Les Conquérants de l’air/VII
À minuit, le canot d’un des sampans se rangeait silencieusement au bord du quai. Salbris et Le Penven avaient attendu l’heure dans la petite salle d’une taverne, où ils avaient dîné en tête à tête et située face à l’endroit même où ils devaient embarquer, en deux enjambées, sitôt le signal convenu : un grattement particulier contre le volet fait par Gilles Troussequin, qui, à bord depuis le matin, accompagnerait O-Taï-Binh à terre et viendrait quérir, au dernier moment, les deux amis.
« Attends-moi en silence, ma vieille Binette ! » avait-il soufflé à l’oreille du pagayeur en sautant sur le quai.
Il regarda autour de lui, tout en tendant l’oreille. Aux alentours régnait la solitude et le silence. Le moment était propice. Alors il traversa la chaussée, et ses doigts tambourinèrent sur le volet le roulement du réveil.
Aussitôt Salbris et Le Penven sortirent. Soudain le soldat les arrêta et les rejeta dans le couloir.
De la masse sombre que projetait, géométrique, un amas de madriers, Troussequin avait vu se détacher une ombre. Il la désigna du doigt qui glissait le long de ce qui lui semblait sans doute un abri, sans se douter que sa silhouette émergeante et mobile trahissait sa présence.
« Est-ce nous que l’on guetterait ? murmura Roland.
— Il faut en avoir le cœur net ! » déclara le capitaine.
Le Parigot proposa :
« Rentrez dans la salle. Entr’ouvrez le volet de façon à projeter une ligne de lumière entre le tas de madriers et le bord du quai. Je vais tourner l’obstacle en le rasant. L’individu devra bien sortir de sa cachette, et vous tâcherez de le reconnaître pendant qu’il traversera la bande éclairée.
— Mais toi aussi il te reconnaîtra, observa Hervé, si c’est un espion à nos trousses.
— Pas de danger ! risposta le Parigot ; on connaît l’art de la camoufle. Vous ne m’avez donc pas regardé ? »
Troussequin, pour venir chercher ses chefs, s’était vêtu d’une robe chinoise, coiffé d’une calotte dont s’échappait une queue postiche, jauni la peau et bridé les yeux par d’habiles coups de crayon. Il était évidemment méconnaissable. Sa voix seule avait désigné aux deux amis son identité.
Sitôt le volet disposé de façon à laisser filtrer le rais de lumière dans la direction voulue, le Parigot se dirigea vers les stocks de marchandises accumulées çà et là, de façon à se rapprocher progressivement des madriers qui dissimulaient l’intrus et, en même temps, à lui couper la retraite s’il voulait s’évader dans une direction opposée au triangle éclairé. Gilles, d’une forte trique dont il s’était pourvu, fouillait les trous sombres et semblait un veilleur de nuit opérant sa ronde. Il arriva ainsi vers le lieu suspect. À son approche, des pas étouffés lui parvinrent ; aussitôt il courut sus, mais l’autre ne l’entendit pas et détala de toutes ses jambes, traversa le quai, puis se jeta dans les inextricables ruelles qui aboutissent au port.
Mais il avait dû couper la ligne lumineuse, et Roland avait en lui reconnu Hermann Hofer.
Salbris se commanda le sang-froid. Que signifiait l’espionnage acharné de cet Allemand ? Il éluciderait cette question plus tard. Il fallait d’abord profiter de sa mise en fuite pour s’embarquer aussitôt. Il prit la main d’Hervé et l’entraîna rapidement par la fenêtre, après avoir éteint la lumière et refermé le volet derrière eux. Une fois au canot, ils se couchèrent au fond, de sorte que le Parigot et Binette semblaient être seuls à son bord ; puis ils firent diriger l’embarcation sur l’autre rive, qu’ils redescendirent ensuite obliquement, pour aborder les sampans par le côté opposé au quai.
