Les Conquérants de l’air/XIV
Le jour était venu. La petite troupe escaladait des rampes ardues, ralentie par le fardeau de la civière, dont de demi-heure en demi-heure les porteurs se relayaient. Heureusement, nulle rencontre ne troubla la marche. On approchait enfin. Effaré, un éclaireur se replia et vint annoncer au Parigot, qui remplaçait Hervé dans le commandement de l’expédition :
« La caverne est débloquée et vide.
— Tonnerre ! s’exclama Troussequin, qu’est-il arrivé ? » D’une course il prit les devants, sans prudence, mais Pi-Tou-Laï se lança à sa suite pour être prêt à lui porter secours. Ensemble ils arrivèrent devant la grotte. Les roches, naguère accumulées devant l’entrée, étaient rejetées sur les flancs ; dans l’intérieur, personne. L’aéroplane avait également disparu. Seul le cadavre du tigre, dépouillé de sa peau, exhalait une odeur nauséabonde.
Une angoisse étreignit le Parigot, partagée par le jeune Chinois, qui déjà pleurait son père… Soudain, de l’extérieur, un appel tomba vers eux :
« Par ici !… Sur le plateau !… »
Hâtivement, ils escaladèrent la pente en coupant au court, stimulés par la voix qui leur rendait l’espérance. En débouchant, ils se trouvèrent face à Salbris, Laï-Tou et O-Taï-Binh, debout près de l’aéroplane monté et prêt à prendre essor, tant la foi de Roland dans le succès de l’entreprise de son ami était complète.
Le Penven, malgré l’oubli de son ordonnance, de lui-même avait quitté son brancard. Il s’avança d’un effort, vint droit à Roland et du geste lui désigna les deux bidons que portait l’homme auquel il donnait le bras.
« Bravo ! » cria Salbris.
Et, la main tendue vers la « frégate », il ajouta :
« Tu vois, j’y comptais ! »
Tout à coup sa voix baissa, altérée ; il avait vu le bras bandé de son ami.
« Tu es blessé ?…
— Une égratignure ! répondit vaillamment Hervé. Le principal est obtenu, j’ai réussi ! »
Mais Le Penven pâlissait. Roland le fit asseoir sur l’herbe, appuyé à un quartier de roche. Alors il examina la plaie. Heureusement la pharmacie portative incluse dans la nacelle de l’aéroplane contenait tous les ingrédients propres à un pansement antiseptique. Quelques minutes plus tard, ragaillardi par la fraîcheur des linges et des compresses, par l’absorption d’un bouillon concentré que rapidement Salbris avait fait délayer dans une tasse d’eau bouillante, Hervé s’excusa :
« Quelle femmelette je fais !… C’est assez me dorloter ; il faut que je m’occupe de nos hommes.
— Troussequin y a pourvu, répliqua Salbris, comme il le fera désormais ; car tu ne peux tenir campagne et je t’emmène avec moi.
— Non ! refusa le capitaine ; ma place reste à la tête de ma troupe. »
Roland secoua la tête.
« Mon ami, dans ton état tu ne peux être pour nos amis qu’un embarras et qu’un danger, et tu ne leur es plus absolument indispensable. Ton ordonnance a fait ses preuves, et tu peux, sans inquiétude, lui confier la mission de ramener les nôtres à Cao-Bang, où, je l’espère, nous serons dans une heure et où nous préviendrons de la prochaine arrivée de nos auxiliaires… En route donc ! Tout est paré !… »
Laï-Tou, dépourvu de moyens pour souder une pièce au réservoir endommagé, l’avait revêtu de la dépouille du tigre tendue sur le métal et assujettie par une double couture rabattue, ointe de la graisse du fauve et de la résine d’arbres aromatiques. L’étanchéité était désormais celle d’une outre. Sûr du résultat acquis, le Chinois avait transvasé les deux bidons dans le récipient et opéré l’allumage.
