Les Conquérants de l’air/VIII
Le grand jour était venu, quand la caravane fluviale approcha de Chao-King-Fou. Les hommes d’équipage s’attelèrent aux avirons, et les sampans traversèrent la ville en honnêtes embarcations indigènes, sans laisser soupçonner leurs moyens mécaniques de propulsion, momentanément endormis. Salbris tenait à ce que son passage ne pût être remarqué et fût pris pour celui de simples barques marchandes. Les hélices seraient remises en marche seulement hors des vues indiscrètes. Pour la même raison, Le Penven, Troussequin et lui se tinrent enfermés dans l’intérieur et profitèrent de cette réunion pour prendre un repas auquel leurs estomacs creusés par les émotions de la nuit firent largement honneur.
Les journées suivantes se passèrent sans grand encombre. Par deux fois, le sampan de tête échoua sur des bancs de vase ; mais la remorque de l’autre bateau parvint, sans trop de peine, à remettre à flot son co-équipier. Les rapides rencontrés jusqu’alors furent remontés, tant par le halage des équipages débarqués, que par la poussée des hélices. Tout allait bien.
Mais on atteindrait bientôt Siun-Tchéou-Fou, et, là, l’expédition abandonnerait le Si-Kiang pour remonter le You-Kiang, son affluent. Sur cette rivière, moins large et plus torrentueuse, les difficultés se multiplieraient en nombre et en grandeur, sans cependant être insurmontables pour les moyens dont on disposait.
À Siun-Tchéou-Fou, il serait nécessaire de se ravitailler en pétrole, et ceci pour tout le reste de la traversée, en comprenant la réserve destinée ultérieurement à l’aéroplane. Il fallait compter sur une consommation supérieure à celle de la première partie du voyage, vu la dépense des moteurs, lors des déséchouages et de la remontée des rapides, qui seraient, sans doute, plus fréquents et plus ardus à surmonter.
Le lendemain Siun-Tchéou-Fou serait donc atteint, et la moitié de la traversée effectuée. À mesure qu’il se rapprochait du but, Salbris sentait croître sa fièvre d’impatience. Il arpentait donc, ce jour-là, le pont d’un pas nerveux, quand il surprit une inquiétude sur le front de Laï-Tou.
« Qu’y a-t-il, mon ami ? » interrogea-t-il.
Le Chinois leva le doigt vers l’orient violâtre et un ciel plombé, pommelé de nuées livides, tordues en spirales et en volutes, comme les tourbillons jaunâtres de la fumée qui couronne les cratères à l’éruption imminente. Ils se déplaçaient rapides, en mouvements giratoires, qui gagnaient le zénith et menaçaient d’emplir l’horizon.
« Tornade ! » murmura Laï-Tou.
Salbris, d’un coup d’œil rapide, inspecta les rives, à la recherche d’un abri. Elles se découpaient, abruptes, bordées de roches dangereuses, sur lesquelles les embarcations se broieraient comme des coquilles sèches. Une angoisse lui étreignit le cœur. Soudain, au revers d’un promontoire qu’ils doublaient, se creusa l’estuaire d’un petit affluent qui débouchait d’une étroite vallée enfoncée sous une forêt profonde. Là peut-être était le salut. Déjà les premières rafales écrêtaient les eaux de petites vagues courtes frangées d’écume. Sur l’ordre de Salbris, les sampans forcèrent de vitesse vers l’abri entrevu. Le virage fut pénible, et les deux embarcations crurent chavirer ; elles en furent quittes pour embarquer un peu ; mais un des canots de remorque, son amarre brisée, fut emporté à la dérive.
Enfin elles atteignirent l’étroit goulet et le trouvèrent heureusement assez profond pour s’enfoncer à quelque distance entre les épais rideaux des arbres. La tornade déjà tordait leurs cimes et jonchait le sol des débris arrachés. Les troncs eux-mêmes vacillaient sous l’effort de la tourmente. La chute d’un de ces géants eût suffi pour broyer les embarcations, mais c’était un risque à courir, moins certain en tout cas que l’inévitable engloutissement qui les attendait en pleine eau. Solidement amarrés de bout en bout aux troncs des deux rives, les sampans ne craignaient plus le naufrage, et leurs hôtes s’en remettaient à la Providence pour qu’elle leur épargnât l’écrasement sous la tombée d’un arbre fracassé.
Plus d’un déjà s’était abattu dans un effroyable tumulte. Deux ensemble croulèrent, vis-à-vis l’un de l’autre, sur les deux rives. Leurs ramures enlacées les entraînèrent dans une même chute, dont trembla la terre dans laquelle s’ancrèrent profondément d’énormes branches rompues. Ainsi ils formaient une arche, calée par de hautes roches, fixés chacun, tel un vaisseau, dans l’étau de deux brisants, et qui jetaient sur le torrent une voûte inébranlable.
