Maison Alfred Mame et fils (p. 243-255).


XVIII
VEILLÉE D’ARMES

Enfin la « frégate » fut au point. Ce jour-là, les derniers sacs de riz avaient été distribués à la troupe. La seconde semaine commençait depuis la réception du télégramme annonçant le débarquement des troupes par la flotte victorieuse. La colonne devait approcher.

Roland vint trouver Sauzède. Le moment était venu de mettre Jeanne à l’abri des dangers toujours imminents de l’assaut et aussi de la famine.

Certes, il était cruel au père de se séparer de sa fille et de lui dire un adieu qui serait peut-être le dernier. Néanmoins il jugeait de son devoir de sauver cette jeune existence d’une mort atroce, si les secours arrivaient trop tard.

Il se rendit auprès de Jeanne, accompagné de Salbris, et, un masque serein posé sur sa figure, lui dit :

« Roland part sur sa « frégate », et il t’emmène avec lui. »

La jeune fille s’étonna :

« Où cela ?

— Mais à Hanoï, où tu seras en sûreté.

— Alors il vous abandonne ? se récria Jeanne.

— Tu juges mal ton fiancé, mon enfant. Une fois qu’il t’aura mise en sûreté, il reviendra nous renseigner sur les mouvements de nos amis.

— Et moi, reprit la jeune fille, je vous saurais dans un péril que j’aurais lâchement déserté… Ah ! mon père, est-ce vous, le noble soldat, qui me proposez cette défaillance ?… J’ai partagé jusqu’ici votre sort, je veux le subir jusqu’au bout, connaître ensemble la joie de la délivrance ou mourir dans votre dernier baiser !…

— Mais,… tenta d’objecter le père, ému de tant de vaillance et de tendresse.

— Rien ne prévaudera contre ma décision. Je reste.

— Ah ! s’écria Roland, si vous nous déchirez le cœur d’angoisses pour vous, vous enorgueillissez celui dont vous êtes né et celui à qui vous daignerez être si nous sommes sauvés !

— Nous le serons, mon ami, déclara Jeanne, j’en ai l’intuition profonde. La main de Dieu est sur nous… Partez donc, et revenez-nous en annonciateur de la bonne nouvelle. J’ai foi que vous nous l’apporterez. »

Muni des instructions de Sauzède et du baiser courageux de sa fiancée, qui voulut assister a son départ, Roland s’installa sur son aéroplane. En place de Jeanne, il emmenait avec lui un sergent du génie, Jean Laugars, qui avait assisté dans la réfection de l’appareil et s’était initié à sa manœuvre. Il pourrait donc le suppléer en cas de nécessité.

Le général se porta au-devant de Salbris.

La « frégate » prit son vol, monta pour franchir les lignes ennemies. Elle traversa les salves qui la saluèrent au passage sans autres avaries que quelques déchirures de balles sans importance dans le tissu caoutchouté des ailes.

À vingt kilomètres au delà, d’autres troupes apparurent en désordre. Elles appartenaient encore à l’ennemi. C’était la garnison japonaise de Lang-Son, qui se repliait sur le corps de siège de Cao-Bang, fuyant, sans doute, devant l’approche menaçante des Français. Quelques nouvelles minutes de vol, et cette fois Salbris poussa un hourra d’enthousiasme : l’avant-garde française était en vue.

Il descendit rapidement d’un vol plané, tel l’oiseau qui va se poser. Le général Ledru-Mesnil, commandant la colonne, aperçut l’oiseau qui fondait sur lui, du haut des airs, sa longue flamme tricolore éployée claquant victorieusement dans son sillage, et, d’un galop, se porta au-devant de Salbris qui venait d’atterrir.

« Mon général, dit Roland, j’arrive de Cao-Bang. La garnison tient bon, mais ses derniers vivres sont épuisés. Au passage, j’ai aperçu dans le camp japonais les préparatifs d’un assaut suprême. L’ennemi n’attend sans doute pour le livrer que le renfort de la garnison de Lang-Son, que j’ai reconnue, il y a un instant, et qui n’est plus qu’à une vingtaine de kilomètres du camp. Hâtez-vous donc si vous voulez sauver les défenseurs de Cao-Bang et transformer un désastre imminent en victoire. »

Le général répondit :

« Ce soir nous bivouaquerons à Nam-Sang, c’est-à-dire a cinq lieues de la place en péril. Je donnerai un repos nécessaire à mes troupes, et, vers minuit, je me remettrai en marche pour tomber au lever du jour sur les derrières de l’ennemi… Mais, s’interrompit-il, qui donc êtes-vous, monsieur, que rien ne décèle en vous que vous apparteniez à l’armée ?

