à recréer ces temps,
Ces temps si glorieux, si détestés des mères,
Et dont, moi, j’avais vu les spectacles flottants.


La Liberté bientôt m’étala ses miracles ;
Le reste s’abaissa, je m’élançai plus haut ;
Et, repoussant du pied le présent plein d’obstacles,
J’allai tendre la main aux morts de l’échafaud.

Nobles morts ! cœurs à l’aise au milieu des tempêtes !
Poëte à l’archet d’or, Vierge au sanglant poignard[6],
Vous tous qui m’appeliez comme un frère à vos fêtes,
Que me demandiez-vous ? j’étais venu trop tard !

Ces éclats n’allaient plus à nos mornes journées ;
J’étouffais, je cherchais de larges horizons ;
Partout au fond de moi grondaient mes destinées…
Un soir, je vis un luth, et j’en tirai des sons ;

Et, comme aux saints accords d’une harpe bénie
S’apaisait de Saül le tourment insensé,
Ainsi mes sens émus rentraient en harmonie,
Et le démon de guerre et de sang fut chassé.

Depuis lors, plus heureux, bien que parfois je pleure,
Abandonnant mon âme à de secrets penchants,
Remis des passions, croyant la paix meilleure,
Je console mes jours en y mêlant des chants.

Si, dès les premiers pas, quelque faiblesse impure,
Quelque délire encor, m’a dans l’ombre entraîné,
Je ne m’en souviens plus, j’ai lavé la souillure ;
Mon seuil est désormais sans tache et couronné.

Faut-il m’en arracher ? et d’où ces cris sinistres,
Qui sortent tout à coup du pays ébranlé ?

La vieille dynastie, en proie à ses ministres,
A, dans un jour fatal, de dix ans reculé !

Tout se rouvre et tout saigne ; — ô Roi digne de plainte,
Vieillard qui veux le bien et, courbé devant Dieu,
Cherches en tes conseils l’inspiration sainte,
Ô Roi, qu’as-tu donc fait pour la trouver si peu ?

Prêtres qui l’entourez, et dans d’obscures trames
Enchaînez sa vieillesse à vos vœux d’ici-bas,
N’avez-vous point assez du service des âmes ?
Le Siècle est, dites-vous, impie ; — il ne l’est pas ;

Il est malade, hélas ! il soupire, il espère ;
Il sort de servitude, implorant d’autres cieux ;
Vers les lieux inconnus que lui marqua son Père,
Il s’avance à pas lents et comme un fils pieux ;

Il garde du passé la mémoire fidèle
Et remporte au désert ; — dès qu’on lui montrera
Un temple où poser l’arche, une enceinte nouvelle,
Tombant la face en terre, il se prosternera !


Décembre 1829.


FIN DES CONSOLATIONS


POÉSIES DIVERSES


Les trois pièces suivantes sont assez dans le ton des Consolations pour qu’on les puisse placer ici.


I


Dans un article inséré à la Revue des Deux-Mondes, sur M. de Lamartine, pendant son voyage en Orient (juin 1852), on lisait : « L’absence habituelle où M. de Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France, durant les dernières années de la Restauration, le silence prolongé qu’il garda après la publication de son Chant d’Harold, firent tomber les clameurs des critiques, qui se rejetèrent sur d’autres poètes plus présents : sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu’il revint au commencement de 1830 pour sa réception à l’Académie française et pour la publication de ses Harmonies, il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C’est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a taché de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poète, en les entourant de traits qui peuvent le peindre. — À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d’ami durant le voyage. »


Un jour, c’était au temps des oisives années,
Aux dernières saisons, de poésie ornées
Et d’art, avant l’orage où tout s’est dispersé,
Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
Avec les rois déchus, les trônes à la nage,

A pour longtemps noyé plus d’un secret ombrage,
Silencieux bosquets mal à propos rêvés,
Terrasses et balcons, tous les lieux réservés,
Tout ce Delta d’hier, ingénieux asile,
Qu’on devait à quinze ans d’une onde plus facile !

De retour à Paris après sept ans, je crois,
De soleils de Toscane ou d’ombre sous tes bois,
Comptant trop sur l’oubli, comme durant l’absence,
Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Étendait un rameau que tu n’espérais pas :
L’écho te renvoyait tes paroles aimées ;
Les moindres des chansons anciennement semées ;
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard :
Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son âme.
Non, jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
Jamais antique bois où tu reviens asseoir,
Milly, ses sept tilleuls ; Saint-Point, ses deux collines,
N’ont envahi ton cœur de tant d’odeurs divines,
Amassé pour ton front plus d’ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré !

Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine,
Sans laisser d’autre ivresse à ta lèvre sereine
Qu’un sourire suave, à peine s’imprimant ;
Ton œil étincelait sans éblouissement,
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !

Puis, comme l’homme aussi se trouve au fond de tout,
Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.

— Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
Le tes félicités repoussant l’amertume,
Un geste vers le seuil qu’ensemble nous passions :
« Hélas ! t’écriais-tu, ces admirations,
« Ces tributs accablants qu’on décerne au génie,
« Ces fleurs qu’on fait pleuvoir quand la lutte es finie,
« Tous ces yeux rayonnants éclos d’un seul regard,
« Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard !
« Le dieu qu’on inaugure en pompe au Capitole,
« Du dieu jeune et vainqueur n’est souvent qu’une idole !
« L’âge que vont combler ces honneurs superflus,
« S’en repaît, — les sent mal, — ne les mérite plus !
« Oh ! qu’un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
« Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
« M’eût été dû plutôt à l’âge efflorescent,
« Où Jeune, inconnu, seul avec mon vœu puissant,
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
« Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
« Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
« Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs ;
« Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
« Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde !
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
« Devaient m’échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Échappa, comme une onde au caprice laissée ;
Mais ce qu’ainsi ta bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l’a depuis médité.

Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poëte !
La jeunesse emportée et d’humeur indiscrète
Est la meilleure encor : sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte eu nous

De vil et d’immortel : dans l’ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête :
L’encens monte et jaillit ! Elle a foi dans son vœu :
Elle ose la première à l’avenir en feu,
Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s’initie,
Lire ce que l’éclair lance de prophétie.
Oui, la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans, meurt, ou ne peut sortir,
Et devient comme une âme en prison dans la nôtre ;
La moitié de la vie est le tombeau de l’autre ;
Souvent tombeau blanchi, sépulcre décoré,
Qui reçoit le banquet pour l’hôte préparé.
C’est notre sort à tous ; tu l’as dit, ô grand homme !
Eh ! n’étais-tu pas mieux celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons, et qui remplis nos cœurs,
Quand par de la les monts d’où fondent les vainqueurs,
Dès les jours de Wagram, tu courais l’Italie,
De Pise à Nisita promenant ta folie,
Essayant la lumière et l’onde dans ta voix,
Et chantant l’oranger pour la première fois ?
Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu’à regret rompant les voyages chéris,
Retombé de Pestum aux étés de Paris,
Passant avec Jussieu[7] tout un jour à Vincennes
À tailler en sifflets l’aubier des jeunes chênes ;
De Talma, les matins, pour Saül, accueilli ;
Puis retournant cacher tes hivers à Milly,
Tu condamnais le sort, — oui, dans ce temps-là même,
(Si tu ne l’avais dit, ce serait un blasphème),
Dans ce temps, plus d’amour enflait ce noble sein,

Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin,
Plus de germes errants pleuvaient de ta colline,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine !
C’est la loi : tout poëte à la gloire arrivé,
À mesure qu’au jour son astre s’est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes !
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
Avant que ces passants, ces voisins, nos entours,
Aient eu le temps d’aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l’espace
Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
Quand son premier rayon a jusqu’à nous percé,
Et qu’on dit : Le voilà, s’est peut-être éclipsé !

