Les Conflits de la république argentine avec le Brésil et le Chili

Les conflits de la république argentine avec le Brésil et le Chili
Emile Daireaux


LES CONFLITS
DE
LA REPUBLIQUE ARGENTINE
AVEC LE BRESIL ET LE CHILI

I. Memorias de relaciones exteriores de 1865 à 1875, Buenos-Ayres. — II. de Angelis, Documentos relatives a la historia del Rio de la Plata, 1874 — III. G. Thompson, The War in Paraguay, 1869.

S’il est une contrée où une guerre motivée par des questions de limites paraisse invraisemblable, c’est, à proprement parler, le continent sud-américain. Ce territoire, trente-cinq fois grand comme la France, deux fois grand comme l’Europe, à peine peuplé de 30 millions d’habitans, serait suffisant pour une population vingt fois plus considérable. Il est divisé en sept états séparés les uns des autres par des chaînes de montagnes inabordables ou des déserts inexplorés, desservis par des cours d’eau d’une étendue à peine calculable, échelonnés sur plus de 20,000 kilomètres de côtes marines, et qui tous, formés des mêmes élémens indigènes, créole et européen, devraient vivre d’une vie commune et jouir d’une paix éternelle, préoccupés seulement de la lutte contre une nature exubérante et de la conquête des richesses qu’elle dérobe aux efforts de l’homme. Ces peuples cependant, à peine sortis des guerres civiles où leur enfance s’est formée, semblent vouloir dépenser leur activité remuante dans des guerres internationales qui, soulevées à propos de querelles que la majorité même des hommes politiques connaît mal, produisent plus encore que les guerres civiles des maux sans compensation : elles ne sauraient en effet aboutir à autre chose qu’à la destruction de capitaux difficilement acclimatés, et dont la perte n’est point rachetée par l’acquisition de territoires déserts et inexploitables. Aussi pourrait-on de prime abord poser en principe que toute question de limites sur ce continent appartient de droit à l’arbitrage des nations désintéressées. L’Angleterre, la France et l’Italie, en autorisant tous les états sud-américains à entretenir sur leurs territoires des agens d’émigration sans contrôle, en n’entravant en rien l’émission sur leurs marchés financiers d’emprunts qui sont la ressource ordinaire de ces gouvernemens, sont par le fait parties contractantes d’une convention tacite qui engage ces états transocéaniques à répondre de la sécurité des individus qu’ils ont à leur profit séparés de la mère-patrie, et à ne pas compromettre dans de folles entreprises des capitaux empruntés pour des œuvres de progrès. Ce contrat, le jour où il cesse d’être fidèlement exécuté, impose aux vieux états qui ont enfanté ces jeunes républiques le devoir d’intervenir et d’empêcher de néfastes conflits par leur influence morale et l’autorité que leur confère leur grandeur matérielle.

Depuis la guerre de sécession, aucune question ne s’est montrée sur le continent américain aussi menaçante et aussi complexe dans ses causes que celle soulevée à la fois par le Brésil et le Chili contre la république argentine. Nous nous proposons d’élucider ici l’origine et le développement de ce conflit, de signaler les dangers qu’il crée et d’indiquer les solutions nécessaires que la diplomatie n’a pu encore amener.


I

Deux guerres dans ces dix dernières années ont attiré sur le continent sud-américain l’attention de l’Europe. En 1864, celle que sous de futiles prétextes l’Espagne avait déclarée au Pérou, et à laquelle par suite d’un traité d’alliance improvisé prirent part le Chili, la Bolivie et la république de l’Equateur, s’était terminée par la retraite de l’Espagne. Quatre républiques s’étaient seules levées contre l’agresseur ; celles de la côte atlantique et l’empire du Brésil avaient refusé toute participation, se renfermant dans une neutralité absolue. Ce refus était motivé par la gravité de la situation que leur créait alors cette autre guerre où le despote paraguayen, don Francisco Solano Lopez, avait attiré le Brésil et les républiques argentine et de l’Uruguay. Blessés néanmoins, les états du Pacifique, quand ils furent délivrés de la présence des canonnières espagnoles, n’eurent pas la sagesse de rester neutres, et bien au contraire favorisèrent par tous les moyens la longue résistance du Paraguay.

Cet antécédent était de mauvais augure pour les relations postérieures des républiques du Rio de la Plata avec celles du Pacifique, et de nature à compliquer encore les difficultés qui devaient inévitablement surgir quand, la guerre du Paraguay terminée, il s’agirait de régler la liquidation de l’alliance entre les états hétérogènes qui l’avaient signée. C’est en effet ce qui s’est produit : aussitôt que le Brésil prenait une attitude menaçante vis-à-vis de la république argentine, le Chili profitait de l’embarras de celle-ci pour mettre en avant une réclamation inopportune de limites. C’est à cette situation spéciale que la question chilienne emprunte quelque gravité ; sans cela, elle n’eût pu occuper que des légistes dans des conférences toutes pacifiques. Le pivot de la politique continentale de l’Amérique du Sud est en effet dans les difficultés qui ont surgi entre l’empire du Brésil et les républiques de la Plata, difficultés sans cesse envenimées par les différences d’origine, de constitution et de langue, et par le souvenir de rivalités séculaires.

On sait quels événemens avaient donné naissance à la guerre du Paraguay et au traité de la triple alliance conclu à Buenos-Ayres le 1er mai 1865 entre le Brésil, la république argentine et la république de l’Uruguay[1]. La folie du dernier dictateur paraguayen forçait le Brésil par une agression violente en pleine paix à envoyer sur le Rio-Paranà une flotte et une armée. A peu près isolé par deux fleuves de premier ordre qui l’enveloppent à l’ouest, au sud et à l’est, le Rio-Paranà et le Rio-Paraguay, borné au nord par des déserts et les marais du Rio-Apa, qui le séparent des provinces brésiliennes, le Paraguay ne pouvait songer sérieusement à retirer quelque avantage territorial d’une guerre avec son voisin- : une politique sage eût dû au contraire prendre à cœur de le renfermer dans des limites naturelles lui permettant de disposer de grands fleuves, si utiles au développement de son commerce, et éloignant de lui tout péril d’absorption. De cette politique dépendaient au surplus l’équilibre sud-américain et la sûreté de tous les états dont le Paraguay occupe le centre ; aussi la république argentine ne pouvait-elle voir sans appréhension commencer sur les fleuves tributaires du Rio de la Plata une guerre dont le résultat, quel que fût le vainqueur, ne pouvait que lui créer des embarras également sérieux. Prendre parti pour Lopez eût été détourner la lutte de son théâtre naturel pour l’amener à Buenos-Ayres : la république argent tine était donc dès l’abord condamnée à une neutralité sans profit, mais non sans danger. Cette neutralité, qui valait pour lui une alliance, le dictateur paraguayen ne sut pas la respecter : il fit passer son armée sur le territoire argentin de la province de Corrientes pour envahir plus rapidement celle de Rio-Grande, demandant bien à Buenos-Ayres le droit de passage, mais sans attendre la réponse et faisant ensuite de la réponse négative un casus belli. Ce premier acte de violence, l’occupation de la ville même de Corrientes sans déclaration de guerre, une razzia de 200,000 bêtes à cornes dans cette province, forcèrent la république argentine d’accepter l’alliance déjà proposée par le Brésil.

