Les Conquérants de l’air/I
La machine, sous pression, haletait, et toute la membrure du navire vibrait de sa respiration profonde. De lourdes volutes sombres, striées d’éclairs rougeâtres, exhalaient, de la cheminée, une haleine de cratère. Les échelles venaient d’être rentrées sur l’exode de ceux venus apporter un dernier adieu aux émigrants, et la coupée s’était close. Le mugissement de la sirène domina alors le brouhaha du départ et le crécellement saccadé des treuils ronflant en formidables tournevires. Du silence qui succéda à cette étourdissante clameur perça le trille aigu d’un sifflet et, de la passerelle, un commandement tomba :
« En haut le monde ! Chacun à son poste pour l’appareillage ! »
De bouche en bouche l’ordre roula sur le pont et, par le porte-voix, descendit dans les entrailles du steamer.
De nouveau la voix du capitaine jeta :
« Paré à rentrer les amarres ! »
D’un coup d’œil circulaire le commandant inspecta le bord, vit chacun attentif et prêt à la manœuvre ; alors il commanda :
« Larguez tout ! Machine en avant ! »
Le Taï-Binh, paquebot des Messageries maritimes, s’ébranla lentement, virant sur sa dernière aussière. Derrière lui bouillonnaient les remous soulevés par l’hélice, tandis que sous sa poussée puissante la mer s’ouvrait, léchant de deux hautes vagues les joues de l’étrave qui labourait les eaux, tel un soc des sillons dociles. Majestueusement le steamer doublait la jetée, sortait du port et prenait son essor vers le large.
Penchés sur la lisse, les passagers cherchaient, d’un dernier regard, les parents ou amis qui leur avaient fait conduite, parmi la foule bruyante dont les mouchoirs au vent peuplaient le môle d’un vol de papillons blancs. Mais bientôt tout s’effaça ; les collines de la côte décrurent, se fondirent dans la brume, et le cercle des eaux, autour du navire, ferma son horizon.
La cigarette aux lèvres, renversé au dossier d’un rocking-chair, Roland Salbris, commissaire des douanes chinoises, avait regardé s’évanouir les rives de France avec une impassibilité qui révélait en lui, tout jeune qu’il fût, un vieux colonial. Certes, il avait eu joie à revivre quelques mois de congé sur le sol de la mère patrie ; mais sa vie était dorénavant liée à cette terre d’Orient où le sort avait fait aborder, voici dix ans, son père ruiné et qui, à cinquante ans, s’était trouvé le courage de s’expatrier pour refaire la fortune des siens et avait eu la satisfaction d’y parvenir. Il dormait maintenant dans le sol de cette Chine qui garde si pieusement le culte des ancêtres, et son fils, entré sur les conseils paternels dans l’administration internationale des douanes chinoises, ne pouvait songer à l’abandon d’une carrière lucrative qui l’enracinait au pays hospitalier à son père et où reposaient ses reliques.
Le séjour en France du jeune homme avait coïncidé avec les manifestations sportives de cette science nouvelle de l’aviation, pour laquelle Roland s’était depuis quelques années passionné. Avec fièvre, il avait assisté aux grandes journées au cours desquelles les hardis pionniers de la locomotion aérienne l’avaient émerveillé par leurs prouesses. Dès lors il n’avait eu de cesse qu’il ne se fût initié aux données de ce problème, que lui permettaient d’approfondir de fortes études scientifiques. Au moment où son père avait émigré, Roland préparait, à Brest où il résidait, les examens de l’École navale.
Non content d’aller sur les brisées de ses devanciers, Salbris avait tenu à faire œuvre personnelle. Il rapportait, démonté dans plusieurs caisses, un modèle d’aéroplane et de moteur, tous deux conçus par lui, et avec lesquels il comptait bien égaler, sinon dépasser, lui, le premier, devant la colonie européenne de Chang-Haï, sa résidence, les prouesses dont il avait été témoin. Sans cesse son esprit en éveil étudiait des idées de perfectionnement qu’il savait pouvoir réaliser, aussi bien là-bas qu’en France, grâce à l’habileté d’un Chinois qui, sous sa direction, exécuterait tout travail mécanique avec une fidélité et une conscience dont il n’aurait pu trouver les égales chez aucun praticien français. Ce Chinois, nommé Laï-Tou, lui était dévoué corps et âme, pour avoir su lui sauver d’une expropriation l’enclos sacré où dormaient ses aïeux.
