Les Conséquences politiques de la paix/02

Nouvelle librairie nationale (p. 15-40).


CHAPITRE ii

CARACTÈRES DE LA PAIX


Le 3 juillet 1919, M. Lloyd George priait la Chambre des Communes de ratifier le traité de Versailles. Et il exposait les raisons pour lesquelles le Parlement britannique devait ap­prouver la paix. « Je demande à n’importe qui, disait-il, de montrer, pour ce qui est de l’une quelconque de ces conditions principales, un seul trait d’injustice ou une décision qu’une cour judiciaire parfaitement impartiale n’aurait pas prise exactement dans le même sens qu’a décidé le Conseil qui a siégé pendant six mois à Paris en examinant scrupuleusement toutes ces clauses. » Et le Parlement britannique ratifia.

Il n’y avait rien à reprocher à cette paix parce qu’elle était bonne au point de vue de la justice, et, par conséquent, aussi raisonnable que juste. D’autres traités avaient été des traités politiques. Celui-là était un traité moral. Il était moral que l’Allemagne fût désarmée et qu’elle perdît, en fait de territoires, ceux qu’elle avait pris à d’autres peuples non germaniques, et ceux-là seulement. Il était moral au plus haut degré, que les responsables de la guerre fussent jugés, Guillaume II à leur tête : il est vrai, toutefois, qu’ils ne l’ont pas été. Il était moral que l’Alle­magne fût privée de sa marine et de ses colonies. Elle ne les eût gardées que pour un mauvais usage : « C’eût été élargir le domaine de l’injustice dans le monde et offrir à l’Allemagne des occasions nouvelles de faire peut-être du mal dans l’avenir ». Enfin il était moral, deux fois moral, que l’Allemagne fût astreinte à payer, d’abord parce qu’elle avait à réparer les dommages causés à autrui, ensuite parce qu’il fal­lait que le peuple allemand comprît que la guerre est une mauvaise opération et qui ne rapporte rien. Ainsi cette paix, rendue comme un arrêt de justice, aurait encore l’avantage de moraliser le condamné. « J’espère, continuait M. Lloyd George, que l’Allemagne comprendra que sa défaite a fait son salut en la débarrassant du militarisme, des Junkers, des Hohenzollern. Elle a payé un prix élevé pour sa délivrance. Je crois qu’elle trouvera que cela en valait la peine. Quand elle le croira, alors l’Allemagne sera digne d’entrer dans la Société des Nations. »

Ce discours de M. Lloyd George a autant de clartés que d’ombres. Il passe assurément sous silence les bénéfices que la Grande-Bretagne a retirés de la victoire, et le principal, c’est qu’elle est soulagée d’une concurrence maritime redoutable. Apparemment, ces avantages étaient sentis par la masse des Anglais. Ils l’étaient assez pour qu’il fût inutile que le premier ministre insis­tât. En France, au contraire, M. Clemenceau et ses collaborateurs, afin d’obtenir l’adhésion du pays et la ratification des Chambres, ne se lassaient pas de compter nos gains : l’Alsace-Lorraine, nette de toute charge, rendue à la France, la propriété des mines de la Sarre, le Maroc libéré de ses hypothèques. Grande différence entre les Anglais et nous. Ce qui allait sans dire pour eux, tant leur bénéfice était évident et tangible, devait être démontré pour nous et tout le monde était loin d’être satisfait. Mais, entre l’Angleterre et la France, le contraste s’étendait plus loin. Sur la garantie de la paix par l’occupation de la rive gauche du Rhin, le gouvernement français et le gouvernement britannique présentaient deux thèses presque opposées : une occupation de quinze années, disaient nos négociateurs, et qui pourra être prolongée si l’Allemagne ne tient pas ses engagements ; une occupation qui paraî­tra peut-être bien longue, disait M. Lloyd George, mais qui pourra être abrégée, car, le moment venu, la question de l’occupation sera examinée de nouveau.

Ainsi M. Lloyd George avait peut-être besoin de plaider pour la paix qu’il rapportait à Londres. Mais c’était seulement le libéralisme puritain qu’il cherchait à convaincre. L’Angleterre était comblée d’avance. Elle l’était depuis l’armistice, depuis que les navires allemands reposaient en rades britanniques. L’Angleterre n’avait même plus besoin de penser aux bénéfices de la guerre. Elle les avait reçus tout de suite. Elle était en possession. Elle goûtait sans scrupules et sans remords ce que lui donnait cette paix « juste », si juste qu’à travers le discours de M. Lloyd George elle finissait par sembler immatérielle.