Tels furent les antécédens du traité du 1er mai 1865, qui, rapprochant les républiques de la Plata de l’empire du Brésil, rompait la tradition historique du continent sud-américain, unissait pour la première fois dans un intérêt commun les Portugais et les Espagnols, toujours en guerre depuis 1701 jusqu’en 1828, et restés depuis dans un état d’hostilité sourde. L’agression de Lopez suffit néanmoins à excuser la république argentine d’avoir signé ce traité, qui installait le Brésil armé au centre des fleuves qu’il n’a cessé de convoiter. C’est à tort aussi qu’on a accusé les républiques de la Plata de s’être alliées à un empire pour écraser une autre république ; la vérité est que le système républicain n’a jamais existé au Paraguay que de nom, il n’y avait là ni citoyens, ni constitution, ni institutions républicaines, ni lois votées et respectées, toutes ces garanties des peuples libres étaient remplacées par la volonté capricieuse et déréglée d’un homme exerçant une puissance invraisemblable sur un peuple préparé de longue main pour cet abaissement politique et moral. De son côté, le Brésil, pour être un empire, n’est pas le domaine du despotisme et de la tyrannie ; bien au contraire, depuis un demi-siècle que la monarchie constitutionnelle est établie au Brésil, cet empire a été à l’abri de ces débauches de dictature qu’a subies à son heure chacune des trois républiques de la Plata ; il est juste aussi de rappeler que les seules fois que les armées de dom Pedro II aient eu à combattre côte à côte avec les milices républicaines, c’était en 1852 pour les aider à renverser Oribe à Montevideo et son allié Rosas à Buenos-Ayres, et en 1865 dans la guerre contre le dictateur Solano Lopez.

Nécessité ou faute politique, le mal était fait, et au milieu des sacrifices de tout genre que lui imposait une guerre qui allait lui coûter 150,000 hommes et 1 milliard, le Brésil pouvait peut-être entrevoir la réalisation lointaine du rêve d’agrandissement qui a toujours préoccupé ses gouvernans. Envelopper dans l’enceinte immense de l’Amazone, du Paranà, du Paraguay et de la Plata un empire aussi riche par le nombre que par la variété de ses productions, qui comprennent toutes les matières premières et tous les métaux nécessaires à l’industrie humaine, un empire disposant, pour transporter ces produits au dehors, de fleuves immenses et de 6,500 kilomètres de côtes marines, c’est là le rêve de grandeur qui préoccupait Jean VI, dépossédé par Napoléon Ier de sa couronne de Portugal, et réfugié dans cette colonie incomparablement plus grande, plus prospère que la métropole ; c’est là le rêve qui faisait dire à dom Pedro Ier qu’il perdrait sa couronne plutôt que d’abandonner la rive orientale de la Plata, fanfaronnade qui lui coûta cette possession en 1828 et sa couronne en 1831 ; c’est là le rêvé ambitieux, poursuivi par les Brésiliens jusqu’à ce jour, qui maintient permanentes des menaces de guerre et met en péril le commerce et l’avenir de ces pays.

On sait que la guerre du Paraguay devait aboutir à l’entrée des alliés à l’Assomption après quatre ans de sièges meurtriers ; l’ennemi disparu de cette capitale, il était loisible aux alliés d’établir un gouvernement provisoire formé de quelques exilés paraguayens restés étrangers à la guerre[2]. Ce gouvernement, constitué le 15 août 1869 par l’ennemi, acceptait d’avance les stipulations du traité de la triple alliance, et devenait définitif le 1er mai 1870, après la mort de Lopez. Jamais peut-être gouvernement n’avait été établi au milieu d’un néant plus absolu. L’Assomption n’était plus qu’une caserne brésilienne ; les habitans de cette ville, derniers survivans des combats meurtriers de quatre années de guerre, avaient été ramassés par Lopez, armés de force, chassés devant son armée, troupeau où se mêlaient hommes, femmes et enfans, pour mourir de morts aussi variées que terribles dans cette longue fuite de 300 lieues à travers le désert ; l’armée brésilienne, restée seule des trois armées alliées pour cette triste tâche, avait achevé les débris de ce peuple que les maladies et la faim épargnaient. A peine quelques femmes égarées, quelques hommes sans liens entre eux, des enfans ignorant jusqu’à leur nom, avaient-ils été recueillis dans ces plaines ; au milieu d’une destruction aussi complète d’un passé de trois siècles, au milieu d’un pays d’où tout élément de production avait disparu, que pouvait valoir un gouvernement constitué uniquement par les vainqueurs ? Que pouvait valoir un traité signé par un tel gouvernement ? Les alliés n’avaient pas prévu le cas ; l’imagination n’avait pu concevoir à l’origine de cette guerre ni une telle résistance, ni un tel écrasement, et par suite les divers articles du traité du 1er mai 1865 allaient créer des complications sans nombre. Ce qu’avaient produit les faits était ce que l’on aurait voulu à tout prix éviter à Buenos-Ayres : le Paraguay supprimé politiquement et n’ayant plus qu’une existence purement géographique, le Brésil présent à l’Assomption avec une armée et une escadre dépositaires de la seule force publique qui subsistât des soldats étrangers, des esclaves armés substitués à un peuple anéanti, la question paraguayenne changeant de face et devenant pour les républiques du Rio de la Plata une question brésilienne, préparée par elles-mêmes contre leur propre sécurité.

Quels avantages compensaient pour la république argentine ces quatre années de guerre et cette situation dangereuse ? Dès le début, elle avait occupé sans contestation de la part de son allié l’ancien territoire des Missions, situé au nord-est de la province de Corrientes entre le Paranà et l’Uruguay jusqu’au Rio-Iquazu ; plus tard elle avait pris possession de Villa-Occidental, située en face de l’Assomption sur la rive droite du Paraguay au nord du Rio-Pilcomayo, mettant ainsi la main sur l’immense territoire du Grand-Chaco, et se plaçant de façon à s’assurer à jamais la libre navigation des fleuves Bermejo et Pilcomayo, grands affluens du Paraguay qui descendent parallèlement des montagnes de la Bolivie. Le Brésil n’avait pas protesté contre ces prises de possession, ni invoqué l’article du traité de la triple alliance par lequel les alliés s’étaient interdit toute idée de conquête ; il semblait même tacitement reconnaître que la république argentine avait agi en vertu d’un droit réel en rentrant en possession de territoires qu’elle avait toujours réclamés du Paraguay depuis 1844. Le Brésil d’ailleurs occupait, lui aussi, l’île d’Ataso ou de Cerrito, située au confluent du Paraguay et du Haut-Paranà. Cette île, d’une importance stratégique considérable, domine entièrement le cours des deux fleuves, n’est séparée de la rive argentine que par Un bras aujourd’hui presque à sec ; elle a sur le Paraguay une façade de 9 lieues dont un seul point est habitable, — le Cerrito, petit promontoire qui s’avance sur le chenal navigable du Paraguay. C’est là que, dès le début de la guerre, les Brésiliens établirent leur dépôt de matériel, de troupes, d’armes de guerre, c’est là qu’après la guerre ils l’emmagasinèrent, et, tout en créant dans belle île la succursale de leur arsenal de Matto-Grosso, ils s’assuraient la domination absolue de tout le cours supérieur des affluens de la Plata, se constituant par la force les arbitres et les juges de toutes les questions à résoudre.

Telle était la situation lorsque, le 1er mars 1870, Lopez mourut de la main d’un maraudeur égaré au Cerro-Cora. On s’occupa immédiatement de signer avec le Paraguay les préliminaires de paix qui aboutirent aux protocoles du 20 juin 1870. L’alliance subsistait entière ; toute idée de conquête ayant été préalablement exclue, les questions de limite et d’indemnités devaient être jugées sur pièces et sur titres.

Tout alla bien jusqu’en mai 1871 : le gouvernement républicain s’était définitivement constitué au Paraguay, le président constitutionnel, M. Rivarola, avait été régulièrement installé, le congrès élu, une constitution votée. Les alliés, pendant ces opérations, s’étaient réunis à Buenos-Ayres, et leurs ministres respectifs avaient consigné leurs accords dans huit protocoles qui contenaient en substance les différens articles du traité de paix qu’on allait proposer au Paraguay. Toutes les questions y étaient résolues, sauf celle de la fixation des limites, réservée pour être réglée dans des traités annexes qui devaient être signés avec intervention de la Bolivie. On pouvait croire qu’il ne restait plus à vider entre les alliés aucune question de fond, lorsqu’un changement de personnes dans la représentation brésilienne fit subitement prendre aux négociations un tour peu amical.

