Maison Alfred Mame et fils (p. 207-218).


XVI
L’ENTRÉE EN PALANQUIN

Gilles Troussequin avait suivi du regard, aussi longtemps que ses yeux le lui avaient permis, l’essor de la « frégate » à travers l’espace. À la voir s’éloigner d’un vol aisé et sûr, prometteur du succès, le brave garçon, sans plus songer au péril dans lequel il demeurait, s’était frotté les mains et, quand elle eut disparu à l’horizon, il décida qu’il y avait du bon !

Maintenant c’était à lui de s’ingénier pour mener au but les braves gens qui lui étaient confiés. Par quelle ruse déjouerait-il les embûches qui l’attendaient sur le chemin de Cao-Bang ?… Il savait, à la suite de l’expédition de la veille, que ce n’était point l’armée régulière nipponne dont il aurait à tromper la surveillance, mais qu’il lui faudrait se glisser entre les bandes de Pavillons-Noirs qui prolongeaient au nord la ligne d’investissement. Là, sans doute, il trouverait moins de cohésion et de discipline ; en revanche, il aurait affaire à des ennemis plus féroces et pour lesquels les accidents du terrain n’avaient pas de secrets. Il se rendait compte des avantages que, sur ce point, possédaient ses adversaires, mais il calculait aussi ceux que lui octroyait leur ignorance de sa présence sur leurs derrières. Ils jugeaient n’avoir rien à craindre de ce côté, tandis qu’au contraire, lui était en garde vis-à-vis d’eux. Une première tactique se présentait à son esprit : foncer en trombe, passer sur le dos des Chinois ahuris et, par une trouée audacieuse qui ne leur laisserait pas le temps de se reconnaître, parvenir aux lignes françaises. Ce moyen tentait son caractère aventureux et présentait des chances de réussite, mais il ne s’exécuterait pas sans sacrifices ; une partie des siens resteraient en route… Or le Parigot avait la coquetterie de vouloir amener son monde au complet, après s’être joué de ses ennemis. Ne découvrirait-il donc pas, dans sa cervelle inventive d’enfant de la rue Mouffetard, le stratagème qui lui procurerait la joie de rouler les magots ?

Avant tout, le temps était précieux. Il se résolut à s’en remettre à sa bonne fortune et à son esprit primesautier. Il ordonna donc le départ pour se rapprocher autant que possible de Cao-Bang, tant qu’il ne trouverait pas d’obstacles à sa route, de façon à en être à portée avant la nuit. Celle-ci venue, il tenterait, d’une façon ou de l’autre, d’en forcer le blocus.

Troussequin et sa troupe avaient dévalé les pentes de la chaîne principale et se glissaient à travers les méandres d’un pays accidenté et couvert, toujours à travers la brousse, pour éviter de fâcheuses rencontres sur les sentiers fréquentés. Les éclaireurs, qui battaient l’estrade, lui signalèrent un village abandonné. Dans l’espoir d’y recueillir quelques vivres, il se décida à y pénétrer tout en se couvrant soigneusement aux alentours.

Au milieu des paillotes désertées, il fut surpris de découvrir une villa mandarine également abandonnée.

Devant l’entrée se trouvait un riche palanquin, garni de coussins de soie et de nattes souples. À l’intérieur, les appartements ne semblaient pas avoir reçu la visite des pillards. Seule la véranda s’était écroulée et Troussequin discerna, parmi les débris, des éclats de bombe ou d’obus qui avaient produit ce ravage et sans doute provoqué l’évacuation du village. D’où provenait le projectile ?… Non de Cao-Bang assurément, vu l’énormité de la distance ! le Parigot ignorait la présence d’un aéronat dans l’armée japonaise, et que ce vaisseau aérien fouillât par fois les lieux suspects par la chute de projectiles jetés de sa nacelle, ce qui était le cas en l’espèce, le mandarin ayant oublié sur son toit un drapeau français naguère arboré, avant l’invasion, pour la visite d’un haut fonctionnaire de la colonie. Or ce drapeau lui avait valu les foudres nipponnes.

En continuant ses investigations, Gilles pénétra dans la fumerie. Là, il fit main basse sur des pipes et un pot d’opium, afin de consoler ce bon Laï-Tou du larcin dont il ignorait l’auteur, et sur la perte duquel il ne cessait de se lamenter.

Il ouvrit des coffres dans la pièce suivante : toute une riche garde-robe s’y étalait ; rien n’y manquait, pas même le bouton de corail insigne de classe du mandarinat.

