Les Conquérants de l’air/X
Les débuts de l’étape furent pénibles, surtout pour les Européens, peu accoutumés à la marche à travers les rizières qui bordaient le cours de l’affluent suivi. Aussi, au bout de vingt kilomètres, Le Penven, qui tenait à ne pas exténuer sa troupe, ordonna-t-il le bivouac. Deux journées seraient encore nécessaires pour atteindre les plateaux d’où Salbris pourrait s’élancer d’un essor victorieux sur Cao-Bang.
Le campement de l’expédition se trouvait établi au pied des premières pentes, à l’extrémité nord de la vaste plaine marécageuse qui s’étend jusqu’à ce Long-Tchéou, devenu le centre de ravitaillement des bandes de brigands, et dont les autorités célestes, d’un œil volontairement aveugle, semblaient ignorer les déprédations et tolérer les menées. Et dire que Salbris s’était fait l’illusion que cette ville, poste consulaire où les grandes puissances coloniales avaient leurs représentants, pourrait lui être une base d’opérations favorables et un endroit où ils trouveraient des renseignements précis sur la situation actuelle des belligérants ! Cette absence de nouvelles, cette ignorance des faits, lui étaient intolérables. À diverses reprises il en avait exprimé sa désolation devant Hervé et Troussequin. Mais pénétrer dans Long-Tchéou eût été d’une imprudence capitale, dont le résultat risquait d’être plus néfaste que l’anxiété même qui torturait le fiancé de Jeanne.
Le bivouac établi et sa sécurité assurée par un service de sentinelles, Hervé Le Penven s’étonna de ne pas voir son ordonnance. Il s’enquit de lui. Personne ne put le renseigner à ce sujet. Durant la route, il avait pris l’extrême pointe d’arrière-garde, et à l’arrivée il n’avait pas rejoint.
« Cette absence me tourmente, dit Hervé à Salbris, car elle se prolonge. Tout d’abord je pensais que mon lascar ne s’était que légèrement écarté, peut-être à l’affût d’un gibier ou de quelque maraude. Rusé comme il l’est, je ne redoutais point qu’il fût victime de quelque piège ou malencontre ; mais son retard prend des proportions inquiétantes… Peut-être s’est-il aussi simplement égaré.
— Comment nous retrouvera-t-il en ce cas ? s’alarma Salbris ; nos traces sont difficiles à retrouver dans les rizières. Quel indice aura-t-il pour le guider à nous ?
— Si nous hissions un signal ? proposa Hervé.
— Pourra-t-il le voir, enfoncé comme il sera dans cette mer de verdure qui, à deux pas, bouche tout horizon ?… Non !… Il faut trouver autre chose… Et, s’écria-t-il en se frappant le front, voici le cas ou jamais de m’assurer du bon fonctionnement de mon appareil après les heurts qu’il a supportés dans le voyage… Je vais gagner ce petit tertre découvert, là-bas, avec les mulets, Laï-Tou et ses fils. En un quart d’heure ma « frégate » sera prête. Je m’élèverai, et ce bon Troussequin me verra dans l’air.
— D’autres aussi peut-être, dont il vaudrait mieux ne pas attirer l’attention, objecta Hervé.
— Qu’importe ! décida Salbris ; nous ne pouvons abandonner ce brave garçon, qui, lui, n’a pas craint de s’exposer pour nous. D’ailleurs, ne m’as-tu pas dit que nos éclaireurs n’ont relevé aucune trace de bandes suspectes dans les environs ? Qu’y feraient-elles d’ailleurs ? Elles sont toutes évidemment aux abords de Cao-Bang, appâtées par la curée.
— Hâte-toi alors, dit Hervé, car la nuit est proche.
— J’emporterai mon phare à acétylène. Tu hisseras le tien au sommet d’un bambou pour me servir de repère. Il te suffira de l’allumer quand tu verras le mien briller dans l’air, car je n’aurai besoin de ton signal que pour l’atterrissage à mon retour… Allons ! assez discuté : il faut agir ! »
Le bivouac fut levé, et la troupe profita des dernières clartés du jour pour gagner les premières assises des collines. Le Penven s’occupa de trouver une retraite favorable au campement, tandis que Roland, Laï-Tou, ses fils et les mulets gagnaient l’éminence d’où l’aviateur comptait s’élever. Durant le montage, Salbris alluma les brûleurs pour obtenir la pression nécessaire. Vingt minutes plus tard, la « frégate », lancée sur la pente, roulait quelques mètres, puis prenait essor.
