Les Confessions d’un missionnaire

Les Confessions d’un missionnaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 395-413).
LES CONFESSIONS
D’UN MISSIONNAIRE

The Pentateuch and book of Joshua critically examined, by the right rev. Jolia William Colenso D. D. bishop of Natal.

Pendant que les sciences exactes et les sciences d’observation renouvellent l’industrie, et par l’industrie transforment les conditions de la vie matérielle, il est une autre science qui, sans bruit, sans prétention, livrée à des recherches obscures, étrangère en apparence aux préoccupations de la société, n’en semble pas moins appelée à modifier de son côté les conditions de la vie morale. Je veux parler de la critique historique. Au premier abord, rien ne semble plus désintéressé; on est tenté de n’y voir qu’une branche de l’érudition, et cependant la critique historique touche aux plus graves problèmes. Elle est née d’hier, et déjà elle a produit une révolution dans la religion et la philosophie. C’est qu’elle est plus qu’une science, elle est une méthode; c’est qu’elle a fait plus que d’apporter des solutions, elle a changé la manière de poser les questions.

Il en est de la critique comme de toutes les découvertes contemporaines : elle est rapidement entrée dans le domaine commun. Née en Allemagne, restée quelque temps la possession exclusive de nos savans voisins, elle a fini par franchir le Rhin et par se répandre en France et en Angleterre. L’Angleterre, où la tradition a beaucoup d’empire, n’a pas accueilli sans résistance le nouveau venu, que précédait la renommée de tant de ruines ; mais si l’Angleterre est attachée à ses usages, si elle redoute instinctivement tout ce qui peut ébranler les principes qui font sa force, elle se distingue en même temps par une équité naturelle qui ne lui permet point de juger une cause sans avoir écouté les avocats des deux parties. En vain les partisans de la critique menaçaient-ils les préjugés les plus chers, les institutions les plus respectées, les croyances les plus saintes : la sincérité du caractère anglais n’a pas permis qu’on leur fermât la bouche ; on a voulu les entendre, on les a admis à développer leurs argumens ; puis, la cause une fois plaidée, on a vu quelques-uns des juges, et ceux-là mêmes qu’on pouvait supposer les plus prévenus, déclarer qu’ils se rendaient à l’évidence, et passer des sièges de la cour au banc des accusés.

On se rappelle quel fut le principal incident dans l’histoire de cette crise théologique[1]. Plusieurs ministres de l’église anglicane publièrent, il y a deux ans, un volume d’Essais et Revues dans lequel les principes de la critique moderne étaient appliqués avec hardiesse aux livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le scandale de cette publication fut d’autant plus grand que dix éditions attestaient combien le public prenait part aux débats. Les journaux et les revues ne parlèrent plus que théologie. Les évêques lancèrent des anathèmes. De gros volumes entreprirent de réfuter les audacieux théologiens. On ne leur épargna pas les injures : celui-ci comparait M. Jowett à Julien l’Apostat ; celui-là déclarait qu’il ne pouvait lire les livres du pieux Bunsen « sans un frisson involontaire de dégoût, de pitié et de mépris. » Cependant les argumens ni les injures ne satisfirent les fureurs des gens d’église, et l’on eut recours aux tribunaux. Des sept coupables, deux furent considérés comme de moindres pécheurs : un troisième était laïque, un quatrième était mort ; mais les évêques de Salisbury et d’Ely ont réussi à faire condamner devant la Cour des Arches leurs diocésains respectifs, MM. Rowland Williams et H. B. Wilson. Il ne restait plus à atteindre que M. Jowett, le plus dangereux de tous, parce qu’il est le plus instruit et le plus influent. On a cru longtemps qu’il était protégé par sa qualité de simple professeur ; cependant les jurisconsultes ont fini par trouver un biais, et trois des collègues de M. Jowett viennent de le déférer à l’autorité universitaire. Ainsi tout allait pour l’orthodoxie au gré de ses vœux ; on n’avait pas répondu bien victorieusement, mais on avait réussi à soulever les craintes et l’indignation des fidèles ; on n’avait pas réfuté les hérétiques, mais on les avait frappés ou menacés dans leur carrière et dans leurs moyens d’existence. On pouvait espérer que l’intimidation avait réussi ; il semblait que le silence allait se faire, que les croyances allaient se rassurer. C’est sur ces entrefaites qu’un nouveau coup, infiniment plus inattendu, plus sensible, plus difficile à parer, est venu ébranler l’édifice des traditions.

