Les Conquérants de l’air/VI
Dès le lendemain de l’agression japonaise, sous le couvert d’une mission dont le chargea, pour la forme, l’inspecteur des douanes ému par l’angoisse de son subordonné, Roland Salbris était libre de ses mouvements et possédait un prétexte officiel pour gagner Canton, et de là remonter dans l’intérieur de la Chine. Quant à ses actes au delà de la frontière, l’administration tâcherait de les pouvoir ignorer.
C’était pour le jeune homme un point important acquis de pouvoir s’abriter, en territoire céleste, sous son mandat de fonctionnaire. Sans ce palladium, l’expédition aurait risqué de se heurter à des difficultés à peu près insurmontables et n’eût abouti qu’à un échec presque certain. Aussi Roland témoigna-t-il à son chef une profonde gratitude. Sur son refus, il était décidé à donner sa démission pour être libre d’agir, mais se rendait compte combien sa tâche en eût été entravée.
Aussitôt il s’occupa d’organiser l’expédition et de recruter un personnel peu nombreux, mais alerte, plein d’endurance, d’une fidélité assurée. Aux premiers mots, l’ordonnance de Le Penven, gars de ressources, fertile en expédients, en vrai fils du quartier Mouffetard, avait bondi d’allégresse, et un « Y a du bon ! » sonore et communicatif avait jailli de ses lèvres. D’ailleurs, à quoi bon le consulter ? Son capitaine marchait ; il aurait fait beau de voir qu’après l’avoir amené de Paris à travers l’Europe, la Sibérie et la Chine, il le plantât là en plein pays de magots.
Laï-Tou, sollicité, s’était contenté de s’incliner ; le désir de son bienfaiteur suffisait pour qu’il se dévouât corps et âme. Et il ne se borna pas au don de sa personne, il y adjoignit celui de ses deux fils : ne devaient-ils pas aussi leur vie à l’homme grâce auquel la sépulture des ancêtres n’avait pas été profanée ?
Ainsi était déjà constitué un noyau de six hommes résolus, dont la moitié alliait à la fougue française des autres la sagacité, l’adresse et la prudence de la race jaune. Laï-Tou et ses fils assuraient Salbris de posséder en eux une excellente équipe d’ouvriers industrieux et d’intermédiaires utiles pour les rapports courants avec les populations des provinces traversées.
Il restait à grouper, autour de cette élite, un petit contingent comme escorte, capable de fournir nautoniers sur la rivière, porteurs dans les terres, combattants en cas de nécessité. Une fois la navigation terminée, l’expédition ne pouvait se mettre en campagne sans assurer le transport des divers fragments de l’aéroplane, de l’essence nécessaire au moteur, des munitions et des vivres. Pendant la remontée du fleuve, tout ce matériel serait dissimulé soigneusement dans la cale des sampans, car Salbris jugeait important de se soustraire aux curiosités des Chinois et plus encore aux enquêtes des espions. Et ceux-ci étaient à redouter même dans la population autochtone, mais plus encore parmi les Allemands, qui commencent à pulluler dans l’empire, et que leur hostilité sourde envers la France faisait les alliés tacites des Japonais.
Les fils de Laï-Tou, O-Taï-Binh et Pi-Tou-Laï, se chargèrent de recruter cette troupe d’élite et garantirent sa fidélité. Ils ne demandèrent qu’une chose, c’est que la solde allouée leur fût régulièrement payée. La foi dans les engagements pris mieux que tout assurerait la leur. Salbris les chargea, en outre, de promettre une prime importante si le but, — ignoré par ces auxiliaires, — était atteint.
Le jour même, Henri Le Penven profita d’un caboteur pour s’embarquer à destination de Canton avec O-Taï-Binh, dont le joyeux « Y-a-du-bon » eut vite transformé le nom chinois en la locution inspirée par sa face comique de jaune, de « Oh ! ta binette ! » qui devint bien vite « Binette » tout court.
Ils étaient chargés d’acquérir deux sampans, de les munir d’hélices et de moteurs pour activer la remontée du Si-Kiang, et aussi d’embarquer mystérieusement à bord fusils à répétition, revolvers, coupe-coupe et munitions, afin d’en armer chacun au moment opportun.
Cinq jours plus tard, — qui avaient paru interminables à Salbris, — dix Chinois enrôlés par Pi-Tou-Laï, — Pistolet, disait l’incorrigible Troussequin, — s’embarquaient pour Canton. Ils avaient pour consigne de paraître étrangers les uns aux autres, et, une fois à terre, de se diriger individuellement sur Sam-Chouï, où ils seraient rejoints par l’un des fils de Laï-Tou, pour être prêts à s’embarquer au passage sur les sampans. Ceux-ci calculeraient leur route de façon à ce que cette opération se passât inaperçue, à la faveur de la nuit.