Hervé s’était rendu aux raisons de son ami ; il comprenait que, malgré son énergie, il pouvait devenir pour les siens une cause d’achoppement s’il restait à leur tête. Il appela donc son soldat et lui fit ses recommandations dernières. Triste de se séparer de son officier, mais en même temps fier de la mission qui lui était confiée, le Parigot étreignit nerveusement la main que lui tendit Hervé une fois installé dans la nacelle, au moment où Roland embraya son moteur.
La « frégate » prit son essor.
Une ivresse gagnait l’aviateur à la sentir souple, maniable, obéissante à son commandement. Elle filait, tel un pigeon voyageur en route vers son colombier, droit au but, sans s’écarter de l’angle de direction indiqué par le compas pour atteindre la ville assiégée. L’œil à sa jumelle, Hervé soudain tressaillit ; il venait de reconnaître, flottant à l’horizon sur le sommet de la citadelle, le drapeau inviolé.
« Nos couleurs ! Roland ; là-bas, je les vois !
— Déploie notre flamme ! » répondit l’aviateur d’une voix palpitante.
Et le ruban tricolore se déroula, claquant fièrement dans le sillage aérien de la « frégate ».
Mais, quelques instants plus tard, la voix d’Hervé s’étrangla d’inquiétude.
« Sur la droite ! le dirigeable japonais… Il va nous couper la route ! »
Salbris sourit :
« Nous marchons mieux que lui et pourrions l’éviter ; mais mon oiseau veut faire sentir son bec à ce mastodonte. Nous allons en délivrer nos assiégés. Cherche dans la boîte à ta droite… Vois-tu des fusées ?
— Oui, deux ! répondit le capitaine.
— Nous allons monter au-dessus de lui ; il s’agit de l’atteindre avec une d’elles. Tiens-toi prêt et vise bien ! »
Sous l’impulsion du gouvernail de profondeur, l’aéroplane s’éleva, tel le faucon avant de fondre sur sa proie. Le dirigeable se délesta pour déjouer sa manœuvre ; mais la souplesse du flyer l’avait déjà amené au-dessus de son ennemi.
« Va ! » cria Salbris.
La fusée enflammée descendit rapide, mais rasa la masse sans l’atteindre.
« C’est à recommencer, déclara Salbris ; tant pis pour le remous de l’explosion, nous passerons plus près. Il ne nous reste qu’un projectile ; il faut qu’il porte.
— Mais, objecta le capitaine, nous y resterons… Et notre entrée à Cao-Bang est encore plus importante que la destruction de l’engin ennemi.
— Nous n’y resterons pas ! riposta l’aviateur. Je vais passer à toute vitesse, notre élan nous aura déjà emportés hors de la zone dangereuse quand l’aéronat sautera… Attention !… je repars. »
Penché au-dessus du bordage, Hervé tenait la fusée ; soudain il enflamma la mèche et la lâcha.
À toute vitesse fuyait l’aéroplane.
Une détonation effroyable retentit… Aussitôt une rafale de cyclone ébranla l’atmosphère. Bien que déjà éloignée, la « frégate » fut prise dans un remous et déséquilibrée. Salbris comptait sur le gauchissement facultatif de ses ailes pour assurer sa stabilité ; par malheur, celle sollicitée n’obéit pas à la commande du levier. L’appareil pencha ; la chute parut inévitable…
« Ah ! se révolta Salbris, serions-nous ensevelis dans notre victoire ! »
Avec un admirable sang-froid il avait coupé l’allumage. Grâce à sa surface de sustentation, l’appareil ne s’effondrait pas d’un bloc et, toute rapide qu’elle fût, sa chute s’atténuait. L’aviateur espéra un instant pouvoir se relever… Hélas !… il était trop tard : au moment même où Salbris remettait le moteur en marche, la « frégate », contre la cime d’un arbre, brisait son aile.
Les branches ralentirent la descente et le sol détrempé amortit le choc. Le premier, le capitaine se dégagea sans autre mal que le contre-coup infligé à son bras blessé ; mais il aperçut son ami, projeté à quelques pas, inanimé, les yeux clos.
Une angoisse lui étreignit l’âme. Il se jeta à lui, sa main chercha le cœur. Il battait… Aucun membre ne semblait luxé… Le traumatisme seul avait dû produire la syncope…, à moins, hélas ! qu’elle ne fût due à des lésions internes.
