Les Conquérants de l’air/XIX
Sitôt la porte franchie, la colonne obliqua vers la droite derrière des rideaux de bambous, afin de se soustraire aux vues de l’ennemi, dont, chaque nuit, les projecteurs fouillaient la campagne. Elle s’engagea ensuite dans les rizières, vint tourner la croupe d’une colline broussailleuse, puis s’enfonça dans un ravin d’où elle n’émergea que couverte par l’écran de grands bois qui palissadaient ses flancs. Précédée seulement d’une légère avant-garde, elle donnerait ainsi l’illusion aux postes japonais qu’ils n’avaient affaire qu’à une simple reconnaissance, et lorsque leur erreur serait dissipée, il serait trop tard pour qu’ils pussent efficacement prévenir le camp d’une attaque que leur faiblesse ne leur permettrait pas de retarder.
Le colonel Sauzède calculait que la colonne de secours, partie à minuit, ayant environ seize kilomètres à parcourir pour atteindre les derrières du camp japonais, emploierait quatre heures à parcourir cette distance, de nuit, vu les difficultés du terrain. Une autre heure au plus pour prendre ses dispositions d’attaque, et celle-ci se produirait alors vers 5 heures du matin. Il ignorait une cause qui allait fausser son calcul. La garnison nipponne de Lang-Son, que Salbris avait vue en retraite vers le camp japonais, exténuée de fatigue, avait dû s’arrêter avant d’avoir atteint ce dernier et était bivouaquée sur la route de Lang-Son à Cao-Bang.
Le colonel, parvenu à la lisière des bois qui regardaient la gauche ennemie, distante de deux kilomètres, avait fait halte. Il n’était pas en force pour s’engager à fond tant que l’attaque principale, conduite par le général Ledru-Mesnil, ne serait pas imminente. Il lui fallait néanmoins attirer d’abord sur lui l’attention et l’effort de l’ennemi, pour que la subite apparition des Français sur ses derrières le surprît en mauvaise posture. Certes, l’assiégeant ne pouvait ignorer l’approche de la colonne de débarquement ; mais, la sachant campée à une vingtaine de kilomètres, il ne devait pas redouter son apparition avant le milieu du jour.
Mais un officier envoyé en pointe revint porteur d’une grosse nouvelle. L’ennemi, qui probablement n’attendait que d’être grossi par les troupes qui avaient évacué Lang-Son, profitait de ce renfort pour jouer son va-tout. En effet, il débouchait de ses lignes et se dirigeait sur la ville, évidemment avec l’intention de l’emporter d’assaut.
Une sueur froide perla aux tempes de Sauzède. Que pourrait Cao-Bang dégarni contre l’attaque simultanée des Japonais et des Pavillons-Noirs ? Car ceux-ci évidemment étaient prévenus de coopérer à l’assaut.
Le colonel, devant l’urgence de ce nouveau péril, n’hésita pas à bouleverser son plan primitif. Avant tout, il fallait arrêter le mouvement offensif de l’armée nipponne. Nettement, il fît face au nord et descendit les pentes. Les Japonais, qui, en toute sécurité, avançaient vers Cao-Bang, furent soudain assaillis de flanc par une fusillade des plus meurtrières qui suspendit leur mouvement offensif. Une indécision marquée se manifesta chez eux, incertains de qui provenait cette attaque inopinée. Dans le but de les tromper davantage et de leur faire supposer que le corps de débarquement non seulement les talonnait, mais les débordait déjà, Sauzède ne garda en première ligne qu’un de ses bataillons, soutenu par celui de tirailleurs annamites, et se fit prolonger par l’autre vers la droite, en lui prescrivant d’obliquer constamment, et, une fois un champ suffisant gagné, de se rabattre face à l’ouest, de façon à confirmer les Nippons dans l’idée que l’avant-garde française les avait atteints. Suivant les circonstances, ce bataillon se ressouderait à lui dans la marche convergente en avant ou prendrait contact avec cette avant-garde qu’il devait d’abord simuler.
À son tour, l’artillerie de montagne ouvrit le feu. Le colonel, arrêté à la lisière des bois, évitait de révéler, en se montrant, la faiblesse de son effectif. Vu la nécessité de prolonger l’erreur de l’ennemi, il fit porter en ligne le bataillon annamite sans plus se ménager de réserve. L’arrivée imminente des troupes de secours suppléerait à celle-ci.
À six heures du matin, la situation demeurait la même, plus critique, parce qu’avec le grand jour les Japonais se rendraient plus facilement compte du petit nombre de troupes engagées, bien qu’elles tentassent de se faire croire plus nombreuses par l’extension de leur ligne et la violence de leur feu.