Elle l’est, en effet, dans toute la mesure où elle n’est pas une paix politique. Sans doute les auteurs d’un traité n’ont pas coutume de dire en public les raisons pour lesquelles ils ont pris tel parti plutôt que tel autre. Lorsqu’il s’agit de coalisés qui une fois la victoire acquise, obéissent à des intérêts divers, cette dissimulation est plus naturelle encore. Le langage de l’idéalisme est commode et il était déjà venu aux lèvres des vainqueurs de 1815. Nous savons aujourd’hui quels avaient été les calculs, les soucis, les différends des Alliés de l’autre siècle. Déjà, nous sommes à peine moins renseignés sur la Conférence de Paris que sur le Congrès de Vienne. Les divulgations sont venues très vite. Qu’a-t-on révélé qui ne fût parfaitement clair ? Le traité de Versailles parle plus haut que tout. Servis par un instinct puissant, par la tradition de l’Amirauté et du Foreign Office et par des circonstances favorables, des intérêts très clairs, les intérêts maritimes de la Grande-Bretagne, avaient été satisfaits tout de suite et sans discussion. Le reste ne s’était inspiré d’aucune conception d’ensemble. Et le reste, c’était la constitution d’une Europe nouvelle. Rien de moine. Au Conseil suprême, M. Clemenceau rappelait les droits et les sacrifices de la France. Il les rappelait avec énergie, mais une énergie un peu monotone parce qu’il appuyait toujours les décisions les plus sévères pour l’Allemagne sans rompre le cercle des idées où s’enfermaient ses deux interlocuteurs, idées auxquelles il croyait assez faiblement sans croire davantage à d’autres. Par là, il réussit seulement à donner à M. Lloyd George et au président Wilson l’impression que la France ressentait une « appréhension nerveuse » à la pensée qu’elle se retrouverait seule en face de l’Allemagne lorsque les Britanniques et les Américains seraient rentrés chez eux[1], et, pour calmer ses inquiétudes « légitimes », comme disait, d’un peu haut, le premier ministre anglais, Britanniques et Américains avaient promis de revenir en cas d’  « agression non justifiée ». Telle fut la « garantie » ajoutée, à la dernière heure, au traité de Versailles.

Prodigieuse puérilité d’hommes pourtant plus que mûrs. Ils supposaient donc que les choses recommenceraient telles qu’ils les avaient vues ? Qu’il y aurait encore une dépêche d’Ems ou un assassinat d’archiduc et que l’Alle­magne pourrait attaquer la France à visage découvert comme en 1870 et en 1914 ? Alors ils admettaient aussi qu’ils avaient laissé l’Europe dans le même état que le jour où la guerre avait éclaté. Il y avait là, peut-être, pour les négonégociateurs français, l’occasion de démontrer que la paix était imparfaite et d’introduire une autre conception du règlement européen. Le recours à la garantie – quel que soit le sort de la convention, quelle qu’en soit la valeur pratique, – témoigne, de toute façon, contre une paix qui n’est pas reconnue capable de se soutenir par elle-même et qui a si peu changé la face du monde qu’il importe d’envisager l’hypothèse où la même guerre renaîtrait dans les mêmes conditions.

Composé par des lecteurs de la Bible et pour des lecteurs de la Bible, le traité de Versailles l’a été aussi par des hommes d’affaires, ce qu’on appelle aujourd’hui des « techniciens ». Les dispositions qui se rapportent au commerce, aux douanes, aux tarifs de chemins de fer, à la navigation fluviale, etc., ont été l’objet d’un soin particulier. Des spécialités de tous les pays alliés, qui avaient l’expérience de ces questions et qui, pendant la guerre, avaient médité sur les conditions à imposer à l’Allemagne quand elle serait vaincue, ont été consultés et invités à rédiger les clauses commerciales du traité. Il est entendu que, de notre temps, rien ne dé­passe l’importance du commerce, et il y a là une « spécialité» qui, dans un âge scientifique, appelle la déférence des hommes d’État.

Il est probable en effet que les spécialistes savants et les dévoués experts de la Conférence ont introduit dans le traité de Versailles des clauses ingénieuses et harmonieusement combinées, de manière à rendre inoffensive la con­currence de l’Empire allemand. Il nous a été expliqué que ces clauses, en ce qui concerne particulièrement la France, ne se contentaient pas d’effacer celles du traité de Francfort, mais qu’elles donnaient à notre pays une telle supé­riorité et de tels avantages qu’il n’avait qu’à savoir et à vouloir en profiter pour que ses industriels et ses négociants eussent une position privilégiée dans le monde, tout étant prévu et arrangé, notamment, pour que la production de l’Allemagne fût leur servante au lieu d’être comme autrefois leur maîtresse.

