Les Conquérants de l’air/XVII
L’arrivée prestigieuse de Salbris et du capitaine Le Penven, l’entrée héroï-comique du Parigot, de sa troupe et de son captif, avaient eu une heureuse influence sur la garnison, et le colonel Sauzède le constatait avec joie. Les défenseurs ne se jugeaient plus isolés du monde et abandonnés à leur mauvaise fortune depuis que leur était prouvée la possibilité de pénétrer du dehors jusqu’à eux. Un nouveau fait allait encore raviver l’espérance.
Le sapeur du génie commis à la surveillance du récepteur Cerebotani, le lendemain, entendit la sonnerie d’appel et vit l’aiguille se mouvoir autour du cadran. Il releva les lettres indiquées, tandis qu’en toute hâte un planton courait avertir le capitaine Le Penven.
Hervé arriva en coup de vent ; mais dès le premier regard jeté sur le papier du sapeur, il ne déchiffra que des lettres sans suite qui ne semblaient former aucun mot, bien qu’il pensât aussitôt que la dépêche fût rédigée en japonais. Salbris, survenu, l’étudia longuement. Il ne possédait guère que quelques rudiments de la langue des ennemis, toutefois il se croyait à même de comprendre les termes principaux du télégramme. En vain s’absorba-t-il ; la dépêche recueillie sur les caractères romains ne formait qu’un rébus intraduisible. Inutilement s’efforçait-il de transformer par analogie les lettres françaises en sons phonétiques japonais. Il n’obtenait qu’une cacophonie inintelligible.
Roland se dépitait. Il rejeta le papier et se disposait à retourner auprès de Laï-Tou et de ses fils attelés aux réparations de la « frégate », quand de nouveau la sonnerie d’avertissement retentit. L’aiguille courut sur les lettres qu’à mesure notait le sapeur ; les six premières formèrent un mot français : « Flotte… » ; puis se ponctuèrent signe par signe les mots prestigieux : « japonaise anéantie. Corps de secours va débarquer dans delta. »
Cette fois, c’était le vaisseau-amiral français qui avait émis les ondes annonciatrices de la victoire.
Ainsi la rencontre décisive s’était produite et nous triomphions !…
Le contact avait été pris entre les éclaireurs d’escadre, vers le soir, comme les flottes alliées allaient doubler le cap Saint-Jacques. Sitôt la nouvelle apportée par un croiseur à grande vitesse, l’amiral français avait convoqué son collègue anglais et les deux chefs s’étaient concertés en une longue conférence. Durant la nuit, la flotte britannique se sépara de nous pour s’élever vers le nord-est, tandis que les cuirassés français mettaient à la cape et semblaient vouloir se ménager un refuge, en cas d’échec, dans les eaux cochinchinoises, sous la protection des batteries du cap Saint-Jacques. Cette apparence de timidité avait pour but d’enhardir les Japonais et de les attirer dans la nasse que refermerait sur eux la ligne anglaise, qui, avant l’aube, par un changement de front, face à l’occident, assaillirait l’ennemi de flanc et l’acculerait à la côte dans un goulet dont l’escadre française fermerait l’issue.
Les commandants de bord, appelés par l’amiral, avaient regagné leurs postes, munis d’instructions secrètes. Dès lors, chacun, anxieux et impatient, attendit.
Ce fut une imposante veillée d’armes. Personne n’ignorait qu’au résultat de la bataille imminente étaient suspendues les destinées du pays, le salut de nos colonies, l’honneur militaire de la flotte. Vaincue sur mer, la France subissait un revers aussi désastreux pour son avenir et sa gloire que celui éprouvé sur terre, en 1870, contre l’Allemagne. La nation serait déchue de son rang dans le monde et rejetée dans l’ombre qui enténèbre l’Espagne depuis la ruine de sa vieille suprématie militaire et maritime. Tous le savaient : il fallait vaincre !
Au jour naissant, les forces ennemies surgirent sur l’horizon. Elles s’avançaient d’une fière allure, dans un ordre imposant de force consciente et d’impeccable discipline. On les sentait confiantes dans leur valeur, glorieuses de leurs succès passés ; et chacun frémissait d’impatience de se mesurer à de tels adversaires, de se couvrir d’une gloire immortelle en sachant les vaincre.
