Maison Alfred Mame et fils (p. 111-125).


IX
TROUSSEQUIN RÉCIDIVISTE

L’aube naissait, quand la caravane fut en vue de la ville. L’une des embarcations, qui déjà avait pris l’avance, afin de paraître indépendante de la seconde, continua sa route en rangeant la rive du côté opposé au port. L’autre mouilla vers l’extrémité sud de ce dernier, et son canot, le seul échappé à la tornade, mena sur le quai Laï-Tou, accompagné de son fils Pi-Tou-Laï et de deux hommes d’équipage, dont l’un chargé de la garde du canot, tandis que le vieux Chinois, son fils et l’autre iraient aux approvisionnements.

Une heure, deux heures se passèrent. Enfermés dans l’intérieur du rouff, Salbris et Le Penven sentaient leur impatience s’aggraver d’anxiété. Par le hublot, Hervé braquait sa lorgnette et ne voyait contre le quai que le canot toujours immobile.

Et les bords de la rivière se peuplaient ; une curiosité s’éveillait à l’aspect de l’embarcation inconnue mouillée en pleine eau. Des jonques vinrent rôder à ses abords, l’enveloppant de leurs inquisitions indiscrètes. Heureusement les autorités chinoises ne jugeaient pas à propos de la visiter. Sans doute, elles supposaient que le sampan devait porter à la frontière quelque contrebande de guerre, et leurs occultes sentiments xénophobes leur faisaient favoriser un trafic au détriment de la France ; car, pour elles, cette contrebande ne pouvait être destinée qu’aux Japonais ou aux pirates.

Quelle raison attardait donc ainsi Laï-Tou et son fils ?… Étaient-ils en difficultés avec la police indigène ?… L’Allemand leur avait-il suscité des entraves ou un péril ?… Pourtant, connaissant la prudence avisée de son mandataire, Salbris se disait que Laï-Tou avait dû prendre ses mesures telles, qu’en cas d’ennui grave son fils pût battre en retraite et regagner le bord pour le prévenir et chercher secours. En ce cas, il arguerait de sa situation officielle auprès des mandarins, qu’il intimiderait et de ses menaces et de la présence de son escorte armée. Mais il attendait encore avant de se résoudre à cette intervention qui trahirait sa présence et pourrait faire soupçonner ses projets ultérieurs.

En débarquant, Laï-Tou s’était renseigné sur les marchands susceptibles de posséder des approvisionnements d’essence. Deux seulement existaient dans la ville. Chez le premier, il apprit que le stock en magasin venait d’être acquis par un étranger. Alarmé par ce dernier mot, il avait couru chez l’autre. Même réponse l’y attendait. Cet étranger ne pouvait être que l’homme qui, depuis le départ, les harcelait et usait de tout moyen pour entraver leur marche. La manœuvre dans laquelle son canot avait été coulé lui avait appris que les sampans étaient actionnés par des moteurs à pétrole. Il avait donc réussi à précéder la caravane et, en accaparant le stock, comptait l’empêcher de continuer sa route.

Les bidons furent rapidement empilés et filèrent dans la direction du port.

Sans succès, le Chinois offrit à son compatriote une forte surenchère. Nonobstant son dépit de manquer pareille aubaine, le marchand se retrancha dans sa probité commerciale. En vain Laï-Tou, exaspéré de voir devant lui, intangible, l’approvisionnement nécessaire, tourmentait-il le vendeur, celui-ci s’obstinait à lui refuser ce qui ne lui appartenait plus, étant vendu à un autre.

Machinalement, dans son désespoir, Laï-Tou exécuta le grand geste de détresse de la société secrète à laquelle, en vieux Chinois, il était affilié et par l’intermédiaire de laquelle il se procurait le cher opium, dont la privation lui était si cruelle depuis le larcin du Parigot. Devant cette démonstration le marchand s’émut, et esquissa un autre signe cabalistique auquel aussitôt Laï-Tou répondit. Ô bonheur ! il était tombé sur un des adhérents de sa secte.

« Frère ! s’écria le commerçant, il ne m’est permis ni de te laisser dans l’embarras, ni de transgresser mes engagements. Je sors de mon magasin et te laisse le champ libre. Prends à ta convenance sans que j’en sois témoin. Je déclarerai à mon client que j’ai été volé, et ceci sans lui mentir,… et lui rembourserai son argent, acheva-t-il sur un gros soupir.

— Combien ? s’écria Laï-Tou ; je vais te le rendre au double.

