Les Conquérants de l’air/XIII
Après les expansions de leur joie en se retrouvant tous saufs, les deux amis se confièrent les péripéties des heures de leur séparation. Le Penven ignorait l’accident de la « frégate » et espérait les aviateurs entrés dans Cao-Bang. Il connut ensuite les détails de la rencontre avec l’Allemand.
« Jusqu’ici il a tenu parole, déclara-t-il. J’ai vu sa bande redescendre vers le bas Kou-Youn. »
L’avarie subie par l’aéroplane lui fut d’un souci plus obsédant.
« Nous ne pouvons guère espérer traverser les lignes françaises tant que tu ne nous auras pas précédés pour nous les ouvrir. Nous serions pris entre deux feux. Il est donc indispensable de nous ingénier pour nous procurer l’essence nécessaire à ton nouveau vol. Avec Laï-Tou et l’un de ses fils, tu vas rester à réparer ton réservoir, et avec les autres je me mets en campagne pour te procurer ton viatique.
— Où et comment ? s’étonna Salbris… Tu crois pouvoir me trouver de l’essence ?… Oh ! ce serait trop beau ! ajouta-t-il, déjà transporté d’espérance.
— Nous sommes très rapprochés de l’extrême droite japonaise, expliqua Le Penven. L’ennemi possède un dirigeable que, du haut des crêtes, j’ai vu manœuvrer, et bien mieux atterrir. Son parc est justement à cette aile droite, bien choisie ; car les contreforts montagneux mettent l’aéronat à couvert des coups de vent. Ce dirigeable ne marche pas sans un approvisionnement de pétrole. C’est là qu’il faut donc aller chercher le tien.
— Mais pour parvenir jusque-là ?
— J’ai mon idée. Laisse-moi agir à ma guise.
— Soit ! dit Roland ; mais Laï-Tou restera avec ses Lis, et moi, cette fois, je marche avec toi.
— Non ! déclara Hervé. Seul, tu connais le pilotage de ton aéroplane, et ta sécurité assure le salut général. Tu n’as donc pas le droit de t’exposer actuellement. D’ailleurs, ne t’inquiète pas à notre sujet. Notre coup de main sera facilité par le fait que les Japonais, maîtres du pays, ne doivent que sommairement garder leurs derrières où sont parqués les convois. J’espère donc arriver à mes fins aisément, peut-être même sans coup férir… Passe-moi seulement le sauf-conduit et les papiers de l’Allemand. Bien qu’il me répugne de me donner pour un de ces gens-là, cela peut me servir dans un de ces cas où nécessité fait loi ! »
Il se tourna vers la troupe.
« Vous autres, repos jusqu’à 3 heures, pour être alertes en vue d’une expédition qui peut durer toute la nuit. Notre salut à tous dépend de son succès. »
Et, payant d’exemple, il s’étendit sur le sol, où l’instant d’après il dormait de tout cœur.
Salbris avait immédiatement mené Laï-Tou et O-Taï-Binh à la caverne pour passer l’examen minutieux de la « frégate », réparer la roue faussée et aviser aux moyens d’assurer l’étanchéité du réservoir crevé.
À l’heure dite, la petite expédition se mettait en marche et parvenait, aux approches du soir, en vue du camp japonais.
Hervé arrêta son monde et, avec Troussequin, opéra une reconnaissance des abords. Il étudia principalement le point le plus favorable pour pénétrer dans les lignes, aux environs des convois, et surtout le plus propre à lui assurer la retraite. La corne d’un bois qui s’avançait à l’arrière du camp et touchait presque à un parc d’approvisionnements lui parut répondre le mieux à la réussite de sa fuite après le succès. Il donna l’ordre à son ordonnance d’occuper ce saillant avec tout son monde, une fois la nuit venue, d’attendre là son retour jusqu’à l’aube, et après de rallier Salbris. Résolu à ne pas exposer inutilement sa troupe à des pertes, sans être certain de les compenser par le succès, il se décidait à mettre à exécution un plan auquel il suffirait seul.
Par un long détour, il gagna un chemin et marcha vers une grand’garde nipponne, son mouchoir flottant, en guise de fanion, à l’extrémité d’un bambou.
