Maison Alfred Mame et fils (p. 21-29).


II
L’ÉTERNELLE CHANSON

Durant l’escale d’Aden, le colonel était resté à bord, pour ne pas exposer sa fille aux chaleurs dangereuses de ce pays bridé et aux spectacles répugnants de ce cloaque de toutes les licences. Roland Salbris s’était fait un devoir et un plaisir de partager avec eux la solitude du bord, déserté par la plupart des passagers avides d’un premier contact exotique.

Puis coulèrent les journées accablantes durant la traversée de la mer Rouge. Jeanne demeurait vaillante dans l’atmosphère chargée de souffles embrasés. Et, le soir, c’étaient de longues veillées sur le pont, dans une intimité familiale entre son père et son ami.

Enfin le Taï-Binh s’enfonça au large de l’océan Indien, où les alizés tempéraient l’ardeur du climat de leurs haleines apaisantes. Les nuits conservaient néanmoins leur tiédeur, et, sur la dunette, les yeux au firmament, Roland et Jeanne s’éperdaient ensemble dans la contemplation des constellations antarctiques, parmi lesquelles semblaient planer sur leurs fronts, en signe de bénédiction, les cinq clous d’or de la Croix du sud.

À Colombo, ils prirent terre ensemble pour parcourir les campagnes magiques de l’île enchantée. Le soir était venu quand ils débarquèrent ; une voiture les emmena sur la route de Monte-Lavinia.

D’immenses cocotiers déployaient au-dessus d’eux leurs chevelures luxuriantes ; de subtils parfums s’exhalaient de fleurs étranges et pénétraient de leurs griseries les cerveaux et les cœurs. Là-haut, le ciel fourmillait d’astres, et dans l’air flottaient d’autres essaims d’étoiles vivantes et bruissantes dans le vol des lucioles.

Puis vint la forêt profonde, aux fûts prestigieux, courbant très haut ses arceaux en nefs et versant aux petits êtres errant sous ses voûtes et entre ses piliers l’émotion religieuse d’une incommensurable cathédrale. Et toujours les lucioles éparses complétaient l’illusion de cierges brasillant sur les autels, de lampes suspendues devant le sanctuaire. Dans la ferveur de leurs âmes, Roland et Jeanne se sentirent soudain plus près l’un de l’autre. Leurs yeux se rencontrèrent, et une pudeur fit battre leurs paupières. Le secret de leurs cœurs s’était révélé, et leur être rêvait d’un commun avenir que bénirait Dieu.

Oui ! le sentiment délicat et très pur, germé dans l’étroite intimité du paquebot, épanouissait soudain son calice en fleur précieuse, embaumée de foi et d’espérance parmi cette nature cynghalaise, si enivrante et merveilleuse que la légende a voulu voir dans cette île le paradis terrestre.

De retour à bord, Salbris, incapable de dormir, passa la nuit sur le pont. Ainsi, avait sonné l’heure qui fixait sa vie. Il aimait et avait trouvé la compagne de son existence dans cette enfant dont la droiture et la candeur lui étaient garants de leur futur bonheur. Et ce bonheur lui venait sans heurt, normalement, amené à portée de ses mains par une Providence tutélaire. Aucune barrière ne semblait devoir entraver son cours. Le père de la fiancée élue le favorisait de son estime et de sa bienveillance ; le monde lui-même ne pouvait qu’approuver l’union du jeune commissaire des douanes chinoises avec la fille du colonel Sauzède. Ce qui ailleurs eût été un sérieux obstacle : l’expatriation, devait être fragile aux yeux d’un officier colonial, habitué aux séparations et aux exodes. D’ailleurs Salbris, comme palliatif à l’exil, n’aurait-il pas, pour les réunions familiales, le congé de semestre que, tous les quatre ans, son administration accorde à ses employés ? Le jeune homme admirait avec quelle simplicité se combinaient les circonstances pour favoriser ses vœux.