On sait que l’Angleterre, depuis quelques années, a érigé dans ses vastes dépendances coloniales un assez grand nombre de sièges épiscopaux. Il y a des évêques non-seulement au Cap, à Calcutta, à Sydney, mais à Labouan, à Honolulu. Ces sièges, à proprement parler, sont des postes de mission, et ceux qui les remplissent ne sont point des dignitaires qui ont déjà passé par les charges ecclésiastiques, mais des hommes dans la force de l’âge, et que recommandent leur zèle et leurs talens. Un épiscopat de ce genre a été établi dans la colonie de Natal, au nord-est du Cap, territoire de dix-huit mille milles carrés, habité par des Cafres et par des fermiers hollandais. Le docteur Colenso y fut appelé en 1854. Il avait quarante ans. Élève distingué de l’université de Cambridge, il avait passé plusieurs années dans l’enseignement, puis dans les fonctions de pasteur de campagne. Excellent mathématicien, ses traités d’arithmétique et d’algèbre ont été adoptés dans les écoles et les universités. Zélé ministre de l’Évangile, il avait publié des « sermons de village, » dans lesquels les gens experts avaient bien démêlé une petite saveur d’hétérodoxie, mais dans lesquels on n’avait pu méconnaître l’éloquence et la piété. Ce qui est certain, c’est que personne ne s’attendait à l’éclat qui se préparait. L’évêque Colenso était tout entier à son œuvre de conversion et de civilisation ; les ouvrages qu’il publiait de temps en temps avaient tous trait aux travaux du missionnaire ; les dépisteurs d’hérésie, occupés à la poursuite des Essais et Revues, avaient oublié ses premières hardiesses. Qui eût dit que le nouvel acte du drame théologique se préparait aux antipodes, parmi les Zoulous, et qu’un évêque devait y jouer le rôle principal ?

Il y a quelques mois, le docteur Colenso revint en Angleterre. Le bruit se répandit bientôt qu’il venait pour y publier un examen critique du Pentateuque, et que ce livre était destiné à faire du bruit. Un premier volume parut en effet au mois de novembre dernier, et l’on ne peut dire qu’il ait trompé l’attente du public. L’effet produit par les Essais avait eu quelque chose de plus imprévu, la consternation causée par le volume du docteur Colenso a été plus grande : c’était un second coup qui venait s’ajouter au premier ; mais ce qui augmenta surtout l’impression de crainte et de colère qu’éprouvèrent les orthodoxes, ce fut le caractère ecclésiastique dont était revêtu l’auteur. L’anglican n’est pas si bien dégagé des doctrines du catholicisme que l’épiscopat soit à ses yeux une simple dignité hiérarchique. Il lui semble toujours qu’à un si haut rang, à une si solennelle consécration, doivent correspondre des grâces divines toutes particulières. Un évêque errer, un évêque renverser les fondemens de la foi ! A qui donc faudra-t-il recourir, et quelle garantie conservera le peuple chrétien, s’il doit se défier de ses propres pasteurs et des plus haut placés? Ce n’est pas tout. L’église anglicane n’avait jamais prévu un pareil péril ; elle a bien pu armer les évêques du pouvoir de poursuivre ou de suspendre les pasteurs de leur diocèse, mais elle n’a rien décidé pour le cas où l’évêque lui-même tomberait dans l’hérésie. En vain les tribunaux existent-ils; ce qui manque, c’est quelqu’un qui ait le pouvoir de déférer le délinquant aux tribunaux. Telle est la perplexité où se trouve jetée l’église d’Angleterre : elle voit l’hérésie éclater dans son sein, elle la voit envahir jusqu’à ses chefs spirituels, et elle se reconnaît impuissante à punir le coupable et à se préserver du danger.