Un des principaux inconvénients qui avaient frappé Salbris, malgré son admiration pour les premiers conquérants de l’air, avait été le volume encombrant des appareils employés. Cette raison lui avait fait écarter le biplan pour l’aéroplane qu’il avait construit. C’était donc un monoplan, mais dont les ailes se repliaient au repos pour se tendre sous un puissant et indéfectible ressort à la volonté de son pilote. Ces ailes démontables se reliaient au bâti, sur lequel se fixaient le moteur, le double siège, l’hélice et le gouvernail, au moyen de mortaises dans les quelles les assurait un sérieux boulonnage. De même s’assujettissait une queue qui, elle, conservait une certaine mobilité limitée par une came. L’hélice était intégrale en bois profilés, assemblés par superposition en croisant leurs fibres, soudés par une colle inaltérable et, dès lors, indéformables, quelle que fût sur eux l’action de la force centrifuge.
L’attention de Salbris s’était portée également sur la détermination rationnelle des surfaces de sustentation, afin d’obtenir un appareil capable de planer longtemps en cas de panne du moteur. De la sorte, il s’assurait une descente ralentie qui lui permettrait de choisir son point d’atterrissage et, peut-être même, quand la cause d’arrêt serait rapidement réparable, de pouvoir reprendre essor avant d’avoir touché terre. Il espérait avoir atteint ce but grâce à des manœuvres de gauchissement, mais qu’il n’avait pu expérimenter encore ; car à peine ce perfectionnement avait-il été apporté à son monoplan, qu’il avait dû l’emballer, sans avoir le temps de procéder à des essais, dans les caisses que le Taï-Binh emportait au fond de sa cale, caisses plus précieuses pour Roland Salbris que toute la cargaison du steamer. Divers autres aménagements de détail se dessinaient dans son esprit et seraient l’objet de ses premiers soins dès son débarquement à Chang-Haï.
Une fierté exaltait le jeune aviateur à la pensée que ce serait lui, Français, qui le premier se montrerait maître de l’espace à la colonie européenne de cette ville cosmopolite, et qu’il remporterait ainsi une victoire nationale, en dépit de la morgue anglaise, hautaine mais polie, et surtout de l’importance allemande, lourde et grossière. Quel prestige, en outre, en retirerait-il aux yeux des lettrés chinois, pour lesquels la plus haute prédominance réside dans la valeur intellectuelle ! L’autorité qu’il en acquerrait auprès des mandarins lui vaudrait, sans doute, un avancement dans sa carrière, car l’administration des Douanes, tout internationale qu’elle soit, tient à l’estime des dignitaires de l’Empire céleste à l’égard de ses mandataires.
Grisé, par avance, des futurs succès qui lui amèneraient des imitateurs, Roland songeait aussi à la création d’un Aéro-Club chang-haïen, dont il serait la sommité, sinon nominale, — car il était trop jeune pour en accepter la présidence, — du moins en importance. Et le désir impatient du jeune homme s’élançait du pont du navire, le précédait au port d’arrivée, qu’une fois atteint, il ne tarderait pas à révolutionner de ses envolées.
Tout à ses idées de succès, Roland ne voyait pas, à quelques pas de lui, accoudée à la lisse, une jeune fille, que d’ailleurs masquait à demi la carrure athlétique d’un homme debout près d’elle. L’attitude mutuelle, les propos échangés dénonçaient, dans ce groupe, le père et la fille. Celle-ci, dans toute la fraîcheur de son printemps, jouissait de ce départ vers l’inconnu, en pensionnaire nouvellement émancipée. Et le père souriait, heureux de cette compagne qui, désormais, lui ferait léger l’exil de la terre natale. C’était le colonel Jacques Sauzède, de l’infanterie coloniale, emmenant avec lui au Tonkin son unique enfant, sa chère Jeanne, que, depuis son veuvage prématuré, il avait dû laisser en France tandis qu’il poursuivait la carrière aventureuse qui, à quarante-cinq ans, lui avait valu l’aigrette de colonel. Jusqu’alors il n’avait joui de sa fille qu’aux époques des brefs congés passés en France, toujours prêt à courir où une expédition nouvelle promettait les dangers et la gloire. Aujourd’hui, enfin, l’éducation de Jeanne était terminée, les derniers parents proches de l’enfant disparus ; aussi le colonel s’était-il résolu à emmener avec lui sa fille dans ce Tonkin qui semblait assuré d’une sécurité définitive. Pour elle, il renonçait à réclamer de nouveau un poste de combat.