Conduit au poste, il exhiba les papiers du lieutenant Albrecht von Sonberg. Mis en présence du major des avant-postes, il se présenta, en un allemand très correct, en sa qualité d’officier prussien et d’ami. Le Japon ne pouvait douter de la sympathie allemande à l’égard de ceux qui, à leur tour, humiliaient l’orgueil français.
Comme le commandant lui demandait s’il se présentait muni d’une mission officielle, le faux Albrecht dit que, parti d’Europe avant la guerre, il n’avait reçu l’ordre que de surveiller les agissements français du côté du Yunnan, mais que la marche victorieuse des Japonais l’avait décidé à franchir la frontière, dans le désir d’assister à la prise de Cao-Bang.
Vu l’heure tardive, le commandant lui déclara qu’il en référerait, le lendemain matin, auprès de l’autorité supérieure. En attendant, il l’invitait à passer la nuit dans un gourbi attenant au poste de police et, là, il l’informerait, dès qu’elle lui serait parvenue, de la décision prise au sujet de sa requête.
Le Penven se soumit, sans maugréer. Il s’informa seulement des moyens de prendre quelque nourriture. Le major le fit conduire à une cantine par un homme de garde, qui reçut secrètement la consigne de surveiller ses actes.
Hervé ne parut pas s’en douter et, son repas pris, vint s’étendre sous une paillote qui lui fut désignée. Il grilla lentement quelques cigarettes achetées à la cantine, avec la volupté d’un fumeur privé depuis quelques jours de tabac. Puis il feignit de s’endormir, la face tournée contre la paroi.
Mais ses doigts écartaient les brindilles, et son regard épiait ce qui se passait à l’extérieur. La sentinelle devant les armes se promenait sans s’écarter de plus d’une trentaine de pas, à droite et à gauche, du poste et du gourbi contigu occupé par le faux officier prussien. Un feu éclairait longuement la zone qu’il fallait traverser en sortant de la paillote. En revanche, par derrière, la nuit était profonde.
Le Penven examina la contexture de son gîte. Il était bâti en bambous réunis par un clayonnage. Sans bruit, il fendit ce dernier avec son couteau, profitant, pour scier chaque brin, de l’éloignement rythmé de la sentinelle, dont il entendait tour à tour croître et s’affaiblir les pas. Vers le milieu de la nuit, le passage était préparé, s’ouvrant comme un volet dans la paroi.
Il se glissa au dehors, puis rampa dans la direction du parc et l’atteignit sans encombre. Là, il se faufila sous les voitures, à la recherche de celles qui pouvaient contenir le précieux liquide indispensable à ressuciter la « frégate ».
De temps à autre, quand il entendait s’éloigner le pas des factionnaires qui gardaient le convoi, il haussait lentement la tête pour inventorier les chargements des voitures. Il arriva ainsi, face à une masse oblongue, allongée sur le sol tel un mastodonte accroupi et qui projeta sur lui une ombre dense. À la lueur du ciel étoilé, il reconnut avec joie le ballon dirigeable arrimé contre terre. Le pétrole cherché ne devait pas être loin.
À ce moment, la lune surgit sur l’horizon, inondant de clarté la campagne. Hervé s’aplatit sous un fourgon, maugréant contre l’astre intempestif. Mais, ô surprise ! là, devant lui, oubliés sans doute, deux bidons gisaient entre les roues. Il les soupesa, ils étaient pleins. À la lueur qu’à l’instant il venait de maudire, il lut sur leur flanc une marque américaine. C’était bien le liquide convoité.
Il le tenait… Ce n’était que le premier point. Le plus difficile restait à accomplir : l’exode avec son butin. Et comment faire sous la clarté lunaire ? Il regarda l’astre avec colère ; mais l’espoir lui revint, des nuées accouraient de l’horizon. Passeraient-elles devant cette lune de malheur ?
L’obscurité était plus que jamais indispensable au succès de son entreprise. Chargé des deux bidons, il ne pourrait plus ramper comme naguère ; il devrait s’avancer à peine courbé, et l’aisance de sa marche serait entravée.
