Les Conquérants de l’air/IV
Dans la grande salle à manger du club, fleurie de gerbes merveilleuses, étincelante de lumières que multipliaient les facettes des cristaux et le poli de la vaisselle d’argent, le président, la coupe en main, portait son toast aux deux aviateurs, Salbris assis à sa droite, Le Penven à sa gauche, et, après avoir loué le génie de l’inventeur, célébrait la crânerie des deux amis, qui avaient émerveillé les spectateurs de leur superbe envolée.
Devant lui s’amoncelaient les télégrammes de félicitations qui, déjà, arrivaient de toutes parts. Le président en citait les phrases les plus élogieuses et les signatures les plus marquantes. L’un d’eux émanait du directeur général des douanes chinoises et apportait à son jeune subordonné le témoignage de l’estime de son chef.
Mais une autre dépêche, adressée, celle-ci, au président du club, lui fut présentée par un valet. L’orateur l’ouvrit, convaincu que sa teneur avait égard à l’hôte en l’honneur duquel était donnée la fête. Soudain il pâlit, balbutia, bouleversé par la nouvelle inattendue qu’elle révélait.
Reçue par le poste de télégraphie sans fil, elle était libellée en ces termes :
« Flotte japonaise, parue subitement devant fleuve Rouge, a forcé entrée delta, débarqué corps invasion Haï-Phong. Garnisons françaises en retraite vers intérieur. »
Ainsi, en pleine paix, le Japon osait renouveler l’agression qui lui avait réussi à Port-Arthur ! Sa convoitise de possessions continentales le jetait sur la grande colonie française qui, à la suite de la pacification générale, avait été dégarnie et se trouvait, dès lors, incapable d’une résistance sérieuse. Même parmi les étrangers qui garnissaient la table du banquet, une telle violation des garanties internationales suscitait une indignation profonde et soulevait une réprobation unanime.
Roland Salbris avait blêmi. Qu’allaient devenir, dans ce désastre, le colonel Sauzède et Jeanne ? L’insulte faite à la France, certes, révoltait son âme patriote ; mais de quelle angoisse le péril de sa fiancée torturait-il son cœur ? Brusquement, il se leva de table et renversa son verre déjà soulevé pour répondre au toast du président du club. La voix âpre, il déclara :
« L’injuste agression du Japon contre la France ne me permet plus de trouver des paroles pour vous remercier, messieurs, de l’honneur que vous m’avez fait ce soir. Ma pensée, en deuil, est toute à ma mère patrie assaillie, au mépris de tout droit, par un peuple que ses procédés perfides mettent au ban de l’humanité. »
En même temps que son ami, le capitaine Le Penven s’était levé. Quelques secondes plus tard, ils roulaient de toute la vitesse de leur automobile vers le consulat de France.
Là, une simple confirmation de la fatale dépêche les attendait. Le consul affolé perdait la tête. Hervé songea alors aux bâtiments de guerre en rade de Chang-Haï.
« S’ils sortent des eaux chinoises, ils tomberont infailliblement aux mains des escadres nipponnes ! »
Sur les instances du capitaine, le consul se décida à dépêcher un exprès officiel, conseillant au commandant de la division de rester dans les eaux neutres, jusqu’au jour où l’arrivée de la flotte française lui permettrait de tenter de la rallier et de participer à ses luttes.
« Mais moi, que dois-je faire ? s’écria Le Penven, désespéré de n’être pas à son poste à l’heure des dangers.
— Attendre ! » déclara le consul.
Le jeune officier se rongeait les poings. Roland lui saisit le bras.
« Rentrons ! dit-il. J’ai mon idée ! »
Seuls tous deux, Salbris parla.
« Écoute ! À toi comme à moi il est intolérable de rester témoins impassibles des malheurs qui menacent la patrie et ceux que j’aime. Aujourd’hui, ma « frégate » a fait ses preuves. Elle peut nous aider à apporter le réconfort de notre présence et des nouvelles du dehors au colonel Sauzède, quand nous saurons dans quelle place il s’est réfugié. De la sorte, tu pourras être à ton poste de soldat et moi à ma place, près de ma fiancée.
— Mais, objecta Hervé, tu ne comptes pas nous porter d’une envolée d’ici au Tonkin.
— Non, certes ! C’est irréalisable. Mais j’ai conçu les grandes lignes d’un plan que nous allons étudier ensemble. Voici : tout d’abord nous pouvons descendre la côte, sous pavillon chinois, par un caboteur et ainsi gagner Canton. Là, une route naturelle s’ouvre à nous : le Si-Kiang. Nous le remonterons aussi loin que possible en sampans, que Laï-Tou va partir m’acheter à Canton et munir de moteur et d’hélice. J’espère parvenir ainsi, par le You-Kiang, jusqu’aux environs de Long-Tchéou. Cette ville touche à la frontière tonkinoise.
— La frontière septentrionale, oui ! observa Hervé. Mais si le colonel Sauzède est au centre, à Tuyen-Quang, par exemple, nous aurons toute une région occupée par l’ennemi entre lui et nous. »
Roland secoua le front.
« II ne peut être dans cette direction, voici pourquoi. Les troupes françaises ont évacué le delta, nous annonce la dépêche ; Hanoï doit être à cette heure sous le feu des avisos et de torpilleurs japonais. Nos forces, pour se replier rapidement, avaient à leur disposition les voies ferrées de Yie-try et de Lang-Son. Or le régiment du colonel Sauzède occupait, en dehors du bataillon d’Hanoï, Bac-Ninh et Lang-Son. Fatalement, il a fait retraite de façon à rallier ses troupes au passage. À l’heure actuelle, il doit être concentré dans la dernière de ces villes et tiendra là, à moins qu’il ne cherche un refuge plus sûr, dans la montagne, et alors il ne peut choisir d’autre place de résistance que Cao-Bang. À Long-Tchéou, nous serons à environ égale distance des deux villes où je viens de te dire que le colonel peut s’enfermer, et la centaine de kilomètres qui nous en séparera ne sera qu’un jeu pour ma « frégate ». Nous nous serons donc avancés, en pays neutre, aussi près que possible de notre but. Mon titre dans les douanes, en outre, favorise ma libre circulation en terres impériales. Toutefois je ne me dissimule pas qu’en approchant de la frontière, nous trouverons un pays troublé, où les autorités célestes seront débordées par les bandes de pirates ou Pavillons-Noirs, que l’espoir de la curée va attirer sur notre pauvre colonie. Ces gens-là seront évidemment favorisés dans leurs déprédations et leurs exactions par les Japonais, qui les traiteront en alliés. Malheur à qui tombera dans leurs mains, surtout s’il est de race blanche ! Sache bien, avant de te joindre à moi, que nous risquerons pis que la mort, mon ami ; car si ces bandits nous prennent vivants, nous aurons à subir les plus effroyables tortures, celles que peuvent imaginer seuls des tortionnaires en délire. Je te dois cet avertissement et t’adjure de ne pas le prendre à la légère…
— Et tu t’exposes pourtant à ce péril ? posa Le Penven.
— Oui, j’y suis décidé.
— Et moi donc ! riposta Hervé. Tu en cours les risques sans y être forcé, et j’hésiterais, moi soldat ?
— Ma témérité est moins désintéressée que la tienne, observa Salbris. Ma tentative est peut-être une folie d’amoureux.
— La mienne sera une folie de patriote, voilà tout, conclut le capitaine, et tu me permettras d’ajouter aussi : un témoignage de mon amitié ! »
Les deux jeunes hommes tombèrent aux bras l’un de l’autre. Ils sortirent de cette étreinte fortifiés et prêts à la mort ou à la victoire.