Les Conquérants de l’air/XX
Courageux, mais sombre et le cœur serré, Jeanne et Roland avaient vu disparaître la colonne qui allait combattre pour le salut commun et l’honneur de nos armes. Ils n’ignoraient point le critique de la situation où les plaçait le coup d’audace qui laissait Cao-Bang dégarni afin d’assurer, par l’intervention inopinée de la garnison, le succès de l’attaque du général Ledru-Mesnil. D’autre part, les dangers auxquels courait le colonel Sauzède oppressaient leur âme, non moins que ceux qu’ils sentaient peser sur leur tête.
Henri Le Penven s’absorbait dans les obligations que lui imposaient les responsabilités assumées, sans fléchir sous leur poids. Dès la veille, il avait réparti sa poignée d’hommes à leurs postes futurs, et toute la nuit s’était employée aux préparatifs d’une défense à outrance. D’étroits couloirs de retraite étaient seuls ménagés entre le rempart et la citadelle ; ailleurs les rues étaient barricadées, jonchées de débris dont l’enchevêtrement se compliquait de fils de fer barbelés, se hérissait de bambous appointés et formait un obstacle qui briserait l’élan des envahisseurs, retarderait longtemps leur marche et les tiendrait sous le feu de la citadelle. Des étais soutenaient les pans des parois dominant les couloirs de retraite, prêts à être culbutés d’une poussée par les défenseurs après leur passage et à accumuler derrière eux de rébarbatifs amas de décombres.
Un simple fossé, renforcé en arrière d’une levée de terre palissadée de bambou, formait la première enceinte. La citadelle, construite sur un mamelon, aux abords directs dénudés, offrait de plus sérieuses défenses. Tout d’abord la profondeur et la largeur de son fossé, déjà protégé en avant par des trous de loup et des réseaux de fils de fer, et garni au fond de chaussetrapes fabriquées pendant le siège, de tessons aigus, de pieux affilés semblables à ceux fichés au creux des trous de loup.
Ensuite se dressait un solide parapet de terre, renforcé de gabions et de fascines et hérissé, sous sa plongée, d’une rangée de piques dardant leurs pointes vers l’extérieur. Aux angles, des barbettes montraient dans leurs embrasures les gueules menaçantes des pièces, auprès desquelles étaient rangés les caissons garnis de toutes les gargousses disponibles.
En arrière, un énorme cavalier abritait les casemates et la poudrière. Par les soins de Sauzède, une double communication électrique permettait d’en embraser instantanément les poudres, les réserves de mélinite et de dynamite. Salbris avait vérifié le passage du courant, et dans le réduit blindé, son poste, d’où il pouvait suivre les péripéties de la lutte, il savait n’avoir qu’à soulever le protecteur en ébonite qui isolait les boutons de contact pour, en appuyant sur ces derniers, amener l’explosion, cette explosion qui, bien que mortelle, leur serait libératrice et, après avoir sauvé l’honneur, ne laisserait aux mains de l’ennemi qu’une conquête sans valeur et qui serait en même temps son tombeau.
De légères passerelles étaient jetées pour permettre aux défenseurs de se réfugier dans la citadelle une fois la première enceinte emportée. Quelques coups de hache suffiraient alors à les rompre et à précipiter dans le fossé leurs débris.
Et maintenant Le Penven attendait l’assaut. Il l’attendait, sans forfanterie, mais, malgré la gravité de la situation, avec une secrète espérance au cœur. Une mystérieuse prémonition semblait lui promettre le secours suprême de cette Providence qui, jusqu’ici, ne lui avait pas manqué.
Et près de lui, allègre, Gilles Troussequin affirmait à chacun qu’il y aurait du bon ! La crâne humeur du Parigot remettait du cœur au ventre aux moins virils. « Des Français, disait-il, se laisseraient-ils faire la barbe par les magots ?… » Et un beau rire d’insouciance soulignait son incoercible entrain.