Ces chapitres du traité de Versailles, sans aucun doute excellents, dureront et vaudront autant que ce traité lui-même. C’est ce qui était arrivé aux mêmes chapitres du traité de Francfort, si habilement conçus pour favoriser l’Allemagne. Et nous espérons aussi que la France aura l’organisation et l’esprit de suite néces­saires pour que ces articles du traité ne restent pas lettre morte. Ce que nous avons voulu montrer, c’est que ni la réflexion ni la « compétence » n’ont manqué à cette partie de la paix, alors que ses dispositions générales et essen­tielles, dont dépendent la solidité et le succès de toutes les autres, ont été arrêtées par des hommes qui ne se guidaient pas d’après l’expé­rience qui est la seule « technicité » de la politique, mais, d’après quelques principes fort sommaires d’une philosophie oratoire. Le tracé des nouvelles frontières, par exemple, a été confié à des géographes et à des ethnographes tout à fait distingués, en qui il était permis d’avoir pleine confiance et qui n’auront certai­nement laissé passer dans l’exécution de leur tâche que des erreurs insignifiantes. Quant au plan selon lequel les États ont été distribués et modelés, il suffit de jeter les yeux sur la carte de l’Europe nouvelle pour s’apercevoir qu’il n’a pu être dirigé que par l’esprit de caprice et de contradiction ou bien au hasard des sympathies, quand ce n’était pas au hasard de discussions entre les Alliés. Tout le monde sait, par exemple, qu’après avoir déclaré qu’un État composite comme l’Autriche-Hongrie était indigne de vivre, le Conseil suprême s’est empressé de constituer, en Tchéco-Slovaquie, une Autriche nouvelle où se retrouvent six sur huit des nationalités dont se composait l’ancienne. Il n’y aura pas un seul poteau-frontière de l’État tchéco-slovaque qui ne soit planté selon les méthodes les plus rigoureusement scien­tifiques. Quant à savoir combien de temps ces bornes resteront à leur place et les chances qu’elles ont d’y rester, ce n’était pas l’affaire des géomètres-arpenteurs.

Ainsi les détails du traité sont un travail d’experts et de techniciens. L’ensemble, les grandes lignes sont de l’ouvrage d’amateurs. De là lui viennent deux de ses traits dominants : un caractère moral prononcé, car il est facile de mettre des lieux communs de moralité à la place du raisonnement politique qui exige un effort intellectuel et une préparation particu­lière. Ensuite un caractère « économique » non moins accusé et qui s’accorde avec le moralisme puritain. Cette alliance n’est pas une nou­veauté. Ici, elle a eu pour effet de primer toute considération vraiment politique. Le célèbre Economist de Londres concluait, le 5 juillet 1919, une étude sur la valeur du traité de Ver­sailles par ces mots : « L’Allemand n’est pas naturellement belliqueux. Or, il vient d’apprendre que la guerre n’est pas d’un bon pro­fit. Les États nouveaux ont encore à apprendre cette leçon : c’est le rôle de la Société des Nations de le leur enseigner ».

Ces prodigieuses simplifications ne doivent pas surprendre. Le président Wilson ne réglait­-il pas le sort du monde en quatorze points ? M. Lloyd George ne prêche-t-il pas dans l’Église non-conformiste de son village gallois ? Pour M. Clemenceau, la question d’Autriche ne se réduisait-elle pas à savoir que le comte Czernin avait menti ? La Conférence de la paix a été un concile. Après qu’il eut été entendu, une fois pour toutes, qu’on ne reviendrait ni sur la liberté des mers, ni sur les colonies, ni sur les navires de l’Allemagne, les principaux négociateurs, forts de l’armée d’experts et de techniciens qui leur apportaient, sur des questions particulières, des mémoires et des solutions, édifièrent une nouvelle Europe. Et lorsque, du silence parfois coupé d’orages où le Conseil suprême s’était enfermé, sortit le plus important des traités, celui de Versailles, qui donnerait leur forme aux autres, voici le monstre que l’on vit.

Une Allemagne diminuée d’environ 100 000 kilomètres carrés, mais, sur ce territoire réduit, réunissant encore soixante millions d’habitants, un tiers de plus que la France, subsistait au centre de l’Europe. L’œuvre de Bismarck et des Hohenzollern était respectée dans ce qu’elle avait d’essentiel. L’unité allemande n’était pas seulement maintenue, mais renforcée. Les Alliés avaient affirmé leur volonté de ne pas intervenir dans les affaires intérieures allemandes. Ils y étaient intervenus pourtant. Toutes les mesures qu’ils avaient prises avaient eu pour ré­sultat de centraliser l’État fédéral allemand et de consolider les anciennes victoires de la Prusse. S’il y avait des aspirations à l’autonomie ou au fédéralisme parmi les populations allemandes, elles étaient étouffées. Le traité poussait, enfer­mait, parquait 60 millions d’hommes entre des frontières rétrécies. C’est « l’Allemagne d’autre part » au nom de laquelle deux ministres sont venus signer à Versailles le 28 juin 1919.