À la stupeur générale des non initiés aux desseins de l’amiral, celui-ci parut observer une attitude défensive. Quand chacun brûlait d’attaquer, la discipline voulait qu’il gardât une immobilité passive. Mais le sourire serein des commandants de bord atténuait l’angoisse des équipages.
Alors les bâtiments légers s’ébranlèrent et parurent vouloir marcher à l’impossible assaut des mastodontes, dont la puissante artillerie devait les écraser avant qu’ils fussent à portée de leur avoir infligé le moindre dommage.
Le cœur anxieux, on attendait toujours…
Et voici qu’au lointain une gigantesque gerbe d’eau fusait ; le cuirassé de tête de l’escadre nipponne s’inclinait sur bâbord, puis une explosion formidable soulevait une vague monstrueuse. Et quand elle eut passé, le navire avait disparu, anéanti dans l’explosion de ses chaudières, à jamais enfoncé dans les flots.
Presque aussitôt de nouveaux jaillissements d’écume enveloppèrent les deux navires qui suivaient de plus près le cuirassé sombré. Tous deux aussitôt interrompirent leur marche offensive, réduits à l’impuissance par des avaries majeures, et se mirent à dériver vers la côte, voués à l’échouement inévitable…
Les torpilles automotrices Gabet accomplissaient leur œuvre.
Lancées par les contre-torpilleurs munis des appareils à émission d’ondes hertziennes, les porteuses de mort avaient cheminé, dociles, vers leurs buts, guidées sûrement dans leur marche par la volonté conductrice et savante des officiers attentifs aux postes de direction. Infailliblement elles étaient venues heurter les murailles d’acier des colosses nippons et la piqûre de ces moucherons avait éventré les monstres.
Alors la flotte anglaise apparaissait et bientôt vomissait les énormes projectiles de la gueule foudroyante de ses gigantesques pièces de tourelle. En même temps les cuirassés français fonçaient à leur tour et unissaient leurs voix rugissantes au tonitruant concert de la canonnade. Un ouragan de fer et de feu s’abattait sur les navires japonais, déjà démoralisés par la catastrophe qui avait anéanti ou ruiné leurs chefs de file… En même temps de nouvelles torpilles arrivaient, forant les cuirasses, brisant les gouvernails, détruisant les machines, creusant l’abîme au fond duquel s’engloutissaient de nouvelles victimes… Ah ! les orgueilleux vainqueurs de Tsou-Shima connaissaient à leur tour le désastre et la panique infligées par eux naguère à la flotte russe ; un à un leurs superbes cuirassés devaient abandonner le combat, atteints dans leur vie ou dans leurs principaux organes.
Lorsque le soleil plana au zénith, le canon avait cessé de tonner. Des puissantes escadres nipponnes ne subsistaient que quelques épaves échouées sur la côte ; quelques rares fumées de fuyards disparaissaient à l’horizon. L’océan avait refermé ses eaux sur onze navires engloutis. De lamentables carcasses avaient dû amener leur pavillon. À jamais était abolie la suprématie jaune sur les mers orientales que dominaient triomphalement les couleurs franco-anglaises.
Sans tarder, les transports qui portaient les troupes de débarquement, sous la protection d’une escadre, hâtèrent leur route vers l’embouchure du fleuve Rouge, pressés d’apporter au plus tôt le secours attendu par nos garnisons assiégées.
Éperdus d’enthousiasme, les deux amis se précipitèrent au dehors à la recherche du colonel ; ils le trouvèrent qui sortait, assombri, des magasins d’approvisionnements. D’une voix claironnante ils lui crièrent :
« Victoire sur mer !… Nos troupes débarquent !…
— Ah ! dit Sauzède en tressaillant, tout au moins nous serons vengés !…
— Mieux que cela, sauvés ! » rectifia Le Penven.
Sauzède secoua la tête.
« Non, mes amis, car nous sommes à peu près réduits à la famine. Il faut au moins dix jours au corps de débarquement pour franchir, en refoulant l’ennemi, les deux cents kilomètres qui le séparent de nous. Et jusqu’alors, comment vivre ?…
— Nous mangerons nos bottes, comme ceux de Masséna à Gênes, » riposta crânement Salbris.