Le baron de Cotegipe, dont le nom a pris une signification caractéristique dans tous ces événemens, fut envoyé par le gouvernement brésilien pour conclure avec le Paraguay le traité définitif de paix que le docteur Quintana allait conjointement négocier pour la république argentine. Des agitations intérieures qui substituaient M. Jovellanos à M. Rivarola comme président après une dissolution violente du congrès paraguayen retardèrent les négociations, et ce ne fut qu’à la fin de 1871 que les ministres venus pour traiter se trouvèrent enfin réunis pour cet objet. Leur conduite était toute tracée par les protocoles de Buenos-Ayres, qui fixaient le point de départ et le point d’arrivée des négociations projetées ; cependant le ministre brésilien, par une exigence inattendue, en demanda la révision. Il prétendait rompre la solidarité de l’alliance en réclamant pour chacun des alliés le droit de faire des arrangemens séparés avec le vaincu, et insistait pour faire accepter en principe l’occupation, militaire des territoires de ce dernier, le ministre argentin, ayant refusé de traiter sur ces bases, se retira à Buenos-Ayres, Ce ne fut donc pas sans un profond étonnement que l’on apprit le 1er février 1872 que le baron de Cotegipe avait, aussitôt le départ de M. Quintana, traité séparément avec le Paraguay. Les articles bientôt connus de ce traité dépassaient encore ce que l’on pouvait craindre à Buenos-Ayres ; il réservait en effet au Brésil le droit de conserver pour un temps indéfini les forces qu’il considérerait nécessaires à l’accomplissement de ses arrangemens, et garantissait pour cinq ans l’intégrité du territoire paraguayen. Les explications données par le Brésil, loin d’atténuer la portée de cet acte, ne faisaient que l’aggraver ; le protectorat improvisé qu’il s’attribuait sur le Paraguay était considéré à bon droit à Buenos-Ayres comme une offense et comme une provocation. La surexcitation qu’avait produite la communication des traités dans le public, dans la presse et dans les chambres était telle que le ministre des relations étrangères, M. Carlos Tejedor, se laissa entraîner à écrire une note dont la violence semblait fermer la porte à la conciliation. Cette note du 27 avril 1872, qui a marqué dans le débat, demande l’annulation pure et simple des traités Cotegipe, qu’elle considère comme équivalant à la rupture de l’alliance.

Ces déclarations produisirent à Rio l’effet attendu ; l’impression fut tout aussi vive à Buenos-Ayres lorsque cette dépêche fut connue du congrès, et l’opinion publique, qui avait poussé à ces violences, fut la première à les blâmer : le Brésil par ses actes, la république argentine par ses paroles, semblaient tous deux trop démontrer leur désir de liquider par la guerre le traité d’alliance pour que les intérêts privés, profondément menacés, n’en vinssent pas à exercer une pression énergique sur les représentans de la nation, à exiger du ministre un correctif immédiat. La nécessité s’en imposait ; c’est ce qui détermina l’envoi du général Mitre à Rio-Janeiro en mission extraordinaire le Il juin 1872. L’homme qui avait fait l’alliance de 1865, qui avait signé le traité et commandé les armées alliées pendant la période la plus longue et la plus ardue de la guerre, était l’envoyé choisi pour ramener le gouvernement brésilien aux pensées de paix contenues dans la lettre du traité de 1865 et des protocoles de 1870 et de 1871. Il y avait quatre ans que le général Mitre était descendu du fauteuil présidentiel ; rentré dans la vie privée, il était resté l’homme d’état le plus considérable de son pays, et l’on ne pouvait douter que l’autorité de sa parole, en même temps que le souvenir des services rendus au Brésil lui-même, n’amenassent promptement les esprits à des idées de paix. Tel fut en effet le premier résultat obtenu. Cependant que de difficultés entouraient l’envoyé argentin dès le début de son séjour à Rio ! Un incident pouvait dès le premier jour en donner la mesure : à son arrivée, le général n’avait pas été reçu personnellement par l’empereur selon l’usage, bien que ces deux personnages fussent liés par des relations anciennes : sur la demande qu’il fit d’une audience, il lui fut répondu que l’empereur ne pourrait le recevoir qu’à l’audience mensuelle des ambassadeurs du 2 août suivant. Le général Mitre s’y rendit en grande tenue, accompagné du personnel de la légation. Suivant les règles du cérémonial, un entretien était de rigueur entre l’empereur et l’envoyé argentin. Le général Mitre salua dom Pedro II en lui disant combien il était heureux de revoir au milieu de la paix glorieusement conquise un compagnon d’armes après huit ans d’absence, et après l’avoir vu pour la dernière fois sous sa tente sur le champ de bataille d’Uruguayana le soir d’une victoire gagnée en commun, qui avait délivré de l’ennemi une ville brésilienne. Ces souvenirs échangés, la présentation faite du personnel de la légation, l’empereur demanda au général s’il avait des nouvelles fraîches de la Plata, et s’il n’avait pas connaissance d’une récente invasion d’Indiens. Surpris de l’étrangeté de la question, le général Mitre répondit que le fait était vrai, que c’était là une des plaies des pays vastes et peu peuplés, et que, pour puissans et riches que fussent les États-Unis, ils n’en étaient pas délivrés encore ; mais, que la dernière malle avait apporté une nouvelle d’un plus haut intérêt, qui était l’inauguration du télégraphe transandin unissant le Pacifique à l’Atlantique. L’empereur ne resta pas sur cette réponse, et demanda de nouveau, ce qui pouvait passer pour une ironie, où en étaient les travaux du chemin de fer transandin, qui en réalité n’est depuis dix ans et ne sera longtemps encore qu’à l’état de projet. La conversation, après une réplique sans intérêt, s’arrêta là ; elle était caractéristique pour les esprits les moins prévenus, et ne pouvait être mise sur le compte de la distraction dans des circonstances aussi graves ; elle était plus étrange encore, étant données les relations antérieures de l’empereur avec le général Mitre ; tous deux en effet, comme chefs d’états alliés, avaient commencé ensemble à l’Uruguayana une guerre que le général Mitre continuait ensuite comme généralissime des armées brésilienne et argentine, les menant toutes deux à une victoire chèrement acquise ; la situation de l’empereur, monarque constitutionnel, lui interdisait, il est vrai, de manifester son opinion sur les incidens qui amenaient le général Mitre à Rio, mais le devoir que son titre lui imposait n’allait pas jusqu’à l’oubli de ces précédens et à une indifférence si marquée pour la personne de son interlocuteur.

