Les Conquérants de l’air/III
Une foule bariolée et bruyante, mélange de toutes races, mais parmi laquelle les divers types européens tranchaient et détonnaient sur la population autochtone, se pressait dans l’enceinte du champ de course de Chang-Haï. Cependant ni jockeys ni chevaux ne se montraient dans le paddock. Une impatience frémissante se manifestait quand même dans les tribunes, toutes papillotantes de claires toilettes et marquées au cachet des dernières modes parisiennes.
Sur la piste, vers le poteau du départ, stationnait un fourgon fermé, auprès duquel une équipe d’artisans chinois montait la garde. Parmi ceux-ci se distinguait l’habile mécanicien Laï-Tou, escorté de ses deux fils.
Le ronflement d’un automobile s’arrêta devant le pesage. Roland Salbris en descendit, accompagné d’Hervé Le Penven, son condisciple et ami du lycée de Brest, nouvellement promu capitaine dans l’artillerie de marine et qui rejoignait son poste en Indo-Chine. Il arrivait de France par le Transsibérien, et de la sorte avait gagné, sur ses délais de route, le loisir de s’arrêter quelques jours à Chang-Haï, pour les consacrer au compagnon de jeunesse pour lequel ni le temps ni la distance n’avaient affaibli son amitié.
Salbris avait accueilli Le Penven avec une double joie. Le brave Hervé tombait à merveille. Justement son aéroplane était au point ; il aurait son ami pour témoin de sa première envolée. C’était un peu de la France qui serait là pour assister à son succès.
Car il ne doutait pas de sa réussite, et se préparait à prendre essor avec une foi absolue dans son flyer.
De plus, la nomination de Le Penven au Tonkin lui ménageait, pour l’avenir, une satisfaction nouvelle. Le jeune capitaine serait là, dans dix-huit mois, pour son mariage, tout désigné comme garçon d’honneur. Et il allait, dès maintenant, pouvoir porter à Jeanne le récit de l’événement du jour et la nouvelle de son triomphe. Tout débordant de son amour et de son invention, Salbris rebattait les oreilles complaisantes d’Hervé des qualités émérites de sa fiancée et de son aéroplane.
Ce jour-là, Mlle Sauzède aurait eu droit d’être jalouse ; le monoplan semblait primer dans les préoccupations de son fiancé. Si absolue que fût la confiance de l’aviateur dans sa création, il suffisait d’une erreur dans le montage ou d’un caprice chez le moteur, pour prêter flanc aux sarcasmes sournoisement tenus en réserve par l’envie anglaise ou allemande, que initiative d’un Francais suffisait à fomenter. Roland savait qu’un insuccès de sa part ferait chez ces gens-la trop d’heureux ; aussi se promettait-il de surveiller attentivement l’appareillage et de ne se lancer dans les airs qu’après vérification minutieuse de tous les organes.
Derrière les deux amis marchait fièrement Gilles Troussequin, dit « Y-a-du-bon », Parigot de la rue Mouffetard, ordonnance du jeune capitaine. À la suite du rengagement du troupier, Le Penven avait obtenu de l’emmener avec lui en assumant ses frais de route. Sûr du dévouement du soldat, Hervé, de fortune aisée, n’avait pas hésité à payer le voyage du brave garçon. Et Troussequin, englobant dans son culte l’ami de son chef, exultait à la pensée de voir un Français faire la nique aux Anglais, figés de morgue, et aux Allemands, ravagés de bile. C’était pour le coup qu’il pourrait crier la phrase dont son surnom lui était venu, quand M. Salbris leur ferait lever en l’air leurs nez allongés ; oui ! c’est pour le coup qu’il « y aurait du bon » !
Parvenu à l’arrière du fourgon, l’aviateur fit former autour de lui un cercle de protection contre les curiosités, dont certaines pouvaient être aggravées d’intentions malveillantes ; puis il fit jouer le secret du cadenas de fermeture, après avoir établi la combinaison de lettres qui en permettait seule le déclenchement. Par une superstition tendre, les quatre lettres figuraient, écrit à l’anglaise, le nom de l’aimée : Jane.
Laï-Tou et ses aides s’étaient approchés. Le chariot porteur, déposé sur le sol, reçut son moteur et son hélice. Des écrous spéciaux fixèrent les ailes et la queue au bâti de l’appareil. Sous la tension des ressorts, le monoplan déploya son envergure d’oiseau aux ailes jaunes, à la concavité diminuant vers les bords pour se relever tout au bout. Les fils de commande pour le gauchissement des ailes furent soigneusement assujettis. Alors le brûleur fut allumé, et la vapeur donna la pression nécessaire. Roland fit fonctionner le moteur en marche libre ; il ronflait nettement, scandant les détonations à intervalles mathématiquement égaux. De ce côté-là, tout allait bien.