Les yeux au ciel, il épiait la course des nuées. L’une d’elles enfin mordit sur le croissant, le masqua de son voile opaque. Par malheur, à ce moment la promenade de la sentinelle l’amenait juste vers le fourgon. Quand elle l’eut dépassé, par une déchirure, l’astre reparut, éblouissant.
Le Penven, toujours terré, frémissait d’impatience. Mais un autre nuage survint. L’instant lui parut propice : d’un pas allongé et étouffé, il se défila, courbé, usant autant que possible de l’ombre des fourgons. Comme il avait à longer un parc d’artillerie, des pas sonnèrent. Il n’eut que le temps de se tapir sous un affût.
Une patrouille passa, le frôlant presque. Hervé essuya la sueur qui perlait à son front et reprit sa marche furtive.
Il touchait à la lisière du camp. Au détour du dernier fourgon, dans sa hâte à se jeter à travers champs, il se heurta à un factionnaire. L’homme, d’abord surpris, voulut épauler. Son hésitation le perdit. Profitant de ce court répit, l’officier avait lâché ses deux bidons et saisi à la gorge l’infortunée sentinelle. Suffoquée sous la poigne nerveuse, elle se débattit et, dans ses gestes convulsifs, trouva la gâchette de son arme et fit partir le coup.
D’un geste brusque, Le Penven rejeta le soldat sur le sol, ressaisit son butin, et à corps perdu se lança vers la corne du bois où devaient l’attendre les siens.
Derrière lui le camp était en rumeur. Le poste, accouru au coup de feu de la sentinelle, la trouva râlante sur le sol. Hervé aurait eu le temps de gagner le refuge, si la lune, reparue au firmament, n’eut allongé démesurément l’ombre de sa silhouette fuyante. Une fusillade crépita. Autour de lui les ricochets sifflaient, écorchant la terre ; puis un choc brutal au bras l’avertit qu’il était touché… Il eut la force de reprendre dans sa main valide le bidon que l’autre ne pouvait plus soutenir, et continua à courir, mais d’une allure inégale, déséquilibré par le poids et affaibli par le sang qu’il perdait…
Bientôt il se crut à bout de forces et se désespérait de ne pouvoir au moins atteindre ses hommes pour leur remettre le précieux dépôt ; c’était là son unique souci. Il acceptait la mort, si elle tirait du péril son ami et les siens.
Cependant, au bruit de la mousqueterie, Gilles Troussequin s’était porté au ras de la lisière. Il vit le péril de son officier. Suivi de Pi-Tou-Laï, il s’élança à son secours ; ils l’atteignirent comme il trébuchait, prêt à tomber. Tous deux le soutinrent. Alors, d’une voix expirante, il jeta :
« Les bidons ! Sauvez-les ! »
Sur un signe du Parigot, le Chinois empoigna les deux récipients, tandis que Gilles épaulait contre lui son capitaine et le soutenait d’un bras passé sous les aisselles. À pas lents, ils rétrogradèrent sous la pluie des balles et parvinrent enfin à l’abri des bois, où les Japonais ne pouvaient, la nuit, se hasarder à les poursuivre.
Hervé défaillait. D’un examen rapide l’ordonnance reconnut que seule la perte de sang occasionnait cette faiblesse. La balle avait fait séton dans le bras sans intéresser aucun organe essentiel. Il banda fortement la plaie couverte d’une compresse d’eau fraîche, puis le capitaine fut étendu sur une civière improvisée avec des bambous et des lianes. Alors Troussequin donna l’ordre du départ, et la petite troupe reprit le chemin de la caverne, où l’attendait anxieusement Salbris.
La fraîcheur du matin ranima Hervé. À se voir porté par les siens, hors du pouvoir de l’ennemi, un sourire rayonna sur sa face pâlie. Près de lui, il vit son ordonnance, lui tendit sa main valide, en murmurant :
« Et les bidons ?…
— Nous les avons ! Soyez tranquille, mon capitaine… Votre blessure ne sera rien… Mais restez calme pour éviter la fièvre.
— Tu as raison, mon brave. Merci seulement et je me tais. Mais avant d’arriver, préviens-moi ; je veux être debout pour aborder Salbris. »