Le caractère ecclésiastique de l’auteur était une aggravation de l’offense; il faut avouer cependant que l’ouvrage du docteur Colenso était assez alarmant déjà par lui-même. Quelque familière que l’Angleterre fût devenue avec les travaux de la critique biblique, elle n’était pas encore préparée à des résultats tels que ceux auxquels arrivait l’évêque de Natal.

La critique des saintes Écritures n’est pas une science à part; c’est tout simplement la critique historique appliquée à l’histoire de la religion juive et de ses développemens. Qu’il s’agisse de livres dits sacrés ou de livres dits profanes, le but, la méthode, les moyens d’investigation sont absolument les mêmes. On se propose toujours de peser des témoignages, de contrôler des traditions, de démêler le vrai du faux. Du moment que la Bible se présente, non pas comme un livre tombé du ciel, mais comme une collection d’ouvrages écrits en différens temps, dans des circonstances particulières et par des hommes semblables à nous, il est permis de rechercher quelles sont leur origine et leur valeur, de se demander d’où ils viennent et à quelle autorité ils peuvent prétendre.

La critique historique se divise en deux branches, la critique des documens et la critique des faits.

La critique des documens est la partie la plus nouvelle de la science, celle qui, de nos jours, a pris le plus de développemens et a fourni le plus grand nombre de résultats inattendus. Elle consiste à chercher dans le texte même d’un ouvrage, dans son style, dans les notions qui forment l’horizon intellectuel de l’écrivain, dans les indications indirectes qui se sont glissées sous sa plume, à y chercher, dis-je, des renseignemens sur l’auteur, l’époque et le but de l’ouvrage. Le critique part de l’incertitude de la tradition: cette tradition, il sait par de nombreux exemples qu’elle est souvent erronée, et par conséquent toujours suspecte. Il s’agit donc de la confronter avec le témoignage involontaire des textes, de voir si ceux-ci la confirment ou la contredisent, et, dans ce dernier cas, d’essayer de la remplacer par des données qui pourront être incomplètes, insuffisantes, mais qui reposeront du moins sur une base solide. On comprend d’ailleurs que les résultats auxquels on arrive ainsi seront le plus souvent négatifs. Il est plus aisé de prouver que les lettres de Platon ou quelques-uns des discours de Cicéron n’ont pas été véritablement écrits par ceux dont ils portent le nom que d’en découvrir le véritable auteur. Il est certain que l’épître aux Hébreux n’est pas de saint Paul, mais il n’est pas certain, comme on l’a conjecturé, qu’elle soit d’Apollos. On voit bien que les fausses décrétales ne sont pas authentiques, mais toutes les circonstances qui ont présidé à la fabrication de ce fameux recueil ne sont pas également claires. Il n’en est pas moins vrai que la critique a souvent réussi à jeter un jour singulier sur des ouvrages d’une haute antiquité. La portion des Écritures juives dont s’est occupé le docteur Colenso en est un exemple. On sait que le Pentateuque est un recueil de cinq livres renfermant l’histoire des origines de l’humanité et celle du peuple hébreu jusqu’à la mort de Moïse. Moïse lui-même, si l’on en croyait la tradition, serait l’auteur de ce récit. Il faut dire que l’examen le plus léger suffit pour renverser cette opinion; non-seulement l’ouvrage lui-même ne prétend point à une si haute parenté, mais il renferme une foule de données qui sont inconciliables avec la supposition dont il s’agit. Toutefois on ne s’est pas arrêté à cette conclusion négative. Un examen plus attentif a fait découvrir que le Pentateuque se compose de divers documens, que l’un de ces documens, histoire suivie et étendue, a été plus tard remanié et complété par une autre main, et qu’il n’est point impossible de faire le partage des morceaux qui appartiennent à l’un et à l’autre des deux rédacteurs. Ce n’est pas tout : on a pu établir d’une manière approximative la date du document primitif et celle du remaniement auquel il a été soumis plus tard. Le livre, ramené à sa première forme, désigne l’époque dont il parle comme un temps où le peuple d’Israël n’avait pas encore de rois; il est clair d’après cela que l’auteur écrivait postérieurement à l’établissement de la monarchie. L’auteur, d’un autre côté, ne connaît encore ni Jérusalem ni le temple de Jérusalem; il s’ensuit qu’il écrivait avant le règne de Salomon, qui construisit le temple, et même avant celui de David, qui. le premier, enleva Jérusalem aux Cananéens. La conclusion n’est pas difficile à tirer : l’ouvrage que le rédacteur du Pentateuque a pris pour base de son récit remonte au règne de Saül, le prédécesseur de David et le premier roi d’Israël. Je pourrais multiplier les exemples. De l’Ancien Testament je pourrais passer au Nouveau. Je pourrais montrer comment la critique a sur une foule de points modifié la tradition, comment elle a tantôt renversé, tantôt confirmé l’authenticité des écrits apostoliques, par quels moyens ingénieux, par quelles ressources d’esprit et d’érudition elle a fixé, à quelques mois près, la date d’un écrit qui n’en avait point, ou rejeté jusque bien avant dans le second siècle telle épître qui s’était décorée du nom d’un apôtre; mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des détails de ce genre. Mon seul but était de faire comprendre ce qu’on entend par la critique des documens, quelle en est la méthode et à quels résultants elle peut espérer d’arriver.