Dès le jour même, en toute loyauté, il s’ouvrirait au père de Jeanne. Roland aurait cru manquer à la large confiance que lui avait témoignée le colonel en l’admettant dans son intimité, s’il lui laissait ignorer un sentiment qu’il jugeait partagé par celle qui en était l’objet. Mais cette démarche ne lui créait pas d’anxiété, tant il présageait que ses ouvertures seraient bien accueillies.

L’aube blanchissait. Calme de la décision prise, Roland regagna sa cabine et s’endormit d’un sommeil profond. Il s’éveilla tard et ne rejoignit ses amis qu’au déjeuner. La rose de pudeur qui fleurit, à son approche, sur les joues de Jeanne le confirma dans sa foi. Aussi, après le repas, se ménagea-t-il un aparté avec le père de la jeune fille, sous le prétexte de lui soumettre une idée que le colonel jugea concerner l’aéroplane.

Le soir, c’étaient de longues veillées sur le pont, dans une intimité familiale.

Mais, une fois seuls tous deux, Roland aborda nettement l’entretien.

« Mon colonel, déclara-t-il, votre bienveillance à mon égard m’a déjà prouvé que vous m’honorez de votre estime et de votre sympathie. J’aspire cependant plus haut, à votre affection paternelle. Oui, mon rêve est de devenir votre fils, si Mlle Jeanne, comme j’ose l’espérer, pense trouver le bonheur auprès de moi. Vous avez connu ma famille ; en dehors de ses traditions d’honneur, mon père, par son labeur, m’a laissé un patrimoine de deux cent cinquante mille francs. Mon état m’en rapporte actuellement vingt mille, et cette situation s’améliorera considérablement dès que je serai pourvu du grade d’inspecteur, ce qui est l’affaire d’un peu de patience, simplement. Je suis donc en position de fonder un foyer en assurant à ma femme, non la fortune, mais une honorable aisance, et je l’aime assez pour espérer lui donner le bonheur. »

Sauzède avait écouté en silence, un peu surpris d’abord, mais sans raideur. Le caractère droit de Salbris lui plaisait, et sa valeur intellectuelle lui était connue. Il ne doutait pas qu’un tel homme ne répondit aux desiderata qu’il pouvait réclamer de celui auquel il donnerait sa fille. Toutefois la pensée de la séparation, au moment même où il venait de reconquérir son enfant, lui était pénible, intolérable même. Mais il se défendit d’obéir à cette révolte égoïste. Il descendit en lui-même, s’absorba dans une méditation profonde qui pesa lourdement sur l’attente de Salbris.

Enfin le colonel parla :

« Mon ami, je ne me crois pas en droit de vous répondre par un refus qui serait immérité, toutefois Jeanne est bien jeune encore, et je n’ai pas le courage de me séparer d’elle, quand, pour la première fois, je vais goûter les joies de l’intimité familiale. Je soumets donc la réalisation de votre désir à une attente de deux ans. Cette exigence de ma part sera l’épreuve de la profondeur de votre sentiment… Oh ! corrigea-t-il sur un geste protestateur de Salbris, je sais que vous n’êtes pas homme à vous engager sans être sûr de vous, et, en réalité, je dois avouer que ce délai imposé est la part de bonheur paternel que je me réserve. N’y ai-je pas droit, mon ami ?… Votre intimité aura toute la vie devant elle ; deux années pour moi, est-ce trop demander ?… »

Roland se taisait, sans argument pour retenir près de lui un bonheur qu’il avait cru proche et qui reculait dans les lointains de l’avenir.

Le colonel reprit :

« Ma foi en vous est entière, et pour vous en donner la preuve, je vous autorise, dès ce jour, à nommer Jeanne votre fiancée.