Le colonel eut un triste sourire. Un silence pesa entre les trois hommes absorbés dans une pensée unique : Faudrait-il succomber au moment où leur venait le premier sourire du retour de la fortune ?
« Mon colonel, dit soudain Hervé en relevant la tête, lorsque je suis entré dans le camp japonais pour y dérober le pétrole nécessaire à Roland, j’ai relevé l’emplacement de fourgons automobiles du service des subsistances. Cette partie du camp se raccorde par un chemin praticable à la chaussée qui mène à Cao-Bang.
— Mais qui a été rompue par mon ordre en avant de la ville, observa Sauzède.
— Oh ! reprit le capitaine, un pont de fortune est facile à jeter. Dès lors pourquoi ne tenterions-nous pas, de nuit, un coup de main sur l’aile droite du camp japonais ?… Parmi vos marsouins, nous trouverons certainement des chauffeurs, car votre recrutement comprend de nombreux Parisiens. Nous attaquerons vivement le parc. Les chauffeurs, sitôt les camions saisis, battront en retraite sous notre protection ; pendant ce temps, les sapeurs auront eu le temps de rendre la coupure praticable pour le retour à nos voitures automobiles.
— Nos voitures ! Vous ne doutez de rien, capitaine. À vous entendre, nous les tiendrions déjà. Or je crains que votre projet soit d’une témérité plus que chanceuse et ne nous coûte de grosses pertes, hélas ! sans résultat.
— Permettez-moi d’insister, répliqua Hervé. Je suis d’un avis différent, et voici pourquoi. Nos ennemis connaissent actuellement la ruine de leur flotte, et un grand désarroi doit exister chez eux. Nos hommes, au contraire, vont être galvanisés par cette même nouvelle. Ce soir, un Français vaudra dix Japonais. »
Réchauffé par l’ardeur virile de son officier d’ordonnance, Sauzède décida :
« Vous pouvez avoir raison, mon ami. D’ailleurs, dans notre situation, ne devons-nous pas tout tenter ? Je n’ai plus à être ménager du sang de mes soldats, puisque tous nous devons mourir si nous ne pouvons tenir jusqu’à la délivrance. Or, seul le succès de votre audacieuse expédition peut nous permettre d’en attendre l’heure. Le temps n’est plus à la prudence, mais à toutes les témérités. Venez donc ; nous allons étudier à fond votre projet, puis nous organiserons la colonne d’attaque et lui tracerons sa mission.
— C’est moi qui lui servirai de guide, posa Hervé.
— Avec votre blessure, la fatigue excédera vos forces, objecta Sauzède.
— Bah ! répliqua Hervé, je ne la sens plus. La défaite sur mer des orgueilleux vainqueurs de Tsou-Shima m’a guéri, et seul j’ai personnellement reconnu le camp ennemi.
— Je n’ai pas le droit de refuser un concours précieux pour le succès, repartit le colonel. Faites comme vous l’entendrez, mon ami, si vos forces vous le permettent. »
Parmi les chauffeurs qui s’offrirent, Hervé en choisit douze, dont six titulaires et six suppléants, dont chaque couple conduirait une voiture. Les sapeurs préparèrent les troncs de bambous et les voliges destinés à jeter un pont sur la coupure de la route. Des chevalets y furent adjoints pour diminuer l’effort sur une portée trop longue. Un bataillon formerait la colonne d’attaque. Deux autres compagnies prendraient position à moitié route, sur une crête dominant un vaste champ de tir, et s’y tiendraient dans des tranchées pour soutenir la retraite et contenir, jusqu’après le passage des voitures, la poursuite des Japonais. Des pièces de montagne, traînées à bras d’hommes, leur seraient adjointes avec leur chargement d’obus à mitraille.
Vers onze heures du soir, la colonne sortit silencieusement de Cao-Bang. Elle se défila par des sentiers qui la mettaient à l’abri des faisceaux lumineux des projecteurs et lui permettaient de déboucher à courte distance de l’aile droite du camp, gardée moins sévèrement que son front.
Dans la ville, la garnison, anxieuse, attendait.