Du fond de la Galerie des Glaces, Müller et Bell, de noir habillés, avaient comparu devant les représentants de vingt-sept peuples réunis. Dans le même lieu, sous les mêmes peintures, quarante-huit ans plus tôt, l’Empire allemand avait été proclamé. Il y revenait pour s’en­tendre déclarer à la fois coupable et légitime, intangible et criminel. À sa condamnation, il gagnait d’être reconnu. Müller et Bell, obscurs délégués d’une Allemagne vaincue, pensaient­-ils à ce que la défaite laissait survivre d’essen­tiel ? Peut-être, pour beaucoup des assistants et des juges, était-ce une jouissance de voir le redoutable Empire de Guillaume II humilié dans la personne d’un intellectuel socialiste et d’un avoué de province. La voix brève de M. Clemenceau ajoutait à l’humiliation : « Il est bien entendu, Messieurs les délégués allemands, que tous les engagements que vous allez signer devront être tenus intégralement et loyalement ». Nous entendrons toujours ce verbe tranchant, et les deux Ia, indifférents et mous, qui sortirent de la bouche de Müller et de Bell, conduits comme des automates par le chef du protocole. Faible voix. Débile garantie. Qu’est-ce que Müller et Bell pouvaient enga­ger ? Le traité de Versailles mettait en mouve­ment des forces qui échappaient déjà à la volonté de ses auteurs.

Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur : dès qu’elle avait été connue, nous en avions donné cette définition. On verra qu’elle reste juste et qu’elle a résisté à l’expérience. Le traité enlève tout à l’Allemagne, sauf le principal, sauf la puissance politique, génératrice de toutes les autres. Il croit supprimer les moyens de nuire que l’Allemagne possédait en 1914. Il lui accorde le premier de ces moyens, celui qui doit lui permettre de reconstituer les autre, l’État, un État central, qui dispose des res­sources et des forces de 60 millions d’êtres humains et qui sera au service de leurs passions.

Le traité laisse ces ressources et ces forces aux mains d’un seul gouvernement, que Mül­ler et Bell représentaient avant-hier, sur lequel Hugo Stinnes pesait hier, dont la figure et le nom prochains nous sont inconnus, mais qui est toujours l’héritier de l’État prussien. Quant aux passions, passions nationales, passions humaines, instincts naturels et animaux du peuple allemand, le traité contient tout ce qu’il faut pour les surexciter.

La garantie qu’il se vante d’offrir, c’est le désarmement. Les auteurs de la paix ont raisonné ainsi : la possession d’une force militaire excessive a poussé l’Allemagne à la guerre et à la conquête. Une Allemagne qui n’aura plus le droit de conserver sous les drapeaux qu’une centaine de mille hommes, juste ce qu’il lui faudra pour maintenir l’ordre à l’intérieur, sera pacifique et inoffensive. « L’armée allemande, a dit M. Lloyd George, était la clef de voûte de la politique prussienne. Il fallait l’é­parpiller, la dissoudre, la désarmer, la mettre dans l’impossibilité de se rassembler de nounouveau, rendre impossible l’équipement d’une armée semblable. » Alors ce serait assez. L’Allemage ne serait plus l’Allemagne. Faible raisonnement, indigne d’un homme d’État. Napo­léon avait fait le même au sujet de la Prusse, et l’on pourrait trouver curieux que M. Wilson, M. Lloyd George et M. Clemenceau eussent renouvelé l’erreur de ce militaire-type si Napo­léon n’avait pris ses idées générales au dix­-huitième siècle, c’est-à-dire aux mêmes sources qu’eux.

C’est la nature même de la Prusse, pays de colonisation et de conquête, qui a créé le mili­tarisme prussien. Les chevaliers de l’Ordre teutonique ont précédé les Hohenzollern. Ils leur ont légué un besoin et un instrument. Sur les frontières incertaines et toujours disputées du germanisme et du slavisme, dans un pays sans limites naturelles, ouvert aux quatre vents, la force militaire est une nécessité. Le Heimat­schuz s’est constitué sous nos yeux par une création presque spontanée, comme un Ordre teutonique de la démocratie. Les débris de l’an­cienne armée impériale, les bande dérobées au licenciement ont trouvé refuge dans les ter­ritoires des confins, en Prusse occidentale et orientale. Peut-être de nouvelles formes de militarisme sont-elles en train de naître là. Il ne manquera que l’occasion et l’homme qui mettront ce militarisme en mouvement. Si Stein et Scharnhorst avaient réorganisé une armée prussienne avec des principes nouveaux, le major Schill avait pris sur lui de réveiller l’esprit guerrier. Pourtant, après Iéna, la Prusse avait été désarmée. Mais l’État prus­sien subsistait. Il s’était remilitarisé en cinq ans. Les interdictions du vainqueur avaient été tournées ou violées jusqu’au jour où, les cir­constances aidant, l’armée prussienne eut la même légitimité que l’État prussien.