Salbris vit instantanément le parti à tirer de cette arcature. À grand renfort de bras les sampans furent remorqués sous cette voussure, qui défiait désormais les chocs d’une catapulte. À peine les embarcations étaient-elles embossées sous ce refuge, qu’un arbre déraciné entraîna une roche qui rebondit dans la rivière juste à l’endroit qu’elles occupaient lors de leur premier mouillage.
Le Penven s’était signé. Salbris, pâle d’émoi, s’agenouilla :
« Rendons grâces à Dieu, qui nous a protégés ! »
À l’exception du vieux Laï-Tou, tous les Chinois de l’escorte se prosternèrent et répétèrent le signe du salut.
Sur l’interrogation muette de Roland, O-Taï-Binh déclara :
« Mon frère et moi sommes élèves de la mission catholique française. Nous avons choisi vos auxiliaires parmi nos condisciples, qui, par vos prêtres, ont appris à aimer la France. En dehors d’eux, nous n’aurions pu trouver de cœurs prêts au sacrifice pour une cause étrangère. »
Hervé et Roland se regardèrent avec une émotion virile dans les yeux. Désormais ils étaient sûrs du dévouement de leurs hommes.
Ah ! nos missionnaires ! Combien sublimement ils se vengeaient en propageant l’amour de cette France où leur foi était persécutée !
Déjà s’éloignait la tornade, portant plus loin ses ravages. Mais le jour était trop avancé pour atteindre Siun-Tchéou-Fou avant la nuit close et pouvoir se ravitailler le soir même. De plus, le fleuve charriait mille épaves dangereuses pour la navigation. Il fut donc décidé de ne se remettre en route que vers le milieu de la nuit, après minuit, heure à laquelle se lèverait la lune, dont la clarté permettrait aux bateaux d’éviter le heurt des troncs d’arbres entraînés dans le cours du Si-Kiang. Le principal était d’atteindre la ville au début du jour, et d’opérer rapidement le réapprovisionnement avant que la curiosité publique ne fût attirée du côté des sampans. Les Européens resteraient à bord et ne se montreraient qu’en cas de nécessité absolue. Encore le rôle d’intervention serait limité au seul Salbris, couvert par sa dignité de fonctionnaire de l’empire. Mais il préférait que sa présence fût ignorée. Laï-Tou était tout désigné pour faire marché avec un de ses compatriotes.
Toutefois les embarcations furent ramenées à l’embouchure du torrent. Cette disposition faciliterait l’appareillage nocturne ; de plus, la proximité des rives, dans leur retraite précédente, aurait pu leur valoir la visite intempestive d’un fauve attiré par l’odeur humaine. Deux carabines à répétition furent tirées de la cale, et un factionnaire commis pour veiller à la sécurité de chaque embarcation, que le grossissement des eaux avait dû faire amarrer près de la berge.
Peu avant l’heure fixée pour l’appareillage, un coup de feu donna l’alerte. Interrogée, la sentinelle déclara avoir tiré sur une ombre suspecte, qu’il avait vue tapie près du palétuvier aux racines duquel était amarré le bateau dont il avait la garde.
Le phare à réflecteur de Salbris fouilla en vain la rive. Que discerner dans le fouillis de lianes et de broussailles qui foisonnaient dans le sous-bois ? Roland se décida alors à prendre terre, pour explorer la place signalée et reconnaître si des traces étaient empreintes dans le sol détrempé par la pluie torrentielle qui avait accompagné la tempête. Gilles Troussequin s’offrit à l’accompagner. Ils s’adjoignirent deux hommes qui conduiraient et garderaient le canot. Puis, revolver au poing, ils débarquèrent.
Roland marcha droit au palétuvier dont les racines s’enfonçaient dans l’eau. Une stupeur le saisit à reconnaître sur le câble une coupure fraîche qui l’entamait jusqu’à son centre. En reculant vers le tronc de l’arbre, dans la vase, lui apparurent les empreintes de deux larges semelles. Elles ne pouvaient provenir que des chaussures habituelles à un Européen… Or, seuls les Chinois de l’équipage avaient abordé cet endroit de la rive, pour amariner le sampan, et encore n’avaient-ils pas eu besoin de quitter leur canot, puisque le point d’attaque était à une racine saillant hors de l’eau. Que signifiait la présence d’un blanc dans ce pays perdu ?… Le soupçon qu’ils eussent eu affaire encore à Hermann Hofer effleura la pensée de Roland ; mais, en admettant que l’Allemand eût échappé à la noyade et à la balle d’Hervé, comment pourrait-il les avoir rejoints après le coulage de son bateau, et surtout comment aurait-il découvert le refuge où les avait jetés la tornade ?
Quoi qu’il en fût, la présence d’un Européen en ces lieux déserts était suspecte. Salbris, un doigt sur les lèvres, recommanda le silence au Parigot et regagna le bord. Là, il ordonna le départ immédiat. On marcherait à moyenne allure, pour n’atteindre la ville qu’au lever du jour. Surpris de la hâte un peu fébrile de son ami, Le Penven voulut l’interroger. D’un signe, Roland l’arrêta ; mais dès que les bateaux eurent repris leur marche en plein fleuve, il entraîna le capitaine dans le poste, tandis que le quart était laissé à l’ordonnance.