Le colonel, nerveux, tendait l’oreille pour percevoir la fusillade qui lui eût dénoncé l’approche du général Ledru-Mesnil, inexact au rendez-vous. À travers le tumulte de son propre combat, aucun bruit révélateur ne parvenait à lui. Toutefois, il lui sembla qu’au loin tonnait la canonnade…
Que faisait donc le corps de secours ?
Le général Ledru-Mesnil s’était mis en route à l’heure indiquée. À 4 heures du matin, il se heurtait aux troupes qu’il poursuivait depuis Lang-Son. Celles-ci, prévenues de l’attaque des leurs sur Cao-Bang, se sacrifiaient pour empêcher l’intervention de la colonne française en temps opportun. Q’importait si elles étaient anéanties, pourvu que le corps assiégeant pût s’emparer de la ville et s’y retrancher avant l’arrivée des Français ?
Ledru-Mesnil ne fut pas long à démêler cette tactique et comprit quel danger courait Cao-Bang démunie de sa garnison par la sortie qu’il avait réclamée du colonel Sauzède. Coûte que coûte, il lui fallait marcher de l’avant. Mais il se heurtait à des adversaires décidés, couverts par des tranchées creusées pendant la nuit et dont le feu meurtrier décimait les siens.
Devant l’impossibilité de leur passer sur le ventre, le général se décida à une manœuvre hasardeuse, mais qui lui permettrait au moins d’avancer. Il laissa un simple rideau de troupes face aux défenseurs et déborda par la droite, seule libre, avec le reste de sa colonne. Ce mouvement le jetait en plaine, entre la route de Cao-Bang et la rivière de Bang-Giang, situation évidemment précaire, mais qui lui permettait de gagner du terrain, dissimulé dans les rizières, et de se rabattre sur les derrières des assiégeants aux approches de la ville.
De leur côté, les Japonais, remis de la surprise que leur avait causée l’attaque inattendue du colonel Sauzède, en ne voyant pas l’ennemi poursuivre son offensive, avaient deviné sa faiblesse. Par une manœuvre analogue à celle du général français, ils opposèrent quelques troupes bien embusquées à cet ennemi qui n’osait déboucher des couverts et reprirent, avec leur gros, leur marche sur la ville, qu’une fusillade annonçait déjà aux prises avec les bandes chinoises.
À ce moment, le bataillon détaché par Sauzède entra en action. Cette fois, la colonne nipponne arrêta net son offensive. Le stratagème du colonel avait atteint son but ; l’ennemi se croyait rejoint par l’avant-garde de Ledru-Mesnil.
Aussitôt, par un à droite général, en pivotant sur sa queue, l’armée japonaise commença un mouvement de recul vers le Bang-Giang. Sans son retard, la colonne française l’eût trouvée en plein changement de front et l’eût jetée dans la rivière. Mais elle put passer celle-ci sans encombre et prendre position sur les hauteurs qui dominent la rive opposée et commandent la plaine. En même temps elle appuyait vers sa droite pour se réunir aux pirates et, grâce à leur concours, pénétrer dans Cao-Bang par le nord. En tout cas, elle s’adossait maintenant à la frontière chinoise, qui, en cas de nécessité, se laisserait bénévolement violer.
Devant ce changement de front, Sauzède fut mordu d’une tentation affolante : se rabattre sur Cao-Bang pour venir à la rescousse des siens en danger… Mais agir ainsi, c’était abandonner le bataillon qu’il avait lancé en avant, sans appui, et manquer au général Ledru-Mesnil au moment où la manœuvre des Japonais l’exposait à être pris de flanc. C’eût donc été forfaire à ses devoirs de chef et de soldat.
Sans plus permettre à sa pensée de se perdre dans l’obsession du péril des siens, Sauzède obliqua franchement à droite, — ce qui l’éloignait de Cao-Bang, — pour se relier à son bataillon détaché, et de la sorte former un échelon débordant à la gauche du général Ledru-Mesnil, qui, décidément, devait incessamment déboucher. Il ignorait que celui-ci, voyant la route barrée, s’était imprudemment peut-être, mais dans un sentiment généreux d’altruisme, engagé entre le chemin et la rivière et que, par suite, une large trouée se creusait entre la colonne de secours et sa troupe.
Chez les Japonais, le passage du Bang-Giang, guéable en plusieurs points, s’achevait quand, enfin, parurent les premiers éléments de la colonne française, qui, déployés dans la plaine, se trouvèrent soudain pris d’écharpe par le feu de l’ennemi, posté sur des pentes dominantes et couvert par le fossé de la rivière.
Pendant ce temps, les troupes de Lang-Son, qui avaient contenu l’avant-garde française, ne tardèrent pas à s’apercevoir que les forces principales de l’adversaire s’étaient glissées le long du Bang-Giang en débordant leur gauche. Elles se mirent donc en retraite, par échelons, avec l’intention de se ressouder au corps assiégeant de Cao-Bang en formant une tenaille dans laquelle viendrait se buter le corps français, dominé de toutes parts.