La Prusse d’aujourd’hui, c’est l’Allemagne. Le traité de Versailles les confond. Et ce que ressent la Prusse, l’Allemagne doit le ressentir aussi. Le désarmement qu’ordonne le traité de Versailles est une garantie encore plus faible que celui que Napoléon lui-même n’avait pu obtenir, — et pourtant Napoléon était entré à Berlin. Il ne faut pas oublier en outre que le militarisme prussien, avant d’être un péril européen, a été un péril allemand. Jusqu’en 1866, où il avait dompté les résistances, le militarisme prussien a trouvé des limites ou un correctif dans la constitution même de l’Allemagne, dans l’équilibre des forces et dans les mœurs qui résultaient du régime fédéral. En 1813, le mi­litarisme ne disposait que des ressources de la Prusse frédéricienne. En 1870, des ressources de la Prusse bismarckienne. Pour sa renaissance, il aura celles de tout l’Empire allemand, tel que le traité de Versailles l’a reconnu et consacré.

La paix a conservé et resserré l’unité de l’État allemand. Voilà ce qu’elle a de doux. Cette con­cession essentielle n’aggrave pas seulement, pour le désarmement, les difficultés de la sur­veillance. Nous répétons que la puissance poli­tique engendre toutes les autres et un État de 60 millions d’hommes, le plus nombreux de l’Europe occidentale et centrale, possède dès maintenant cette puissance politique. Tôt ou tard, l’Allemagne sera tentée d’en user. Elle y sera même poussée par les justes duretés que les Alliés ont mises dans les autres parties de l’acte de Versailles. Tout est disposé pour faire sentir à 60 millions d’Allemands qu’ils subis­sent en commun, indivisiblement, un sort pé­nible. Tout est disposé pour leur donner l’idée et la faculté de s’en affranchir, et les entraves elles-mêmes serviront de stimulants.

Qu’est-ce qui peut être le plus douloureux pour les Allemands vaincus ? Qu’est-ce qui peut les inciter davantage à la libération ? Les territoires qu’ils perdent ou les réparations qu’ils doivent ? Les deux, au même degré et au même titre. Ils lient les provinces à l’argent et un Badois se sent aussi intéressé qu’un Saxon à conserver la Haute-Silésie, tous deux restant citoyens du même et unique pays. Sous prétexte que la créance en serait meilleure, le traité a rendu les Allemands également solidaires de la dette. On les a solidarisés aussi dans la protestation. Silésie, Posnanie, Dantzig étaient des conquêtes de la Prusse qui n’intéressaient, il y a encore un demi-siècle, que les vrais Prussiens. La perte en est ressentie par un homme de Stuttgart ou de Munich, parce que l’homme de Stuttgart ou de Munich se dira : « Wurtember­geois ou Bavarois, je possède et je dois comme si j’étais Prussien. Notre actif est le même que notre passif. Tout ce qu’on prend à la Prusse on le prend à l’Allemagne. On me le prend. Ce que nous reprendrons, nous le reprendrons ensemble aussi ». Ils sont 60 millions à raisonner de la sorte, rivés à la même chaîne des réparations, mais qui s’apercevront mieux de leur force à mesure que le temps passera. Car le traité leur donne une obligation commune, un intérêt commun et un État commun, l’espoir à travers le désespoir.

Pendant plus d’une génération, les Allemands devront payer tribut aux Alliés. Ils devront payer le tribut principal aux Français qui sont un tiers de moins qu’eux : quarante millions de Français ont pour débiteurs soixante millions d’Allemands dont la dette ne peut être éteinte avant trente années, un demi-siècle peut-être. Des enfants qui ne sont pas encore nés, qui n’auront connu la guerre que par ouï-dire, par une légende dont le caractère se laisse déjà deviner (« nous n’avons pas été vaincus »), ces enfants seront arrivés à l’âge d’homme et, sur le produit de leur travail, il leur faudra encore prélever la part des réparations. Quelles ga­ranties, quelles précautions eût appelées cette formidable créance ! Au moins que ces millions de créatures ne fussent pas attachées au même boulet, avec un seul gouvernement, peut-être demain un seul chef, pour les dresser à briser leur chaîne.