L’aube blanchit, et bien vite le soleil surgit sur l’horizon. Les abords de Cao-Bang restaient déserts. Soudain, avec les premiers échos de la fusillade, des cris effroyables retentirent. Se fiant à la mousqueterie entendue comme, à l’indice de l’attaque des Japonais, les bandes chinoises surgissaient des fourrés pour se porter à l’assaut de la ville.
Le Penven avait ordonné de n’user les munitions qu’à coup sûr. Les pirates parvinrent à environ trois cents mètres de l’enceinte sans qu’un coup de feu ne les eût accueillis ; mais alors de toutes parts les fusils vomirent la mort.
Sous la grêle des projectiles, les premiers rangs décimés oscillèrent ; la poussée des autres les porta quand même en avant, et les Jaunes couronnèrent la contres carpe. La ruée fut si forte, que les plus avancés culbutèrent dans le fossé, où ils s’empalaient misérablement. Mais, derrière eux, d’autres vagues affluaient, porteuses de fascines, dont l’amas, çà et là, recouvait les chausse-trapes, édifia des digues dangereuses, mais cependant accessibles. Les défenseurs concentraient leur tir sur les points menacés, bientôt jonchés de cadavres sur lesquels marchaient leurs compagnons, usant de ces corps comme de degrés pour escalader l’escarpe. Sur un point, le fossé fut ainsi franchi, et les pirates s’attaquèrent à la palissade.
Le Parigot était là. Il se redressa et, d’une détente des reins, lança un objet muni d’une mèche enflammée à sa pipe, en criant de sa voix de gavroche :
« Gare la bombe ! »
C’était un bidon d’essence, dont il avait fait ample provision à la réserve constituée pour l’approvisionnement de la « frégate ».
Un autre, d’autres encore suivirent. Dans leur chute, les récipients faisaient explosion et répandaient sur l’eau stagnante du fossé une nappe ignescente dont les langues léchaient les fascines et transformèrent bientôt leurs levées en haies de feu.
Devant cet ennemi nouveau, les Chinois reculèrent et les défenseurs eurent un répit. Ils n’avaient subi que des pertes légères, tout en en infligeant de terribles à leurs agresseurs. Mais, vu la multitude de ceux-ci, la mort de vingt d’entre eux équivalait à peine à la mise hors de combat d’un seul des assiégés. Toutefois ce premier recul était un succès qui rendait foi aux défenseurs et retardait l’heure critique où ils devaient être submergés par le flux des envahisseurs. Il permettrait enfin d’espérer en l’arrivée à temps des troupes libératrices.
Mais des lisières des bois dans lesquelles ils s’étaient réfugiés, les Pavillons-Noirs préparaient leur nouvelle attaque en couvrant de projectiles les remparts de Cao-Bang. Déjà leur feu avait fait plusieurs victimes, quand Hervé, intrépidement, parcourut nos lignes, prescrivant aux siens de s’accroupir derrière le parapet, sans répondre à l’ennemi par un gaspillage de munitions trop précieuses pour être employées autrement qu’à coup sûr.
Devant le silence subit de la place, les Chinois crurent l’avoir réduite à l’impuissance. De nouveau ils s’élancèrent. Cette fois ils apportaient des troncs, des monceaux de verdure, des mottes terreuses sur lesquelles le feu ne mordait point aisément. Le même silence accueillit leur approche ; ce ne fut qu’à une cinquantaine de pas des remparts que les rafales se déchaînèrent, creusant dans leur masse des trouées sanglantes.
Si ralenti qu’il fût, l’élan ne fut pas endigué, et les Jaunes de nouveau bordèrent le fossé. En hâte ils précipitaient arbres, herbes, terre et aussi les cadavres des leurs. Sur cet amoncellement de matériaux et de corps humains, dont certains se tordaient encore dans les affres de l’agonie, d’audacieux partisans franchirent l’obstacle et s’attaquèrent aux palissades, en dépit du carnage affreux que le feu à bout portant de la place creusait sans relâche dans leurs rangs.