— Ah ! soupira Salbris, je n’ai pas le droit de m’insurger contre votre décision, que je comprends, mais dont je souffre. Deux ans d’attente et surtout de séparation !…

— Hanoï n’est pas aux antipodes de Chang-Haï, riposta le colonel, heureux de la soumission du jeune homme à son désir. L’an prochain, nous irons vous faire une visite qui atténuera la longueur de l’attente. Et nous espérons bien alors applaudir l’aviateur en plein succès… Allons ! mon ami, bon courage !… Travaillez ! c’est le meilleur moyen de trouver le temps court, et songez que le fruit de vos labeurs vous permettra d’apporter à votre femme, en plus de votre amour, un nom qui l’enorgueillira. »

Salbris redressa un front énergique.

« Je le ferai glorieux, mon colonel, et Mlle Jeanne, en perdant le vôtre, pourra en porter un par lequel elle ne se sentira pas diminuée.

— J’y compte ! dit Sauzède en lui serrant la main, et votre gloire d’inventeur sera plus durable que mon modeste renom de soldat, que ma seule ambition est de laisser sans reproche. »

Tous deux remontèrent sur la dunette, où les attendait la jeune fille. Dès le premier regard, elle pressentit qu’elle n’avait pas été étrangère à la conférence entre les deux hommes, et son cœur palpita.

Roland s’approcha et s’inclina devant elle :

« Avec l’approbation de votre père, me permettez-vous, Jeanne, — sa voix frémit en prononçant ce nom, — de mettre à votre doigt la bague de fiançailles que ma mère portait au sien ? »

Il avait tiré d’un écrin un saphir enchâssé entre deux perles d’un délicat orient rosé.

La jeune fille tendit une main tremblante ; une rosée scintillait dans ses prunelles, et tout son visage rayonnait d’une joie auréolée de pudeur.

« Vous êtes ma fiancée ! prononça Roland d’une voix profonde, et je vous consacre ma vie. »

Trop troublée pour répondre, la jeune fille masqua son émoi en s’abritant dans les bras de son père.

« Allons ! dit en souriant mélancoliquement le colonel, voici un baiser qui ne m’était pas destiné. Va, nous sommes à l’abri des indiscrets, et je te permets de l’échanger avec celui qui me prend la première place dans ton cœur.

— Oh ! papa ! protesta Jeanne, ne soyez pas jaloux : loin d’y perdre, vous gagnez deux enfants à vous aimer ! »

Le père ne répondit pas ; mais le pli douloureux de ses lèvres dénonçait sa résignation au décret de la Providence, qui veut que, pour la femme, tous soient primés par l’homme auquel elle a donné sa foi.

Dès lors, pour les deux fiancés le voyage continua dans un enchantement. Après l’escale de Singapour, néanmoins, Roland s’assombrit. L’imminence de la séparation glissait un nuage sur l’ensoleillement dont les accordailles avaient ébloui son cœur. Jeanne acceptait plus vaillamment l’épreuve. Sûre de Roland, elle songeait à son père et le sentait si heureux de la posséder encore ces deux années, toute à lui, qu’elle se serait crue coupable d’attrister ce père par la démonstration de son propre chagrin.

« Faites crédit de ces quelques mois à mon pauvre père, disait-elle tendrement à Roland. Après, vous m’aurez pour toute la vie ! »

Et l’accent profond qu’elle mettait dans ces paroles affirmait à Salbris qu’elle s’était donnée pour ne jamais se reprendre.

Et les heures coulaient. Le cap Saint-Jacques fut dépassé. Le Taï-Binh entra dans les mers de Chine ; puis il atteignit l’embouchure du fleuve Rouge. L’heure pénible était arrivée.

Salbris se commanda une attitude stoïque. Il ne voulait pas que le colonel Sauzède pût le juger faible dans l’accomplissement d’une épreuve acceptée. Jeanne, au contraire, au moment de l’adieu, ne put contenir ses larmes. Elles tombèrent en rosée de consolation et d’espérance sur le cœur mal résigné de celui qui l’aimait.