Ainsi d’abord pensais-je ; armé de ton oracle,
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle :
Je niais son midi manifeste, éclatant,
Redemandant l’obscur, l’insaisissable instant.
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée,
D’une vue au matin plus fraîche et ranimée,
Ce tableau d’un poëte harmonieux, assis
Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
Calme, abondant toujours, le cœur plein, sans orage,
Chantant Dieu, l’univers, les tristesses du sage,
L’humanité lancée aux océans nouveaux,
— Alors je me suis dit : Non, ton oracle est faux,
Non, tu n’as rien perdu ; non, jamais la louange,
Un grand nom, — l’avenir qui s’entr’ouvre et se range, —
Les générations qui murmurent : C’est Lui !
Ne furent mieux de toi mérités qu’aujourd’hui.
Dans sa source et son jet, c’est le même génie :
Mais de toutes les eaux la marche réunie,
D’un flot illimité qui noierait les déserts.
Égale, en s’y perdant, la majesté des mers.

Tes Jeux intérieurs sont calmés, tu reposes ;
Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L’or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi,
T’ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
Répandant la douceur, l’aumône et l’indulgence.
Ton noble accueil enchante, orné de négligence.
Tu sais l’âge où tu vis et ses futurs accords ;
Ton œil plane ; ta voile, errant de bords en bords,
Glisse au cap de Circé, luit aux mers d’Artémise ;
Puis l’Orient t’appelle, et sa terre promise,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons !
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Peinture, hymne, lumière immensément versée,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !…

Oh ! non, tout n’était pas dans l’éclat des cheveux,
Dans la grâce et l’essor d’un âge plus nerveux,
Dans la chaleur du sang qui s’enivre ou s’irrite !
Le Poëte y survit, si l’Âme le mérite :
Le Génie au sommet n’entre pas au tombeau,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau !


II


On lit au chapitre XXI du roman de Volupté les vers suivants :


Un mot qu’on me redit, mot léger, mais perfide,
Te contriste et te blesse, ô mon Âme candide ;
Ce mot tombé de loin, tu ne l’attendais pas :

Fuyant, jeune, l’arène et ta part aux ébats,
Soustraite à tous jaloux en ta cellule obscure,
Il te semblait qu’on dût t’y laisser sans injure,
Et qu’il convenait mal au parvenu puissant,
Quand on se tait sur lui, d’aller nous rabaissant.
Comme si, dans sa brigue, il lui restait encore
Le loisir d’insulter à l’oubli que j’adore !
Tu te plains donc, mon Âme ! — Oui… mais attends un peu ;
Avant de t’émouvoir, avant de prendre feu
Et de troubler ta paix pour un long jour peut-être,
Rentrons en nous, mon Âme, et cherchons à connaître
Si, purs du vice altier qui nous choque d’abord,
Nous n’aurions pas le nôtre, avec nous plus d’accord,
Car ces coureurs qu’un Styx agite sur ses rives,
Au festin du pouvoir ces acharnés convives,
Relevant d’un long jeûne, étonnés, et collant
À leur sueur d’hier un velours insolent[8]
Leurs excès partent tous d’une fièvre agissante ;
Une plus calme vie aisément s’en exemple :
Mais les écueils réels de cet autre côté
Sont ceux de la paresse et de la volupté.
Les as-tu fuis, ceux-là ? Sonde-toi bien, mon Âme ;
Et si, sans chercher loin, tu rapportes le blâme,
Si, malgré ton timide effort et ma rougeur,
La nef dormit longtemps en un limon rongeur,
Si la brise du soir assoupit trop nos voiles,
Si la nuit bien souvent eut pour nous trop d’étoiles,
Si jusque sous l’Amour, astre aux feux blanchissants,
Des assauts ténébreux enveloppent mes sens,
Ah ! plutôt que d’ouvrir libre cours à ta plainte

Et de frémir d’orgueil sous quelque injuste atteinte.
Ô mon Âme, dis-toi les vrais points non touchés :
Redeviens saine et sainte à ces endroits cachés ;
Et, quand tu sentiras ta guérison entière,
Alors il sera temps, Âme innocente et fière,
D’opposer ton murmure aux propos du dehors :
Mais à cette heure aussi, riche des seuls trésors,
Maîtresse de ta pleine et douce conscience,
Le facile pardon vaincra l’impatience.
Tu plaindras nos puissants d’être peu généreux ;
Leur dédain, en tombant, t’affligera sur eux,
Et, si quelque amertume en toi s’élève et crie,
Ce sera pure offrande à ce Dieu que tout prie !


III


Southey adressait la pièce suivante à l’un de ses amis qu’il désigne sous le nom de William, et qui était athée comme le Wolmar de la Nouvelle Héloïse ; ce qui m’a fait substituer ce dernier nom.


L’AUTOMNE


imité de l’anglais de Southey


Non, cher Wolmar, non pas ! Pour moi, l’année entière,
Dans sa succession muable et régulière,
Ne m’offre tour à tour que diverses beautés,
Toutes en leur saison. — Au déclin des étés,
Ce feuillage, là-bas, dont la frange étincelle,
Et qui, plus jaunissant, rend la forêt plus belle

Quand un soleil oblique y prolonge ses feux,
Tout ce voile enrichi ne présente à tes yeux
Que l’hiver, — l’hiver morne, aride. En ta pensée
Se dresse tout d’abord son image glacée :
Tu vois d’avance au loin les bois découronnés,
Dans chaque arbre un squelette aux longs bras décharnés ;
Plus de fleurs dont l’éclat au jour s’épanouisse ;
Plus d’amoureux oiseaux dont le chant réjouisse ;
La Nature au linceul épand un vaste effroi. —
Pour toi quand tout est mort, Ami, tout vit pour moi :
Ce déclin que l’Automne étale avec richesse
Me parle, à moi, d’un temps de fête et d’allégresse,
Du meilleur de nos jours, — alors qu’heureux enfants,
Sur les bancs de la classe, en nos vœux innocents,
Les feuilles qui tombaient ne nous disaient encore
Que le très-doux Noël et sa prochaine aurore.
Pour tout calendrier j’avais ma marque en bois ;
Et, comptant les jours recomptés tant de fois,
Vite, chaque matin, j’y rayais la journée,
Impatient d’atteindre à l’aube fortunée, —
Pour toi, dans ses douceurs la mourante saison
N’est qu’un affreux emblème, et le dernier gazon
Te rappelle celui de la tombe certaine,
Durant ce long hiver où va la race humaine,
Tu vois l’homme écrasé, débile, se traînant
Sous le faix, et pourtant à vivre s’acharnant ;
Car cette vie est tout. Pour moi, ces douces pentes
Me peignent le retour des natures contentes,
L’heureux soir de la vie, — un esprit calme et sûr
Qui, pour la fin des ans, réserve un fruit plus mûr ;
Dans un œil languissant je crois voir l’étincelle,
Un céleste rayon d’espérance fidèle,
La jeunesse du cœur et la paix du vieillard. —
Tout, pour toi, dans ce monde est ténèbres, hasard :

Un grand principe aveugle, un mouvement sans cause
Anime tour à tour et détruit chaque chose ;
Par tous les éléments, sous les eaux, dans les airs,
Chaque être en tue un autre : ainsi vit l’Univers ;
Et dans ce grand chaos, bien plus chaos lui-même,
L’homme, insondable sphinx, ajoute son problème,
Crime et misère, en lui, qui se donnent la main :
La douleur ici-bas, et point de lendemain —
Oh ! ma croyance, Ami, que n’est-elle la tienne !
Que n’as-tu, comme moi, l’espoir qui te soutienne,
Qui te montre la vie en germe dans la mort,
Le mal à se détruire épuisant son effort !
Dans la confuse nuit où l’orage nous laisse,
Que ne découvres-tu l’Étoile de promesse,
Qui ramène l’errant vers le bercail chéri !
Alors, Ami blessé, ton cœur serait guéri :
Chaque vivant objet, que la trame déploie,
Te rendrait un écho d’harmonie et de joie ;
Et soumis, adorant, lu sentirais partout
Dieu présent et visible, et tout entier dans tout !