Sortant du cérémonial pour entamer les pourparlers diplomatiques, le général Mitre ne devait pas rencontrer un meilleur accueil. Le gouvernement brésilien se refusa dès l’abord à entrer en négociation tant que celui de Buenos-Ayres n’aurait pas dans une nouvelle note effacé tout ce qu’avait de blessant et de provoquant celle du 27 avril. Il fallut trois mois pour obtenir de Buenos-Ayres une réponse satisfaisante qui rouvrait la porte aux tentatives de conciliation ; ce fut donc seulement au mois de septembre que furent entamées les négociations. Les instructions du général Mitre portaient la reconnaissance des traités Cotegipe, mais seulement en tant qu’ils étaient conformes aux bases antérieures, et à la condition que le gouvernement de Rio reconnaîtrait explicitement l’existence du traité de 1865 dans toutes les stipulations relatives à l’état de guerre et à l’état de paix après la guerre ; on exigeait en outre le retrait des troupes alliées trois mois après les traités définitifs que la république argentine conclurait avec le Paraguay. Malheureusement il était visible que le Brésil voulait s’en tenir aux faits acquis par son traité et laisser retomber sur la république argentine le poids de toutes les difficultés non-seulement créées par cet acte, mais encore nées de la guerre ou antérieures à la guerre, ce qui lui permettait de conserver éternellement ses troupes à l’Assomption et même sur les territoires discutés ; et de se faire à son heure l’arbitre de conflits éventuels qui ne pouvaient que lui créer des avantages : il savait aussi que le moment n’était pas venu où la république argentine pourrait songer à la guerre, ni mettre son matériel en rapport avec celui que le Brésil avait amoncelé dans ses arsenaux de Rio, de Matto-Grosso et de l’île de Cerrito, pas plus qu’opposer ses troupes de terre à celles qu’il amenait déjà sur les confins de la province de Rio-Grande, en même temps qu’il subventionnait les révolutionnaires de la province d’Entre-Rios, soulevés par les assassins du gouverneur, le général Urquiza. Dans de- telles conditions, le général Mitre, n’eût-il fait que gagner du temps par ses lenteurs voulues, sauvait la république argentine d’un véritable danger. Quel que fût après ces préliminaires le texte de la convention signée le 19 novembre 1872, où aboutit la mission du général Mitre, elle produisait du moins ce résultat, inespéré quatre mois auparavant, d’éviter une guerre qui semblait d’abord inévitable, et qu’on a pu croire éloignée à jamais jusqu’aux incidens qui en ont récemment réveillé la pensée. Cet avantage était, à proprement parler, le seul, il y avait eu trop à réparer pour que le négociateur eût pu se leurrer de l’espoir d’en obtenir un plus complet. La convention en effet reconnaissait l’existence des traités Cotegipe, sous réserve pour la république argentine de négocier de son côté avec le Paraguay ; le Brésil s’engageait à employer son influence à faire aboutir ces accords particuliers, et, en cas de refus de la part du Paraguay, à examiner la question en commun avec les alliés ; mais on ne fixait pas de terme obligatoire pour le retrait des troupes, le remettant seulement à trois mois après la conclusion définitive des traités. C’était là le point faible de. la convention, car là république argentine n’avait plus dès lors aucun moyen de faire cesser l’occupation, si, le Paraguay refusant de traiter, le Brésil appuyait secrètement sa résistance. Or c’est justement ce qui est arrivé.

Voilà donc le résultat de l’attaque de Lopez et de l’alliance qui en a été la suite : depuis dix ans, aucun des états ligués contre lui n’est en paix, ni en guerre. La paix n’est pas faite avec le Paraguay, puisqu’aucun traité définitif n’est intervenu ; la guerre cependant est sans objet : inutile pour défendre les droits de la république argentine, elle est impossible, vu l’état d’anéantissement du Paraguay. L’annexion de ce pays est interdite par le traité d’alliance ; entre les alliés, aucune question de rivalité ni de limites n’est ouvertement soulevée, et pourtant que d’obstacles à la paix, que de dangers de guerre avec le Brésil ! Or quels prétextes avouables trouver à une guerre à propos de la question du Paraguay ? où mènerait-elle sinon à l’aveu de la part du Brésil de ses convoitises ?


II

Cependant l’heure était venue où la république argentine allait entrer dans une nouvelle série d’incidens à propos des traités définitifs qui lui restaient à signer. Le 1er mars 1873, le général Mitre, revenu de Rio-Janeiro, repartait de Buenos-Ayres pour l’Assomption afin de compléter son œuvre en terminant la guerre par un traité de paix avec le vaincu. Pour qui ne connaîtrait pas l’histoire de ces quatre années de négociations, plus longues « que la guerre elle-même, et qui s’en tiendrait à envisager la situation du vaincu seul vis-à-vis du vainqueur, il semblerait que ce fût là une œuvre facile. L’habileté du général Mitre devait pourtant échouer dans cette mission.

Les questions à régler étaient l’indemnité de guerre et les limites ; la première ne préoccupait personne, vu l’impossibilité absolue où était le Paraguay d’en payer aucune ; quant à celle des limites, elle ne devait trouver aucune résistance auprès du gouvernement de ce pays, si elle n’avait pas pour objet de consacrer un abaissement pire que celui qu’avait produit la guerre, et elle ne devait logiquement intéresser les alliés que si elle comportait un agrandissement de territoire par droit de conquête, en violation du traité d’alliance. Quels territoires allaient embrasser les limites réclamées par la république ? Celui de la partie des Missions située entre le Rio-Uruguay, l’Iguazu et le Paranà au nord-est de la province de Corrientes n’était pas en question ; la république argentine même, au lieu d’une conquête, faisait un abandon, puisque ses droits pouvaient être considérés comme irrécusables non-seulement jusqu’au Paranà, mais jusqu’au Tebicuary, situé à 30 lieues plus au nord. La partie du Chaco, désert boisé situé au nord de la province de Santa-Fé sur la rive droite du Rio-Paraguay, n’était pas contestable jusqu’à la limite du Bermejo, et n’était même pas sérieusement contestée jusqu’au Pilcomayo, qui coule parallèlement à 20 lieues au nord et vient se jeter dans le Paraguay à une lieue au-dessous de l’Assomption. On pouvait considérer la question comme vidée jusqu’à cette limite. Le traité de 1865 concédait même à la république argentine la faculté de faire valoir ses droits sur la partie du Chaco au nord du Pilcomayo en concurrence avec la Bolivie et le Paraguay ; ce territoire avait peu d’importance pour la république argentine, mais son gouvernement attachait un intérêt considérable à la conservation de la Ville-Occidentale, située à quelques lieues au-dessus de l’embouchure du Pilcomayo. Le dernier point à résoudre était la possession de la fameuse île de Cerrito. Cette île, située au confluent des deux fleuves Paranà et Paraguay, était la clé de tous les points en litige. La vérité, connue de tous, était que le Paraguay défendait à peine ses droits sur cette île, dont les Argentins avaient été paisiblement en possession jusqu’en 1844, époque où ils avaient été dépossédés par Lopez ; mais on savait aussi que le Brésil voulait considérer cette île comme paraguayenne pour la garder.

Si le général Mitre eût traité librement ou s’il eût pu faire triompher ses idées, la question du Chaco eût été vidée par l’abandon de la Ville-Occidentale et l’acceptation de la limite du Pilcomayo, qui eût été également acceptée par le Paraguay ; peut-être même eût-il transigé sur la neutralité de l’île de Cerrito, résolvant ainsi les questions en litige et délivrant les deux pays du poids de graves préoccupations. L’opinion publique eût approuvé ce résultat ; n’attachant que peu d’intérêt à ces longues querelles à propos de déserts inexplorés, sans même ambitionner la limite du Pilcomayo, elle se fût contentée de celle du Bermejo, fleuve plus important, connu jusqu’à sa source, visité mensuellement par un vapeur qui part de Buenos-Ayres et qui assure au Rio de la Plata le commerce des provinces excentriques de la république et le transit de la Bolivie. Quant à l’abandon ou à la conservation de la Ville-Occidentale, est-ce donc une question vitale pour la république ? est-ce même une question d’amour-propre national qui ne puisse se vider que les armes à la main ? Évidemment non ; si le Grand-Chaco est peut-être argentin, la Ville-Occidentale ne l’a jamais été ; elle fut fondée en 1855 par Solano Lopez, à son retour d’Europe, sous le nom de Nouvelle-Bordeaux, pour y établir des familles françaises venues avec lui : abandonnée quelques années plus tard, elle fut occupée pendant la guerre par la république argentine, qui la garda, la considérant comme un point stratégique que l’on ne pouvait sous aucun prétexte abandonner. Cette importance que l’on donne à la Ville-Occidentale vient en réalité d’une erreur géographique. On croit généralement à Buenos-Ayres, sur la foi de cartes insuffisantes, que le Pilcomayo aboutit dans le Paraguay par deux embouchures, et que la Ville-Occidentale, située au nord de la première et au sud de la seconde, occupe ainsi une presqu’île inattaquable vis-à-vis de l’Assomption. La vérité est que le Pilcomayo n’a qu’une embouchure au sud de la Ville-Occidentale, qui, se trouvant ainsi en dehors de cette fameuse limite du Pilcomayo, maximum des prétentions soutenables de la république argentine, n’est pas défendue. Il faut donc reconnaître qu’obtînt-on à Buenos-Ayres la Ville-Occidentale, on se serait simplement créé un embarras pour l’avenir et l’on aurait acquis un point si peu stratégique qu’à la première menace de guerre il faudrait l’abandonner, sur lequel par conséquent on ne pourrait jamais établir qu’une possession précaire. Le gouvernement seul a mis son point d’honneur à résister à toute transaction, et, craignant sans doute que le général Mitre ne s’avançât trop dans la ligne sage qu’il semblait conseiller dans ses notes confidentielles, M. Tejedor, dans son rapport annuel au congrès (juin 1873), eut soin de formuler des prétentions que l’on savait en complète opposition avec les vues brésiliennes ; le résultat fut de compromettre à ce point les négociations engagées que le Paraguay voulut revenir sur la transaction admise en principe au sujet du territoire des Missions et de la limite du Pilcomayo, et même remettre en question la propriété du Chaco, résolue par le traité d’alliance. C’était encore une faute grave, qui allait faire perdre tout le terrain conquis à Rio et ramener le général Mitre au point où en était M. Quintana en 1871, c’est-à-dire le forcer de revenir à Buenos-Ayres pour constater dans un long mémorandum l’impossibilité de traiter.