Une idée bouffonne germa dans le cerveau du Parisien. Gamin incorrigible, il croyait tenir son bon tour à servir aux magots.

Il prit à part Laï-Tou.

« Mon vieux père, déclara-t-il, tu vas t’affubler de cette défroque de mandarin et te coller ce bouton en bonne place. Nous t’installerons ensuite dans le palanquin que porteront nos gars. Moi, tu vas m’entraver pour la forme ; je serai censé ton prisonnier. Si nous tombons sur tes sacrés compatriotes de Pavillons-Jaunes ou noirs, tu te donneras comme un mandarin envoyé par le gouverneur de la province-frontière pour échanger son fils, pris par les Français, contre ton serviteur qui, en cas de refus, est destiné à périr dans les supplices les plus raffinés de la mort lente, celle réservée aux dix crimes atroces… Et tu leur promettras, en cas d’échec, de revenir près d’eux les faire jouir du spectacle.

— Mais, se défendit Laï-Tou, c’est un crime pour moi de revêtir les insignes d’une dignité qui ne m’appartient pas.

— Vieux farceur ! répliqua le Parigot, n’es-tu pas déjà en faute en étant avec nous ? Tu me fais rire avec tes scrupules. D’ailleurs, pour les calmer, je t’ai ménagé une surprise qui t’aidera à jouer ton rôle et qui sera ta récompense. »

Il exhiba, aux yeux du Chinois ébloui, le pot d’opium et deux incomparables pipes, l’une d’écaille brune, l’autre de bambou noir au bouquin de jade.

Laï-Tou tendit des mains avides.

« Donne ! supplia-t-il.

— Une fois que tu te seras camouflé dans les belles frusques, dit le Parigot, pas avant. Ce sont des pipes de mandarin que seul un mandarin doit fumer ; ici l’habit suffira pour faire le moine, et le divin opium t’inspirera, ô mon père, la sagesse dans tes actes et dans tes paroles. »

Une heure plus tard, portant Laï-Tou, couché dans le palanquin, son plus jeune fils marchant près de lui en serviteur attentif, la caravane descendait vers Cao-Bang par les chemins frayés. Les poignets liés d’un nœud prêt à céder à la première traction, Troussequin marchait entouré par le reste de l’escorte en armes.

Étendu sur les nattes, calé contre les petits coussins de cuir, voluptueusement Laï-Tou fumait.

Il fumait, et chaque pipe de la drogue suave, dont il avait été si longtemps sevré, exaltait son cerveau, le dilatait de bien-être, l’éclairait de lucidité. Nulle tâche ne lui semblait désormais irréalisable, tout danger lui devenait puéril. Il possédait la certitude de triompher de toutes embûches par la vertu du philtre aspiré dans les lourdes bouffées du poison oriental.

La rencontre prévue se produisit comme la caravane atteignait le bas des pentes ; elle donna dans un groupe de Pavillons-Noirs qui lui barra le chemin.

Mais O-Taï-Binh, qui s’était vêtu lui-même d’un costume de mandarin de classe subalterne, ainsi que l’indiquait son bouton de cristal, leva son bâton en criant :

« Place à Fou-Si-San, homme considérable, envoyé de l’illustre vice-roi du Kouang-Si, au nom de l’Auguste Élévation, en mission vers les barbares, justement punis en ce jour de leurs crimes envers le Fils du Ciel ! »

Déjà les Pavillons-Noirs se courbaient pour honorer le passage d’un aussi haut personnage, quand leur chef, moins respectueux et plus méfiant, osa s’approcher du palanquin pour en écarter les rideaux.

« Arrière ! s’écria Pi-Tou-Laï, en s’interposant ; aurais-tu la témérité de troubler dans ses rêves sacrés le noble Fou-Si-San ? »

Le pirate, alors, désigna du geste le prisonnier.

« Et ce blanc ?

— C’est le vil otage qui peut racheter la précieuse vie du fils unique de notre haut seigneur le gouverneur du Kouang-Si, enlevé par les barbares et détenu par eux dans Cao-Bang. Si le noble jeune homme ne nous est pas rendu, le captif périra de la mort lente réservée aux dix crimes atroces. Telle est la sublime volonté de celui qui commande au nom de l’Auguste Élévation.

— Et la preuve ? objecta le pirate.