JUGEMENTS DIVERS ET TÉMOIGNAGES

sur

LES CONSOLATIONS












JUGEMENTS DIVERS ET TÉMOIGNAGES


Je ferai ici comme j’ai fait au sujet de Joseph Delorme, je rassemblerai les preuves tant publiques que particulières de l’impression que produisit quand il parut en 1850, dans les derniers mois de la Restauration, et comme un dernier fruit de cette époque d’activité intellectuelle, de loisir et de rêve, le Recueil des Consolations.

Le journal le Globe, auquel j’avais appartenu dès l’origine, mais dont je m’étais un peu séparé depuis ma liaison avec l’école poétique de Victor Hugo et par mes propres essais trop marqués, donna, à la date du lundi 15 mars 1830, un extrait du Recueil, en le faisant précéder de ces lignes bienveillantes qui renfermaient un premier jugement :


« Il y a un an environ, il parut un livre de poésies, tableau déchirant des souffrances morales d’un pauvre jeune étudiant mourant à la fois de langueur et de travail ; tantôt appelé par la tendresse de son âme aux rêveries les plus douces et les plus élevées, tantôt rabaissé par le malheur et par La vie des amphithéâtres et des hôpitaux à un sensualisme ironique, et amoureux de la laideur par amertume contre l’humanité. Ici les mystérieuses délicatesses d’un amour religieux et pur, là les ivresses insensées d’un plaisir sans choix, se disputaient cette âme de poëte ; et par-dessus tout cela le doute, ou plutôt le désespoir d’une incrédulité savante et réfléchie, avec toutes les angoisses de la mauvaise fortune. Dans les salons dorés, au milieu des élégances aisées d’une vie sans privation et sans contrainte, ce livre fut accueilli comme œuvre de mauvais ton : il fut reçu avec enthousiasme dans les rangs de cette classe moyenne que notre système politique provoque à toutes les ambitions, et qui rencontre partout pour s’élever des obstacles toujours cruels, souvent infranchissables, contre lesquels s’use la vie et le génie même. Une analyse profonde, une recherche un peu systématique, mais cependant toujours vraie, des plus humbles détails, un style grave et tendu, chargé de couleurs toujours étincelantes, quoique quelquefois se heurtant ou s’éteignant dans le vague, une harmonie douloureuse, si je peux m’exprimer ainsi, ébranlèrent toutes les imaginations rêveuses et maladives. Les esprits froids se vengèrent par la raillerie d’une exaltation qui les humilie toujours. Quelques affectations de manière et de versification leur donnèrent beau jeu, et il fut convenu, parmi les élégants et les académiciens, que rien de ce petit livre n’était ni de bon sens ni de bon style. Cependant bientôt le vent a changé, la faveur est revenue au poëte pour ses rêves et ses folies de douleur aux lieux d’où naguère il était banni comme immoral. Le voici aujourd’hui suivant, libre et sincère, le progrès de son esprit, dépouillant sa maladive incrédulité, et s’élançant presque consolé dans le sein d’un mysticisme à moitié philosophique et à moitié chrétien. Ce n’est pas encore la foi ni la piété, mais c’est déjà le désir et l’aspiration à Dieu : c’est l’heure de passage de la vie telle que nous la vivons, faibles et corrompus, à la vie telle que nous devrions la vivre, purs et saints, sous la garde d’une religion qui malheureusement ne répond plus ni aux besoins de notre cœur, ni aux convictions de notre intelligence. Nous n’avons certes aujourd’hui ni l’envie ni la prétention de juger. Ce livre des Consolations enferme d’assez hautes et profondes idées, une poésie assez originale, pour qu’il faille le méditer : il fera bien lui-même son sort sans l’appui des amitiés. Plus tard nous le reprendrons avec charme et profit. En ces temps de passion et de colère, à la veille peut-être de misérables mais cependant cruelles agitations, il y a plaisir à se reposer sur de grandes pensées d’art et de religion, exprimées avec énergie, grâce et douceur.

« Nous choisissons comme extrait les deux pièces suivantes, qui





Fes sous semblent assez bien faire comprendre l’esprit de tout le livre. Nous ne saurions trop recommander aux lecteurs que cette amorce tentera de bien lire chaque pièce en situation, comme on dit au théâtre, c’est-à-dire à sa place dans l’ouvrage ; car il en est des Consolations comme des Poésies de Delorme : c’est le roman d’une idée ou d’un sentiment, marchant et se développant par accès lyriques, par fantaisies détachées, mais cependant toutes parfaitement coordonnées au but de l’ensemble. »


Le Globe citait ensuite la pièce IX du Recueil :

Ami, soit qu’emporté de passions sans nombre… ;

et la pièce XVII tout entière :

Ma barque est tout à l’heure aux bornes de la vie…

L’article d’examen et de fond ne parut que le vendredi 7 mai, il était signé O, et de la plume de cet homme d’esprit, M. Duvergier de Hauranne, qui partageait alors entre la littérature et la politique son actif intérêt et sa sagacité vigilante. Rien, dans ce qui a suivi, ne saurait me faire oublier ce qu’à la plus belle heure de ma jeunesse j’ai dû d’encouragement et de douceur à l’indulgent suffrage d’un critique exact et probe que l’amitié elle-même d’ordinaire ne fléchissait pas. Je donnerai cet article tout entier comme un de mes titres d’honneur :


« Il y a quelques aunées, une réputation de poëte se gagnait en France à bon marché. On apprenait en seconde ou en rhétorique à faire des vers ; puis, maître de la césure et de la rime, on cherchait dans les livres quelque lieu commun de morale philosophique, ou dans la nature quelque sujet banal de description. Cela fait, on se mettait à son bureau, et il n’est pas qu’après s’être cinq ou six heures passé la main sur le front, on n’en tirât à la fin une centaine de vers raisonnables et corrects. Quand on n’aspirait qu’à l’épître vu à la satire, deux ou trois séances suffisaient. On les multipliait si l’on voulait s’élever à la tragédie ou au poëme épique ; car, entre les unes et les autres, ce n’était à vrai dire qu’une différence de longueur et de temps. Venaient ensuite les lectures confidentielles d’abord, puis l’Almanach des Muses, puis l’impression ou la représentation ; épreuves plus effrayantes que dangereuses, et dont, à l’aide de quelques précautions, on se tirait avec honneur. Ainsi paisiblement et sans bruit une renommée grandissait, jusqu’à ce qu’elle reçût enfin de l’Académie une éclatante sanction.

« Aujourd’hui les choses se passent moins bien. D’un côté, les poëtes que nous venons de décrire ont singulièrement baissé dans l’opinion ; de l’autre, ceux qui voudraient les remplacer n’avancent dans la carrière qu’à la sueur de Leur front. Il est en effet bon nombre de gens encore pour qui la poésie est tout entière dans les mots, Prenez les sentiments les plus insignifiants, les images les plus ternes ; puis, que dans des lignes régulièrement mesurées et rimées ces sentiments et ces images se déguisent en périphrases pompeuses, ou s’habillent de sonores épithètes ; et, pourvu qu’il n’y ait rien dans tout cela de trop nouveau, ces gens-là battront des mains et vous proclameront poëte. Mais pour ces mouvements secrets de l’âme qui se traduisent en paroles simples et littérales, pour ces brillantes créations de l’esprit qui impriment au style leur forme et leur couleur, n’attendez de telles gens ni grâce ni indulgence. Parce qu’ils ne sentiront pas, ils nieront qu’il y ait sentiment ; parce qu’ils ne comprendront pas, qu’il y ait pensée.