— Vingt taëls ! déclara le marchand ; mais je ne puis les accepter sans être complice de ton acte. Ne me les offre donc pas… Tu pourras, si tu le veux, les déposer au fond de cette potiche, ajouta-t-il à l’oreille de son coreligionnaire ; mais n’oublie pas que je ne te les aurai pas demandés.

— Tu en trouveras trente, » répondit sur le même mode Laï-Tou.

Le marchand sourit et s’esquiva.

« Allons ! dit le père à son fils, fais avancer les coolies, charge-moi ça lestement, et hâtons-nous vers le canot. »

Les bidons furent rapidement empilés et filèrent dans la direction du port, sous la conduite de Pi-Tou-Laï.

À peine achevait-on de les transporter sur le canot, qu’à grandes enjambées accourait Hermann Hofer. À sa vue, l’embarcation se détacha du quai et s’éloigna sous une vive poussée des avirons.

L’Allemand, furieux, cherchait déjà à ameuter les riverains, le poing tendu vers les fuyards, et criait : « Au voleur !… »

Averti par les clameurs, Salbris mit aussitôt son sampan en route et manœuvra vers le canot. Une amarre jetée par Le Penven fut saisie de Pi-Tou-Laï. Aussitôt le moteur força l’allure, et le sampan, suivi de sa remorque, fila, en se rapprochant de la rive opposée.

Sur la berge, l’Allemand se démenait et réquisitionnait des hommes de police. Il portait plainte contre le vol, que dénonçait lui-même le marchand soucieux de se mettre à couvert, certain, d’ailleurs, qu’il n’en résulterait aucun dommage pour son généreux coreligionnaire, qu’il voyait s’éloigner avec une vitesse telle, qu’il lui semblait à l’abri de toute poursuite. Il ignorait la machine infernale dont était détenteur son premier client. Grâce à une grosse offre d’argent, Hermann Hofer obtint d’emmener sur son automobile cinq hommes de police armés, pour arrêter les délinquants, qu’il comptait devancer au point où la courbe de la rivière, après son détour dans les terres, vient de nouveau buter contre la route. Alors, à toute vitesse, pour regagner le retard occasionné par ces démarches, l’automobile de l’Allemand démarra.

Malgré le mauvais état de la route, une heure plus tard elle atteignait le point où commence la corde sous-jacente du large circuit que décrit la rivière. Le sampan poursuivi avait déjà dépassé cet endroit, mais Hofer était sûr de le précéder à l’extrémité de la boucle. Il augmenta sa vitesse.

Au bas d’une descente, une véritable fondrière de boue liquide coupait la voie. L’Allemand comptait la franchir sans encombre, en vertu de la vitesse acquise. Il entra délibérément dans la fange, soulevant de chaque côté une nappe limoneuse.

Soudain une double détonation éclata : les deux pneus déchirés sautèrent, l’automobile culbuta en un effrayant panache. Lancé en avant, Hermann dut son salut à l’épaisse couche vaseuse dans laquelle il fut projeté, tandis que sous la voiture en feu, à la suite de la rupture du réservoir d’essence, les magots de la police, à demi écrasés, hurlaient en flambant comme des torches.

Si le Parigot n’avait pas encore réussi à se défaire de l’Allemand, toujours est-il qu’il le laissait sans moyens de persévérer dans sa poursuite.

Lorsque Troussequin avait, sur le premier sampan, atteint le point où la rivière se détachait de la route, il s’était fait mettre à terre avec un Chinois de son choix. Ils débarquèrent avec eux des outils, une grande scie passe-partout, des fils de fer trouvés dans la cale. Puis ils s’acheminèrent rapidement à pied par le chemin.

Arrivé à la fondrière, le Parigot jugea l’endroit propice. La mare boueuse ne garderait pas l’empreinte des piétinements et recouvrirait le piège d’une couche insondable. À l’aide de piquets, il assujettit fortement la scie au fond du cloaque, ses dents inclinées dans la direction d’où viendrait la poursuite. Puis, sans plus tarder, il se hâta, avec son compagnon, de marcher vers l’autre extrémité de la boucle où l’attendait le sampan.

Mais, avant qu’il l’eût gagnée, le formidable bruit de la catastrophe retentit derrière lui. Du sommet d’une crête, il aperçut l’auto culbutée et en feu. Et, joyeux de sa réussite, il pressa davantage l’allure pour informer plus tôt ses amis du succès de son embûche.