La critique des faits a un autre but et procède différemment. Elle se propose, par la comparaison des renseignemens fournis, par l’examen de la vraisemblance et de la cohésion interne des récits, elle se propose, dis-je, de déterminer le degré de confiance que ces récits méritent, et d’y séparer, s’il y a lieu, la vérité de la fiction, l’histoire de la légende. Elle aspire même quelquefois, par des conjectures, par des combinaisons, à rétablir la suite et le vrai sens des événemens, que la tradition a défigurés. Les recherches auxquelles les premiers siècles de l’histoire romaine ont été soumis depuis Beaufort et Niebuhr offrent un exemple de ce genre de travail et des procédés au moyen desquels les savans se flattent tantôt de détruire, tantôt de reconstruire l’histoire traditionnelle.

Le premier volume du docteur Colenso, le seul dont nous ayons à parler ici, parce que c’est celui qui a fait événement, ce volume s’occupait uniquement de la critique des faits et s’en tenait au côté purement négatif des questions. L’auteur ouvre les livres de l’Ancien Testament vulgairement attribués à Moïse. Il laisse de côté les grands récits de la création, de la chute, du déluge, pour se borner à des événemens plus faciles à contrôler. Il ne rejette point un fait par cela seul que ce fait est miraculeux ; il ne trouve, pour sa part, aucune difficulté à admettre une intervention surnaturelle de la Divinité dans les affaires humaines, mais il ne peut recevoir comme vraies des relations contradictoires : or ce sont des contradictions qu’il a cru reconnaître dans le Pentateuque. Prenant pour objet spécial de ses recherches le séjour des Israélites dans le désert, il s’attache à l’un des élémens de ce récit, le nombre assigné par le texte sacré à la multitude des Hébreux qui venaient d’échapper au joug des Pharaons. Ce nombre, d’après le Pentateuque, était de plus de six cent mille guerriers, ce qui, avec les femmes et les enfans, suppose un total de trois millions de personnes. Cette population, habitant sous des tentes, devait former une ville mouvante d’au moins douze milles carrés, à peu près l’étendue de la ville de Londres. Veut-on se représenter tout ce peuple en marche, on a une immense colonne qui, sur une largeur de cinquante hommes, couvrirait en longueur un espace de vingt-deux milles, de telle sorte que les derniers seraient séparés des premiers par deux journées de chemin. Ces chiffres obtenus, le docteur Colenso les met en regard des nombreux passages qui semblent incompatibles avec de pareilles données. Il est dit que Moïse rassemble le peuple à la porte du tabernacle : comment trois millions d’hommes seraient-ils entrés dans un espace qui n’en pouvait contenir plus de cinq mille? Josué fit la loi entière à tout le peuple : on se demande combien de personnes, dans cette immense population, purent entendre cette lecture, et si quelques-uns seulement l’entendirent, on se demande à quoi servait une si longue cérémonie. Les prêtres (il n’y en avait que trois) devaient porter hors du camp les restes des sacrifices : or les sacrifices étaient fort nombreux, et le prêtre, pour satisfaire à ce devoir, n’aurait pas eu chaque fois moins de deux lieues à parcourir. Les Israélites étaient sortis d’Egypte avec leurs troupeaux : admettons que les hommes fussent nourris de manne ; il est difficile de comprendre comment on nourrissait et on abreuvait deux millions de bœufs et de moutons. Telles sont les questions que se pose le docteur Colenso. Je laisse de côté d’autres calculs encore et d’autres difficultés. J’ai seulement voulu donner un exemple de la critique de notre écrivain. Ce qui nous importe d’ailleurs, c’est sa conclusion. Or cette conclusion, la voici : « Le Pentateuque, dans son ensemble, ne peut avoir été écrit ni par Moïse, ni par un homme qui connaissait les faits; disons plus, le prétendu récit mosaïque, quel qu’en ait été l’auteur, ne peut être considéré comme historique. La plus grande partie de l’histoire de la sortie d’Egypte, bien qu’ayant probablement quelque fondement, ne saurait être tenue pour vraie. » On voit où ceci nous mène. Si les récits de la Bible ne sont pas vrais, la Bible n’est plus un livre inspiré dans le sens où l’on prend ordinairement ce mot; elle n’est pas un livre surnaturel, un livre dont chaque ligne renferme une révélation de Dieu. Or cette notion de la Bible est le fondement de la croyance orthodoxe; elle est, le docteur Colenso ne se le dissimule pas, liée, en Angleterre, à la foi et aux espérances du plus grand nombre des fidèles. Dès lors il n’est pas difficile de comprendre avec quel mélange de terreur et d’indignation on a vu de pareilles idées se produire sous l’autorité d’un des chefs de l’église. La critique de l’auteur n’a rien de bien nouveau, de bien ingénieux, de bien profond : elle est tout élémentaire, presque naïve ; mais elle marche à front levé, elle ne cache point les résultats auxquels elle est arrivée, elle ne cherche point à en atténuer la gravité ; elle frappe ouvertement le protestantisme vulgaire, disons mieux, le christianisme traditionnel, dans son dogme cardinal : comment s’étonner que bien des lecteurs aient été jetés dans la plus douloureuse perplexité ?

Il y a toutefois dans le livre du docteur Colenso quelque chose d’infiniment plus grave que les résultats auxquels il arrive, et que l’autorité épiscopale sous laquelle ces résultats sont présentés au public : c’est l’histoire même du livre. L’auteur, dans sa préface, nous a raconté ce qui lui a mis la plume à la main, et cette préface est devenue le récit d’une lutte secrète, d’une agitation douloureuse, et comme un chapitre des mémoires intimes de l’écrivain. Hélas! combien de personnes, dans cette confession pleine de candeur, n’ont-elles pas retrouvé l’image de leur propre expérience! Essayons d’expliquer comment les questions se sont dressées devant notre missionnaire, et comment elles s’imposent à l’église dont il fait partie.