Tout d’abord, Roland gagna en hauteur afin d’embrasser un plus vaste horizon avant que la nuit englobât la campagne. Celle-ci venait rapide et tomba brusquement, comme il est courant dans les régions tropicales. Alors l’aviateur se décida à faire jaillir la lumière de son phare et se rapprocha du sol pour fouiller les accidents du terrain de son réflecteur incliné vers la terre. Il décrivait de vastes cercles, entrecroisant leurs anneaux, afin que nulle partie ne restât inexplorée.
Le Penven suivait le sillage lumineux du phare qui transformait l’aéroplane en une gigantesque luciole, vrombissant dans le silence de la nuit. Si Gilles Troussequin était libre et sans blessure, il était impossible qu’il n’aperçût pas l’oiseau errant à sa recherche ; mais, hélas ! l’infortuné garçon peut-être était-il impuissant à marcher, à appeler du secours, ou, supposition plus terrible, tombé aux mains des pirates.
Une heure entière, Salbris circula sur la plaine ; il parcourut, presque au ras des rizières, le chemin suivi dans la journée, puis reprit ses circuits entrecroisés. Découragé, craignant d’être à la limite de sa provision d’essence, incomplètement faite dans la hâte du départ, il allait se résigner, la mort dans l’âme, à rallier le camp. Soudain un cri lointain dans la plaine :
« À moi !… À moi !… »
Salbris orienta le faisceau lumineux dans la direction d’où lui venait cet appel désespéré. Le cône éclairé lui montra, tout d’abord, un essaim égaillé de coureurs à la poursuite d’un fugitif ; puis, en fouillant en avant d’eux, il distingua un homme courant avec des bonds d’animal traqué. Il ne douta pas que ce fût là le malheureux Troussequin. Le pauvre garçon semblait épuisé, et chaque seconde diminuait la distance entre lui et ceux qui le pourchassaient.
Roland descendit presque à raser le sol. Mais il ne pouvait ralentir sensiblement son allure sans risquer la chute. De sa main libre, il chercha sous lui les cordes d’arrimage que, par précaution, il gardait dans la nacelle pour le brêlage de l’aéroplane en cas d’atterrissage hors du point de départ. Chacune d’elles se terminait par une boucle. Rapidement il engagea la corde de façon à former un nœud coulant qu’il glissa le long de sa jambe et arrêta à sa cuisse droite, puis opéra de même pour la gauche. Alors il rejeta au dehors les deux extrémités flottantes, qui traînèrent sur le sol.
Il approchait alors du fugitif, allait le dépasser.
« Attention, Troussequin ! cria-t-il. Aux cordes, et tiens-toi ferme ! »
Il passa…
Gilles avait levé la tête à l’appel de Salbris ; il vit les cordes flottantes, mais trop tard…
« Raté ! » clama-t-il avec désespoir.
Mais aussitôt la « frégate » infléchit son vol, décrivit un prompt virage, pour renouveler l’aventure.
Cette fois, une secousse avertit l’aviateur du succès de la manœuvre. Instantanément son phare s’éteignit, tandis que remontait l’aéroplane.
Quelques secondes plus tard, presque à son niveau, une voix grasseyait, joyeuse :
« Y a du bon ! »
D’un prompt gauchissement de l’aile, Roland redressa sa « frégate », un peu déséquilibrée par le rétablissement sur les poignets dont le Parigot s’enlevait pour s’installer, à ses côtés, sur le siège vide.
« Là ! déclara-t-il, vous pouvez y aller ; on est paré… Vrai ! vous êtes arrivé à temps ! »
Le grand oiseau filait droit au signal de Le Penven qui brillait au pied des collines. Il s’abaissa de nouveau et vint se poser sur le tertre, à quelques pas d’Hervé, qui attendait anxieux.
« Ah ! s’exclama-t-il, te voilà !… J’ai eu peur !… Je te craignais tombé quand je n’ai plus vu ton phare !
— Éteins le tien ! ordonna Roland, et viens tancer cet animal que je te ramène ! »
Il poussa Troussequin vers son lieutenant.
« Toi ! tu en fais de belles !… Que signifie cette escapade ? »
Mais en même temps il lui étreignait les mains, dans sa joie de le retrouver sauf.
Le troupier s’excusa :
« Faut pas m’en vouloir. C’est rapport à M. Roland, qui se faisait trop de bile… Oui, d’être sans nouvelles. Alors, j’ai été lui en chercher.
— Où ça ?
— À Long-Tchéou, parbleu !… Et, ma foi, j’en rapporte !
— Parle !… Mais parle donc !… s’exclama Salbris.
— Voilà la chose en gros : Cao-Bang tient ferme, et aujourd’hui les flottes alliées ont quitté Singapour.
— Et celle des Japonais ?