Du temps avait été perdu dans ces manœuvres. Laï-Tou mit en marche le sampan de tête, où il demeura seul.
Sur l’autre, gouverné par O-Taï-Binh, les trois Français s’enfermèrent pour tenir conseil. Troussequin était de trop précieuse ressource pour n’y être pas admis.
« Mes amis, posa Salbris, il serait puéril de nous leurrer. À moins d’être aveugle, il est évident que nous sommes épiés par l’Allemand Hofer. Dans quel but ? Voici le problème. Se doute-t-il que nous allons au secours de nos compatriotes, et juge-t-il notre intervention assez importante pour tenter de l’entraver ? Agit-il comme allié de nos ennemis, comme espion militaire, en un mot ?… Peut-être encore n’est-il qu’un courtier d’affaires, jaloux de posséder les secrets de mon aéroplane, et ne songe-t-il qu’à s’emparer de mon appareil ?… Dans tous les cas, c’est un adversaire dangereux. Je n’ose espérer que nous ayons réussi à lui faire perdre notre piste. Il a des moyens d’action que nous ignorons, mais assez puissants, puisqu’il a passé à travers les mailles de la police chinoise et s’est retrouvé, ce soir, assez instruit de nos faits et gestes afin d’être, à l’heure voulue, au point secret fixé pour notre embarquement.
— Voici nos moteurs qu’on embraye, dit Le Penven ; il aura de la peine à nous rejoindre désormais.
— Peut-être, répliqua Salbris ; il peut aussi employer à nous poursuivre des moyens de locomotion rapide. La route qui suit le cours du fleuve est praticable aux automobiles ; d’autre part, s’il emprunte la même voie que nous, les canots à pétrole ne sont pas introuvables à Canton. Il est indispensable de nous tenir constamment sur nos gardes. Comme sur nn navire nous allons nous répartir les quarts de surveillance entre toi, Troussequin et moi. Je vais commencer le service. Tu me remplaceras, Hervé, après l’embarquement de nos auxiliaires et remettras ensuite le quart à ton ordonnance. Reposez-vous donc maintenant, pour être dispos votre tour venu. »
Et Roland monta sur le pont.
Rien de suspect ne lui apparut jusqu’à Sam-Chouï. La ville dépassée, il fit allumer les fanaux convenus. Un quart d’heure plus tard, une jonque se détachait du bord et déposait un contingent de cinq Chinois dans chaque sampan. Puis Pi-Tou-Laï, prenant un canot à la remorque, reconduisait la jonque sur la rive et regagnait le bord. Les signaux éteints, les hélices furent remises en mouvement, et Le Penven vint remplacer Salbris, qui, à son tour, avait à prendre un repos nécessaire à ses nerfs surexcités.
Enroulé dans une couverture, il s’était étendu à plat ventre sur le pont, le buste un peu surélevé sur les coudes, face à l’arrière, épiant la rive droite, que longeait la route entre Sam-Chouï et Chao-King-Fou, où elle passait sur l’autre berge ; et en même temps ses regards sondaient la nappe des eaux parcourues pour défier toute surprise d’une poursuite, aussi bien par terre que par le fleuve. Un point le rassurait : il était sûr d’être prévenu de toute approche menaçante. Vu la vitesse de leur propre course, seuls des véhicules mus par moyens mécaniques pouvaient les rejoindre, et ceux-ci dénoncent fatalement leur présence par les explosions de leurs moteurs. Il est vrai, en revanche, que, pour la même cause, la proximité du but serait indiquée par les sampans à ceux lancés à leur chasse.
Une heure se passa. La nuit était obscure, vaguement éclairée sur les eaux par le reflet des étoiles que tamisait une brume légère, annonciatrice de l’aube. Soudain Hervé crut percevoir, très lointain, le battement égal et rapide d’un moteur. Immédiatement, il donna l’ordre aux mécaniciens de stopper ; alors, dans le silence, le bruit lui parvint plus net. Ils avaient l’Allemand à leurs trousses.