Quant à Roland, il partirait officiellement par le bateau suivant, accompagné d’un secrétaire dont il saurait se défaire en le renvoyant à Chang-Haï, sous le prétexte de pièces à remettre en mains propres au chef, dont la bienveillance occulte favorisait le coup de main tenté par son sous-ordre.
Gilles Troussequin voyagerait par le même caboteur, mais vêtu en ouvrier, sans laisser soupçonner la moindre accointance avec Salbris.
La fièvre de la mise en œuvre avait à peine suffi à rendre tolérable au jeune aventurier la venue du jour du départ. Une semaine s’était écoulée depuis l’invasion du Tonkin, lorsqu’il prit la mer pour sa prétendue mission officielle. Cependant cette longue attente lui avait permis de recueillir des renseignements importants. Il savait que, selon ses prévisions, le colonel Sauzède, après s’être replié sur Lang-Son, évacuait cette place pour battre de nouveau en retraite au profond des terres et se fortifier dans Cao-Bang.
Sur le pont du navire, Salbris eut la désagréable surprise d’apercevoir, se défilant le long d’une coursive, Hermann Hofer, le prétendu courtier allemand, dont les allures louches l’avaient depuis quelque temps mis en éveil. Sans cesse il l’avait trouvé sur ses talons, au cours de ses démarches, qu’il enveloppait pourtant d’une prudence extrême. Il jugea qu’il avait à se défier de cet homme et à se dérober à sa surveillance probable, sur tout à l’heure de son embarquement sur le Si-Kiang. Mais par quelle ruse lui échapper ?
Adossé à la lisse, la cigarette aux lèvres, le Parigot avait surpris le regard inquiet jeté par l’ami de son officier sur le mangeur de choucroute. Il roula une autre cigarette et promena un regard interrogateur, comme pour découvrir un autre fumeur. Comme Roland avait allumé un cigare, il s’approcha de lui sous le prétexte de lui demander du feu.
Et il profita de ce rapprochement pour murmurer, en ayant l’air de tirer avec peine sur sa cigarette longue à s’allumer :
« L’Allemand vous gêne ? »
Un clignement d’yeux lui apporta une discrète mais affirmative réponse. Troussequin salua poliment, comme un inconnu complaisant, le passager qui lui avait rendu un petit service, et s’éloigna en fumant avec béatitude. Laï-Tou voyageait à l’avant, avec les passagers de dernière classe. Le Parigot s’était déjà aperçu que le brave Chinois avait le double vice de ceux de sa race et de sa génération : l’opium et le choum-choum. S’il pouvait encore librement s’offrir des libations de ce dernier, il était obligé de se cacher pour se livrer à l’autre depuis l’édit impérial contre le divin poison. Troussequin ne doutait pas qu’il ne se fût pourvu avant son départ d’une provision de la fameuse drogue dont, à bord des sampans, il pourrait s’enivrer en toute sécurité et à loisir. Quant au choum-choum, les cabarets ne l’en laisseraient pas chômer.
Gilles Troussequin, qui avait son idée, invita le Chinois à goûter au whisky de la cantine du bord. Notre homme accepta joyeusement la politesse de celui qu’il savait associé à la même œuvre que lui au profit de son bienfaiteur. Le Parigot versa de si copieuses rations au pauvre Laï-Tou, que ce dernier sortit du bar le cerveau alourdi. Complaisamment, le Parigot aida son compagnon à s’étendre sur une natte et se coucha près de lui.
Dès qu’un ronflement sonore l’eut convaincu du sommeil du Chinois, Gilles le fouilla dextrement et le soulagea de la substance interdite. Il vint ensuite rôder sur le pont.
Canton était en vue. Les passagers s’affairaient. Dans le remous, Troussequin frôla Hermann Hofer. Le tour était joué.
Il passa alors derrière Salbris et lui souffla :
« Faites arrêter l’Allemand. Il a sur lui de l’opium. »
Roland tressaillit de joie. Vu la prohibition sévère, la découverte de la drogue sur lui occasionnerait évidemment de sérieux ennuis au délinquant. Il ne s’en tirerait pas sans prison d’abord, car tel est le premier geste des agents célestes, et une forte amende ensuite. Pendant qu’il serait incarcéré, Salbris espérait avoir le temps de disparaître. Le renseignement du Parigot était précieux. Aussi, quand la douane monta à bord, se fit-il reconnaître de l’agent et signala-t-il le sieur Hofer.