Le Penven leva la tête et s’orienta… À un peu plus d’un kilomètre, se dressait l’enceinte de Cao-Bang… En temps normal, il se fût fait fort d’y porter son ami ; mais son bras blessé lui interdisait d’y songer. Il l’essaya pourtant et dut s’avouer vaincu. Quant à abandonner Roland pour se sauver seul, la pensée ne l’en effleura même pas… Mais un désespoir lui déchira l’âme… Ils échouaient au port !…
Une pensée adoucit sa douleur : tout au moins ils périraient vengés !… La destruction du dirigeable japonais et de son équipage était un premier holocauste assez cuisant pour que l’ennemi trouvât insuffisante comme revanche la mort de l’aviateur et de son compagnon, et celle-ci exigerait encore des victimes, celles que le capitaine abattrait avant de tomber, car il défendrait jusqu’au dernier souffle sa vie et celle de son ami.
Justement voici que du rideau de bambous, là-bas, émergeait une troupe, fusil haut, se ruant vers le lieu de l’accident. Fièrement, Hervé arracha de l’épave de la « frégate » la flamme tricolore et l’exhaussa au-dessus de sa tête. Il se ferait tuer à l’ombre du drapeau !
Couché à plat ventre, il prit à la ceinture de Salbris le revolver inutilisé. Avec le sien, il avait douze balles qu’il ne tirerait qu’à coup sûr… Ah ! il se ferait, ainsi qu’à son ami, une belle escorte funéraire !…
Les assaillants approchaient d’une course précipitée. Encore quelques pas, ils seraient sur lui. Il se souleva sur le coude pour ajuster ; mais son doigt, qui déjà pressait la gâchette, la lâcha soudain… Les hommes, devant lui, avaient des faces blanches, ils portaient la vareuse bleue de notre infanterie coloniale…, ils étaient des Français !…
Hervé eut un cri d’enthousiaste délire. D’un sursaut il fut debout, agitant sa flamme aux trois couleurs… Un lieutenant se jeta à lui.
« Le capitaine Le Penven !…
— Boisonfort !… Vous, mon ami !… Ah ! que je vous embrasse ! »
Les deux officiers s’étreignirent ; mais aussitôt le lieutenant déclara :
« Il nous faut battre promptement en retraite, sans quoi nous ne tarderions pas à avoir les Japonais sur le dos. Et ils doivent avoir une rude dent contre vous à la suite de votre récent exploit.
— Et mon ami Roland Salbris, le conducteur de l’aéroplane, le fiancé de Mlle Sauzède, qui venait à son secours, comment le transporter ?
— Mes hommes ont improvisé un brancard. Voyez, votre compagnon y est déjà installé. En route, donc. »
Quelques projectiles sifflaient sur les têtes. Toutefois la retraite s’exécutait sans hâte, par échelons successifs. Boisonfort atteignit de la sorte un ressaut de terrain derrière lequel il prit position. Là, flanqué par le feu des remparts, il pouvait arrêter le mouvement de l’ennemi, sans crainte d’être abordé, car les Japonais ne se jetteraient pas dans la tenaille à double face meurtrière.
Alors, tout en surveillant le terrain, il expliqua son heureuse intervention au capitaine Le Penven, qu’il avait connu lorsque, tous deux lieutenants, l’un d’infanterie, l’autre d’artillerie coloniale, ils tenaient ensemble garnison à Brest.