Cette manœuvre, dangereuse pour nos armes, semblait près de réussir, et le général Ledru-Mesnil se vit un instant étreint sur ses deux flancs sans pouvoir se dégager autrement que par un recul. Mais reculer, c’était abandonner la garnison de Cao-Bang et la condamner à être écrasée, ainsi que la ville, sous des forces supérieures. Le général ne pouvait se résoudre à sacrifier ceux qu’il avait mis lui-même en péril, ni ensuite à subir les conséquences de l’occupation de Cao-Bang par l’ennemi, occupation qui serait la pierre d’achoppement de sa marche en avant. Coûte que coûte, il fallait vaincre !
La situation critique dans laquelle s’était jeté Ledru-Mesnil apparut au colonel Sauzède, comme, par sa marche oblique, il se rattachait à son bataillon de démonstration, qui lui-même venait de prendre contact avec l’avant-garde française, dont le mouvement en avant avait suivi la retraite des Japonais de Lang-Son. Elle était forte d’un bataillon et demi et d’une batterie de campagne, ce qui portait les forces dans la main de Sauzède à dix-huit compagnies, quatre pièces de campagne et autant de montagne. Avec cet effectif, il se résolut à une vigoureuse reprise d’offensive.
Lancées en avant, les troupes de Sauzède tombèrent sur l’ancienne garnison de Lang-Son, exténuée par les fatigues de la retraite et du combat soutenu depuis l’aube, et la balayèrent de la route, en la culbutant en désordre dans les rizières, où elle se vit aussitôt enveloppée par Ledru-Mesnil, dont l’aile gauche se trouva en même temps dégagée et put prendre pied sur la chaussée. Aussitôt le général envoya l’ordre à Sauzède de pousser une pointe offensive vers la ville, soutenu par ses troupes, qui allaient pivoter sur leur droite pour se placer, par un changement de front, à l’abri de cette même route et faire face aux Japonais, lesquels, pour l’attaquer, auraient à retraverser le Bang-Giang, et cette fois sous son feu.
L’intervention de Sauzède avait de bout en bout interverti les rôles et renversé les situations. Grâce à son initiative, le combat était rétabli et le succès accessible.
Une émotion violente soulevait le colonel en exécutant le mouvement qui le rapprochait de la ville où était en péril ce qui était tout son cœur : sa fille et le fils qu’il avait adopté de toute sa tendresse et de tout son orgueil. Depuis le matin, les échos de la lutte que soutenait la poignée de braves laissée dans l’enceinte lui poignaient l’âme d’angoisses. Enfin, d’une côte gravie, la ville lui apparut.
Sur les remparts extérieurs flottaient les enseignes chinoises ; mais la citadelle, au faîte de son mât, haussait encore fièrement les trois couleurs et continuait à cracher la mort sur les hordes hurlantes qui se ruaient à son assaut… Combien résisterait encore ce dernier obstacle ?… Arriverait-il à temps pour le secourir, ou verrait-il s’anéantir, dans une explosion effroyable, à la fois le drapeau et la chair de sa chair ?…
Sur l’autre rive du Bang-Giang, les Japonais, déconcertés par l’intervention inopinée de Sauzède, qui avait dégagé Ledru-Mesnil et lui permettait non seulement d’échapper à la défaite, mais encore de se rétablir dans une situation favorable, ne conçurent plus qu’un espoir, celui de pénétrer dans Cao-Bang déjà forcée par les bandes chinoises. Ils appuyèrent vers leur droite, afin de se relier aux Pavillons-Noirs et de leur prêter appui pour emporter la citadelle, dernier obstacle à l’entière possession de la ville. Certes, de la sorte, ils abandonnaient la malheureuse garnison de Lang-Son ; mais celle-ci était déjà décimée ou prisonnière, et le but atteint vaudrait le sacrifice.
Avec rage, Sauzède surprit la manœuvre. Il s’agissait désormais de gagner de vitesse l’ennemi, plus proche de la ville qu’il n’était lui-même, d’arriver à temps au point où la route bute contre la rivière, afin de s’opposer à la jonction des Japonais et des Chinois.
Hélas ! ses troupes épuisées par les jeûnes et les fatigues de huit heures de marche et de combat semblaient peu susceptibles d’un vigoureux effort. Alors il songea à l’eau-de-vie des bidons et donna l’ordre que chacun bût d’un trait, avec la flamme de l’alcool, l’élan qui galvaniserait les forces sous son éperon. Puis il lança son monde en avant, à toute allure…
Arriverait-il ?… Serait-il trop tard ?