Le Penven, depuis un instant, frémissait d’un désir contenu qui, à la fin, fit irruption :
« Tu m’emmènes, dis ?… »
Salbris sourit devant la mine implorante de son ami, mais secoua négativement la tête.
« Pour ce premier essai, non. Je veux tenter seul mon expérience. Si rien ne cloche, je reviendrai te prendre.
— Bah ! réclama Hervé, puisque tu te risques, pour quoi n’en ferais-je pas autant ?
— Parce que tu paralyserais en partie ma présence d’esprit, justement par la pensée des risques que je te ferais partager. J’ai besoin de confirmer pratiquement ma foi théorique en mon appareil… Sérieusement, mon ami, ne me cause pas la peine de t’infliger un refus. Tout à l’heure tu m’accompagneras, je te le promets. »
Le Penven se résigna, un peu à contre-cœur. Il se soulagea de sa déconvenue par une boutade amicale.
« Égoïste ! qui veut toute la gloire pour lui seul !… Va, mon vieux, je t’aime trop pour être jaloux de l’ovation qui t’attend ; mais j’aurais été heureux d’être avec toi dans le danger.
— Je le sais ! » répondit gravement Salbris en serrant énergiquement la main de son ami.
Le jeune aviateur passa une inspection suprême de son appareil, vérifia les points d’attache et de serrage, le fonctionnement des leviers de manœuvre ; puis, rassuré, il ordonna l’évacuation de la piste devant lui.
Un silence se fit dans la foule quand Salbris apparut assis sur son siège, la main sur le volant. Soudain l’aéroplane s’ébranla, courut sur la piste, dont il se détacha bientôt. D’abord il fila à quelques mètres de terre, puis, sous la commande du gouvernail, piqua vers le ciel.
Tous les assistants étaient debout, tendant le cou comme pour accompagner dans son ascension le monoplan qui s’élevait, sans effort apparent, avec l’aisance d’un épervier suspendu sur sa proie. Puis il s’inclina pour prendre son virage, redescendit à frôler l’herbe, au point que chacun eut l’impression d’une chute ; mais aussitôt il se relevait et reprenait sa course circulaire. Salbris, ivre d’une volupté inconnue, dans laquelle l’orgueil du dompteur avait moins de part que la satisfaction du cavalier qui sent obéir à sa main un animal docile, jouait de sa création, dont il se sentait sûr. Le vent cependant avait fraîchi, et des remous l’assaillaient au passage ; n’importe ! l’oiseau mécanique passait au travers, les coupant de ses ailes tour à tour infléchies. Assuré de son succès, Roland le voulut plus grand encore. Brusquement il coupa l’allumage. Grâce à sa stabilité, en un long vol plané, l’appareil se rapprocha du sol. Roland descendit ainsi devant les tribunes, et seulement à hauteur des premiers gradins remit son moteur en marche. Aussitôt l’oiseau reprit son essor, aux applaudissenents frénétiques des petites mains féminines, qui déchiraient leurs gants dans leurs battements enthousiastes. Salbris salua, puis monta, monta encore, monta toujours, jusqu’à ne plus être aux yeux des spectateurs que l’apparence d’une mouette perdue dans l’espace. Enfin il redescendit et se posa sur l’herbe, à la place même d’où il avait pris son vol.
Tant de maëstria et d’audace avait triomphé même des préventions de ceux venus dans l’espoir d’assister à l’avortement de la tentative du jeune aviateur. La foule était debout, hurlante, battant des mains, jetant fleurs, éventails, mouchoirs, dans un délire. Forcée dans son admiration, la colonie anglaise ne se crut plus en droit de marchander ses suffrages au hardi Français, tout comme, quelques années plutôt, les riverains de Douvres avaient acclamé l’exploit de Blériot abordant leur côtes, après son audacieuse traversée de la Manche. Seul, à l’écart, le sieur Hermann Hofer, sujet allemand, établi depuis peu à Chang-Haï, sous le prétexte d’étudier la création d’une compagnie de navigation fluviale, demeurait glacé, la lèvre pincée dans une morsure de dépit.