Le Paraguay pendant ce temps n’avait du reste fait aucun progrès politique. En 1872, M. Jovellanos avait été nommé président en remplacement de M. Rivarola, démissionnaire ; mais, attaqué par le parti national, il avait dû recourir à l’appui des troupes brésiliennes pour écraser l’insurrection dirigée par M. Caballero, qui mit en péril la ville même de l’Assomption à l’époque où le général Mitre y débarquait pour négocier. Un traité avec un gouvernement aussi peu stable était un mince succès, mais ce traité même était impossible. Le gouvernement paraguayen était bien en apparence reconstitué sur les ruines laissées par un demi-siècle de dictature, mais les patriotes paraguayens n’avaient aucune confiance dans l’avenir, ni dans le maintien de l’indépendance nationale ; en possession d’une constitution parfaite au point de vue théorique, l’éducation politique leur manquait pour donner une vie réelle à cette constitution promulguée plutôt que fondée, et restée par la force des choses à la merci de bouleversemens journaliers. Cette instabilité politique constituait par elle-même un obstacle pour toute espèce de traité ; là pourtant n’était pas la seule difficulté. Les traités Cotegipe n’étaient ni plus ni moins garantis, et cependant le Brésil avait traité ; le véritable obstacle n’était pas le vaincu, c’était l’allié, et l’aliment de la querelle était malheureusement à Buenos-Ayres, dans les conseils du gouvernement, aussi bien que dans l’hostilité brésilienne.

Par une destinée fatale, l’initiative de ces difficultés revenait au même homme ; il avait contribué deux fois : à les raviver et rendu inutiles les efforts de deux envoyés extraordinaires, tous deux d’un mérite peu commun, le général Mitre et le docteur Quintana. Après quatre années, ce ministre n’avait pas été remplacé. Avocat d’un mérite reconnu, mûri par les luttes journalières d’une carrière très brillante et très occupée, maniant avec une grande habileté la plume, cette arme unique de l’avocat américain, M. Tejedor, dans sa carrière de diplomate, n’avait cessé de faire éprouver à son pays des échecs répétés, parce qu’il manquait de cette habileté spéciale qui dénoue les fils les plus embrouillés sans les rompre : emporté, violent, dépassant la mesure dans les discussions parlementaires, mais cependant écouté et respecté dans les chambres par des collègues qui honorent en lui une vie politique toujours droite, il eut le tort grave d’introduire dans les relations de cabinet ces brusqueries de langage que la camaraderie crépie supportait ailleurs, mais qui sur le terrain diplomatique amenaient ses adversaires à le combattre avec les mêmes armes, — éloignant ainsi l’heure des transactions, et réduisant son gouvernement, pacifique par nécessité, à des concessions que plus de modération lui eût épargnées.

Après l’échec des deux précédens négociateurs, M. Tejedor eût vainement cherché un successeur au général Mitre, et ne pouvait réserver ce rôle qu’à lui-même. Toute l’année 1871 se passa au milieu des complications intérieures occasionnées par la lutte électorale et la révolution de septembre. Ce ne fut qu’au mois de mai de cette année que M. Tejedor, sorti du ministère, put se rendre à Rio pour reprendre les négociations. Le seul pas qu’eût fait la question, dû sans doute aux embarras financiers que causait au Brésil l’entretien d’une flotte et d’une armée de terre au Paraguay, était la proposition de reprendre les négociations sur la base d’un arbitrage limité au territoire de la Ville-Occidentale. M. Tejedor y répondit en acceptant même la rétrocession de ce territoire sous la condition de remise immédiate de l’île de Cerrito par le Brésil à la république argentine. Ces pourparlers, qui avaient pour but de fixer le point de départ des négociations, suffisaient à démontrer que la question paraguayenne n’était autre chose qu’une question exclusivement brésilienne : l’un et l’autre des intéressés savait qu’il exigeait de son adversaire une concession inadmissible, et qu’il se donnait gratuitement les apparences d’un esprit de conciliation prêt à tous les sacrifices. L’accord une fois fait sur ces bases, M. Tejedor fut invité à se rendre à Rio ; on l’assurait que toutes les difficultés seraient aplanies ; le Paraguay se lit de son côté représenter par M. Sosa comme envoyé extraordinaire ; la réunion eut lieu en mai. Il ne s’agissait et il ne pouvait s’agir que d’un traité spécial entre la république argentine et celle du Paraguay. Par un singulier bouleversement, après que le Brésil avait pour sa part signé des conventions a sa convenance, ce traité venait se discuter à Rio en présence de plénipotentiaires brésiliens, prenant part à la rédaction de protocoles sur une question de limites où le Brésil n’avait pas d’intérêt direct. Par un événement que n’avaient point prévu les ministres brésiliens, les deux plénipotentiaires argentin et paraguayen tombèrent d’accord, et, après deux conférences, signèrent un traité ad référendum, admettant les limites du Pilcomayo, la possession de la Ville-Occidentale en faveur de la république argentine, reconnaissant en même temps sa souveraineté sur l’île de Cerrito.

Le Brésil avait compté sur un désaccord, il avait même conseillé dans ce sens M. Sosa, et avait mis en avant une proposition d’arbitrage qui laissait pour longtemps la question en litige et éternisait son occupation de l’île de Cerrito. Il échoua sur tous les points, mais les hommes d’état brésiliens, loin de considérer ce dénoûment comme définitif, ne pouvant du reste s’opposer à la signature de traités où ils n’étaient pas partie, mirent tout en œuvre pour en amener l’annulation. M. Tejedor et M. Sosa, ne jugeant pas utile d’envoyer un courrier de cabinet spécial porter le texte du traité à Buenos-Ayres et à l’Assomption, avaient confié leurs plis à la poste brésilienne ; le gouvernement les garda et expédia en toute hâte un aviso à d’Assomption pour intimer au gouvernement paraguayen l’ordre de repousser les traités signés ad referendum, dont il remettait en même temps une copie sans aucun caractère d’authenticité. Le gouvernement se soumit à ces injonctions, blâma publiquement son envoyé et refusa son approbation aux traités signés : une fois encore la politique brésilienne replongeait l’avenir de ces pays dans l’obscurité et l’incertitude.