— Ce rescrit signé des plus hauts dignitaires et timbré du sceau impérial. »

Et Pi-Tou-Laï tendait ouverte la pièce enlevée à l’Allemand Albrecht von Sonberg.

« Bah ! ricana le bandit, que m’importe ton mandarin et son fils ! tout barbare qui tombe sous ma main doit mourir. »

Il avançait un bras menaçant vers le prétendu prisonnier impassible. O-Taï-Binh l’arrêta.

« Ne te rends pas toi-même coupable de rébellion contre les volontés du mandataire du Fils du ciel, crime passible aussi de la mort lente. »

Le Pavillon-Noir haussa les épaules.

« Je n’ai d’autre chef que moi-même ! »

Le rideau du palanquin s’était soulevé. La tête vénérable de Laï-Tou se montra couronnée de l’attribut de la haute dignité usurpée, et sa voix ordonna, impérieuse et sévère :

« La mort à qui entrave les ordres du maître ! »

Le chef des pirates, en s’approchant du palanquin, s’était isolé de ses hommes retenus par la crainte et le respect ataviques de l’autorité impériale. O-Taï-Binh fit un signe. Des bras vigoureux étreignirent par derrière le rebelle et un coupe-coupe pesa sur sa nuque.

Laï-Tou prononça :

« Tu vas nous accompagner jusqu’aux lignes des barbares pour être témoin de notre mission. Si elle échoue, nous ramènerons ici le captif pour lui faire expier le crime des siens dans les tortures. Mais que ni toi ni tes hommes ne tentent de te soustraire à ma décision, sinon aussitôt ta tête tombera. Donne-leur tes ordres pour que nous passions environnés du respect qui nous est dû. De leur obéissance dépend ta vie. »

Garrotté et placé entre deux gardiens, suivi d’un autre au revolver armé, le pirate, écumant de rage et de haine, dut se résigner, et le palanquin passa entre les rangs écartés et inclinés des Pavillons-Noirs.

La marche reprit, hâtive. Bientôt l’ombre envahit la campagne. Dans un passage étroit qui força un de ses surveillants à reculer, le pirate crut à la possibilité d’une évasion. D’une poussée brusque il culbuta son autre gardien et d’une détente des jarrets bondit pour disparaître dans une rizière… Au vol, une main de fer l’étreignit et le froid d’un canon de revolver glaça sa tempe. Et quelles ne furent pas sa stupeur et sa rage en se voyant tenu par le prisonnier blanc, soudain libre. Une fois la nuit venue, le Parigot avait cessé son rôle de captif pour se transformer en surveillant du bandit, dont il se méfiait à juste titre. Sans sa prompte intervention, le pirate eût rallié les siens et se fût lancé à la poursuite de ceux par qui il avait eu la maladresse de se faire prendre.

Un cri lui était monté à la gorge ; il y demeura, étranglé par la poigne qui lui serrait le cou. En même temps Pi-Tou-Lai lui enveloppait la tête d’un épais bâillon. Le Pavillon-Noir alors refusa d’avancer et se coucha sur le sol. La pointe d’un coupe-coupe le larda et le força de se remettre docilement en route.

Au vol, une main de fer l’étreignit et le froid d’un canon de revolver glaça sa tempe.

Alors un nœud coulant lui fut passé autour du cou.

« Marche ! ordonna Je jeune Chinois, la moindre résistance t’étrangle. »

L’allure fut activée. Des lumières lointaines s’étageaient, signalant le but. Tout à coup, dans la nuit, un cri éclata :

« Qui vive ?… »

Oh ! ce cri français !… Il retentit au profond du cœur de Troussequin, qui, ivre de bonheur, répondit :

« France !… »

Puis, se souvenant du mot, il reprit :

« Jeanne d’Arc !

— Avance à l’ordre !

— Ah ! oui, dit-il, le signe ! »

Il marcha vers l’éclaireur de la reconnaissance et, quand le soldat put le distinguer, son geste traça un grand signe de croix.

Alors il se retourna vers les siens.

« En avant, ordonna-t-il, nous sommes chez nous ! »

Ce ne fut pas sans surprise qu’à la porte de la ville le colonel Sauzède, Le Penven et Salbris, qui attendaient anxieusement le retour de la reconnaissance, virent Troussequin s’avancer, suivi d’un palanquin et conduisant un prisonnier. Hervé, avec une émotion profonde, ouvrit les bras à son ordonnance et l’embrassa en frère.


Le pirate désigna d’un geste le prisonnier.