« Ah ! disait, quelques heures plus tard, le brave ordonnance, lorsque la caravane fut de nouveau réunie, si vous aviez vu ça ! Quelle crevaison ! quel panache !… Cela me faisait de la peine de n’être pas là pour le spectacle ; et j’ai eu la chance de le reluquer tout de même, d’un peu loin, c’est vrai ; mais c’était quand même un joli coup d’œil : l’auto flambait comme un feu de Saint-Jean… Pour le coup, y en avait du bon ! »

Salbris et Le Penven le félicitèrent chaudement. Désormais, ils étaient rassurés quant aux dangers à venir de l’arrière. Leur poursuivant était, sinon mort, tout au moins sérieusement blessé et hors d’état désormais de les rejoindre. Ils n’avaient plus qu’à ouvrir les yeux sur les périls en avant, et ceux-ci étaient assez redoutables pour absorber toute leur attention.

À mesure que l’expédition remontait la rivière, les difficultés de la navigation s’accroissaient. Les rocs épars dans le courant torrentueux, les rapides plus fréquents et plus ardus interdirent bientôt toute marche nocturne. À diverses reprises des écueils insoupçonnés ouvrirent des voies d’eau dans les coques ; de longues heures s’usèrent à les aveugler et à réparer les avaries. L’adresse de Laï-Tou et de ses fils fut précieuse dans ces malencontres.

Nan-Ning-Foudé passé, il fallut se tenir en garde constante contre la malveillance des populations, qui, surexcitées dans leurs passions xénophobes par les succès voisins des jaunes contre les blancs, étaient dans un état d’anarchie qui favorisait les instincts pillards des nombreuses bandes éparses dans la campagne. Les armes furent extraites de la cale et distribuées à l’équipage avec un sérieux approvisionnement de cartouches. À chaque agglomération en vue, au moindre groupe signalé, Salbris, Le Penven et son ordonnance se dissimulaient afin de laisser croire que les sampans n’étaient montés que par des Chinois. Mais cette précaution ne suffisait pas à éloigner les convoitises des bandits, pour lesquels toute prise, de quelque nature qu’elle fût, était bonne à s’adjuger.

Vers Taï-Ping-Fou, il fallut renoncer à remonter plus avant par voie fluviale. Le Tso-Kiang, rétréci et encombré d’obstacles, n’était plus accessible aux sampans. Le moment était venu d’entreprendre la campagne sur terre et de se procurer les porteurs suffisants pour le poids de l’aéroplane, de ses accessoires, de l’essence et des provisions indispensables. À prix d’or, O-Taï-Bing et Pi-Tou-Laï réussirent à acquérir quatre forts mulets, qui provenaient certainement des convois français, traqués et capturés par les pillards. L’aéroplane démonté exigea trois d’entre eux pour son transport ; le quatrième fut affecté à la réserve de pétrole. Les autres approvisionnements, vivres, munitions, outils, furent répartis entre les membres de la petite troupe.

Les sampans, qu’il fallait abandonner, seraient coulés dans un endroit désert, afin de ne pas laisser de trace du point où l’expédition prenait terre, et de ne pas devenir la proie des pirates. Seul le canot devait continuer à accompagner l’expédition, tant qu’elle longerait un cours d’eau.

Pour se dérober aux curiosités gênantes, ce plan ne fut mis à exécution qu’après avoir dépassé la ville. Le point choisi fut le confluent du Kou-Youn. Là, attendaient les mulets conduits de nuit par O-Taï-Binh et un homme de l’équipage.

Le transbordement eut lieu également pendant les heures nocturnes ; puis la hache éventra les sampans et les fit couler en eau profonde. En attendant le jour, l’expédition se mit à couvert dans une forêt voisine, avant d’adopter le plan d’action définitif parmi ceux étudiés.

Deux itinéraires principaux s’offraient pour approcher de Cao-Bang. L’un continuait à remonter la vallée du Tso-Kiang, en contournant Long-Tchéou, dangereux à aborder, puis celle du Bang-Kiang sur lequel Cao-Bang est assis. Cette route présentait l’inconvénient d’avoir à traverser, une fois la frontière franchie, toutes les troupes japonaises qui assiégeaient la ville. L’autre voie d’accès s’élevait au nord, par la rive droite du Kou-Youn, longeait la frontière franco-chinoise et la coupait à environ cinquante kilomètres de la place investie. Des plateaux qui couronnent la chaîne montagneuse, l’aéroplane pourrait facilement et utilement prendre son envolée.