Minuit passa, puis une heure. Soudain une violente fusillade s’engagea dans la nuit… De lointains ronflements de moteurs s’éveillèrent, et soudain de hautes flammes jaillirent surmontées d’une fumée épaisse. Des fracas d’explosions retentirent. Alors le crépitement de la fusillade décrût ; mais la voix du canon à son tour s’éleva, et les obus sillonnèrent l’espace, s’abattant sur la route où grandissait le roulement des automobiles…
Parvenu dans le bois, à la corne duquel il avait naguère rejoint sa petite troupe, Hervé avait fait masser la colonne. Il réunit les officiers, fixa exactement chacun sur sa mission spéciale et son objectif. Afin de laisser à son officier d’ordonnance une autorité sans discussion, Sauzède lui avait donné à conduire un bataillon dont, par suite des maladies ou blessures, seuls des lieutenants exerçaient le commandement des compagnies. Le chef de bataillon avait été chargé de la prise de position intermédiaire avec les deux autres unités désignées pour cette opération.
Au coup de sifflet de Le Penven, les quatre compagnies débouchèrent ensemble, au pas de charge, sans tirer. Elles balayèrent devant elles les postes japonais surpris. À peine quelques sentinelles purent-elles donner l’alarme ; le camp était envahi avant que l’ennemi eût pris les armes.
Vivement, deux compagnies avaient obliqué à droite pour occuper la route par laquelle les fourgons devaient faire retraite ; les deux autres couvraient les chauffeurs, déjà maîtres de leurs voitures,… mais les réservoirs en étaient vides. Heureusement le dépôt de pétrole était proche. Toutefois les quelques minutes employées à la mise en train des moteurs avaient permis aux troupes japonaises les plus voisines de se grouper et d’accourir. Les fourgons cependant démarrèrent. À cette vue, l’ennemi tenta une charge furieuse pour les reconquérir. Hervé sentit sa ligne près de fléchir. Mais son fidèle ordonnance était là ; il éventra quelques récipients de pétrole, les jeta au milieu des voitures et y bouta le feu, puis dans le brasier jeta tous les bidons à sa portée. En quelques instants un rideau de flammes s’étendit, propagé par le vent qui en rejetait la fumée noire et suffocante à la face des Japonais.
Dégagés par cette manœuvre, les compagnies commencèrent aussitôt leur retraite par la route, couvrant celle des voitures conquises et ralliant les troupes qui déjà avaient prononcé le mouvement sur la droite.
Mais de toutes parts les projecteurs s’allumaient, découpaient dans la nuit des zones lumineuses ; les batteries couvraient d’obus la ligne de retraite, d’un tir heureusement difficile à régler. Les fantassins s’étaient dissimulés dans les rizières qui bordaient la chaussée ; mais les automobiles, malgré leur vitesse qui déconcertait le pointage, devaient continuer leur route sous la pluie des projectiles. Deux d’entre elles, brisées par les obus, durent être abandonnées. Pourtant, à 3 heures du matin, Cao-Bang refermait ses portes sur quatre fourgons enlevés. La sortie coûtait aux Français vingt-deux tués ou pris et dix-sept blessés légèrement, qui avaient pu rentrer à leur rang.
Le premier soin du colonel fut d’inventorier les fourgons. Le premier lui causa une déception navrante ; il ne contenait que des sacs et des caisses vides… En revanche les trois autres étaient pourvus de riz, mais dont la provision avait déjà été entamée. L’ensemble pesé donna cinq mille six cents rations. C’était cinq à six jours de plus que pourrait tenir Cao-Bang en s’en tenant à une demi-ration par bouche. Donc, avec les quelques reliefs existant, un peu plus d’une semaine était assurée.
Le temps indispensable à la colonne de secours si, sans perdre de temps, elle s’était mise en marche.
Un malencontreux accident vint tarir la source d’informations qui apportait aux assiégés les nouvelles réconfortantes des troupes de débarquement. L’éclat d’un obus japonais tombé dans la citadelle brisa le récepteur Cerebotani. Perte irréparable ! mais tout au moins la merveilleuse invention du prélat avait-elle permis aux défenseurs de connaître la victoire de leur flotte et l’annonce d’un prompt secours.