Maintenant, regardez la carte de l’Europe nouvelle, si, au moment où ce livre tombera sous vos yeux, elle n’a pas été déchirée, bouleversée en plusieurs de ses parties. L’Allemagne est sérieusement rognée. Nous l’avons dit tout à l’heure, elle perd environ 100 000 ki­lomètres carrés, un cinquième de sa superficie. Mais où les perd-elle ? À l’Est surtout, sur sa frontière polonaise. L’Alsace-Lorraine, Eupen et Malmédy, la zone nord du Slesvig : légères amputations auprès de celles que l’Empire su­bit de l’autre côté. Au jeune et faible État po­lonais, il a dû rendre la Posnanie. Il est sous la menace de lui restituer la Haute-Silésie. Et Dantzig forme la sortie du couloir qui sépare désormais la Prusse orientale de la Prusse occidentale, comme au dix-huitième siècle, comme au temps où le royaume de Frédéric n’était qu’un « royaume de lisières », que Voltaire raillait. Les Alliés n’ont pas dissocié, ils n’ont même pas fédéralisé l’Allemagne. Ils ont dit qu’on ne revenait pas sur l’évolution de l’his­toire. Et ils y sont revenus sur un point. Quel point ! Kœnigsberg, la ville de Kant, la ville où le premier roi de Prusse s’était lui-même couronné. L’État prussien du temps jadis, si faible, si mal conformé, « trois enclumes que frappaient trois marteaux », n’avait eu de cesse que Kœnigsberg fût soudé au reste du royaume, que le corridor polonais fût fermé. Et le traité de Versailles a rétabli l’îlot de la Prusse orientale en laissant subsister une grande Prusse­-Allemagne ! Nous examinerons, au chapitre sui­vant, les effets psychologiques et politiques de cette demi-mesure si gravement inconsidérée.

On ne peut donc pas dire que le traité ne dé­membre pas l’Allemagne. Il la démembre net­tement à l’Est, à un point sensible, très loin de la prise des Alliés. Il la démembre au profit de la Pologne, trois fois moins peuplée qu’elle et plus de vingt fois moins forte si l’on tient compte des faiblesses intimes de l’État polonais et des périls qu’il court. Regardez encore cette carte si parlante. Accroupie au milieu de l’Eu­rope comme un animal méchant, l’Allemagne n’a qu’une griffe à étendre pour réunir de nou­veau l’îlot de Kœnigsberg. Dans ce signe, les prochains malheurs de la Pologne et de l’Europe sont inscrits.

À l’extrême rigueur, il pouvait être admis que, sur le flanc occidental, l’unité allemande, tenue en respect par la France, par la Belgique, et, au loin, par la garantie anglo-américaine, ne serait plus dangereuse ou que le danger serait faible, incertain, qu’il serait facile de le con­jurer. Peut-être. L’expérience était pourtant bien dangereuse, car, à cette Allemagne, toujours apte à redevenir un puissant État, nous avons tant de charges, tant d’obligations, à im­poser qu’elle supportera impatiemment ! Mais les auteur de la paix ne paraissent pas avoir pensé que, sur l’autre versant, il n’y avait rien et que le gros poids allemand ferait basculer leur Europe dans ce trou. Pour que les petits États suscités ou ressuscités à l’Est de l’Alle­magne pussent grandir, s’organiser, se déve­lopper, passer par les maladies et les crises de la croissance dans une sécurité relative, il ne fallait pas qu’une énorme Allemagne pesât sur eux. La politique des nationalités, encore plus que la politique d’équilibre, exigeait la dissociation de l’Allemagne. De petits États ne sont pas en sécurité auprès d’un seul resté grand.

Il semble que les auteurs de la paix aient cru qu’ils avaient réussi à concilier le principe des nationalités et celui de l’équilibre, puisque les peuples affranchis de l’Est sont chargés d’équi­librer la masse allemande. C’est un problème de mécanique résolu par une métaphore, celle de la « ceinture » ou de la « barrière ». De quoi l’Allemagne est-elle ceinte ? D’un chapelet de Serbies. Et encore !

Regardez toujours cette carte étrange. Met­tez-vous un instant à la place et dans la tête des hommes qui habitent ces États nouveaux. Pour eux, l’Allemagne ne peut être que menace ou attraction. Entre la soumission et la lutte, il n’y a pas de milieu. Pour la Pologne, aucun choix, c’est la lutte, et à mort. Mais l’État tchéco-slovaque ? Loin d’entourer le germanisme, c’est le germanisme qui l’entoure, qui l’empêche, s’il veut, de respirer, qui tient à sa discrétion son commerce et ses industries. Et puis, — nous ne craindrons pas, dans ce livre, de répé­ter des faits élémentaires, mais qu’il importe d’avoir à tout moment présents à l’esprit, — il y a trois millions d’Allemands en Bohême. Une guerre avec l’Allemagne serait le suicide de la Tchéco-Slovaquie. Une extrême prudence est ordonnée au gouvernement de Prague. Et la prudence s’appelle neutralité. Et la neutralité inconditionnelle, absolue, s’appelle bientôt l’assujettissement.