Alors il lui confia son inquiétante découverte.
L’officier réfléchit, puis déclara :
« Mon cher, envisageons les choses au pire, c’est le meilleur procédé pour nous mettre en mesure de parer aux événements. Si la trace que tu as relevée provient du sieur Hermann Hofer, c’est qu’il nous a échappé, et alors sa haine, décuplée par l’insuccès et le danger de mort où nous l’avons mis, s’est ingéniée pour découvrir un moyen de nous devancer. Comme, à part le tien, il n’existe pas d’aéroplane en Chine, notre homme n’a pu user que de l’automobile. Si mal entretenues que soient les routes du Céleste Empire, celle qui longe les berges du Si-Kiang ne me paraît pas impraticable pour une voiture solide. Mais il faut aussi qu’elle soit assez légère pour s’embarquer, sans trop de difficultés, sur radeau, aux points où la voie passe d’une rive à l’autre.
« Donne-moi la carte et examinons ensemble ces points de traversée et les difficultés qu’ils présentent. D’abord Sam-Chouï, lieu de la collision dans laquelle nous l’avons coulé. Une fois revenu dans cette localité, — car il lui a fallu assurément retourner à Canton pour se procurer un automobile, — il s’est facilement fait transborder sur la rive droite, qu’il a remontée jusqu’à Chao-Kiang-Fou. Cette ville importante lui a procuré toutes les facilités de passage sur l’autre berge, que la route longe jusqu’à Ou-Tchéou-Fou. Même transbordement aisé à cet endroit, pour les mêmes causes. Plus loin, à Teng-Hsien, cela a dû être plus pénible, mais non encore rebutant. Ce point dépassé, il n’a plus à s’inquiéter que du suivant, Ta-Houng-Kiang-Ssé, dont nous approchons, et où il devra encore changer de rive, s’il nous poursuit, avant d’arriver à notre prochaine escale. Mais Ta-Houng-Kiang-Ssé est un point important, puisque c’est là que se réunissent les deux rivières dont la jonction forme le Si-Kiang. Il traversera donc encore sans peine, et pourra nous précéder à Siun-Tchéou-Fou. Ce sera le moment alors de nous défier d’un tour de sa façon, car il est homme entêté et muni de références influentes, d’après l’aisance de sa marche, cet herr Hermann Hofer, si toutefois c’est lui que nous avons à nos trousses.
— Bah ! répliqua Salbris, ce n’est pas en pleine nuit qu’il se fera transborder à Ta-Houng-Kiang-Ssé. Nous serons donc à notre point de ravitaillement avant lui.
— Je le souhaite. En tout cas, prenons nos précautions pour agir comme s’il était parvenu à nous distancer. De toute façon, il faudra découvrir un moyen pour entraver la chasse que nous donne ce monsieur. »
Il se frappa le front et sortit du rouff pour ramener avec lui Gilles Troussequin.
« Pi-Tou-Laï prend le quart à sa place. Mets mon troupier au courant ; il dénichera peut-être quelque bon tour dans son sac.
— Il est d’ailleurs coutumier du fait, répliqua Salbris. Je n’ai pas oublié comment il a imaginé et exécuté le coup de l’opium d’abord, la façon de nous faire reconnaître qui nous épiait sur le quai de Canton ensuite. Voici donc la situation. »
Quand Roland lui eut expliqué les faits, Gilles demanda :
« Montrez-moi la route que nous avons à faire et aussi la sienne. »
Salbris étala la carte sous ses yeux et lui traça les deux itinéraires par terre et par eau. Troussequin s’absorba dans un examen minutieux, puis, le front rasséréné, déclara :
« Voilà mon idée. Pendant que vous vous arrêterez avec un sampan dans la ville, je continuerai à remonter la rivière avec l’autre. Aux environs de Ki-Fong, je me ferai mettre à terre avec un dégourdi. Vous voyez, dans cette partie où, par une large boucle, la rivière s’écarte de la route et ne la rejoint qu’après un grand détour, assez près cependant du point où elle l’a laissée. Ce sera là, d’ailleurs, que l’embarcation m’attendra. Si l’auto dépasse la place où je serai descendu à terre, je vous réponds qu’il n’atteindra pas celui où je remonterai à bord.
— Sur quoi te bases-tu pour être si affirmatif ? insista Le Penven.
— Sur ceci : d’abord le particulier ne quittera pas la ville avant vous, puisqu’il vous espionne. Cela me donnera le temps de truquer un endroit, qu’il aura à franchir s’il vous poursuit en auto. Donnez-moi carte blanche, et je vous promets que, si demain nous avons encore le gars à nos trousses, je veux perdre mon surnom d’Y-a-du-Bon ? … Mais, n’ayez crainte, y en aura. »
La presque totalité de la réserve de pétrole fut donnée au sampan conduit par O-Taï-Binh, qui devait continuer la route avec Troussequin. L’autre se ravitaillerait pour deux à Siun-Tchéou-Fou.