« Ainsi l’on a fait quand les Consolations ont paru. Par un travers assez rare dans notre vieille école poétique, l’auteur sent à sa manière et écrit conne il sent ; de plus le mètre n’est pour lui que le moyen, non le but. Triste et souffrant, il a donc fait un livre empreint d’un bout à l’autre de tristesse et de souffrance. Toutes ces choses sont dans un certain monde de mauvais exemple et de mauvais goût. Aussi les a-t-on tout d’abord déclarées artificielles et systématiques. Pour nous, nous l’avouons, si jamais œuvre nous parut émanée d’un sentiment véritable et profond, c’est celle que nous annonçons. Que ce sentiment déplaise, nous le concevons ; qu’on le trouve mal on faiblement exprimé, nous le concevons encore : mais il y a, ce nous semble, étrange aveuglement à le nier, ou plutôt il y a parti pris. Car si la petite église poétique à laquelle fait profession d’appartenir l’auteur des Consolations a d’extravagants sectateurs, elle a des ennemis qui ne sont guère plus sages. Pour les uns, tout est admirable et sublime ; tout est, pour les autres, absurde et ridicule. Mais au milieu se trouve un public impartial et sincère qui, sans fermer les yeux sur les défauts, ne demande qu’à goûter les beautés, publie jeune en général, et que n’égarent ni de vieux ni de nouveaux préjugés. C’est à ce public que nous essaierons de parler.

« On se souvient d’un modeste volume qui parut l’an dernier sous le titre de Poésies de Joseph Delorme. Ce volume, où il y avait beaucoup à louer et beaucoup à reprendre, fut, comme il arrive toujours, fort diversement jugé. Ceux qui prirent la peine de le lire en entier y trouvèrent, en général, une rare originalité, et tous les germes d’un talent qui devait se développer et grandir. Ceux, au contraire, qui ne le connurent que par deux ou trois pièces choisies maladroitement où à mauvaise intention, déclarèrent l’auteur indigne de tout examen sérieux. Cet auteur est encore celui des Consolations, et, quand il ne l’avouerait pas dans sa préface, de l’un à l’autre de ces ouvrages il y a filiation évidente : ce sont en quelque sorte le premier et le second chapitre d’un roman qui est encore loin d’être fini. Joseph Delorme, en un mot, exprime un certain état de l’âme ; les Consolations, un autre état de la même âme ; mais chacun des deux volumes n’en exprime qu’un seul. De là, si on veut le comprendre et le sentir, la nécessité, cette fois comme l’autre, de lire toutes les pièces dans leur ordre. Isolées, elles perdent leur sens, ou seulement mises hors de leur place : ce ne sont plus alors que des fragments séparés d’une œuvre qui se lie ; ce ne sont plus que les membres disjoints d’un corps qui se tient. Il y a dans cette manière de procéder quelque chose d’un peu lent et peut-être d’assez monotone, mais qui ne manque pas de charme. On aime à suivre cette pensée unique à travers tous ses détours et sous toutes ses transformations ; à la voir avancer doucement, puis se replier sur elle-même, puis avancer de nouveau. Ainsi elle se produit bien plus complète, elle se développe bien plus large que si, conçue par un esprit vif et encadrée dans cinq ou six strophes, elle y brillait un moment pour disparaître après.

« Nous avons dû commencer par cette observation, parce qu’elle est capitale. Elle explique comment des esprits judicieux et droits se sont complétement mépris sur le livre de M. Sainte-Beuve ; elle nous explique à nous-même comment, éprouvant d’abord peu de sympathie pour son talent, nous nous sommes par degrés laissé prendre et entraîner. Une poésie un peu intime a d’ailleurs besoin, même chez le lecteur, de solitude et de méditation. Jetée comme délassement au milieu des préoccupations politiques, ou prise après dîner pour stimuler la langueur d’une conversation qui ennuie, comment pourrait-elle être sentie ?

« Maintenant disons quel est le sujet des Consolations. Joseph Delorme nous avait montré un pauvre jeune homme doué de belles facultés, mais brisé par le malheur, aigri par la pauvreté, égaré par le désespoir, mélange douloureux de sentiments élevés et de basses fantaisies, rêvant un monde meilleur, et remuant avec joie toutes les fanges de la vie ; repoussant l’idée de Dieu, et incessamment poursuivi de la pensée du suicide. Ici le désespoir a fait place à une douce tristesse, l’impiété s’est convertie en un vague sentiment religieux. Vous vous souvenez des admirables leçons où M. Cousin nous a si bien peint l’état singulier de ces âmes qui, par dégoût du scepticisme, se jettent dans le mysticisme, et l’embrassent avec amour. Eh bien ! on pourrait dire que les Poésies de Joseph Delorme et les Consolations sont les deux chaînons qui unissent l’un à l’autre. Le scepticisme, dans Joseph Delorme, n’était pas encore parti, mais il s’en allait. Le mysticisme, dans les Consolations, n’est pas encore venu, mais il vient. Ce n’est point l’orgueilleuse et triste incrédulité de lord Byron, encore moins la foi paisible et pure de M. de Lamartine : c’est un état bien plus commun aujourd’hui, état d’incertitude et de transition, penchant vers la philosophie par l’esprit, vers la religion par le cœur, ne croyant pas, mais aspirant à croire. En un mot, pour parler comme l’auteur, la maladie commence à céder, et c’est à la poésie d’abord, c’est surtout à l’amitié qu’il en est redevable. Aussi dans cette nouvelle phase de son existence la poésie et l’amitié sont-elles intimement unies. Chaque morceau du recueil porte le nom d’un ami, non par une vaine affectation, mais parce que le souvenir de cet ami était en effet présent, lorsque le morceau a été composé. Et si, parmi ces noms, il en est un qui revient sans cesse, c’est que celui que ce nom désigne n’est jamais absent de la pensée de l’auteur, c’est que, plus que personne, cet ami a su décider en lui la crise dont il se réjouit. Nous savons tout ce que peuvent prêter au ridicule ce dévouement sans bornes et cette admiration sans limites ; mais nous sentons aussi tout ce qu’ils ont de sincère et par conséquent de touchant.

« On le voit : ici l’auteur et le livre sont tellement identifiés, que, raconter l’histoire de l’un, c’est presque rendre compte de l’autre. Assurément, que l’état que nous tenons de décrire soit ou non raisonnable et bon, il est vrai, il est profond, et par conséquent éminemment poëtique. Reste à savoir si l’exécution n’a pas manqué à la conception et l’artiste au penseur. Car ce n’est pas tout de renfermer en son sein une mine de poésie abondante et riche ; il faut encore l’en extraire et la montrer pure et brillante au dehors. D’après ce que nous avons dit en commençant, on connaît déjà un des caractères principaux de la forme poétique de M. Sainte-Beuve : c’est la lenteur avec laquelle sa pensée se développe. On ne peut donc, nous le répétons, le juger sur un fragment détaché, ni même sur une pièce entière isolée des pièces qui précédent et qui suivent Cependant nous en citerons une, qui, jointe à celles que le Globe a déjà citées, pourra, ce nous semble, donner des autres une assez juste idée. Quand on l’aura lue pour en goûter l’ensemble, nous prions de la relire pour en examiner les détails ; nulle part peut-être la facture de M. Sainte-Beuve ne se montre plus à nu :

Dans l’Île Saint-Louis, le long d’un quai désert…

(Suit la pièce entière dédiée à M. Auguste Le Prévost, qui commence par ce vers.)