Plus au sud, c’est pire. Voilà l’Autriche, un morceau d’Allemagne authentique. Elle seule est détachée de l’unité allemande. Si l’on en détache l’Autriche, il n’y a pas de raison pour que les autres parties soient resserrées autour de la Prusse. Si Vienne reste la capitale de l’Autriche, il n’y a pas de raison pour que la Bavière et le Wurtemberg gravitent autour de Berlin. Et du moment qu’on voulait créer une Autriche indépendante, il fallait qu’il y eût aussi d’autres morceaux d’Allemagne indépendants. L’accessoire est à la portée du principal. Trop grande tentation pour l’Allemagne de réincorporer à la patrie allemande les pays autrichiens. Trop grande tentation pour l’État de Vienne de rejoindre une communauté vaste et puissante. Déjà, il est pour le monde un objet de dérision ou de pitié. On le surnomme l’État avorton. S’il était entouré d’autres États de sa taille (il compte à peu près autant d’habitants que la Belgique), il ne serait pas si ridicule. Mais cet unique petit groupe allemand, auprès du colosse germanique, personne ne le prend au sérieux.

Pologne, Tchéco-Slovaquie, Autriche suppo­saient, pour durer, qu’il n’y aurait pas à côté d’elles une grande Allemagne. L’existence et la sécurité de ces petits États supposaient d’autres petits États. Aucune considération de ce genre ne se trouve dans le traité de Versailles. Il n’apparaît même pas qu’à aucun moment les auteurs de la paix aient songé à ces questions d’équilibre. Le traité de Ver­sailles n’est pas un traité politique.

La politique consiste essentiellement à prévoir. Le traité du 28 juin est remarquable par son imprévoyance. Il accumule les difficultés et il renvoie les solutions à plus tard. Il lègue à l’avenir des litiges et des procès, non seule­ment avec l’Allemagne, mais avec nos alliés. Où en sera l’Allemagne dans quinze ans ? Où en seront nos alliances ? Cependant cette date est celle où l’occupation de la troisième zone, celle de Mayence, doit prendre fin si l’Allemagne a tenu ses engagements. Et comme elle est déjà en faute, la thèse française est que les délais sont suspendus. Cette thèse sera-t-elle admise partout ? À quels conflits donnera-t-elle lieu ? Mais l’année 1935 est encore celle où un plébiscite décidera si le bassin de la Sarre reste à la France ou à l’Allemagne. Et, si le plébiscite se prononce contre nous, l’Allemagne devra payer le prix des mines dont le traité nous rend propriétaires. Grandes complications. À quel point seront-elles accrues par l’état où sera alors l’Europe et par l’état où sera l’Allemagne ? Quel sera à ce moment le rapport des forces en présence ? Nous sommes réduits aux conjec­tures. De grands problèmes sont livrés au hasard.

Sans doute une paix aussi générale, embras­sant autant d’objets que celle de 1919, devait comporter une part d’incertitude. Elle devait être une « création continue ». La paix de Westphalie elle-même n’avait pas échappé à cette nécessité, puisqu’elle avait donné un droit de garantie à la France et à son alliée du Nord, la Suède, d’ailleurs devenue bientôt incapable de l’exercer. Mais à quoi la garantie des traités de Westphalie s’appliquait-elle ? À quelque chose de relativement simple, à quelque chose de clair, au statut du corps germanique qu’aucune puissance allemande ne devait pouvoir dominer. Ce principe était absolu. Il était invariable et d’une interprétation qui ne laissait pas de place au doute. La garantie des Alliés de 1919 s’applique, au contraire, à une foule de questions de détail qui prêtent aux controverses et aux transactions : nous l’avons vu pour le charbon à la Conférence de Spa et nous le verrons encore. Quant au premier des points, celui qui tient le reste en sa dépendance, l’équi­libre des forces, c’est au contraire celui qui n’est même pas considéré.

Cette omission donne à la paix son principal caractère. C’est une paix qui n’a pas voulu chercher à réaliser l’équilibre. Le respect de l’unité allemande conduisait là. Et toutes les autres conséquences en découlent et en décou­leront. La plus grave est, pour la France, le maintien de la paix armée, la possession d’une grande force militaire nous restant indispensable, soit pour notre sécurité, soit pour prendre les gages que l’inexécution du traité rendrait nécessaires. Un an d’expérience a déjà montré que l’occupation de la rive gauche du Rhin n’était pas suffisante. Il a fallu une première fois aller à Francfort. La saisie du bassin de la Ruhr a dû être donnée pour sanction à l’ « ave­nant » de Spa. On peut dire que le traité de Versailles organise la guerre éternelle.