Ce fâcheux obus avait fait partie d’une grêle de projectiles dont l’assiégeant avait couvert la place au lendemain de la sortie. Ce bombardement causa de nombreux dégâts matériels, mais peu de pertes humaines, le colonel ayant terré ses troupes dans les casemates et le tir ennemi étant sans précision, vu la grande distance qui obligeait les pièces de campagne, — les Japonais n’ayant pas débarqué de matériel de siège, — à tirer à toute volée.
Toutefois Sauzède redouta que ce bombardement ne fût le prélude d’un assaut général. Il fit donc renforcer l’enceinte et redoubler la surveillance. Pendant ce temps, Salbris harcelait Laï-Tou et ses fils, qui jour et nuit travaillaient à la réparation de la « frégate ». Bien qu’intact dans ses œuvres vives, le flyer avait pourtant assez souffert de sa chute pour que sa remise en état fût malaisée. L’armature faussée de l’aile avait exigé que les tiges d’aluminium fussent retirées de leur enveloppe pour être redressées à la forge et subir à nouveau la trempe dont Salbris possédait le secret. Puis il fallut les réincorporer au tissu caoutchouté, sans compter les déchirures de ce dernier, qui réclamèrent un sérieux rapiéçage. Le cinquième jour, Salbris fit une ascension d’essai qu’il dut aussitôt interrompre. Le gauchissement des ailes, dont la manœuvre manquée avait causé sa chute précédente, demeurait rétif ; de plus, le moteur n’avait plus sa régularité ancienne. Roland le démonta et trouva la cause de ce fonctionnement défectueux. Cette réparation fut aisée. Il n’en était pas de même pour l’aile blessée de son aéroplane, qui, même réparée, conservait comme une ankylosé et n’obéissait plus à la commande du levier de manœuvre. Un nouveau démontage fut nécessaire. Ce contre-temps retarda encore de quarante-huit heures la mise au point de l’aéroplane.
Depuis trois jours, le dernier biscuit était mangé ; seules quelques poignées de riz alimentaient insuffisamment la garnison. Et les assiégés, à bout de vivres, restaient sans nouvelles de la marche de leurs libérateurs.
La détresse générale semblait avoir prise même sur l’optimiste Troussequin. Le brave garçon se montrait soucieux ; mais la cause de son humeur renfrognée n’était pas dans le souci de l’avenir menaçant qui guettait la garnison assiégée. Seule l’inaction lui pesait, et il se tourmentait la cervelle en vain sans découvrir le moyen de jouer un nouveau tour de sa façon à ces démons de magots qui investissaient la place. Il en voulait à ces gens-là de se garnir la panse, tandis que les camarades avaient le ventre creux. Il comprenait bien qu’il ne fallait pas songer à renouveler le coup de main de son capitaine sur le camp ennemi. Les Japonais avertis se tenaient certainement sur leurs gardes. Mais, du côté des pirates, n’y avait-il donc rien à tenter ?
Cette idée l’obsédait sans qu’il en trouvât la solution. Il pensait bien que les bandits ne possédaient pas avec eux des approvisionnements et qu’ils devaient vivre au jour le jour sur le pays. La surprise d’une de leurs bandes n’eût donc donné que des résultats insignifiants. Où dénicher alors les vivres nécessaires à la garnison ? Le chef capturé aurait peut-être pu donner des indications précieuses ; mais il se renfermait dans un mutisme farouche, attendant la mort avec un mépris superbe. Il savait que, par les siens, il serait bientôt vengé.
Sauzède n’avait pas ordonné l’exécution immédiate du pirate, précisément dans l’espoir d’en tirer quelques aveux précieux ; mais, las de se heurter au silence de cet homme, il allait commander de lui trancher la tête et de la planter en exemple sur le parapet, face aux positions occupées par les Pavillons-Noirs, quand Troussequin lui demanda de surseoir encore. Il avait enfin son idée.
Il s’était soudain souvenu du regard de concupiscence qu’avait eu le pirate, lors de leur rencontre, sur la pipe de bambou noir à bouquin de jade que fumait Laï-Tou dans sa litière. Le prisonnier devait être un friand de la fameuse drogue, et par elle il parviendrait sans doute à le séduire.