Jeanne Sauzède venait d’accomplir sa dix-septième année. Brune, svelte, nerveuse, elle était d’une taille que sa sveltesse faisait paraître élancée, bien que réellement elle fût plutôt au-dessous de la moyenne. La sève généreuse de son sang s’épanouissait sur ses lèvres empourprées et éclatait dans la flamme claire de ses yeux d’un marron pailleté d’or, dont le regard décelait à la fois la franchise, l’énergie et la bonté.
L’heure du dîner approchait. Les passagers de première classe regagnèrent leurs cabines, pour procéder à la toilette obligatoire sur les grands paquebots. Une demi-heure plus tard, le colonel et sa fille se dirigeaient vers la salle à manger. Salbris se trouva les précéder. Correctement Roland s’effaça, front découvert, pour leur céder passage. Le colonel répondit par un salut gracieux à celui du jeune homme, dont la courtoisie et la bonne grâce captèrent sa sympathie.
Entré sur les pas du colonel et de Mlle Sauzède, Salbris se trouva naturellement prendre place à leur suite, près de la jeune fille. Pendant le repas, il se borna, n’étant pas présenté, à se montrer attentionné et serviable à l’égard de sa voisine, dont le charme juvénile ne le trouva pas insensible. De même la mâle physionomie, pétrie d’intelligence et de volonté, du père l’attira. Aussi, au sortir de table, renseigné sur la personnalité des convives par le commissaire du bord, s’approcha-t-il de Sauzède.
« Permettez-moi, mon colonel, puisqu’un heureux hasard nous fait voisins de table, de me présenter à vous. Je me nomme Roland Salbris et fais partie de l’administration des Douanes chinoises. Je rentre de congé et regagne mon poste à Chang-Haï. Nous sommes donc destinés à faire ensemble la presque totalité de la traversée, et je m’en félicite.
— Salbris !… répéta le colonel. J’ai fréquenté jadis, à Brest, M. Claude Salbris, dont la maison était accueillante aux jeunes officiers, et c’est chez lui que j’ai rencontré celle qui devait, trop peu de temps, hélas ! être ma compagne.
— C’était mon père, murmura Roland, une pieuse émotion dans la voix. Il était armateur à Brest. Ruiné par des désastres maritimes, une chance de refaire fortune lui fut offerte. C’était en Chine. Malgré son âge, il n’hésita pas à s’expatrier dans l’intérêt de ses enfants. Au moins est-il mort avec la consolation d’avoir réussi. »
Sauzède tendit sa main large ouverte.
« Je me souviens, en effet, de votre sœur et de vous, qui n’étiez alors qu’un petit garçon souvent pendu après mon sabre et prompt à sauter sur mes genoux. Notre rencontre aujourd’hui n’est donc qu’une reconnaissance dont les souvenirs qu’évoque votre nom me rendent tout ému. »
Il se tourna pour appeler sa fille, qui s’était éloignée de quelques pas.
« Viens, Jeanne, que je te présente un bon compagnon de route, M. Roland Salbris, chez le père duquel j’ai connu ta mère. »
Ainsi nouées, les relations s’acheminèrent vite vers l’intimité, cette intimité que resserre encore le perpétuel contact de la vie à bord, dans l’étroit espace enclos par l’immensité des eaux.
La traversée débutait par un ciel pur et une mer clémente. Les journées s’écoulaient pour les passagers en flâneries sur le pont, en stations sur la dunette. Côte à côte, les deux jeunes gens virent se dérouler devant eux cette terre bouleversée de Sicile et la nouvelle Messine, qui déjà élevait ses maisons neuves sur les ruines masquées de verdure et de fleurs. Puis ce fut Malte, qui dressa son imposante citadelle, sentinelle anglaise posée au cœur de cette Méditerranée, dont Gibraltar, sa sœur, tient les portes. Et de nouveau les terres s’effacèrent, l’infini des eaux les enveloppa jusqu’à l’abord des rives où l’étroit canal de Suez a séparé l’Afrique de l’ancien continent.