— Partie à leur rencontre pour leur barrer chemin… Mais elle n’est pas de force… Ayez confiance ! y aura du bon !
— De qui tiens-tu ces choses ?
— D’un digne homme de missionnaire. Je vous dirai tout ça en détail, quand j’aurai bu un bon coup et cassé une croûte. J’ai la pépie d’avoir tant couru, et aussi l’estomac dans les talons. »
Salbris le serra dans ses bras.
« Brave garçon ! Et c’est pour moi que tu as risqué ta vie !
— Vous me l’avez sauvée, vous !… On est quitte.
— Non pas ! repartit gravement Roland, ému de ce dévouement et de cette simplicité. Ma dette reste entière. Mais ce sera pour plus tard. »
Déjà la « frégate », démontée et empaquetée, était hissée sur les bâts. L’abri choisi par Le Penven fut rallié. C’était au fond d’une anfractuosité rocheuse, dont les parois surplombantes masquaient à l’extérieur les reflets du foyer allumé. Le riz était préparé, et un chevreuil capturé grésillait devant les braises.
Après un repas auquel chacun fit honneur, et le Parigot plus royalement que personne, le brave garçon bourra sa pipe de tabac frais rapporté de son expédition et en narra les péripéties.
« Donc, commença-t-il, M. Roland se faisait du mauvais sang, hier, quand il dut renoncer à pénétrer dans Long-Tchéou, pour s’informer de ce qui se passe ailleurs qu’ici, où, il faut bien le dire, ça manque de transparents lumineux et de salles de dépêches pour renseigner le pauvre monde. Alors, je me dis que si on ne pouvait aller en bande à ce Long-Tchéou de malheur, un gars bien camouflé et dégourdi saurait peut-être s’y glisser sans casse, en dépit de MM. les Pavillons noirs ou jaunes. Ce qui vous explique la peinture de ma peau, mon chignon et ma robe d’Annamite, un peu courte à cette heure, car j’en ai déchiré le bas au retour pour mieux jouer des jambes. J’avais mon idée au départ, et c’est pourquoi je me suis mis à l’arrière-garde. À l’entrée des rizières, je vous ai faussé compagnie, pour voir si celles qui longent le Tso-Kiang étaient plus praticables. Je ne crois pas qu’il y ait grande préférence à faire entre les deux ; en tout cas, j’ai pataugé pour ma part. Enfin je suis arrivé en vue du patelin, et j’y suis entré tranquillement, comme un bon Annamite qui va à ses affaires sans se soucier de celles des autres. Tout de même j’évitais de me faire regarder sous le nez ou d’entrer en conversation avec les naturels, dont le baragouin m’est moins familier que l’argot de Pantin. J’allais donc, l’œil aux aguets, furetant par les rues pour dénicher la plaque du consulat, quand j’avisai une croix au-dessus d’une porte. La maison d’un curé, me dis-je, voilà mon affaire ; le digne homme me renseignera aussi bien que ce diable de consul que je ne peux pas dénicher… Et de fait je l’aurais cherché longtemps, car il a décampé sitôt les Japonais débarqués en Indo-Chine. Le curé, lui, est resté.
« J’entrai donc tranquillement comme chez moi, et je ne fus pas long à me trouver en face du chapelain… Un drôle de curé, habillé en Chinois, mais qui au moins n’avait pas une tête jaune de magot et qui, en place de queue, portait une tonsure.
« À ma vue, il prit un air tout ahuri. Malgré le badigeon de ma peau, il ne me trouvait pas une binette d’indigène. Tout de go, je lui ai expliqué que j’étais un troupier français déguisé, venu en reconnaissance.
« Le digne homme a levé des bras, comme s’il criait miséricorde.
« — Quelle témérité, mon fils ! Si vous étiez pris ici, quelle mort subiriez-vous ! »
« Je lui répondis :
« — Tiens ! vous y êtes bien, vous ! »
« Il eut un sourire, qui m’est resté dans les yeux, pour me dire :
« — Oh ! moi, c’est mon devoir de prêtre d’être prêt à mourir pour le bon Dieu. »
« Je ne voulus pas être en reste et répliquai :
« — Et moi, soldat, pour la patrie ! »
« II me prit alors les mains et me les serra.