Telle est la situation épineuse créée aux alliés par un traité de paix et d’alliance perpétuelle plus pernicieux mille fois que l’état d’antipathie dans lequel on avait toujours vécu. Le Brésil est resté fidèle à sa vieille politique ; de tout temps il n’a cessé de lutter pour obtenir la domination des affluens de la Plata. Sa dernière tentative datait de 1840, où l’intervention de l’Angleterre et de la France arrêta ses prétentions sur l’île de Martin-Garcia, placée entre le Paranà-Guazu et l’Uruguay, au confluent de ces deux immenses fleuves dans l’estuaire de la Plata. Grâce à ces deux puissances, cette île est restée à la république argentine avec la faculté de la fortifier, faculté dont elle n’a commencé à user que le jour où le Brésil a sérieusement menacé ces deux cours d’eau. C’est pour élever forteresse contre forteresse que le Brésil a depuis toujours cherché à s’emparer d’un point stratégique qui tînt en échec Martin-Garcia : l’île de Cerrito, qui occupe au confluent du Paranà et du Paraguay une position identique, est entre ses mains, il veut la garder, et pour cela créer aux deux voisins des difficultés inextricables. Arrivera-t-il ainsi à susciter une guerre qui lui permette de maintenir sa situation au centre des républiques du sud ? là est la question. Dix fois déjà depuis quatre ans cette guerre aurait éclaté, si la république argentine avait montré moins de sagesse politique et de fermeté.

En dehors du passé historique et des vieilles querelles qui divisent l’Amérique espagnole et portugaise depuis deux siècles, bien des petits faits récens ont ravivé les hostilités. La république argentine est entrée dans une ère de prospérité subite ; l’émigration laborieuse s’est portée sur son territoire pendant que le Brésil esclavagiste voyait sa population diminuer et se préparer la crise peut-être terrible qu’amènera la liquidation de l’esclavage. Dans le dessein d’arrêter les progrès de sa voisine, le Brésil envoya des agens d’émigration à Buenos-Ayres pour détourner à son profit, sur la foi de promesses de tout genre, le courant de l’émigration européenne : c’était rechercher une occasion de tiraillemens qui pouvaient amener un conflit sérieux ; en même temps, il protestait contre l’établissement de quarantaines imposées aux provenances de Rio pendant la saison de la fièvre jaune, menaçant d’y répondre par une rupture de relations diplomatiques. Tout contribuait ainsi à exciter les esprits, et, sous la menace perpétuelle d’une guerre entre les deux états, à créer une crise commerciale et financière des plus graves.

Quels seraient cependant les résultats d’une guerre dans le Rio de la Plata, il est difficile au plus habile de le prévoir. Il faut se souvenir qu’en 1827 la république était bien petite, et que cependant elle amena le Brésil à accepter la paix après des revers répétés. Qu’adviendrait-il aujourd’hui ? L’énorme matériel de guerre du Brésil suffirait-il à bloquer la Plata, qui a 30 lieues de large à son embouchure, à bloquer même Buenos-Ayres, que les bâtimens d’un fort tonnage ne peuvent pas aborder à plus de quinze milles au large ? Pourrait-il défendre la province de Bio-Grande, séparée seulement de celle d’Entre-Bios par le Bio-Uruguay, et où une invasion de gauchos irréguliers produirait des ravages considérables ? De son côté la république argentine, dans l’état où sont ses finances, habitée qu’elle est par une foule d’étrangers presque aussi nombreux que les nationaux, pourrait-elle soutenir une longue guerre sans s’effondrer ? Ce sont là des questions qui doivent préoccuper vivement les patriotes de l’un et l’autre pays.


III

Les difficultés que traverse la république argentine dans ses rapports avec le Brésil et qui mettent en péril la paix du continent sud-américain ne sont cependant pas les seules. Ces complications même en ont amené d’autres avec plusieurs voisins et en particulier avec la république du Chili, dont les prétentions se sont accentuées à mesure que la querelle avec le Brésil se présentait plus menaçante. Cette hostilité récente entre ces deux républiques, nées du même mouvement de colonisation espagnole, élevées sous des lois communes, unies plus étroitement encore par les épreuves de l’indépendance de 1810 à 1817, n’était présagée par aucun incident antérieur de quelque importance. A la suite des événemens de 1810, les républiques chilienne et platéenne s’étaient formées sur les mêmes principes politiques et sociaux, et rien ne pouvait faire prévoir une scission comportant l’oubli d’une commune origine et de services mutuellement rendus.

La discussion porte tout entière sur la propriété’ du vaste territoire désert de la Patagonie, sur lequel aucun des deux états n’a jamais exercé une possession effective. Aujourd’hui même, où la question de propriété est soulevée entre les deux états voisins, les documens précis font défaut pour donner à la Patagonie des limites sûres au nord ; bornée aux autres vents par le cap Horn, la Cordillère et l’Atlantique, s’étend-elle au nord jusqu’au Rio-Negro par A2 degrés ou seulement jusqu’au Rio-Diamante par hl degrés, ancienne limite des provinces de Cuyo ? Ce sont là des questions obscures qui jusqu’à ces dernières années n’avaient intéressé personne ; il semblait même que les deux parties aujourd’hui en litige eussent pris à cœur d’inscrire dans des documens publics le peu de cas qu’elles faisaient de ce territoire. Ainsi en 1849 le ministre de la marine chilienne, dans le rapport annuel de son département, disait textuellement : « Nous ne devons pas oublier de signaler l’état de complet abandon dans lequel se trouvent nos ports et les eaux de la république ; il semble incroyable qu’étant donné que la seule source de nos revenus est la douane, toute notre côte, depuis Copiapo jusqu’à Chiloe, soit abandonnée par la force publique et ouverte à la contrebande, au brigandage et à toute espèce d’abus. » À cette époque, On admettait donc qu’au-delà de Chiloe il n’y avait pas de côte chilienne. De son côté, le pouvoir exécutif de la république argentine disait, dans Un message du 6 septembre 1872 : « Le gouvernement n’a aucun moyen de savoir par ses propres agens en quels lieux de la côte patagonienne il existe des dépôts de guano ; le dernier établissement qu’ait la république argentine sur l’Atlantique est le Carmen de Patagones, situé sur les bords du Rio-Negro, et une petite colonie d’Anglais du pays de Galles sur le Chubut. La république manquant décadrés et de gardes-côtes, la Patagonie est comme toujours dans le plus grand abandon. » Cette dernière phrase prouverait au moins en faveur de la république argentine une possession in animo, qui suffit juridiquement à établir ses titres à la propriété du territoire possédé. Quant au Chili, il semblait encore admettre en 1849 que son territoire s’arrêtait à l’est à la Cordillère des Andes, pour aboutir à l’extrémité de la presqu’île de Brunswick, dans le détroit de Magellan, sans prétendre à aucune possession au-delà des Andes, ni au sud du détroit. Le seul acte qu’eussent fait les Chiliens dans la voie d’une prise de possession de l’entrée ouest du détroit était la fondation de la colonie de Bulnès en 1843, dans le lieu même où une tentative du même genre avait été faite antérieurement, et auquel on a donné le nom de Port-Famine. Le peu de succès et l’emplacement malheureux de cette colonie amenèrent les Chiliens à chercher une station plus hospitalière pour les navigateurs du détroit ; le point choisi fut, dans la presqu’île de Brunswick, un petit coin de terre fertile qui semble une oasis au milieu des glaces, abrité qu’il est des vents froids ; on y fonda la colonie de Punta-Arenas ou Sandy-Point en 1847. Située à l’orient de la Cordillère, elle empiétait, il est vrai, sur le territoire que la république argentine s’était habituée à considérer comme sien, ce qui donna lieu de sa part à des protestations assez vives pour amener en 1865 la signature d’un traité réservant les droits de la république argentine, mais remettant à d’autres temps la solution de cette question territoriale, et laissant jusque-là les choses dans le statu quo de l’uti possidetis de 1810. À la suite de ce traité, et en raison du peu d’intérêt que l’on avait à peupler Ce territoire, aucune difficulté ne fut soulevée jusqu’en 1868. Depuis cette époque jusqu’en 1871, la république argentine distribua à diverses reprises des terres au-delà du Rio-Negro, et*autorisa l’extraction du guano au sud du Rio-Santa-Cruz. Le Chili crut devoir protester contre ce qu’il considérait comme une violation du statu quo, et fit insérer dans le Times de Londres, en avril 1872, une note où il déclarait qu’exerçant depuis 1843 juridiction sur les îles et côtes du détroit de Magellan et de la Terre de Feu, il se réservait le droit de donner des autorisations pour l’extraction du guano, menaçant en même temps de confiscation tout navire qui se présenterait pour cette exploitation sans son autorisation préalable. On devait s’attendre à une protestation du gouvernement argentin ; le ministre de la république chilienne, prenant les devans, annonça que le Chili n’avait pas eu l’intention de s’opposer à la juridiction exercée par la république argentine sur les côtes atlantiques et que ses intentions n’allaient pas au-delà d’une prohibition d’extraire du guano sur les côtes mêmes du détroit. Quelque réduites que devinssent ainsi les prétentions chiliennes par cette déclaration, elles ne pouvaient être admises par le gouvernement argentin, qui prétend limiter la juridiction chilienne à la Patagonie orientale, s’arrêtant aux crêtes des Andes, comme le reste, du territoire chilien.