Hervé Le Penven s’était précipité vers Salbris et l’étreignait d’une chaude accolade. Les paroles se bousculaient à sa gorge, impuissantes à jaillir de ses lèvres. Enfin il put dire :
« Et maintenant, tu m’emmènes ?
— Monte ! » répliqua simplement Roland, sûr maintenant de l’instrument qu’il avait créé et qu’il avait senti si souple sous sa main de pilote.
De nouveau le moteur trépida ; l’envol se fit sans secousse. D’abord l’aéroplane décrivit au-dessus de l’hippodrome de gracieux méandres, puis tout à coup il piqua droit au nord, désertant Chang-Haï, pour descendre le cours de la rivière, vers la mer.
« Où me mènes-tu ? » demanda Le Penven intrigué.
Salbris sourit :
« Ce matin, une division de l’escadre française d’Extrême-Orient a mouillé, dans les eaux chinoises, près de la pointe des Faisans. Nous allons saluer nos compatriotes et les associer au triomphe de nos couleurs… Tiens ! dans le coffre devant toi, tu dois trouver un pavillon… Tu l’as ?… Amarre-le au montant de gauche et sois prêt à le dérouler à mon signal… D’ailleurs, tu peux y aller, nous y voici. »
L’aéroplane, en un quart d’heure, avait franchi les vingt kilomètres qui séparent la ville de l’estuaire du Yang-Tsé, et maintenant planait juste au-dessus de nos navires. La longue flamme tricolore qu’il déploya soudain, tandis qu’il s’abaissait, sembla caresser le pavillon national qui flottait à la misaine du premier croiseur, et l’oiseau, d’une courbe souple, vint ainsi saluer les trois drapeaux français qui claquaient fièrement dans la limpidité du ciel.
Des cris enthousiastes acclamèrent les aviateurs ; en un clin d’œil, les ponts et les agrès de nos bâtiments s’étaient couverts d’un fourmillement de marins agitant leurs bérets, et par trois fois, en souffle d’ouragan, monta le cri : « Vive la France ! »
Satisfait d’avoir eu ceux de son pays comme témoins de ses prouesses, Salbris remit le cap sur Chang-Haï. Une agitation fébrile régnait sur l’hippodrome, depuis la fugue inopinée du monoplan. En vain les meilleures lorgnettes fouillaient-elles l’atmosphère, elles avaient cessé de le découvrir. L’anxiété d’un accident survenu aux téméraires aviateurs opprimait les poitrines. Enfin un point parut à l’horizon, grandit ; les ailes jaunes du monoplan brillèrent au soleil, en même temps que la flamme tricolore arborée pour saluer la flotte et conservée pour consacrer le triomphe. Moins de trois quarts d’heure après avoir abandonné la pelouse, Salbris atterrissait de nouveau avec son passager, non moins ivre que lui de sa victoire.
Toutefois, sitôt sur la terre ferme, Roland avait repris tout son calme. Au premier qui le questionna sur le but de sa randonnée, il tépondit simplement :
« Je suis allé saluer les camarades de France, dont les bateaux ont mouillé ce matin dans les eaux chinoises. »
Mais en même temps il relevait fièrement la tête, comme pour témoigner qu’il lui avait fallu les suffrages de ses compatriotes, pour que son succès eût sa consécration complète.
Presque aussitôt il se déroba aux félicitations qui l’assaillaient, pour donner toute son attention à la surveillance et à la protection de son flyer victorieux, sa Frégate, ainsi qu’il la baptisait du nom de l’oiseau du large qui défie les tempêtes, et de celui de ces hardis et légers bâtiments, écumeurs de mer, que montaient si héroïquement ceux de sa race, aux temps où dans chaque Breton était un corsaire.
L’appareil démonté, empaqueté et remisé dans le fourgon soigneusement cadenassé, Salbris distribua une munifique gratification à Laï-Tou, le bon Chinois qui lui avait été un ouvrier précieux, et à ses aides. Il le chargea, en outre, d’escorter le fourgon jusqu’au garage, dont il lui confiait la garde, sûr de sa vigilance et de sa fidélité. Alors il reprit le bras de Le Penven pour regagner son automobile et aller se ragaillardir dans la fraîcheur tonifiante de la douche, avant de se rendre au club sabler le coktail d’honneur qui lui était offert.
En grimpant près du chauffeur, Gilles Troussequin, l’ordonnance d’Hervé, la face épanouie d’une jubilation intense, ne put s’empêcher de proférer sa locution favorite : « Y a du bon ! »