« — Bon ! vous êtes bien gentil, monsieur le curé ; mais je n’ai pas le temps de bavarder. Je suis venu quérir des nouvelles sur ce qui se passe dans le monde. Tâchez de me dire ça en cinq sec, que je m’esbigne pour rejoindre les miens. »
« II m’apprit alors ce que je vous ai rapporté, et, l’ayant bien remercié, je lui tirai ma révérence. Il voulait me garder caché jusqu’à la nuit. Mais alors comment vous aurais-je retrouvés ? Même qu’il était déjà tard et que je n’avais qu’à allonger mes guiboles. J’acceptai un coup à boire, puis me voilà parti. J’allais bon pas, quand je tombe tout à coup sur des particuliers de mauvaise mine qui m’interpellent dans leur baragouin. Je fais la sourde oreille. Merci, les gars ! nous ne causons pas la même langue, et je ne tiens pas à me faire raser par vos coupe-coupe. Je file donc plus vite. Ils me font signe de m’arrêter ! Moi j’oblique et me jette dans une rizière. Des balles sifflent, mais trop haut… Ils ne savent pas tirer… Toutefois je prends ma course avec mes diables aux trousses.
« Ils courent, ils ne tireront plus, me dis-je, et quand à me rattraper, ils ne savent pas qu’ils ont devant eux un lapin qui s’est classé troisième dans le Marathon. Donc, y a du bon !
« J’allais d’une allure soutenue, comptant bien les semer en route. Par malheur, je n’y voyais plus guère et courais un peu au hasard. Mes sacripants s’étaient égaillés avec l’espoir de me repincer au demi-cercle. Pour comble de guigne, je bute sur un pieu de bambou qui m’écorche le pied. Du coup je commence à reperdre du terrain. Je ne voyais plus rien ; mais j’entendais les autres venir derrière moi, et j’enrageais à la pensée que j’avais les nouvelles et que je ne pourrais pas les rapporter à M. Roland. Je m’en voulais de ma maladresse, qui allait lui faire perdre le bénéfice de ma promenade. Mais un bruit soudain me fait lever le nez ; j’aperçois une grosse lumière virant dans le ciel. Du coup je me dis :
« C’est l’oiseau de M. Roland ! » et je crie de tous mes poumons :
« — À moi ! »
« Mais je secouai déjà la tête ; il ne pouvait pas s’arrêter pour me prendre avec lui ; comment serait-il reparti ensuite ?… Cependant j’entendais son vol se rapprocher, près, toujours plus près, puis la voix qui me jetait :
« — Attention, Troussequin ! Aux cordes, et tiens-toi bien ! »
« Je compris qu’il traînait une remorque et haussai les bras. Mais je manquai mon coup… Alors je le vis retourner en arrière et recommencer la manœuvre. Ces diables de cordes se tordaient dans l’air comme des serpents ; l’une d’elles, par veine, s’enroula à mon poignet. J’eus vite fait de la harponner de l’autre main, et je me sentis partir dans l’air. Comme aussitôt la lumière s’éteignit, je me mis à rire en m’imaginant la tête de mes chasseurs qui me voyaient, — ou plutôt ne me voyaient pas, — enlevé à leur barbe quand ils croyaient déjà me tenir. En quelques brasses je grimpai jusqu’à la nacelle ; un rétablissement m’y logea, mais je crus bien alors que j’allais faire basculer la mécanique. Seulement M. Roland avait l’œil à la chose, et il remit son oiseau d’aplomb… Et nous voilà tous les deux !… Tout de même, pour mes débuts en aéroplane, l’aventure n’est pas ordinaire ! »
Il se faisait tard. Après avoir félicité Troussequin de l’heureuse issue finale de son odyssée, avec un regard de profonde reconnaissance du péril auquel le vaillant soldat s’était exposé pour calmer ses inquiétudes, Salbris déclara :
« Ne juges-tu pas, Hervé, qu’il serait prudent de nous mettre en route dès l’aube, dans le cas où les pour suivants de Gilles s’obstineraient à leur chasse ? Puis, il est bon de nous hâter, avant que soit dénoncée dans la région la présence de ma frégate. »
Le Penven répliqua :
« Trop de prudence ne peut nuire. Toutefois, rassuretoi. Je ne pense pas que les Chinois de Long-Tchéou aient vu, dans ton intervention, celle d’un homme. L’apparition de ton météore, l’enlèvement de celui qu’ils traquaient ont dû paraître, à leur esprit superstitieux et ignorant de la science nouvelle, un prodige surnaturel, une manifestation des dieux ou des esprits. Pour la première fois, à travers la nuit, s’est montré à leurs yeux un monstre volant, aux souffles rauques, dardant une insoutenable lumière. Mais agissons comme si leurs soupçons étaient éveillés. Nous partirons donc dès la première lueur du matin.
— Et nous marcherons plus au frais, conclut le Parigot. Mais si le réveil est avancé, m’est avis de ne pas tarder davantage à sonner l’extinction des feux. Je pioncerai de bon cœur. »