La parole du Christ, le plus simple comme le plus sublime enseignement que le monde ait jamais entendu, ne suffit pas longtemps aux auditeurs qui l’avaient recueillie. En prenant une forme et un corps dans leurs pensées, elle s’y combina avec bien des élémens étrangers, philosophie grecque ou mythologie hébraïque; elle prit la consistance des religions positives; elle se formula en dogmes; elle se cristallisa. Le christianisme ne fut plus une simple proclamation prophétique de paix avec Dieu et de fraternité entre les hommes, il devint une théologie. La révélation fut regardée comme une communication surnaturelle de connaissances religieuses, comme une proclamation de certaines propositions abstraites sur l’essence divine, l’origine du mal, la nature de la grâce. Les germes de cette transformation se trouvent déjà dans les écrits apostoliques, dans le Logos de saint Jean, dans la Justification de saint Paul; mais cette formation dogmatique se développa rapidement. Il suffit de rappeler les discussions des pères et des conciles sur la Trinité et le péché originel, et ces Sommes du moyen âge dans lesquelles la doctrine chrétienne est fixée jusque dans ses plus petits détails et ses conséquences les plus éloignées. Le christianisme était devenu un vaste système de doctrines embrassant le ciel et la terre, le passé et l’avenir de l’humanité, renfermant une théogonie, une métaphysique et une morale, mais qui se distinguait surtout en ce qu’il faisait dépendre le salut de la connaissance des dogmes et de la soumission avec laquelle chacun les recevait. Les recevoir, — fort bien, mais sur la foi de qui? On le comprend, tout était là. Il s’agissait de savoir à quel titre la doctrine chrétienne s’offrait à la foi des fidèles, sur quelle autorité elle s’appuyait. L’autorité, dans une religion dogmatique, c’est la clé de voûte du système. On me somme de croire, mais encore faut-il que je sache ce qui doit déterminer ma croyance. Vous me parlez de révélation, mais encore faut-il que cette révélation ait ses preuves, qu’elle produise ses titres. En d’autres termes, il y a nécessairement par-delà toutes les croyances une dernière croyance qui appuie et résume les autres, qui en établit la certitude et en justifie la divine origine. C’est ici que le catholicisme et le protestantisme se sont séparés. La conception religieuse fondamentale est restée la même; de part et d’autre le salut est également attaché à une croyance dogmatique, de part et d’autre il y a un dépositaire infaillible des doctrines, un juge suprême des controverses; seulement l’autorité catholique, c’est l’église, tandis que l’autorité protestante, c’est l’Écriture.

On comprend par là ce que la Bible est devenue pour le protestant. Il n’y voit pas les monumens de la foi des Hébreux et des premiers chrétiens, il n’y voit pas les documens de l’histoire de la plus pure des religions; il n’y cherche pas le verbe de ces grands prophètes de Dieu qui ont parlé à leur peuple de justice, de repentance et de pardon, de ces pieux poètes qui ont chanté leurs douleurs et leurs espérances, et dont les accens sont éternels comme les sentimens qui les ont animés. Non, le protestant orthodoxe ouvre sa Bible pour y trouver les propositions qu’il doit croire. Elle est pour lui, je ne dirai pas la source de la révélation, mais la révélation même. Comme elle est l’autorité religieuse suprême, elle est au-dessus de tout jugement et de toute appréciation. C’est Dieu même qui s’y fait entendre. Non-seulement il ne peut s’y trouver rien d’humain, ni erreur, ni tache, ni contradiction, il ne s’y trouve rien non plus d’inutile; chaque ligne, chaque mot est un message du Très-Haut adressé à l’homme, une manifestation de sa volonté et de ses perfections.