« Sans que cela paraisse provenir de ma source, fouillez cet homme au débarquement et remettez-le aux autorités chinoises. Il a de l’opium. »
Enchanté de cette révélation qui lui permettrait de se signaler par son zèle et par sa perspicacité, qui pourrait même lui valoir une gratification, l’employé sourit joyeusement.
Le bateau était à quai, et la santé avait déclaré libre pratique. Hermann Hofer débarqua. Le douanier, qui ne le perdait pas du regard, toucha le quai sur ses talons et l’appréhenda brusquement.
« Entrez au poste ! » ordonna-t-il.
Un peu surpris, mais ne se jugeant nullement en contravention, l’Allemand obtempéra à l’ordre de l’autorité en fidèle esclave de toute discipline. Quelle ne fut pas sa stupeur, en se voyant encadré d’hommes de police, lorsque le douanier retira de ses poches le pot délictueux !
« De l’opium !… Votre cas est bon. »
Hermann Hofer bondit… Lui ! de l’opium ? C’était impossible ! Jamais il n’avait tâté de la drogue maudite et encore moins en avait possédé. Mais en dépit de ses protestations, de sa réclamation du consul allemand, de sa révolte, le pauvre sire se vit entouré, bousculé, enlevé et finalement verouillé dans un cachot dont il ne devait sortir que pour être jugé par les tribunaux chinois. Perspective peu rassurante.
À distance respectueuse, le Parigot avait suivi les péripéties de la scène. Il suivit Hofer jusqu’à la prison et, quand il fut sûr qu’il était bel et bien cadenassé, revint seulement trouver Salbris.
« Y a du bon ! déclara-t-il ; le gars est à l’ombre !
— Mais, dit Roland, comment avez-vous su qu’il portait de l’opium sur lui ? »
Troussequin eut un gros sourire.
« Pas malin ! C’est moi qui l’y ai mis ! »
Et il raconta le larcin fait à Laï-Tou pour en passer le produit compromettant dans la poche du gêneur.
Roland eut pour le Parigot une chaude poignée de main.
« Un vrai service que vous nous rendez, mon garçon ! Hervé n’avait pas tort de vous présenter en homme de ressources.
— Bah ! répliqua l’ordonnance, l’idée m’est venue de mettre ce brave Laï-Tou à l’abri des lois de son pays ; l’Allemand payera pour lui. Mais notre pauvre Chinois, va-t-il regretter sa drogue !… Peuh !… pour le consoler, je lui prêterai mon caporal et ma pipe ! »
Une importante nouvelle accueillit Salbris dès son arrivée à Canton. Irritée des procédés du Japon, de son mépris du droit des gens et des lois internationales, inquiète en même temps d’un sort semblable pour ses colonies le jour où un nouveau triomphe aurait rendu trop audacieux et trop avide l’empire du Levant, l’Angleterre, confirmant l’entente cordiale, venait de joindre ses escadres à celles de la France, et les forces navales combinées des deux nations s’étaient mises en route pour se concentrer à Singapour. Avant un mois, elles seraient donc en présence des cuirassés nippons, et, en cas d’un succès que l’on pouvait présager, débarqueraient au Tonkin un corps de secours.
Par contre, Roland éprouva une déception. Malgré leur diligence, Le Penven et O-Taï-Binh n’avaient pu installer encore hélices et moteurs sur les sampans acquis. La présencede Laï-Tou et son habileté leur étaient indispensables pour l’ajustage et la mise au point des divers organes. Le brave Chinois se mit immédiatement à l’œuvre.
Mais il paraissait chagrin. Le Parigot en devinait bien la cause. Laï-Tou déplorait amèrement la perte de sa drogue chérie ; toutefois il n’osait s’en plaindre, de peur d’attirer sur sa tête les châtiments dont étaient passibles les détenteurs de la substance proscrite. En vain Troussequin lui avait-il offert son vieux « Jacob », culotté et bourré de tabac frais. Notre inoffensif petun ne pouvait lui faire oublier la saveur du divin poison !
Salbris s’énervait du retard d’abord, d’inquiétudes nouvelles ensuite. La présence d’Hermann Hofer à bord du caboteur lui faisait obscurément pressentir un danger. Que cet Allemand fût tiré du guet-apens tendu par le déluré Parisien, sur l’intervention de son consul, avant que l’expédition eût quitté Canton, n’aurait-il pas en cet homme un ennemi plus acharné ? car l’individu était trop intelligent pour ne pas soupçonner tout au moins qu’un piège lui avait été tendu, et que l’opium s’était trouvé glissé dans sa poche dans une intention intéressée. Ainsi l’habile stratagème de Troussequin aurait un résultat contraire à son but, et l’espion, que Salbris redoutait dans Hofer, ne serait que plus incité à dépister ceux qui avaient tenté de se débarrasser de lui.