Un horrible cri de triomphe enfin retentit… Par une large brèche, le flot jaune répandait son torrent.
À un signal de clairon, exécuté par le Parigot, bon à tout et ancien membre de la fanfare des Gobelins, sur l’ordre de Le Penven, les assiégés simultanément battirent en retraite. Le capitaine ne pouvait exposer son faible effectif aux pertes certaines d’un combat corps à corps. Derrière les défenseurs s’écroulaient les demeures sapées et subitement privées de leurs étais par les sapeurs qui fermaient la marche. Dès lors, pour avancer, les pirates auraient à se frayer passage au travers d’un amoncellement de décombres.
Et, dès la première tentative, les canons, maintenant démasqués, couvrirent ces ruines de mitraille.
Le bras droit immobilisé par la contusion qui lui avait luxé la pointe du cubitus et produit l’ankylose du membre, Roland Salbris, impuissant à combattre, n’avait pas quitté Jeanne et, d’un œil anxieux, suivait, par les créneaux du réduit blindé, les phases angoissantes de la lutte. À contempler l’acharnée défense de la poignée de héros cramponnée aux remparts, il s’indignait d’être le témoin inactif de la bataille ; mais alors il se remémorait la tâche sacrée et le dépôt précieux qui lui étaient confiés et tournait vers Jeanne ses regards dans l’expression desquels il tentait de mettre tout l’amour qu’il eût voulu lui vouer sur terre et qui peut-être, dans quelques instants, allait être fauché par la mort. Et il songeait que ce serait lui l’exécuteur de cette mort qui leur tiendrait lieu d’épousailles, qu’il en avait voulu ainsi, et qu’à la pensée des épouvantes de la capture par les pirates il le voulait encore…
Pâle, mais sans défaillance, la jeune fille priait. Dieu seul, à cette heure, pouvait leur salut, et si la mort était inévitable, n’était-ce pas encore sa miséricorde qu’elle devait implorer pour elle et les victimes qui s’enseveliraient dans un holocauste à la patrie et à l’honneur !
Une révolte, parfois, soulevait pourtant l’âme de Roland à voir cette fleur d’innocence et de jeunesse menacée d’être l’hostie de l’armée, comme jadis la tendre Iphigénie aux rives de l’Aulide. Ah ! sans son bras blessé, il aurait pu l’emporter dans les airs, sur sa « frégate », la transporter en lieu sûr, quitte à revenir ensuite reprendre son poste de danger et d’honneur !
Et néanmoins, en revanche de ces affres, de quel réconfort était pour lui la présence de la vierge agenouillée qui élevait vers le ciel, contre le péril, le palladium de sa prière !
Sous eux, le combat s’acharnait avec ses alternatives de trêves momentanées et de menaces toujours renais santes. L’enceinte extérieure abandonnée, Roland et Jeanne s’étaient cependant sentis moins isolés, plus confiants à voir refluer autour d’eux le groupe, hélas ! déjà réduit, des défenseurs. Les obstacles que hérissaient les ruines de la ville arrêtaient momentanément l’offensive des agresseurs, et Le Penven mettait à profit ces minutes de répit pour répartir les survivants aux postes de combat.
Mais des décombres enfin franchis, malgré la mitraille et les incendies allumés au cours de la retraite, les faces jaunes de nouveau surgirent.
Le dernier acte du drame commençait.
Sur un signal, que saluèrent d’effroyables hurlements, une ruée d’êtres, aux figures grimaçantes, chaudes de convoitise et de haine, pullula sur les glacis, emporta les fils de fer, combla les trous de loup et vint border la contrescarpe, en dépit des sillons sanglants qu’ouvraient en elle les rafales des canons et le tir à répétition des fantassins. Les Chinois tentaient de combler le fossé au moyen de matériaux arrachés aux décombres de la ville ; d’autres avançaient de longues échelles de bambous pour les jeter en ponts au-dessus de l’obstacle, tandis que des tireurs postés dans les ruines criblaient de balles tout défenseur qui se montrait pour repousser et réduire ces passerelles volantes.