De grands arbres, manguiers et palétuviers, projetaient sur les eaux une masse d’ombre vers un coude voisin du fleuve. Sans bruit, à l’aviron, il fit ranger les sampans dans cette obscurité, où il était malaisé de les découvrir. Toutefois, ce serait vers ce promontoire que passerait évidemment Hofer, afin de couper au court en prenant la corde de la courbe décrite par la rivière. Mais ce fait même servait le projet qu’il avait conçu.
Il s’approcha de Pi-Tou-Laï qui était le mécanicien de son embarcation, et lui donna ses ordres. Le jeune Chinois, élève de nos missions, parlait le français. Il sourit et se tint prêt.
Dans le silence universel de la campagne endormie, seules bruissaient doucement les eaux et la trépidation de plus en plus distincte du canot ennemi. Déjà, sur le miroir uni du fleuve, Le Penven distinguait la frange d’écume blanchissante que soulevait l’étrave. Elle venait droit à eux, d’une ligne qui, selon les prévisions du capitaine, tendait à raser le promontoire, dont la masse d’ombre dissimulait les sampans.
À coups amortis, Pi-Tou-Lai maintenait l’avant perpendiculaire à la route que suivrait le canot en passant devant eux, et ce n’était pas trop de toute son habileté pour résister au courant qui assaillait le sampan par le travers. Heureusement que la langue de terre, comme une digue, brisait déjà au-dessus d’eux la force des eaux.
Quelques brasses seulement séparaient les deux embarcations. Hervé leva la main. Pi-Tou-Laï ouvrit tout large le régulateur, et le lourd bateau s’ébranla d’un bond, juste à temps pour heurter de sa masse le frêle obstacle qui se trouva devant lui.
Un cri de rage et d’effroi perça la nuit, tandis que le canot, coupé en deux, s’abîmait dans les eaux. Une déflagration violente souleva une gerbe d’eau : le moteur avait sauté…
Réveillés par le choc de l’abordage, Roland et Gilles s’étaient brusquement levés. Au bruit de l’explosion, ils se précipitèrent sur le pont.
Sans perdre son sang-froid, Salbris avait pris au passage son projecteur à acétylène. Quand il arriva près d’Hervé, la rivière s’était refermée sur le sinistre, et seul le remous des eaux trahissait encore l’engloutissement. Le projecteur allumé fouilla la surface du fleuve. Quelques débris flottants apparurent. Soudain Troussequin allongea le bras.
« Là, dit-il, ça bouge !… C’est notre homme ! »
Attentivement, les deux jeunes gens tendaient leurs regards dans la direction indiquée par le geste. Vaguement ils crurent distinguer, à leur tour, une forme qui s’éloignait. Était-ce un homme ou une épave ? ils ne pouvaient préciser. Elle approchait du bord. Alors, à tout hasard, Hervé visa de son revolver et tira. Tout disparut.
« Si c’est l’Alboche, il en tient ! ricana le Parigot. Allons ! il y a du bon encore !… C’est-y ajusté, cela !… Mais aussi était-il obstiné, ce Prusco ! En tous cas, s’il n’a pas son compte, faut espérer que le bain le calmera pour le restant de ses jours…, qui pourraient bien être finis à cette heure !
— Je crois effectivement que nous voilà débarrassés de ce gêneur, déclara Le Penven.
— Dieu le veuille ! répondit Roland. Je ne souhaitais pourtant pas la mort de cet homme… Mais c’est la loi de la guerre. Le salut commun exigeait qu’il n’entravât pas notre œuvre. En tout cas, mon brave Hervé, je te félicite de ta présence d’esprit et de ton audacieuse manœuvre, qui nous a affranchis d’une véritable épée de Damoclès… Allons ! jusqu’ici Dieu nous a protégés. Ayons foi, il nous conduira au port ! »