La question se trouvait dès lors posée, et jusqu’à ce jour n’a pas été résolue. Au début, lors de la fondation de ses colonies en 1843 et 1847 et en 1856, lorsqu’il signa son traité avec le gouvernement de Buenos-Ayres, le Chili considéra comme le maximum de son droit la possibilité d’occuper une des bouches du détroit ; en 1872, ses prétentions, jusque-là vagues, ont grandi ! D’abord il prétend à un droit de propriété sur les terres magellaniques ; substituant bientôt à ce mot celui de patagoniques, il en arrive à réclamer comme siennes les 20,000 lieues carrées de territoire qui, selon lui, forment la Patagonie. La république argentine de son côté ne veut pas renoncer à ses droits sur l’entrée du détroit de Magellan du côté de l’Atlantique ; elle est disposée toutefois à en assurer la libre navigation au commerce du monde.

A la suite de longs préliminaires, les deux gouvernemens furent amenés à discuter en principe au point de vue historique ’et géographique leurs droits à ces territoires. Le Chili avait contre lui des faits historiques, et même des déclarations antérieures beaucoup trop explicites de son gouvernement. L’article premier de la constitution de 1836 énonce que le territoire du Chili s’étend depuis le détroit d’Atacama au nord jusqu’au cap Horn, et depuis la Cordillère des Arides jusqu’au Pacifique, comprenant en plus l’archipel de Chiloe, toutes les îles qui en dépendent et celles de Juan Fernandez. Cette loi fondamentale n’a jamais été contestée au Chili et a servi de base pour déterminer les limites de la Bolivie dans le désert d’Atacama. En 1843, c’est encore cet article que l’on invoque en célébrant la fondation de la colonie du Bulnès, et le message de l’exécutif déclare que c’est pour donner à la constitution itoute la portée dont elle est susceptible que l’on fait cette tentative de colonisation. Enfin, lors du traité signé en 1843 avec l’Espagne, où il s’agissait de la reconnaissance de l’indépendance chilienne, l’Espagne ayant demandé quelles étaient les limites du pays qu’elle allait reconnaître, il lui fut répondu que les limites de la république étaient déterminées par l’article premier de la constitution. Au surplus tous les écrivains sont d’accord pour décrire le Chili comme une bande étroite limitée par les Andes et par la mer ; c’est ainsi que le dépeignent ses libérateurs et ses législateurs, et jusqu’à ses patriotes les plus éclairés, comme Bulnès et O’Higgins.

A défaut de semblables témoignages, la nationalité de la Patagonie découlerait encore d’une foule de documens historiques antérieurs à l’année de l’indépendance. Le 21 mai 1684, le roi d’Espagne déclare que les cimes neigeuses de la Cordillère séparent le royaume du Chili des provinces du Rio de la Plata et de Tucuman. — En 1776 est érigée la vice-royauté de la Plata, première séparation administrative des états sud-américains, et qui précède à peine de trente ans la dissolution politique. Entre ces deux époques, les documens abondent qui déterminent les limites de ces différens états, et placent la Patagonie sous la juridiction de la vice-royauté de la Plata. La nouvelle république a-t-elle tardé à exercer son autorité sur ces territoires ? En juin 1810, elle envoie de Buenos-Ayres don Pedro Andrès Garcia reconnaître les frontières et en assurer la défense, et celui-ci, rendant compte de sa mission, est d’avis qu’elles doivent être portées aux Cordillères. En 1823, elle délivre des concessions de pêcheries sur les côtes des Malouines, et en 1829 nomme Louis Vernet gouverneur de ces îles. En 1846, 1848, 1849, elle déclare que sans son autorisation il est interdit d’extraire du guano en Patagonie ; depuis lors elle n’a cessé de faire des concessions de terres et d’extraction de guano sans que le Chili ait jamais opposé aucune prétention territoriale ni protestation diplomatique. Le seul acte qu’il se permit fut l’établissement de la colonie du Punta-Arenas, que la république argentine autorisa dans un intérêt d’humanité, limitant seulement la portée de son autorisation dans le traité de 1856, par lequel les deux états s’engageaient à ne pas modifier le statu quo, à ne jamais user de mesures violentes et à remettre l’arrangement définitif à l’arbitrage d’un gouvernement ami. Lorsqu’en 1866 ce traité fut dénoncé, M. Lastarria, qui représentait alors le Chili, déclarait, au milieu des négociations entamées, que le Chili n’élevait aucune prétention sur ce que l’on est convenu d’appeler la Patagonie orientale, située à l’est des Andes, mais qu’il voulait faire établir ses droits sur la Patagonie occidentale, jusques et y compris l’entrée ouest du détroit.

Cependant en 1872 le Chili en arriva par une pente insensible à mettre en avant que le statu quo de 1856 comprenait la possession de Punta-Arenas, placée au centre de la Patagonie, et que la question à vider portait sur la totalité du territoire de la Palagonie. Il invoquait à l’appui une note de son gouvernement du 27 décembre 1848, adressée à la république argentine, où il est parlé comme possession du Chili de la colonie établie l’année précédente à Magellan, du détroit et des terres adjacentes. Partant de là, et substituant le mot Patagonie à celui de Magellan, il s’occupait immédiatement de déterminer les limites de cette contrée, les portant d’abord au Rio-Diamante, puis au Rio-Negro, et enfin au Rio-Colorado par 38 degrés, territoire considéré jusque-là comme partie intégrante de la province même de Buenos-Ayres. Depuis lors le gouvernement chilien n’a cessé de travailler à édifier une théorie interprétant pour les besoins de la cause toutes les expressions employées par ses adversaires et jusqu’aux documens historiques les moins certains. C’est ainsi qu’il fait la base de son droit d’une carte dressée par Juan de La Cruz, Cano et Olmedilla en 1775, qui qualilie les territoires de la Patagonie de Chili moderne, sans remarauer que cette carte, eût-elle quelque valeur, est antérieure à la cédule royale de 1775, qui crée la vice-royauté de la Plata et détache du Chili les provinces de Cuyo, seul territoire peuplé que le Chili eût jamais possédé à l’est des Andes. Il ne s’appuie du reste sur aucun document daté de 1776 à 1810, et c’est là une lacune d’autant plus importante que l’existence historique de la Patagonie date de cette époque, qu’elle fut connue pour la première fois en 1774 par la description qu’en fit Thomas Palkner, et que, pour la première fois en 1782, une expédiiion fut tentée sur le Rio-Negro par Basilio Villarino sur l’ordre du vice-roi. L’obscurité qui enveloppait cette partie du continent était telle avant ces explorations que l’on croyait que le Rio-Negro et le Rio-Colorado, qui coulent parallèlement, traversaient tous deux le territoire de la vice-royauté et celui du Chili, et que, supprimant la haute muraille des Andes, on s’imaginait pouvoir aller par eau de Patagones, sur la côte atlantique, à Valdivia, sur le Pacifique. Le Chili ne dédaigna pas d’invoquer des documens fondés sur de semblables erreurs pour démontrer que le Rio-Negro traversait ou limitait pour le moins une possession chilienne. Que n’a-t-il plutôt jeté les yeux sur les divisions qu’une nature puissante a si vigoureusement tracées sur ce continent, comme pour assigner leurs domaines respectifs aux peuples futurs !