Troussequin avait eu la sage précaution de ne livrer à Laï-Tou qu’une partie de la provision d’opium trouvée dans la villa mandarine. Il en possédait encore deux pots intacts et, à la mine navrée de Laï-Tou, avait deviné que le vieux Chinois avait fini de consommer son viatique. Il alla donc le trouver et lui réclama la fameuse pipe de bambou noir en échange d’un de ses pots d’opium. Le vieux ne se sépara pas sans soupir de cet incomparable objet ; mais, sans la drogue chérie, de quoi lui servait-elle ? Il lui en resterait une au moins pour fumer le nouveau don du Français.
Alors le Parigot emmena le Chinois dans le cachot du prisonnier et lui dit de fumer une pipe devant lui.
À la vue de Laï-Tou s’installant sur une natte et préparant sa fumerie, le Pavillon-Noir ferma les yeux pour échapper à la vision tentatrice ; mais bientôt l’odeur s’exhala avec la fumée des lèvres de Laï-Tou, et, malgré la volonté de leur maître, les narines du captif se dilatèrent voluptueusement au parfum respiré. Sa bouche s’humecta de convoitise. Troussequin alors s’approcha :
« Regarde-moi, magot, déclara-t-il en balançant devant les yeux du bandit la pipe à bouquin de jade et un pot d’opium. Et toi, Laï-Tou, traduis-lui mes paroles. »
Il reprit alors :
« Ceci est à toi, si tu le veux ! »
Le prisonnier regardait avidement, un doute dans les yeux.
« Dis-lui donc, reprit le Parigot, que Troussequin n’a jamais menti. »
Laï-Tou répéta ces paroles.
Un dernier combat se livrait dans l’âme du pirate. Mais le vieux Chinois alluma une autre pipe, et la tentation l’emporta :
« Que veux-tu de moi ? » prononça-t-il.
C’était le premier son sorti de ses lèvres depuis sa captivité. Il fût mort en silence, mais sa volonté sombrait devant la tyrannie de l’opium.
Troussequin lui fit expliquer son projet. Une révolte raidissait le pirate et lui faisait secouer négativement la tête. Alors, de nouveau, le Parigot levait devant lui les objets tentateurs, tandis que Laï-Tou allumait une autre pipe.
Après une longue défense, la dernière résistance s’anéantit. Il consentait.
« Écoute, dit Troussequin, pour te prouver ma bonne foi, je vais te donner une pipe à fumer ; tu n’auras le reste qu’à notre retour. »
Il n’ignorait pas qu’une fois goûtée à nouveau, la drogue serait pour le captif d’une nécessité encore plus impérieuse.
Malgré sa répugnance à gaspiller le précieux poison pour ce maudit, sur l’ordre du Parigot, Laï-Tou prépara une pipe et l’offrit aux lèvres avides du prisonnier. Le vieux Chinois s’indignait de voir le bambou noir à bout de jade profané par un être si vil ; mais Troussequin lui imposait sa volonté.
« Et maintenant, attends-nous. Nous agirons la nuit venue. »
Ravi de son premier succès, le brave troupier rassembla les Chinois de sa bande, leur fit endosser la défroque et les armes de Pavillons-Noirs tués lors des sorties de la garnison et leur expliqua leur mission.
« Nous allons sortir de la place avec notre prisonnier. Il sera censé le chef de notre bande, mais je ne le quitterai pas de l’œil, ainsi que deux d’entre vous prêts à le tuer au moindre mot ou acte suspect. Vous allez me déguiser aussi en bandit. Il s’agit d’aller razzier un village où nous devons trouver du bétail. Comme ce n’est guère dans les mœurs des pirates de s’encombrer, de troupeaux, nous serons censés, en cas de mauvaise rencontre, opérer pour les Japonais, qui nous offrent de l’argent contre cette marchandise. »
Le colonel Sauzède n’avait donné qu’à contre-cœur son consentement à l’expédition du Parisien. Toutefois il ne s’était pas cru en droit de s’opposer à une tentative qui pouvait procurer à la place les moyens de tenir quelques jours de plus, quand chaque journée gagnée pouvait devenir celle de la délivrance.