« Nous ne savons, mais rien dans notre langue ne nous fait éprouver le même genre de plaisir que ce morceau si touchant et si simple. Il semble que nous marchions côte à côte avec l’auteur, et que le long de ce quai désert notre pensée erre avec la sienne et se prenne machinalement aux mêmes vieux souvenirs, s’abandonne aux mêmes réflexions. C’est une rêverie comme dans nos moments de paisible contemplation nous nous y sentons tous entraînés. Telle est en effet l’imagination, ou, si l’on veut, la muse de M. Sainte-Beuve. Il ne lui faut ni grandes catastrophes ni sublimes spectacles. Plus modeste et plus bourgeoise, elle loge en garni, dîne à table d’hôte, se promène sur les quais ou les boulevards, et partout s’inspire de ce qui l’entoure, s’anime de ce qu’elle voit. Tout, en un mot, est pour elle source d’émotion et de poésie : une vieille maison qui projette son ombre sur le quai, une sculpture abandonnée dans une cour, une branche d’arbre qui pend devant sa fenêtre, tout, jusqu’aux recoins poudreux de sa chambre. C’est de là que toujours elle part pour s’élever aux méditations les plus hautes ; c’est là qu’ensuite elle vient se reposer, et prendre des forces nouvelles.

« Plusieurs poëtes on Angleterre ont ainsi procédé ; mais aucun en France. Aussi, comme toute innovation, celle-ci fait-elle jeter de grands cris. « C’est, dit-on, rabaisser la poésie que de la faire, descendre à se si vulgaires détails. La poésie est fille des dieux et ne doit pas déroger. » Admirable critique ! Faut-il cent fois répéter que la poésie est partout où il existe un poëte, et là seulement ? Que d’honnêtes jeunes gens nous avons connus qui, au sortir du collège, se mettaient en quête de poésie au delà des Alpes ou des Apennins ! Les cheveux longs et la barbe touffue, on les voyait le matin errer dans les rues de Pompéïa, gravir le Vésuve, s’asseoir au Colisée ; et, malgré tout cela, cette inspiration qu’ils étaient venus chercher si loin les fuyait comme à Paris ou à Lyon. « J’ai du malheur, nous disait un d’eux, un jour que nous le rencontrâmes dans les catacombes de Naples. Je me promène ici depuis bientôt six heures, et je ne trouve rien : cependant les catacombes sont bien poétiques. » C’est que si la nature extérieure a sa poésie, cette poésie n’est qu’un germe que peut seule féconder une âme poétique ; c’est de plus qu’en poésie comme en amour les penchants sont divers. Il n’est pas sûr que le Pausilippe inspirât M. Sainte-Beuve aussi bien que son boulevard d’Enfer.

« Toutes les pièces du recueil ne sont pourtant pas du même genre. Souvent le poëte nous initie moins au travail de son imagination, et l’inspiration nous apparaît sans que nous la voyions venir. Nous citerons, par exemple, la pièce adressée à mademoiselle ***, chef-d’œuvre, selon nous, de sensibilité et de grâce ; nous citerons la Harpe éolienne, traduction ravissante du poëte anglais Coleridge, avec lequel M. Sainte-Beuve a de si remarquables rapports. Nous citerons enfin l’admirable morceau sur l’art, que le Globe à inséré tout entier. Il n’y a point là de ces détails qu’on appelle vulgaires ; mais ce n’en est pas moins une poésie de même nature. Bien différent de ces poëtes qui font des vers pour en faire, M. Sainte-Beuve pense et sent, et ses pensées comme ses sentiments débordent en poésie.

« Pour parler à fond du style, il nous faudrait presque un second article. Le style de M. Sainte-Beuve, en effet, a deux caractères, l’un qui lui est propre, et l’autre qu’il tient de l’école à laquelle il appartient. Cette école, on le sait, croit, et nous croyons avec elle, que la langue poétique de la France a, depuis Corneille et Molière, été continuellement s’effaçant. C’est donc au commencement du dix-septième siècle, au delà même de Racine qu’elle cherche à remonter. Là, selon elle, est un instrument souple et fort, plein et varié, instrument que les poëtes du dernier siècle ont à tort délaissé et que leurs successeurs doivent tâcher de ressaisir. Telle est, en fait de style, la révolution, ou, si l’on veut, la restauration, qu’avec persévérance et courage poursuivent en ce moment les poëtes de la nouvelle école. Mais une restauration est toujours pleine de difficultés et de dangers, et peut-être n’ont-ils pas su toujours s’en garantir. Peut-être, par haine de la régularité monotone du vers qu’ils attaquent, ont-ils trop brisé leur vers, et, par ennui du solennel, trop recherché le familier. De là, plusieurs singularités qui, comme on l’a déjà dit dans ce journal, sont en quelque sorte leur cocarde. Cette cocarde, M. Sainte-Beuve la montre beaucoup moins dans ce nouveau recueil que dans le premier ; mais il ne le cache pas encore tout à fait. Quant à son style propre, il est, si nous pouvons parler ainsi, tout d’une pièce avec la pensée, et c’est ce qui le rend de temps en temps trainant et pénible. Le sentiment restant toujours un peu vague, l’expression en effet n’en saurait être parfaitement précise. La période va donc s’allongeant et s’étendant sans mesure. En un mot, c’est avec quelque effort que la pensée se dégage et se produit au dehors, ce qui nous paraît tenir surtout à la pensée elle-même. Nous ne disons pourtant pas que la difficulté ne peut être plus heureusement surmontée. M. Sainte-Beuve (il le reconnaît quelque part lui-même) n’est pas encore parfaitement maître de la langue poétique : il faut, pour la dompter, qu’il lutte et se débatte ; et la victoire quelquefois peut rester incomplète.

« En résumé, en France, où nous avons si peu de poésie personnelle, M. Sainte-Beuve est, nous le croyons, appelé à tenir un haut rang. Il est, d’ailleurs, ce que ne sont pas tous les poëtes, un penseur et un homme d’esprit. Qu’on ne cherche en lui ni vif intérêt dramatique, ni morceaux de bruit et d’éclat ; le bruit dérangerait ses rêveries, l’éclat conviendrait mal à ses habitudes craintives et simples. Nous avons entendu reprocher à M. Sainte-Beuve d’avoir imité M. Victor Hugo ; pour nous, à quelques prétentions de style près, nous ne connaissons pas deux poëtes plus dissemblables. M. Hugo est surtout un poëte d’imagination, M. Sainte-Beuve un poëte de pensée. C’est par l’image que le premier arrive presque toujours au sentiment ; par le sentiment, que le second arrive à l’image. Nous pourrions pousser plus loin ce parallèle ; mais cet article est déjà trop long. Répétons donc en terminant que de Joseph Delorme aux Consolations il y a progrès très-notable. Nous avons la confiance que l’auteur ne s’arrêtera pas là.

« O. (Duvergier De Hauranne.) »


Tous les journaux ne me furent pas aussi favorables : Le National, par la plume de M. Louis Peisse, se montra d’un classicisme rigoureux. Je ne reproduis pas (ce serait trop d’humilité), mais je signale aux lecteurs qui aiment la contradiction cet article d’un esprit exact, sobre et un peu chagrin (28 mars 1830). Armand Carrel lui-même, que je connaissais peu alors, voulut bien, à la fin d’une série d’articles sur Hernani (29 mars 1830), déplorer avec politesse mon égarement : « On ne peut, disait-il en terminant, attaquer par trop d’endroits à la fois une production pareille, quand on voit, par la préface des Consolations, la déplorable émulation qu’elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement juste. »

Le mot d’émulation n’était peut-être pas très-justement choisi ; et bien que tous mes vœux fussent certainement pour le succès d’Hernani, l’esprit du Recueil des Consolations et toute l’intention de la préface étaient plutôt en faveur de l’inspiration lyrique et intérieure, de manière même à faire contraste avec le mouvement dramatique dans lequel on se lançait. Il semblait déjà qu’il y eût de ma part un léger regret et une plainte.