Il ne nous a même pas mis dans de très bonnes conditions pour la soutenir. La frontière qu’il nous rend, c’est celle de 1870. C’est une frontière d’invasion, dessinée en 1815 contre la France. L’avis des chef militaires qui deman­daient une frontière stratégique n’a pas été retenu. Là-dessus, les « techniciens » n’ont pas été écoutés. Deux exemples historiques prouvent cependant qu’il y a profit à écouter les techniciens dans ces sortes de matières. Quand un état­-major dit : « Ici je puis assumer la défense, et là je ne puis l’assurer », il a ses raisons, ses raisons techniques. En 1866, lorsque l’Autriche avait cédé la Vénétie, l’état-major autrichien avait fixé les nouvelles limites de l’Empire. Résultat : pendant trois ans il a suffi à l’Empire austro-hongrois de faibles forces pour briser l’élan des Italiens et, de ses crêtes, de ses cols alpestres, il a deux fois lancé ses troupes sur le chemin de la Lombardie. En 1871, l’état­-major prussien avait voulu garder Metz. Il eut gain de cause. Et c’est pourquoi, en 1914, nous n’avons même pas pu défendre Briey. Par contre, Bismarck avait passé sur l’opposition de Moltke et nous avait laissé la trouée de Belfort : nous sommes entrés dans le Sundgau dès 1914 et nous y sommes toujours restés, comme Moltke l’avait prédit.

Puisque la France demeurait en contact avec une grande Allemagne, il lui fallait au moins une frontière rationnelle, une frontière con­forme à cette politique. Nous ne l’avons pas eue. À la sécurité terrestre, naturelle, stratégique, qui ne pouvait elle-même que suppléer à l’ab­sence de sécurité politique, ont été substituées des précautions juridiques, des interdictions pour l’Allemagne d’entretenir des garnisons sur la rive gauche du Rhin et dans une zone de 50 ki­lomètres sur la rive droite. Il est clair que ces clauses, comme celles du désarmement en général, vaudront autant que les circonstances, autant que le rapport des forces entre les États. C’est toujours à l’équilibre des forces, à l’équilibre politique qu’on se trouve ramené.

C’est peut-être parce qu’il était l’adversaire et le négateur du principe classique de l’équilibre que le président Wilson a voulu que le pacte de la Société des Nations précédât et commandât le traité de Versailles comme tous les autres traités. Qu’est-ce que la Société des Nations ? L’équilibre irréel au lieu de l’équilibre réel. La Société des Nations nie l’équilibre qu’on peut appeler subjectif, celui qui n’admet pas de dis­proportion entre États voisins ou exposés à des conflits. Elle nie également l’équilibre objectif, celui qui résulte des combinaisons d’alliances. Elle prétend les rendre l’un et l’autre inutiles en assumant la charge d’établir la justice entre les peuples, de faire respecter le droit et d’har­moniser les intérêts. Le jour où l’Allemagne serait jugée digne d’entrer dans l’association, ce jour-là, selon le système wilsonien, la paix n’aurait plus besoin d’une autre garantie.

Un seul article, dans le pacte de la Société, avait un sens net et positif. C’était l’article 10, celui par lequel les membres de la Ligue s’engageaient entre eux à protéger et à défendre leur intégrité territoriale et leur indépendance. Unique de son espèce, une grande assemblée politique, le Sénat de Washington, a eu le cou­rage et la franchise de dire tout haut qu’elle rejetait un pareil fardeau et un pareil devoir. Les gouvernements et les parlements qui les ont acceptés n’étaient pas sincères et ne se croyaient pas réellement tenus par un si vaste engagement ou bien ils n’en avaient pas mesuré l’étendue. En repoussant l’article 10, le Sénat de Washington a détruit une illusion. Il a rendu un immense service. Chaque peuple, désor­mais, doit chercher sa voie et sa politique selon les données de l’expérience ordinaire. Il les cherchera au milieu d’une vaste confusion que le traité de Versailles n’a pas créée tout entière, mais qu’il a aggravée pour une part considérable avec ses appendices, les traités de Saint-Germain, de Neuilly, de Trianon et de Sèvres.

À travers ce chaos, la politique de la France reste dominée, comme avant 1914, par le problème allemand. La paix ne l’en a pas soulagée. Quelle sera désormais la nature de nos rapports avec l’Allemagne ? C’est la première des ques­tions. C’est le bout de la chaîne. Et là, il n’y a pas de doute. Il n’y a pas de choix. Si nous avons échappé à la dépendance de l’Allemagne, nous restons dans la dépendance du problème alle­mand.

  1. Même discours de M. Lloyd George sur la paix, 3 juillet 1919.