Maison Alfred Mame et fils (p. 281-284).


XXI
APRÈS L’ÉPREUVE

Dans la cathédrale d’Hanoï, pavoisée de drapeaux et de trophées, Roland Salbris et Jeanne Sauzède s’agenouillaient devant le prélat dont la main bénissante unissait devant Dieu ces deux jeunes vies qui, ensemble, avaient connu le frisson avant-coureur de la mort. Le capitaine Le Penven et le soldat Gilles Troussequin étaient les témoins du jeune marié, à côté du général Ledru-Mesnil et du gouverneur de l’Indo-Chine, qui, dans une belle confraternité d’armes et de patriotisme, avaient tenu à honneur de faire pendant à ces deux braves en assistant la fille du héros de Cao-Bang. Pour la cérémonie, Sauzède étrennait le dolman piqué des étoiles du généralat, récompense bien due à sa défense et au combat qui avait terminé la guerre.

À la sacristie, sitôt les félicitations coutumières adressées, les uniformes s’esquivèrent. Un spectacle inattendu attendait le jeune couple à son débouché sur le parvis.

La garnison était là, en armes.

Le gouverneur, d’un geste, retint sur les marches M. et Mme Salbris. Le général Ledru-Mesnil s’était porté devant le front des troupes.

D’une voix vibrante, il appela :

« Soldat Gilles Troussequin !

« Capitaine Hervé Le Penven !

« Monsieur Roland Salbris ! »

Émus, les trois hommes se rendirent à son appel. Il les fit placer devant lui.

L’épée haute, il commanda :

« Ouvrez le ban ! »

Les clairons sonnèrent d’un souffle qui fit passer dans les moelles des trois hommes le frisson éveillé naguère par les accents de la charge dans la citadelle de Cao-Bang.

Alors le général s’avança vers Roland.

« Au nom du président de la République, pour services exceptionnels rendus à une place assiégée, nous vous faisons chevalier de la légion d’honneur. »

L’épée frappa légèrement les deux épaules du nouveau décoré, et le général l’attira contre son cœur dans une chaude accolade.

Puis il se tourna vers Le Penven et lui conféra la même distinction.

Le ban fut fermé et rouvert. Cette fois, Troussequin recevait la médaille militaire.

Puis les troupes défilèrent devant les trois héros.

Le nouveau général rentrait en France, où il était pourvu d’un commandement à Paris. Avec mélancolie il voyait passer les jours qui le séparaient de son embarquement. La vie allait l’éloigner de sa fille bien-aimée, qui déjà n’était plus toute à lui. Il ne s’était pas cru le droit, pourtant, de retarder le bonheur de ses enfants, après les épreuves subies et l’héroïque conduite de celui qu’il était fier de nommer son fils. Mais son cœur de père saignait.

Roland Salbris avait lu sur le front de cet homme, qu’il honorait et aimait d’une piété toute filiale, sa secrète mélancolie. Et pourtant il avait un heureux sourire. Le jour de l’embarquement arriva, sur ce même Taï-Binh, où ils s’étaient connus. Jeanne et Roland étaient sur le pont, près de leur père, que l’émotion pâlissait.

« Allons ! mes enfants, dit tout à coup Sauzède, se sentant impuissant à se maîtriser jusqu’au bout ; l’heure du départ approche. Dites-moi adieu et retournez à terre.

— Vous ne voulez donc pas que nous retournions en France par le même bateau que vous ? répliqua mutinement Jeanne.

— En France ?… Que veux-tu dire ? balbutia le général d’une voix oppressée.

— Oui, mon père, intervint Salbris, pardonnez-nous d’avoir joué avec votre cœur en voulant vous réserver cette surprise. Notre cabine est retenue sur ce paquebot, à côté de la vôtre, et nos bagages embarqués. Je ne fais plus partie de l’administration des douanes chinoises ; j’ai envoyé ma démission, et en voici la cause. Le gouverneur m’a fait appeler pour me transmettre des propositions de la part du gouvernement français. Les services qu’a rendus ma « frégate » durant les événements derniers ont frappé son attention. Il veut doter nos places et nos unités de guerre d’appareils calqués sur le mien. Il m’a donc offert d’en surveiller la construction dans les manufactures de l’État. Je lui réserve le secret de mon alliage et de sa trempe, et je reçois une prime importante pour chaque aéroplane construit. Or, comme chaque régiment en possédera trois, et les places de guerre toute une équipe, c’est la fortune assurée. Ceci simplement dit pour sauvegarder les intérêts de la famille que je fonde, car je suis déjà trop heureux de pouvoir doter ma patrie d’un élément nouveau de puissance militaire. Et de plus j’ai ainsi la joie de ne pas nous séparer de vous.

— Oh ! s’écria Sauzède, j’étais bien inspiré en te nommant mon fils ! »

fin