Carrel n’y regardait pas de si près en littérature. Mais la plupart des esprits purement littéraires me furent favorables. Dans les lettres nombreuses qui m’arrivèrent alors et dont j’ai conservé quelques-unes, je me hasarde à choisir celles qui ont quelque chose de remarquable par les noms des signataires ou par les jugements. Je laisse au lecteur le soin d’y faire la part du compliment et de l’opinion sincère.

M. de Chateaubriand m’écrivait :


« 30 mars 1850.

« Je viens, monsieur, de parcourir trop rapidement vos Consolations ; des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et tendres se font remarquer à toutes les pages. Je vous félicite d’avoir cédé à votre talent, en le dégageant de tout système. Écoutez votre génie, monsieur ; chargez votre muse d’en redire les inspirations, et pour atteindre la renommée, vous n’aurez besoin d’être porté dans le casque de personne[9].

« Recevez, monsieur, je vous prie, mes sentiments les plus empressés et mes sincères félicitations.

« Chateaubriand. »


Lamartine n’avait été qu’à demi satisfait de Joseph Delorme ; il y voyait pour la forme une imitation d’André Chénier qu’il prisait peu alors ; il me l’écrivit en des termes plus indulgents pour moi que justes pour A. Chénier. Mais la première pièce des Consolations qu’il avait lue un jour manuscrite chez Victor Hugo sur la marge d’un vieux Ronsard in-folio qui nous servait d’album, l’avait tout à fait conquis. Je le connus personnellement dans l’été de cette année 1829, et en souvenir d’une promenade et d’un entretien au Luxembourg, je lui adressai la pièce qui est la VIe des Consolations. Il y répondit aussitôt, et le jour même où il la recevait, par une Épitre qu’il griffonna au crayon sur son album. Quelques jours après il me l’envoyait copiée avec ce mot :


« Saint-Point, 24 août 1829.

« Je vous tiens parole, mon cher Sainte-Beuve, plus tôt que je ne comptais. Voici ces vers que je suis parvenu à vous griffonner en trois jours sur les idées que votre épitre délicieuse m’avait inspirées quand je la reçus, et qui étaient ensevelis et effacés sur mon album au crayon…

« Pardonnez-moi de vous répéter en vers mes injures poétiques sur quelques morceaux de Joseph Delorme, vous verrez qu’elles sont l’ombre de la lumière qui environnera son nom. Et si ce sans-façon poétique vous déplait, déchirez-les.

« Adieu et mille amitiés à vous et à nos amis[10].

« Lamartine. »


Ce fut dans l’été de 1830 que parurent les deux volumes des Harmonies, sur lesquels je fis des articles au Globe. Lamartine m’en remercia par une lettre qui exprime bien les préoccupations et les pensées de ce temps, et qui en fixe exactement la nuance, Il y mêle son jugement sur les Consolations, lequel est si favorable qu’il y aurait pudeur à le produire, si lui-même, bien des années après, n’avait dit les mêmes choses, et en des termes presque semblables, dans un de ses Entretiens familiers sur la littérature.


« Au château de Saint-Point, 27 juin 1850.

« Recevez mes bien vifs remerciments, mon cher Sainte-Beuve, pour toute la peine que vous a donnée le laborieux enfantement de mes deux volumes au jour. J’ai lu avec reconnaissance les deux articles du Globe. On m’a dit que le Constitutionnel même avait parlé assez favorablement. Le grand nombre de lettres particulières d’inconnus que je reçois tous les jours me font assez bien augurer pour l’avenir de cette publication.

« Je suis enfin au lieu du repos ; les élections l’ont un moment troublé ; mais elles sont partout comme ici, si prononcées dans un sens hostile qu’il n’y rien à faire qu’à s’envelopper de son manteau et à attendre les événements. Lorsque, comme nous, on déplore les sottises des deux partis, on passe sa vie à gémir. Tout marche à un renversement de l’État, provisoirement tranquille, où nous étions depuis quelques années ; hâtez-vous de faire entendre votre voix poétique pendant qu’il y a encore au moins le silence de la terreur ; bientôt peut-être on n’entendra plus que le cri des combattants. Les symptômes sont alarmants ; vos paisibles amis de Paris qui font de la politique avec leur encre et leur papier dans la liberté des théories, verront à quels éléments réels ils vont avoir affaire. La plume cédera au sabre. Soyez-en sûr…[11].

« Hier j’ai relu les Consolations pour me consoler de ce que j’entrevois ; elles sont ravissantes. Je le dis et je le répète ; c’est ce que je préfère dans la poësie française intime. Que de vérité, d’âme, d’onction et de poésie ! J’en ai pleuré, moi qui oncques ne pleure. Soyez en repos contre vos détracteurs ; je vous réponds de l’avenir avec une telle poésie : croissez seulement et multipliez.

« Adieu, Mille amitiés.

« A. de Lamartine. »


Béranger, de son côté, avec une indulgence presque égale, mais aussi avec cette malice légère dont il savait assaisonner les éloges et en ne craignant pas de badiner et de sourire à de certains passages, m’écrivait :


« Mars 1850.
« Mon cher Delorme,

« Sachant que j’ai écrit à Hugo au sujet d’Hernani, peut-être, en recevant ma lettre, allez-vous croire que je veux me faire le thuriféraire de toute l’école romantique. Dieu m’en garde ! et ne le croyez pas. Mais, en vérité, je vous dois bien des remerciments pour les doux instants que votre nouveau volume m’a procurés. Il est tout plein de grâce, de naïveté, de mélancolie. Votre style s’est épuré d’une façon remarquable, sans perdre rien de sa vérité et de son allure abandonnée. Moi, pédant (tout ignorant que je suis), je trouverais bien encore à guerroyer contre quelques mots, quelques phrases ; mais vous vous amendez de si bonne grâce et de vous-même, qu’il ne faut que vous attendre à un troisième volume. C’est ce que je vais faire, au lieu de vous tourmenter de ridicules remarques.

« Savez-vous une crainte que j’ai ? c’est que vos Consolations ne soient pas aussi recherchées du commun des lecteurs que les infortunes si touchantes du pauvre Joseph, qui pourtant ont mis tant et si fort la critique en émoi. Il y a des gens qui trouveront que vous n’auriez pas dû vous consoler sitôt ; gens égoïstes, il est vrai, qui se plaisent aux souffrances des hommes d’un beau talent, parce que, disent-ils, la misère, la maladie, le désespoir sont de bonnes muses. Je suis un peu de ces mauvais cœurs. Toutefois, j’ai du bon ; aussi vos touchantes Consolations m’ont pénétré l’âme, et je me réjouis maintenant du calme de la vôtre. Il faut pourtant que je vous dise que moi, qui suis de ces poëtes tombés dans l’ivresse des sens dont vous parlez, mais qui sympathise même avec le mysticisme, parce que j’ai sauvé du naufrage une croyance inébranlable, je trouve la vôtre un peu affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot de Seigneur, vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui remerciaient Jupiter et tous les dieux de l’Olympe de l’élection d’un nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre foi de déiste, c’est qu’il me semble que c’est à quelque beauté, tendrement superstitieuse, que vous l’avez emprunté par condescendance amoureuse. Ne regardez pas cette observation comme un effet de critique impie. Je suis croyant, vous le savez et de très-bonne foi ; mais aussi je tâche d’être vrai en tout, et je voudrais que tout le monde le fût, même dans les moindres détails. C’est le seul moyen de persuader son auditoire.

« Qu’allez-vous conclure de ma lettre ? Je ne sais trop. Aussi, je sens le besoin de me résumer.