— Je n’en suis pas, en effet, mon général. Je suis commissaire des douanes chinoises et fiancé de la fille du colonel Sauzède. À la nouvelle du péril de ceux que j’aime, je me suis mis en route, et, grâce à ma « frégate », j’ai réussi à parvenir près d’eux.

— Mais alors vous êtes Roland Salbris, dont le succès à Chang-Haï a rempli les colonnes de la presse mondiale. Heureux de vous connaître, monsieur, dans des circonstances qui vous font un suprême honneur. »

Le général avait chaudement étreint les mains du jeune aviateur. Puis il reprit :

« Je vais vous confier la consigne à transmettre à votre futur beau-père, car vous seul êtes à même de la lui porter avec votre merveilleux oiseau. Donc, que, dès l’aube, le colonel Sauzède fasse de son côté uue sortie avec le plus de monde qu’il lui sera possible, ne laissant que l’indispensable à la garde de la ville. Grâce à nos attaques combinées, j’espère que la matinée ne s’achèvera pas sans que nous nous soyons donné la main. Mon chef d’état-major va rédiger mes instructions, que vous remporterez ; mais, en attendant, faites-moi l’honneur de mettre au pillage nos fourgons pour charger votre aéroplane de ce qu’il pourra enlever. Que désirez-vous ?

— Du biscuit, déclara Salbris, que chaque homme puisse manger avant de combattre.

— Quel poids ?

— Cent kilos. Je vous laisserai le sous-officier du génie que j’ai amené ; il connaît en détail la topographie de la région et pourra vous être un indicateur précieux. »

Dans sa hâte à porter aux assiégés l’annonce de l’approche des troupes françaises et au colonel les ordres pour l’attaque du lendemain, Salbris ne voulut pas attendre que la nuit lui rendît sa traversée moins périlleuse. Il se contenta de s’élever pour franchir le camp japonais. Mais l’ennemi, en éveil depuis son précédent passage, avait braqué la mitrailleuse Krupp, inventée pour le tir contre les aéronats. Une gerbe de mitraille enveloppa l’aviateur à son passage, criblant les toiles, sans atteindre heureusement ni le pilote ni les organes essentiels. Mais des feux de mousqueterie poursuivirent l’oiseau échappé à la mitrailleuse. Salbris poussa l’allumage. Il se croyait déjà hors de portée, quand une balle, à demi-morte, ricocha sur l’armature de la nacelle et l’atteignit au coude. La douleur de la contusion lui fit lâcher le volant, et un geste involontaire, sous le coup reçu, avait infléchi le gouvernail dans une position qui entraînait l’appareil en une descente vertigineuse. De la main gauche, Salbris put ressaisir le levier et rétablir l’équilibre, mais pas assez tôt pour que l’aéroplane n’eût donné l’impression d’une chute à ceux qui le suivaient des yeux, et dans le camp japonais, et sur les remparts de Cao-Bang. Convaincus de la capture de l’aviateur et de son flyer, les Japonais interrompirent leur tir, tandis qu’une clameur de désespoir s’élevait de la ville assiégée. Jeanne, présente, tomba à genoux et leva les mains vers le ciel… À ce moment, la « frégate » se releva soudain, brûla la politesse à ceux qui la croyaient déjà tenir, et bientôt vint atterrir parmi les amis qui la jugeaient perdue.

Le premier mot de Roland fut pour le colonel :

« Demain nous serons libres et vainqueurs ! »

Puis il se jeta dans les bras que lui tendait Jeanne, qui, après avoir subi l’angoisse de son péril, s’éperdait dans l’ivresse de son salut.

« Dieu m’a entendue ! » murmura-t-elle en action de grâces.

Salbris se retourna vers Sauzède, impatient d’être plus largement renseigné.

« J’ai laissé le sergent Laugars comme guide au général Ledru-Mesnil, qui bivouaque à quelque vingt kilomètres d’ici. À sa place, je rapporte cent kilos de biscuits, soit trois ou quatre par homme.

— Ah ! tu songes à tout ! s’écria le colonel. En te prenant pour fils, mon cœur a bien choisi… Tu nous reviens en ravitailleur du corps et de l’âme avec ta « frégate » trouée comme un drapeau… Mais tu es blessé ! s’alarma-t-il en remarquant le bras inerte de Roland.

— Une simple contusion de balle morte, douloureuse seulement par la sensibilité de l’endroit atteint. La chair est meurtrie, mais non entamée… Mais j’ai les instructions du général à vous transmettre, afin de combiner ses efforts avec celui qu’il vous demande.