Le Penven voulut accompagner son ordonnance jusqu’à la sortie de la petite troupe des lignes françaises et fit une ronde afin de s’assurer qu’aucune erreur ne l’accueillerait dangereusement au retour. Il renouvela dans chaque poste la consigne de ne tirer que si la demande renouvelée du mot d’ordre restait sans réponse, et lui-même demeura au point par où l’expédition avait projet de rentrer, une fois l’opération accomplie.
Le pirate marchait à la tête de la petite troupe, mais encadré par deux hommes, et Troussequin le talonnait, revolver au poing. Des menottes, habilement dissimulées sous les plis des étoffes, réduisaient le captif à l’impuissance, reliées par une fine chaînette d’acier dont le Parigot gardait l’extrémité dans son poing gauche.
De petits groupes de Pavillons-Noirs furent rencontrés. Surveillé par ses gardes, impuissant à s’affranchir, le pirate ne démentit pas les paroles échangées entre les troupes. Ils avancèrent donc sans encombre et parvinrent à un village qui fut aussitôt fouillé.
Une paire de buffles, une demi-douzaine de porcs constituèrent le butin. La prise, bien que modeste, était déjà embarrassante à ramener. Le Parigot jugea devoir s’en tenir là, et la retraite commença en poussant devant soi le bétail conquis. Deux hommes furent désignés pour marcher sur ses flancs et le maintenir en bon chemin.
« C’est pas grand’chose, pensait Troussequin ; mais il y a longtemps qu’on ne s’est mis de la viande fraîche sous la dent. Quand il n’y en aurait qu’une petite ration pour chacun, tout de même ça serait du bon ! »
Comme la petite troupe était déjà à portée de fusil de nos lignes et que le Parigot se réjouissait de l’heureux résultat de sa bordée, les cris d’un porc, qu’un de ses conducteurs avait frappé comme il s’écartait de la sente, attirèrent un parti de Pavillons-Noirs. Ceux-ci, aux explications données, opposèrent une attitude incrédule ; le chemin suivi ne menait pas au camp japonais, mais à la ville assiégée. Un doute rapprocha les pirates de la troupe dont ils voulaient reconnaître le chef. Le prisonnier, en se voyant si près des siens, oublia la menace du Parigot ou espéra pouvoir s’y soustraire. D’un brusque à-coup il arracha sa chaîne des mains de son geôlier et, se croyant affranchi, cria :
« À l’aide ! Ce sont les amis des barbares ! »
Mais le dernier mot s’acheva dans un hoquet sanglant. Le revolver du Parisien avait aboyé, et le bandit s’abattait, le crâne fracassé.
Au coup de feu, une ruée se précipita sur Troussequin. À cinq reprises, son arme abattit un adversaire. Ses hommes, d’abord surpris, vinrent à la rescousse et le dégagèrent. Intimidés, impuissants à reconnaître les leurs dans cette mêlée avec des hommes de même race et de mêmes vêtements, les pirates hésitèrent. Le Parigot profita de ce répit pour rallier les siens et battre en retraite… Mais, hélas ! le fruit de son expédition était perdu ; il ne fallait plus songer à retrouver les bêtes, dispersées durant la bagarre.
Les Pavillons-Noirs n’osèrent poursuivre leurs ennemis si près des postes français, auxquels les détonations avaient certainement donné l’alarme. Troussequin se retirait donc indemne de l’aventure, mais navré d’en avoir perdu le bénéfice, quand sur ses pas surgit un des porcs égarés. Il l’empoigna au passage et, malgré ses cris, l’emporta sous son bras. La petite taille de l’espèce tonkinoise lui permettait cet exploit sans qu’il eût le droit de se comparer à Hercule. Il rentra ainsi dans les lignes après avoir rencontré son capitaine, qui, au bruit des coups de revolver, s’était porté avec quelques hommes à son aide.
Le maigre trophée, insuffisant à ravitailler la place, fut cependant une aubaine pour les malades et les blessés de l’ambulance, auxquels elle fut réservée. Mais Troussequin ne se consolait pas de la perte de son butin. Il fallut la défense formelle du colonel Sauzède pour qu’il ne se risquât plus dans une nouvelle aventure.
Seul Lai-Tou, auquel revinrent la pipe de bambou noir au bouquin de jade et le pot d’opium à peine entamé par le prisonnier, trouva qu’il y avait du bon !