« À mes yeux vous avez grandi pour le talent et grandi beaucoup. Le sujet de vos divers morceaux plaira peut-être moins à ceux qui vous ont le plus applaudi d’abord ; il n’en sera pas ainsi pour ceux d’entre eux qui sont sensibles à tous les épanchements d’une âme aussi pleine, aussi délicate que la vôtre. L’éloge qui restera commun aux deux volumes, c’est de nous offrir un genre de poésie absolument nouveau en France, la haute poésie des choses communes de la vie. Personne ne vous avait devancé dans cette route ; il fallait ce que je n’ai encore trouvé qu’en vous seul pour y réussir. Vous n’êtes arrivé qu’à moitié du chemin, mais je doute que personne vous y devance jamais ; je dirai plus : je doute qu’on vous y suive. Une gloire unique vous attend donc ; peut-être l’avez vous déjà complètement méritée ; mais il faut beaucoup de temps aux contemporains pour apprécier les talents simples et vrais ; ne vous irritez donc point de nos hésitations à vous décerner la couronne. Mettez votre confiance en Dieu ; c’est ce que j’ai fait, moi, poëte de cabaret et de mauvais lieux, et un tout petit rayon de soleil est tombé sur mon fumier. Vous obtiendrez mieux que cela et je m’en réjouis. À vous de tout mon cœur.

« Béranger. »


Ce n’est pas sans un sentiment de plaisir mélangé de tristesse et d’étonnement, après tant d’années durant lesquelles ont eu le temps de se refroidir ou de s’altérer les vives et faciles attractions de la jeunesse, que je retrouve, au sujet du même Recueil, des lettres toutes tendres de M. Vitet, tout aimables de M.  Duchâtel, de M. Edmond de Cazalès qui avait rendu compte du livre dans le Correspondant, une pièce de vers en strophes lyriques que m’adressait Alexandre Dumas, une lettre de Buchez le saint-simonien, non encore catholique, et qui, au nom même de mes sympathies, me conviait à une direction religieuse nouvelle (31 mars 1830) :


« Monsieur, je viens de lire vos Consolations ; et je ne puis résister au désir de vous écrire. Vous êtes poëte ; il faut que je vous parle encore : vous êtes poëte, m’écouterez-vous ? écouterez-vous des mots que je crois simples, qui sont dur peut-être ? Vous m’avez fait pleurer. et, cependant, je suis déjà vieux. Au nom de ces pleurs, je vous parle… »


Suivait une discussion, une allocution pressante et chaleureuse, un Compelle intrare dans la religion de l’avenir.

Mais je dus à Beyle (Stendhal), le spirituel épicurien et l’un des plus osés romantiques de la prose, un des suffrages qui étaient le plus faits pour me flatter. Il était peu disposé, en général, en faveur des vers, et des vers français en particulier. Dans un premier écrit sur le Romantisme en 1818, il avait dit :


« … La France et l’Allemagne sont muettes : le génie poétique éteint chez ces nations n’est plus représenté que par des foules de versificateurs assez élégants, mais le feu du génie manque toujours ; mais si on veut les lire, toujours l’ennui comme un poison subtil se glisse peu à peu dans l’âme du lecteur ; ses yeux deviennent petits, il s’efforce de lire, mais il baille, il s’endort et le livre lui tombe des mains. »


Quelle fut donc ma surprise quand je reçus de lui, avec qui je n’avais eu d’ailleurs que des relations assez rares et de rencontre, une lettre ainsi conçue !


« Après avoir lu les Consolations trois heures et demie de suite, le vendredi 26 mars (1850).


« S’il y avait un Dieu, j’en serais bien aise, car il me payerait de son paradis pour être honnête homme comme je suis.

« Ainsi je ne changerais rien à ma conduite, et je serais récompensé pour faire précisément ce que je fais.

« Une chose cependant diminuerait le plaisir que j’ai à rêver avec les douces larmes que fait couler une bonne action : cette idée d’en être payé par une récompense, un paradis.

« Voilà, monsieur, ce que je vous dirais en vers, si je savais en faire aussi bien que vous. Je suis choqué que vous autres qui croyez en Dieu, vous imaginiez que, pour être au désespoir trois ans de ce qu’une maîtresse vous a quittés, il faille croire en Dieu. De même un Montmorency s’imagine que, pour être brave sur le champ de bataille, il faut s’appeler Montmorency.

« Je vous crois appelé, monsieur, aux plus grandes destinées littéraires, mais je trouve encore un peu d’affectation dans vos vers. Je voudrais qu’ils ressemblassent davantage à ceux de La Fontaine. Vous parlez trop de gloire. On aime à travailler, mais Nelson (lisez sa Vie par l’infâme Southey), Nelson ne se fait tuer que pour devenir pair d’Angleterre. Qui diable sait si la gloire viendra ! Voyez Diderot promettre l’immortalité à M. Falconet sculpteur.

« La Fontaine disait à la Champmeslé : « Nous aurons la gloire, moi pour écrire et vous pour réciter. » Il a deviné. Mais pourquoi parler de ces choses-là ? La passion a sa pudeur, pourquoi révéler ces choses intimes ? pourquoi des noms ? Cela a l’air d’une prônerie, d’un puff.

« Voilà, monsieur, ma pensée et toute ma pensée. Je crois qu’on parlera de vous en 1890. Mais vous ferez mieux que les Consolations, quelque chose de plus fort et de plus pur. »


Ce même Beyle, quelques mois après et au lendemain de la révolution de Juillet, nommé consul à Trieste, et se croyant prêt à partir (il n’obtint pas l’Exequatur), m’écrivait cet autre billet tout aimable, qui me prouvait une fois de plus qu’il augurait bien de moi et qu’il ne tenait pas à lui que je ne devinsse quelque chose :


« 71, rue Richelieu, ce 29 septembre 1830.

« Monsieur, on m’assure à l’instant que je viens d’être nommé consul à Trieste. On dit la nature belle en ce pays. Les îles de l’Adriatique sont pittoresques. Je fais le premier acte de consulat en vous engageant à passer six mois ou un an dans la maison du consul. Vous seriez, monsieur, aussi libre qu’à l’auberge ; nous ne nous verrions qu’à table. Vous seriez tout à vos inspirations poétiques.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués,

« Beyle. »


C’était aux Consolations et aux espérances qu’elles donnaient que je devais tous ces témoignages

Parmi mes amis du Globe ou qui appartenaient par leurs idées à ce groupe, il en est deux de qui je reçus des marques de sympathie accompagnées de quelques indications justes et dont j’aurais pu profiter. M. Viguier, l’un des maîtres les plus distingués et les plus délicats de l’ancienne École normale, à qui j’avais dédié l’une des pièces (la IIe) du Recueil, après m’avoir remercié cordialement, après m’avoir dit : « Ce n’est pas un livre, c’est encore cette fois une âme vivante que vous m’avez fait lire ; telle est votre manière : entre votre talent et votre manière morale il y a intimité ; » ajoutait ces paroles que j’aurais dû peser davantage et dont j’ai vérifié depuis la justesse :


« Voilà donc une phase nouvelle, un autre degré de l’échelle poétique et morale. Il faudra bien vous laisser dire que l’on ne voit pas assez clairement le point où vous arrivez dans la foi, ni celui où vous tendez ; que le désespoir, avec tous ses scandales, fait plus pour le succès et pour une certaine originalité qu’un premier retour à des pensées religieuses ; que vous paraissez menacé du mysticisme dévot, et qu’en attendant, le mysticisme d’une rêverie toute subjective ne laisse pas assez arriver dans ce sanctuaire toujours tendu de deuil l’air du dehors, le soleil, la vie du monde. Qu’importe ? ce n’est encore qu’une seule année de votre vie ! L’unité du ton, quand il est vrai, fort et animé, n’est point la monotonie. Ce n’est pas la popularité, c’est la durée qui doit faire votre succès. Vous n’avez qu’à vivre pour varier les applications d’un si beau talent. Vivez donc, mon cher Sainte-Beuve, et vivez heureux ! Que le bonheur vous inspire aussi bien que les chagrins et la pénitence : ce sera une double satisfaction pour ceux qui vous aiment. »


L’ami intime de M. Viguier, Farcy, qui devait quelques mois après tomber sous une balle royaliste dans le combat des derniers jours de Juillet, et avec qui je m’étais lié depuis peu, ne me parlait pas différemment, et de plus il fixait par écrit pour lui-même ses observations critiques dans des pages qui ne m’ont été communiquées qu’après sa mort. Les voici : c’est une appréciation critique complète de mes deux premiers Recueils, et bien que les pages soient restées inachevées, elles ne laissent rien à désirer pour le sens : combien j’en ai admiré la pénétration et reconnu au dedans de moi la portée exacte et précise ! Farcy avait touché tous les points secrets :


« Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), disait-il, c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.

« Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d’un pareil cœur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.

« Aujourd’hui dans les Consolations il sort de sa débauche et de son ennui ; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l’importance et l’ont sauvé de l’affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s’est tourné vers Dieu d’où vient la paix et la joie.

« Il n’est pas sorti de son abattement par une violente secousse : c’est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s’examinant beaucoup ; il n’a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace ; plus tard peut-être… Aujourd’hui il cherche, il attend et se défie.

« Mais son cœur lui échappe et s’attache à une fausse image de l’amour. L’étude, la méditation religieuse, l’amitié, l’occupent si elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l’art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que n’avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de sa vie habituelle. — Il comprend tout, aspire à tout, et n’est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d’émotions qui s’attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n’a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d’esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu’attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à côté des élans d’une noble âme et causer ce contraste pénible qu’on retrouve dans certaines scènes de Shakespeare (Lear, etc.), qui excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.

« Ces goûts changeront ; cette sincérité s’altérera ; le poëte se révélera avec plus de pudeur ; il nous montrera les blessures de son âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c’est un emportement du principe passionné en nous, quand c’est philosophie audacieuse, mais non quand il n’est qu’un égarement furtif, une confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se régénérer ; il va plus mal au poëte qui doit toujours marcher simple et le front levé, à qui il faut l’enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

« L’auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramené par l’ennui de ce qui l’entoure, et aussi effrayé par l’immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l’aise, il sent plus vivement par le contraste ; il chérit son étroit horizon où il est à l’abri de ce qui le gêne, où son esprit n’est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace l’accable encore, ce qui est moins poétique. Il n’a pas pris assez de fierté et d’étendue pour dominer toute cette nature, pour l’écouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est étroite, chétive, étouffée : on n’y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie : ses tableaux manquent d’air et de lointains fuyants.

« Il s’efforce d’aimer et de croire, parce que c’est là-dedans qu’est le poëte : mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l’amitié à l’amour comme il a été de l’incrédulité à l’élan vers Dieu.

« Cette amitié n’est ni morale ni poétique. »


Il avait raison. — Il me fut difficile, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? de tenir tout ce que les Consolations avaient promis. Les raisons, si on les cherchait en dehors du talent même, seraient longues à donner, et elles sont de telle nature qu’il faudrait toute une confession nouvelle pour les faire comprendre. Ceux qui veulent bien me juger aujourd’hui avec une faveur relativement égale à celle de mes juges d’autrefois, trouveront une explication toute simple, et ils l’ont trouvée : « Je suis critique, disent-ils, je devais l’être avant tout et après tout ; le critique devait tuer le poëte, et celui-ci n’était là que pour préparer l’autre. » Mais cette explication n’est pas, à mes yeux, suffisante.

En effet, la vie est longue, et avant que la poésie, « cette maîtresse jalouse et qui ne veut guère de partage, » songeât à s’enfuir, il s’écoula encore bien du temps. J’étais poëte avant tout en 1829, et je suis resté obstinément fidèle à ma chimère pendant quelques années, la critique n’étant guère alors pour moi qu’un prétexte à analyse et à portrait. Qu’ai-je donc fait durant les saisons qui ont suivi ? La Révolution de Juillet interrompit brusquement nos rêves, et il me fallut quelque temps pour les renouer. Moi-même, à la fin de l’année 1830, j’éprouvai dans ma vie morale des troubles et des orages d’un genre nouveau. Des années se passèrent pour moi à souffrir, à me contraindre, à me dédoubler. Je confiai toujours beaucoup à la Muse, et le Recueil qu’on va lire (les Pensées d’août), aussi bien que les fragments dont j’ai fait suivre précédemment l’ancien Joseph Delorme et que j’ai glissés sous son nom, le prouvent assez. Le roman de Volupté fut aussi une diversion puissante, et ceux qui voudront bien y regarder verront que j’y ai mis beaucoup de cette matière subtile à laquelle il ne manque qu’un rayon pour éclore en poésie.

Mais l’impression même sous laquelle j’ai écrit les Consolations n’est jamais revenue et ne s’est plus renouvelée pour moi. « Ces six mois célestes de ma vie, » comme je les appelle, ce mélange de sentiments tendres, fragiles et chrétiens, qui faisaient un charme, cela en effet ne pouvait durer ; et ceux de mes amis (il en est) qui auraient voulu me fixer et comme m’immobiliser dans cette nuance, oubliaient trop que ce n’était réellement qu’une nuance, aussi passagère et changeante que le reflet de la lumière sur des nuages ou dans un étang, à une certaine heure du matin, à une certaine inclinaison du soir.


  1. S. Aug., Conf., liv. iv, ch. 8.
  2. M. Victor Cousin.
  3. La mort de sa mère, brûlée dans un bain par accident.
  4. C’était le moment du ministère Polignac.
  5. Ceci a été écrit sous le ministère Polignac ; le volume parut vers mi-mars 1830. Le poëte, en pronostiquant le danger des soleils d’Août, ne s’était trompé, dans son présage sur la révolution de Juillet, que de bien peu de jours.
  6. Charlotte Corday, — André Chénier.
  7. M. Laurent de Jussieu, l’un des plus anciens amis de M. de Lamartine.
  8. C’était une allusion, autant qu’il m’en souvient, à quelqu’un de ces pairs de France de création récente, auquel il était échappé alors sur mon compte un de ces mots étourdis ou perfides, comme on se les refuse si peu à l’occasion.
  9. C’est une allusion au sonnet à Victor Hugo xxiii), où il est dit :

    Comme un guerrier de fer, un vaillant homme d’armes,
    S’il rencontre, gisant, un nourrisson en larmes,
    Il le prend dans son casque et le porte en chemin.

  10. Ces amis, c’étaient Hugo, David le sculpteur, de Vigny ; mais de Vigny demeurait alors dans le quartier du Roule, où il habite encore aujourd’hui ; et nous, au contraire, Hugo, moi-même, David ainsi que les Dévéria, nous étions dans la rue Notre-Dame-des-Champs ou aux environs : c’était toute une petite colonie qui fut au complet de 1827 jusqu’à l’automne de 1830. — Ne pas confondre cette période plus ancienne de la jeunesse de Victor Hugo avec l’époque de la Place Royale qui fut un cadre et un monde tout différents.
  11. On trouvera peut-être que M. de Lamartine se méprenait ici dans ses présages trop sombres. Mais le poëte voit de loin ; et en 1830, si M. de Lamartine s’est trompé dans ses prévisions immédiates, ce n’était qu’affaire de temps et de distance ; il anticipait 1848 et 1851 ; il voyait deux ou trois horizons à la fois. Ce qu’il ne prévoyait pas, c’est qu’il serait l’Orphée qui plus tard dirigerait et réglerait par moments de son archet d’or cette invasion de barbares.