— Allons ! dit Sauzède ; que les chefs de service soient prévenus de se rendre chez moi, sans délai, pour le conseil de défense. En les attendant, Jeanne te pansera, Roland ; puis tu assisteras à la séance, ta présence nous sera nécessaire. »

Une demi-heure plus tard, le conseil de défense était réuni. Chacun, anxieux, attendait les ordres, qu’il devinait suprêmes.

Sauzède avait déjà pris connaissance des instructions du général et médité son plan d’action. Presque tous les combattants marcheraient. Seuls resteraient dans la ville les blessés, malades, hommes du service auxiliaire, la petite troupe qui avait accompagné Salbris, les servants de l’artillerie de campagne, immobilisée faute d’attelages et dont les pièces étaient en batterie à la citadelle. Il leur serait adjoint cependant les divers postes de milice ralliés par Sauzède durant sa retraite. En comprenant les malades et blessés encore capables de faire le coup de feu, l’effectif laissé serait d’environ trois cent cinquante fusils. Le capitaine Le Penven en aurait le commandement, et il reçut la communication secrète de la mission confiée à Salbris, qui, pour être toujours prêt à la remplir, ne devrait pas quitter le réduit de la citadelle. Les artilleurs, non indispensables au service des pièces de campagne, marcheraient avec celles de montagne, tirées à bras ainsi que leurs munitions. La sortie s’exécuterait par le sud-est, afin de se rabattre, d’un mouvement enveloppant, vers la route de Lang-Son, axe d’attaque de la colonne de secours.

Si, durant la sortie, la ville était attaquée par les Pavillons-Noirs, la résistance aurait lieu d’abord aux portes et sur l’enceinte. Dans le cas où celles-ci seraient forcées, tous se renfermeraient dans la citadelle. Là la lutte devrait être acharnée, jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’au dernier souffle. Plutôt que de laisser tomber ce réduit aux mains des pirates, son chef le ferait sauter. Tout était prêt pour une telle éventualité, et cette tâche était dévolue à Roland Salbris.

« Je te commets à la garde de l’honneur français, à celle de nos blessés et de ta fiancée, ajouta Sauzède en s’adressant à Salbris. Plus heureux que moi, qu’un autre devoir réclame, c’est toi qui restes au poste le plus périlleux, à celui aussi qui me tient le plus au cœur. »

Le colonel récapitula alors les effectifs. Sur les deux mille cinq cent trente hommes de la garnison, quatre cent trente resteraient, dont quatre-vingts environ hors d’état de combattre. Ceux-ci et l’ambulance seraient immédiatement transférés à la citadelle, où se réfugieraient également femmes et enfants.

« Allez, messieurs, dit alors le colonel, chacun à vos préparatifs. Demain sera pour nous le jour de la mort ou de la délivrance, et cette fois nous avons le droit d’espérer. »

La veillée fut grave. Au moment de quitter sa fille, le colonel songeait que le baiser qu’il lui mettrait au front serait peut-être le dernier. Combien il regrettait d’avoir cédé à sa volonté de rester dans la place ! elle serait main tenant hors de péril dans les rangs de la colonne française, plus près d’être réunie à lui, que son devoir obligeait à marcher au-devant de ses secoureurs, que dans ce Cao-Bang où il lui fallait la laisser exposée au plus terrible danger. Et il n’avait pas le droit de se révolter, même intérieurement, contre la mission que lui imposait l’intérêt général et son honneur de soldat.

Vers 3 heures du matin, les hommes furent éveillés. Un demi-litre de vin fut distribué à chacun avec sa part des biscuits apportés par la « frégate ». Les bidons reçurent une double ration d’eau-de-vie, avec la consigne étroite de n’y toucher que sur l’ordre donné. Le colonel réservait le coup de fouet de l’alcool pour la charge décisive. Les sacs ne furent pas pris ; les cartouches s’empilèrent dans les poches et dans les musettes. Puis la porte s’ouvrit, et silencieusement la colonne se fondit dans la nuit déjà pâlissante.

Demeurés seuls, Roland et Jeanne unirent leurs mains dans une étreinte muette. Elle disait l’angoisse de leurs âmes, mais aussi leur volonté d’en être maîtres. Toutefois une fierté gonflait le cœur du jeune homme à se sentir le protecteur de l’aimée. De même une force venait à Jeanne de sentir Roland près d’elle à cette heure suprême.


Une gerbe de mitraille enveloppa l’aviateur.