L’autorité dogmatique, quel qu’en soit le siège, a un inconvénient : elle doit prouver tout le reste, et elle-même a besoin de preuves. Il faut croire sur la foi de l’église, mais il faut pour cela commencer par croire à l’église, et les titres de l’église à notre confiance ne sont pas moins sujets à contestation que les dogmes qu’elle prétend couvrir de son infaillibilité. Il faut croire à l’Écriture, mais la dogmatique protestante ne renferme pas une seule proposition qui ne soit plus facile à prouver ou à défendre que l’inspiration de la Bible. La difficulté est grave; ce n’est pas la seule. L’autorité en matière de foi est surtout compromise par le conflit dans lequel elle se trouve avec les faits. Si l’église enseigne la cosmologie de Ptolémée, la cosmologie de Copernic et de Newton ne pourra s’établir sans ébranler l’autorité de l’église. Si l’Écriture renferme sur la création ou le déluge des relations qui sont en désaccord avec la science moderne, s’il y a des contradictions ou des impossibilités historiques dans ses récits, si çà et là nous y rencontrons des sentimens qui nous blessent ou des exemples qui nous scandalisent, il est clair que nous sommes placés dans l’alternative d’abandonner l’infaillibilité de l’Écriture, ou de fermer violemment nos yeux à l’évidence. C’est ici que les esprits légers ou prévenus ont un grand avantage sur les esprits droits et sérieux. Ils n’ont garde de s’appesantir sur des questions qui les embarrassent, ils en détournent leur attention, et, n’en sentant plus le poids, ils finissent par croire qu’elles n’existent point. Que si les circonstances ramènent les objections devant eux, si la controverse les oblige à s’en occuper, si le doute est dans l’air, si la critique viole la consigne qui devait lui défendre leur porte, il leur reste encore des ressources : la majesté des traditions, la sainteté de la foi, les intérêts de la religion et ceux de la morale religieuse, le danger de tout perdre du moment qu’on renonce à tout défendre, autant de fins de non-recevoir qu’ils opposent aux argumens les plus spécieux. Entrent-ils dans l’examen des difficultés qu’on leur oppose, c’est pour se contenter des réponses les plus faibles, des preuves les plus illusoires : après quoi, ils retournent à leurs occupations, ils s’étourdissent par l’accomplissement de leurs devoirs, ils cherchent dans la pratique des vertus chrétiennes l’oubli de ces questions importunes, et ils se persuadent qu’ils sont en règle avec la sincérité et la vérité. Bien différent est le sort de l’âme scrupuleuse qui tient par-dessus tout à être au clair avec elle-même, qui se reprocherait d’aller au-delà de ses convictions, qui ne sait se faire ni illusion ni violence, qui a appris à tout subordonner à la vérité, dogmes, traditions, les préceptes les plus saints, les autorités les plus hautes, persuadée que la vérité n’est rien si elle n’est tout, et que rien n’est sacré que ce qui est vrai!

Le docteur Colenso, il faut le reconnaître, est un homme de cette noble race. «Dieu m’en est témoin, s’écrie-t-il, j’ai passé bien des heures douloureuses lorsque, lisant la Bible et regardant chaque parole du saint livre comme une parole de Dieu, j’y trouvais des contradictions qui me paraissaient incompatibles avec son autorité absolue, et que dans tout autre livre je n’aurais pas hésité à regarder comme des erreurs. Mais non, on m’avait appris qu’il était de mon devoir d’étouffer en moi toute étincelle de doute, comme si ce n’était pas l’amour de la vérité qui eût allumé ces étincelles, et comme si l’amour du vrai n’était pas un don de Dieu. Je réussis à imposer silence à mes scrupules, à m’aveugler moi-même, à faire violence à mon amour de la vérité; mais grâce au ciel je n’y réussis pas longtemps. A mesure que mes connaissances s’étendaient et que mon intelligence s’exerçait, je sentais l’impossibilité de rester fidèle aux doctrines exagérées dont j’ai parlé. Je me refusais encore à admettre que les contradictions de l’Écriture fussent réelles, mais j’évitais de serrer de trop près la question. Absorbé dans mes devoirs pastoraux, je faisais ce que bien d’autres ministres de l’Évangile ont probablement fait dans de pareilles circonstances : je recourais aux explications spécieuses des commentateurs, je me retranchais dans la vérité générale des récits bibliques, je m’attachais aux parties de l’Écriture qui renferment des enseignemens ou des exhortations, et quand je tombais de nouveau sur des difficultés insolubles, manifestes, telles que la création ou le déluge, je cherchais à me persuader qu’il y avait sûrement quelque moyen d’expliquer tout cela. »