Las de toutes les temporisations exigées depuis son départ, Salbris était violemment sollicité de tenter son essor sans plus attendre. La vue de son appareil, au moment où il était sorti de la prison qui le lui avait dérobé depuis le commencement du voyage, avait attisé en lui un désir plus intense de lui voir déployer ses ailes et partir, l’emportant au but. Les trente lieues à franchir n’étaient qu’un jeu pour sa « frégate ». Il la savait capable de couvrir cet espace en moins de deux heures… Oui ! deux heures de vol, et il serait près de Jeanne ! Il renseignerait le colonel Sauzède, bloqué dans la place et privé de toutes nouvelles sur l’extérieur. Et l’obsession fut si aiguë, qu’il s’ouvrit de sa résolution auprès d’Hervé.

Le capitaine Le Penven lui représenta l’entreprise soumise à trop de risques. Or son échec réduirait à néant, non seulement toute chance de succès ultérieur, mais laisserait encore dans un abandon coupable leur petite troupe, dont le dévouement méritait qu’elle ne fût pas inutilement sacrifiée.

— Au contraire, une fois près de Cao-Bang, l’entrée dans cette ville de l’aéroplane coopérerait au salut général. Leur escorte pourrait alors se glisser entre les bandes de pirates, ramas d’hommes levés de tous côtés, et sans cohésion entre elles. La qualité de Chinois de leurs auxiliaires rendrait la chose praticable, car ils pourraient passer pour un groupe ennemi des Français. Alors, munie d’un signe de reconnaissance et d’un mot de passe transmis aux assiégés par Roland, lors de son entrée à Cao-Bang, la petite troupe pourrait se réfugier à son tour dans la place, dès qu’elle aurait pris contact avec les avancées de la défense. Ce plan était le seul sage, raisonnable, et présentait le maximum de chances de succès.

D’autre part, en prenant son vol du fond de la vallée où ils se trouvaient actuellement, Roland aurait à franchir une succession de montagnes et de ravins, dans lesquels les vents contraires formaient de dangereux remous. S’il tombait, qu’adviendrait-il ? Le Penven considérait donc une telle tentative comme une imprudence blâmable, à laquelle il était de son devoir de s’opposer, tant comme ami que comme Français. Car il fallait réussir pour que la garnison connût la rencontre imminente des deux flottes, et que l’assurance d’un prompt secours relevât les forces morales que l’angoisse de son isolement et de son abandon devait fatalement déprimer.

La valeur des arguments de son ami ne pouvait échapper à Salbris ; mais la pensée du danger de sa fiancée lui fit jeter cette objection suprême :

« Et si, par suite de cette nouvelle temporisation, nous arrivons trop tard ? »

Le Penven branla le front.

« Non ! le colonel Sauzède n’est pas homme à succomber sans une défense poussée aux limites des forces humaines. Les Japonais n’ont pour réduire la place que leur artillerie de campagne, insuffisante contre une ville bien défendue. Cao-Bang ne sera pas non plus enlevée de vive force, vu la valeur de sa position. Seule, la famine la pourrait réduire. Mais, avant d’évacuer Lang-Son, le commandement n’a pas manqué de faire diriger tous les approvisionnements en vivres et en munitions sur la suprême place de refuge. Donc Cao-Bang tiendra assez pour que notre intervention ne soit pas trop tardive. Si deux tentatives pouvaient se succéder, je pourrais te laisser entreprendre celle que tu désires, si folle soit-elle ; mais, toi et ton appareil perdus, c’est les assiégés et nous que tu abandonnes sans ressources et sans espérance. Fais ce que tu voudras. En tout cas, je te déclare que je considère de mon honneur de ne pas déserter le poste le plus périlleux ; je resterai avec nos hommes.

— Oh ! s’écria douloureusement Salbris, tu n’avais pas à faire valoir ce cruel argument. Va, je me rends. Nous ne nous séparerons pas. Tu as l’expérience du chef : prends le commandement. Je ne veux être désormais que l’un de tes soldats. »

La marche vers la frontière ainsi décidée, le canot fut mis au sec et caché dans un fourré inextricable, comme ressource possible en cas de retraite. Puis la petite troupe, précédée d’éclaireurs, se dirigea vers le nord-ouest par l’étroite vallée d’un torrent, affluent du Kou-Youn. Hervé prit le commandement de la tête. Roland devait se tenir avec le convoi et le gros. Gilles Troussequin fermait la marche.


L’automobile culbuta en un effrayant panache.