Enfin le séjour à Canton prolongeait, d’une façon insolite, l’attente de la petite troupe, qui s’était groupée à Sam-Chouï pour y attendre le passage des sampans, et sa présence pouvait susciter des curiosités gênantes.
Enfin les embarcations furent parées, et le matériel, tant de guerre que d’aviation, habilement dissimulé dans les cales. Le départ fut décidé pour le milieu de la nuit. On se mettrait en route à l’aviron, et les moteurs ne feraient leur office qu’une fois en dehors de la ville. En moins de trois heures pouvaient être franchis les cinquante kilomètres qui séparent Canton de Sam-Chouï. Pi-Tou-Laï partit à cheval pour prévenir ses recrues d’être prêtes à embarquer à un mille en amont de Sam-Chouï, vers 3 heures du matin. Deux feux, l’un rouge sur le sampan de tête, bleu sur celui de queue, leur désigneraient nettement leurs embarcations, entre lesquelles il les partagea. Il resterait d’ailleurs avec eux pour éviter toute erreur ; son frère et son père suffiraient chacun à la conduite d’un sampan.
Douze jours s’étaient alors écoulés depuis la perfide agression des Japonais. Les dernières dépêches annon çaient que la flotte française, accompagnée d’une puis sante escadre britannique, allait franchir le canal de Suez.
D’autre part, sur le territoire envahi, l’armée nipponne opérait son invasion avec, pour base d’opérations, la voie ferrée d’Hanoï à Lang-Son. Partout, les troupes françaises s’étaient retirées dans les régions montagneuses, où déjà les talonnaient les avant-gardes des audacieuses colonnes ennemies. Taï-Nguyen, Tuyen-Quang étaient investies ; le colonel Sauzède, fortifié dans Cao-Bang, en outre du corps japonais qui s’avançait pour l’assiéger, avait vu se lever tout autour de la ville des bandes de pirates appâtées par l’imminente curée. Et la pensée de savoir sa fiancée exposée aux férocités de ces hideux bandits torturait Roland d’une indicible angoisse.
Et près de deux cents lieues le séparaient encore du point où il pourrait utilement prendre son vol, afin d’apporter le réconfort de sa présence à la pauvre assiégée !
D’ici là, quelles difficultés l’attendaient ?… Certes, les premiers jours de navigation devaient se passer sans encombre, et, tant qu’il ne serait pas enfoncé au profond des terres, sa qualité de fonctionnaire des douanes du Céleste Empire lui aplanirait bien des obstacles. En revanche, il pressentait quelle anarchie devait déborder près des frontières aux heures périlleuses que traversait notre pauvre Tonkin. Si officiellement la Chine était en paix avec la France, nul doute que ses mandarins ne favorisassent subrepticement les menées des pirates contre notre pays. En outre, à mesure qu’il remonterait le Si-Kiang, et surtout son affluent le You-Kiang, dans lequel il s’engagerait après avoir traversé Siun-Tchéou-Fou, il aurait à lutter contre les obstacles de la nature, les rapides de la rivière, ses bancs dangereux que déplace chaque crue et qui obligent les navigateurs à de constants sondages. Ce trajet, qui normalement n’eût demandé que quelques jours sur un cours d’eau d’Europe, risquait de se prolonger au delà de ses prévisions. Mais il espérait en la ténacité et en l’habileté du colonel Sauzède pour prolonger la résistance de Cao-Bang au delà du temps qu’il lui faudrait, à lui, pour l’atteindre. D’ici un mois, le drame militaire serait près de son dénouement. La rencontre des flottes alliées et des escadres nipponnes déciderait certainement de l’issue de la guerre. Vaincus sur mer, les Japonais débarqués seraient coupés de leurs bases de ravitaillement et n’au raient plus qu’à se rendre à merci. Vainqueurs ? — mais Salbris se défendait d’y croire, — ce serait à nos malheureuses garnisons d’amener leur drapeau, à moins qu’elles n’eussent déjà succombé sous l’attaque de vive force de leurs ennemis et de leurs épouvantables alliés : les pirates !… Oh ! il fallait que lui, au moins, arrivât à temps pour ranimer le courage des assiégés, les galvaniser par l’annonce qu’ils n’étaient pas abandonnés, que les forces navales de France et d’Angleterre allaient faire sonner l’heure des revanches et qu’ils devaient hausser les cœurs vers l’espérance !