Quelle autre raison de division peuvent avoir en effet les peuples qui occupent ce continent, que la nécessité de se concentrer dans les limites formées par des obstacles naturels ? Déjà antérieurement à la proclamation de l’indépendance, l’Espagne l’avait compris et avait partagé ces territoires en prenant pour base la facilité de l’administration, créant pour cela les vice-royautés du Pérou et de la Plata et le royaume du Chili, tous appuyés sur des frontières naturelles aussi précises que pouvait le permettre l’état de la science géographique. Les nouveaux états, sortant du mouvement de 1810, agissaient prudemment en se constituant sur cet unique principe des divisions naturelles. C’eût été même une politique sage et en tout point digne de la loi fondamentale de ces républiques que de se faire dès le but de mutuelles concessions de territoire qui en réalité constituaient alors un sacrifice bien mince. Malheureusement ils convinrent d’adopter en principe l’uti possidetis de 1810, date fort mal choisie, car elle ne répondait à aucun fait politique général. En 1810, la république argentine seule s’était déclarée indépendante ; seul le vice-roi de la Plata avait été renversé, et la révolution contre l’Espagne était loin d’être générale ; bien loin même d’être appuyée au Chili ou en Bolivie, elle y était repoussée par la majorité des nationaux ; au Pérou, personne ne l’acceptait, et ce ne fut que l’arrivée de l’armée victorieuse du général San-Martin qui put y décider les Liméens en 1817. L’uti possidetis de 1810 n’a donc aucune base sûre. On ne pouvait pas davantage appliquer le principe, depuis si célèbre, des nationalités, et consulter des peuples qui tous, si l’on considérait les conquérans, avaient la même origine, et, si l’on se tournait vers les premiers habitans, étaient tellement nomades qu’ils ne semblaient pour ainsi dire pas attachés au sol. La simple raison indiquait qu’il ne fallait songer à autre chose qu’à appuyer les peuples nouvellement nationalisés sur les grandes limites naturelles. Pour ne l’avoir pas fait, on a donné naissance aux querelles modernes, devenues plus graves avec le temps et à mesure que chaque pays, se développant séparément, devait rechercher des avantages particuliers ; mais l’impossibilité de s’occuper de questions internationales quand les complications intérieures étaient déjà si nombreuses, l’ignorance où l’on était de la configuration de grands déserts qui séparaient ces états, le peu d’importance que l’on attachait à la possession de ces territoires, ont causé cet oubli et créé les embarras actuels.

Chaque jour la nécessité d’une solution s’impose davantage, et le pays qui se voit obligé de la réclamer avec plus d’ardeur, parce que les questions pendantes mettent en suspens son progrès et sa vie intérieure, parce qu’il est le centre des convoitises et le pivot de toutes les difficultés, est la république argentine. Bien loin de songer à réclamer comme sienne la totalité des territoires de la vice-royauté de la Plata qu’elle a remplacée, elle a dès longtemps abandonné une grande partie de ces possessions aux républiques du Paraguay, de la Bolivie et de l’Uruguay, tronçons détachés de cette ancienne vice-royauté ; elle a constitué de son côté au milieu de luttes violentes l’unité politique et légale de ses quatorze provinces, et consentirait aujourd’hui encore à sacrifier à la paix continentale des points extrêmes de son territoire en faveur du Paraguay au nord et du Chili au sud, faisant à ses voisins des avantages et restant elle-même appuyée sur des limites sûres et protectrices qui assureraient sa tranquillité ; mais, prise entre deux exigences qui semblent se liguer, elle ne saurait pour le moment faire de pareilles concessions sans immoler en même temps son amour-propre et sa dignité. C’est ainsi qu’elle s’est vue obligée à refuser l’arbitrage offert par le Chili en exécution du traité de 1856 tant que celui-ci n’aurait pas évacué les points de son territoire qu’il occupe indûment, et en particulier le Rio-Santa-Cruz, d’où il n’a pas craint d’expulser violemment des colons français régulièrement établis sur des territoires légalement concédés par la république argentine. De là des provocations, des attaques et des vexations réciproques aussi bien sur la frontière des Andes que sur la côte patagonique : le Chili, plus ardent que son adversaire dans cette voie dangereuse, est allé jusqu’à déclarer qu’il considérerait comme un casus belli la nomination au poste de ministre des relations extérieures de l’ex-ministre plénipotentiaire de cette république auprès du gouvernement chilien, M. Félix Prias, aussi bien que le fait de concéder quelque territoire que ce fût sur la côte patagonienne. De semblables provocations produisirent à Buenos-Ayres une excitation bien excusable, et le congrès national s’empressa de répondre par un vote d’enthousiasme, concédant 10 lieues de terres en Patagonie au premier qui se présenta pour solliciter cette concession ; le pouvoir exécutif de son côté offrit le portefeuille des relations extérieures à M. Félix Frias, qui le refusa pour des motifs étrangers à ce débat.

Les choses en sont là. La guerre cependant ne sera pas ouvertement déclarée entre les deux pays tant que la question brésilienne conservera une marche pacifique. Une guerre en effet entre le Chili et la république argentine paraît irréalisable ; ces deux états, d’une importance à peu près égale, sont trop éloignés l’un de l’autre, trop divisés par la nature, et pourraient lutter pendant de longues années non-seulement sans se détruire, mais même sans s’atteindre. Il est plus facile d’échanger à travers les Andes des phrases sonores et des provocations aussi éloquentes que fières que d’y engager des armées ; seule la guerre déclarée par le Brésil, et dont le premier effet serait le blocus de la Plata, permettrait au Chili de faire de la question de sa neutralité une question de territoire, et, en privant la république argentine de toute communication par la voie difficile des Andes, l’amener aux concessions désirées. Les regards doivent donc se porter du côté du cabinet de San-Christophe, où l’entrée récente du marquis de Caxias comme ministre de la guerre et du baron de Cotegipe comme ministre des affaires étrangères annonce une politique hostile aux républiques de la Plata, et la guerre comme remède à la crise esclavagiste.

Dans ces circonstances, de graves événemens paraissent prochains sur ce continent, et ceux qui, se fondant sur l’analogie des races qui le peuplent depuis l’équateur jusqu’au cap Horn, rêvaient l’établissement d’une grande république des États-Unis du Sud-Amérique, voient la réalisation de ce rêve s’éloigner et une guerre fratricide prête à reculer d’un demi-siècle le progrès du continent sud-américain en appelant sur la ville de Buenos-Ayres une partie des terribles épreuves que souffrait, il y a quelques années, le peuple paraguayen. Il dépend aujourd’hui de la sagesse des hommes d’état de sauver le pays de la situation critique où l’ont mis une alliance imprudente et le crime d’avoir écrasé un peuple voisin sans merci et sans humanité. Peut-être la république argentine aura-t-elle à payer par de longues douleurs ses fautes déjà anciennes ; elle aura du moins prouvé dans cette épreuve ce que vaut l’union créée au milieu de longues luttes intérieures, et à laquelle elle est aujourd’hui assez attachée pour que la ville de Buenos-Ayres, si longtemps tenue en dehors de la confédération, soit prête à s’immoler à l’intérêt général. C’est en effet à Buenos-Ayres que se fait la politique, c’est là que se débattent et se résolvent les questions ; mais, si Buenos-Ayres est la tête de la république, elle n’ignore pas que c’est à la tête que l’on frappera d’abord ; cependant jusqu’ici personne n’y a songé à faire passer avant la dignité de la république l’intérêt de la capitale. Cette résolution et cette union active désarmeront des ennemis qui ont compté sur quelques divisions intestines, et, ramenant les esprits à des concessions faciles à faire, qui n’engagent ni l’intérêt matériel, ni la dignité, ni même l’intérêt moral de ses états, rouvriront tous ces pays au travail et à la production, que ces menaces tiennent en suspens.


EMILE DAIREAUX.


  1. Voyez la Revue du 15 février 1870.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1873.