Déjà plus d’un brave avait succombé dans cette tâche, quand Troussequin accourut. Il avait déterré, dans le magasin d’outils, des faux, serpes et faucilles. Hâtivement, il les distribuait aux postes menacés. Bientôt ces lames courtes et tranchantes, emmanchées à des bambous, s’allongèrent par les créneaux et mordirent sur les frêles engins des pirates. Les échelles chargées d’hommes s’écroulaient, et le fond du fossé n’était plus qu’une litière de morts et de mourants, les uns les membres brisés, d’autres embrochés sur les pieux ou écharpés par les dents des chausse-trapes.
Hélas ! le flot envahissant semblait intarissable. Une marée humaine de plus en plus dense battait les assises de la citadelle. Les pirates paraissaient décidés à combler le fossé de leurs corps pour se frayer chemin plutôt que de renoncer au pillage et aux représailles qu’ils comptaient tirer de ces barbares exécrés.
Un à un, nos braves tombaient derrière leurs créneaux. Le feu des canons se ralentissait, réduit aux dernières gargousses. De même se raréfiaient les cartouches des fantassins, bien que les gibernes des morts et des blessés fussent soigneusement vidées par leurs voisins. Depuis plus de cinq heures, la petite garnison se défendait avec un acharnement et une furie inspirés par le désespoir… Que faisaient donc ceux qu’ils attendaient en vain et pour lesquels ils allaient mourir ?
Un nouvel assaut ranima le feu. Durant quelques instants, fusils et canons tirèrent avec rage ; puis les détonations décrurent, s’espacèrent, les derniers coups s’éteignirent… L’ennemi, une fois encore, avait reculé ; mais désormais les armes étaient sans munitions pour recevoir la prochaine attaque.
Et celle-ci vint.
Un effroyable corps à corps s’engagea sur les parapets envahis. Cette fois, c’était la fin !
Salbris arracha le protecteur de la communication électrique. Il n’attendait plus, pour appuyer sur le bouton qui mettrait le feu aux poudres, que le moment où la citadelle, complètement envahie, lui permettrait de faire payer leur victoire aux pirates par un plus grand carnage. Et le moment vint ; toute l’esplanade autour du cavalier fourmillait de faces jaunes… Il embrassa Jeanne d’un regard sublime et, sans trembler, avança la main.
Soudain, une stupeur arrêta les envahisseurs, les fit tournoyer dans une panique.
À toute volée, un clairon français sonnait la charge.
Et voici que, du dehors, de toutes parts, d’autres répondaient, jetant leurs notes endiablées, tandis qu’éclatait le cri français : « En avant ! à la baïonnette ! »
Par chaque brèche, les troupiers français surgissaient, tombaient sur les épaules des pirates affolés par cette irruption inattendue. En quelques minutes la cour fat évacuée par les Chinois, que, la baïonnette aux reins, les marsouins précipitaient dans le fossé.
Et la porte du réduit s’ouvrit pour livrer passage à Roland et à Jeanne, que reçut dans ses bras le père victorieux !…
Lorsque Le Penven, debout malgré trois blessures, eut rassemblé les survivants de l’héroïque défense, sur les trois cent cinquante combattants, seuls soixante-treize demeuraient debout, et, parmi eux, Troussequin, indemne de toute égratignure, malgré la hardiesse dont il avait fait preuve. Il tenait encore à la main le clairon sauveur. Car c’était lui qui, au moment de sauter avec la citadelle, par un défi suprême, avait jeté les notes vibrantes de la charge, ces notes qui avaient suspendu le geste exterminateur de Salbris. Et comme les hommes de Sauzède arrivaient au pied de la citadelle, l’appel lancé par la fanfaronnade héroïque du Parigot avait éveillé en écho les sonneries des clairons français et porté, d’un suprême effort, les soldats à la charge libératrice.