Le colonel, homme chez lequel les conquêtes scientifiques trouvaient un esprit ouvert et intéressé, prêtait une attention très vive aux travaux aéronautiques dont Roland, passionné pour son œuvre, n’avait pas été long à l’entretenir. En dehors des heures consacrées aux causeries enjouées auprès du rocking-chair de Mlle Jeanne Sauzède, les deux hommes s’étaient penchés ensemble sur les épures du monoplan de Salbris et sur les calculs qui avaient présidé à son établissement. Les novations imaginées par le jeune aviateur avaient frappé Sauzède de leur ingéniosité. Dans la discussion, les idées nettes et précises de Salbris avaient achevé de lui gagner la confiance du colonel, qui encourageait son jeune ami par la foi dont il témoignait en sa réussite. Une estime particulière renforçait la sympathie première que Sauzède avait éprouvée pour Roland, à voir en lui un hardi pionnier de la science nouvelle, qui employait les forces vives de sa jeunesse dans une contribution à la solution du grand problème destiné à transformer les relations humaines, et il lui faisait le crédit d’une large part dans les progrès futurs.
Pour Salbris, les résultats remarquables obtenus par les Wright, Blériot, Latham et d’autres encore, n’étaient que l’enfance de l’aviation. Lui-même, qui pensait avoir trouvé la stabilité planante par les surfaces de sustentation de son appareil, songeait au progrès immense qu’apporterait le remplacement du brutal moteur alternatif par un autre moyen de propulsion, telle une turbine à explosions, ou mieux encore la pression directe sur l’air par un détonant discipliné. Pour le moment, il avait dû se contenter d’un moteur à vapeur d’eau produite par un générateur à tubes et chauffé par des brûleurs à pétrole, dont le rendement assurait une vitesse qui pouvait atteindre quatre-vingts kilomètres à l’heure et dont le poids ne dépassait pas une livre et demie par cheval. C’était là une de ses innovations ; mais ce qui était mieux encore résidait dans la découverte empirique d’un alliage et d’une trempe qui octroyaient à l’aluminium la résistance de l’acier. Et tout son monoplan avait découlé de la trouvaille de ce métal, ainsi rendu solide, élastique, ductile, sans rien perdre de sa précieuse légèreté. Il lui devait de pouvoir compter sur ses puissants ressorts pour tendre instantanément ses ailes pliantes et déployer leur envergure en gigantesques ailes de chauve-souris, dont le tissu caoutchouté était les membranes. La nacelle, treillis du même alliage, tendue de même étoffe, contenait, en outre du double siège et du moteur, les réservoirs d’eau et d’essence, les leviers de manœuvre du gouvernail et du gauchissement des ailes. Des compartiments mobiles, étanches à l’avant et à l’arrière, pouvaient assurer la flottaison et permettaient à l’appareil de se transformer en hydroplane. Quel avantage, surtout dans un pays comme la Chine, d’être à même de remonter les fleuves en rasant l’eau, prêt à s’envoler au-dessus des rapides… Un seul point noir au tableau : la difficulté de ravitaillement en essence, bien que déjà nombre de cités Célestes commençassent à en être approvisionnées. D’ailleurs, le monoplan de Salbris était susceptible de transporter un viatique suffisant pour trois cents kilomètres, vu qu’il n’employait le pétrole que pour transmuer l’eau en vapeur.
Jeanne ne contemplait pas sans admiration ce jeune homme, si simple auprès d’elle, dont son père vantait la sagacité et la valeur. Déjà Roland lui avait plu par ses qualités naturelles, et maintenant elle ressentait une fierté à voir cet esprit supérieur abandonner ses hautes spéculations, pour se mettre à son unisson dans leurs causeries et l’entourer de prévenances. Aussi ses yeux, en présence du jeune homme, se nuançaient-ils à la fois de déférence et de rêve.
De son côté, Salbris était loin d’être insensible à la grâce de la jeune fille et à l’attention discrète, mais pourtant transparente, qu’elle lui témoignait. Et parfois il évoquait, dans un rêve, combien douce serait la présence constante d’une compagne de tant de charme décent, de délicatesse naturelle et d’un culte si fervent…