« J’étais en reconnaissance, dit Boisonfort, et je venais de me poster à l’abri d’un bouquet de bambous pour épier la randonnée de l’aéronat japonais et saluer d’un feu à répétition son passage, lorsque j’aperçus comme un énorme oiseau de proie fondre de l’horizon. Ma jumelle me fit vite distinguer un aéroplane, et mon cœur soudain se gonfla d’émotion en voyant se dérouler derrière lui la flamme tricolore… Puis une angoisse me vint : qu’allait-il advenir de la rencontre du colosse et du pygmée aériens ?… Ah ! quelle joie ! vous preniez le dessus du dirigeable et votre fusée rayait l’air de son sillon lumineux… L’insuccès premier me dépita ; mais votre intrépidité m’émerveilla ; d’un retour circulaire vous reveniez à la charge, et de nouveau, de votre nacelle, un trait de feu descendit… Ce fut effarant. Une flamme énorme remplit le ciel, le mastodonte avait disparu, anéanti… Mais, hélas ! malgré la vitesse vertigineuse de votre fuite, les remous de l’explosion refluèrent jusqu’à vous. En même temps que je percevais le vacarme de la déflagration de l’aéronat, je vous vis chavirer à demi, tomber rapidement malgré vos sursauts pour reprendre l’équilibre, mais qui rendait la chute moins brutale. Avec un reste d’espoir de vous porter un secours efficace, de soustraire au moins votre agonie ou vos corps à l’ennemi, je me dressai pour enlever mes hommes que je trouvai tous debout, frémissant, le jarret tendu pour courir à vous… Et nous sommes arrivés à temps ; nous avons soustrait votre ami blessé et vous, qui ne vouliez pas le quitter, à la capture des Japonais.
— Ils n’auraient eu que nos cadavres, répliqua Le Penven. Peu s’en est fallu même que vous n’essuyiez le feu de mes deux revolvers. En me voyant charger sur le flanc, je vous prenais d’abord pour l’ennemi. Je ne pouvais penser trouver un détachement de la garnison assiégée en rase campagne… Dieu merci ! c’étaient des frères d’armes qui me venaient. »
De nouveau sa main cherchait celle du lieutenant pour mettre dans son étreinte une éloquence que les mots ne parvenaient pas à exprimer.
« Mais, reprit-il, pourquoi nous attardons-nous ici ? »
À ce moment, Salbris ouvrit les yeux.
« Où suis-je ? murmura-t-il.
— Avec les soldats de Cao-Bang, répondit Hervé, qui n’avait pas quitté la civière où gisait son ami… Sois heureux ! Nous avons réussi !
— Réussi ! s’exclama Roland en se redressant. Oh ! aide-moi ! je veux entrer debout dans la ville. »
Au bras valide d’Hervé, il fit quelques pas, vacillants d’abord, bientôt raffermis. Aucun organe n’avait souffert ; seule la tête demeurait lourde de la commotion subie.
« Et ma pauvre « frégate » ? demanda-t-il.
— Restée au champ d’honneur, avoua Le Penven ; mais j’en rapporte le pavillon. »
Et fièrement il tendit à son ami la flamme tricolore sauvée du naufrage.
Mais Boisonfort intervenait :
« Que dites-vous, mon capitaine ?… Pensiez-vous donc que nous allions laisser à l’ennemi, en trophée, l’héroïque oiseau qui vient d’anéantir leur dirigeable ? Voyez ce groupe qui revient vers nous et dont, de ce point, nous protégeons la retraite : c’est l’équipe que j’ai laissée pour démonter la glorieuse épave et nous en rapporter les restes.
— Ah ! merci ! s’exclama Roland, pour vous qui y avez songé, pour les braves qui ont osé ce périlleux sauvetage. »
Boisonfort se retourna vers Hervé.
« C’est l’explication que vous me demandiez il y a un instant, mon capitaine. Vous le voyez, les Japonais qui, d’abord, avaient cru venir à la curée de votre oiseau mort, hésitent à s’engager plus à fond. Notre feu a ralenti leur élan… et tenez ! les voyez-vous s’arrêter net ? Cette fois, c’est une rafale d’obus à balles dont les a salés le canon de la place… Mais voici mon monde rallié. En route donc pour Cao-Bang. »
Un quart d’heure plus tard le rempart était franchi. Dès les premiers pas, Salbris se trouva face au colonel Sauzède, qui, en le reconnaissant, lui ouvrit les bras.
« Mon fils ! » dit-il.
Ce mot payait Roland.
Dans l’étreinte paternelle, il murmura :
« Jeanne !
— Viens ! reprit le colonel, que je te mène a ta fiancée. »