Telles étaient les perplexités dans lesquelles se débattait le docteur Colenso, lorsqu’il fut nommé évêque de Natal. Il se lança aussitôt dans la carrière du missionnaire avec toute l’ardeur d’un homme qui croit à l’Évangile comme à un principe de civilisation pour les peuples, de relèvement moral pour les individus. Son premier soin fut d’apprendre la langue des indigènes. Il s’en rendit bientôt maître, et il publia une grammaire et un dictionnaire de cette langue. Il voulut ensuite traduire les Écritures. C’est là ce qui le perdit. En face d’un texte qu’il était obligé d’étudier minutieusement, d’interpréter littéralement, il vit toutes les difficultés revenir en foule et plus importunes que jamais. Ce n’est pas tout. Il avait eu recours dans ce travail à l’assistance de quelques indigènes convertis. Or les Zoulous sont des Cafres intelligens, que leur genre de vie pastorale et la nature de leur pays rapprochent de la condition des anciens Israélites, et qui apportaient à l’étude de l’Ancien Testament les réflexions naïves que suggère une première impression. On en était un jour à l’histoire du déluge; on venait de lire la description de ce vaisseau gigantesque dans lequel des exemplaires de tous les animaux terrestres, quadrupèdes, oiseaux et reptiles, avaient trouvé un refuge. « Tout cela est-il bien vrai? s’écria le pauvre Zoulou; est-il bien vrai que l’arche ait contenu tous ces animaux, et que Noé ait eu de quoi les nourrir tous, les animaux féroces et les oiseaux de proie comme les autres? » Une autre fois on traduisait les lois de Moïse. On en était arrivé à un passage qui permet au maître de frapper son esclave jusqu’à la mort, pourvu que la mort ne soit pas immédiate. « Je n’oublierai jamais, dit Colenso, l’étonnement et l’indignation avec lesquels un des indigènes qui m’assistaient apprit que ces paroles avaient été prononcées par l’Être infiniment grand et miséricordieux que je lui avais enseigné à adorer. Son âme tout entière se révoltait à cette seule idée, » Une autre fois encore, l’évêque de Natal voulait consacrer au ministère de l’Évangile un Zoulou, le même peut-être que celui dont il vient d’être question, homme parfaitement propre à l’aider dans ses travaux de missionnaire, et il était obligé d’y renoncer parce qu’il aurait fallu le faire souscrire à des confessions de foi dont les distinctions subtiles ne peuvent pas même être traduites dans la langue de Natal, et lui faire déclarer qu’il croyait à toutes les Écritures, tandis qu’il ne les avait pas même lues et n’avait pu les lire tout entières.

On s’explique maintenant ce qui est arrivé au docteur Colenso. Obligé par les devoirs mêmes de sa vocation d’envisager de près les difficultés dont il s’était débarrassé jadis en se réfugiant dans des considérations générales ou en se distrayant par des occupations actives, tenu de résoudre pour autrui les objections dont il avait éludé la force lorsqu’il s’agissait seulement de les résoudre pour lui-même, appelé à se rendre un compte exact du pour et du contre, il avait senti tout le poids de la critique. Il avait alors eu recours aux commentateurs, il s’était adressé à l’Allemagne, aux plus célèbres des défenseurs de l’orthodoxie, aux plus savans des apologistes : il avait lu Hengstenberg, Hävernick, Keil, Kurtz; mais ici encore il avait éprouvé ce que tant d’autres ont éprouvé de nos jours : les auxiliaires dont il cherchait l’appui s’étaient tournés contre lui. Il avait été étonné de la faiblesse de leurs argumens, irrité de l’arbitraire de leurs procédés, scandalisé du manque de droiture qui perce dans leurs plaidoyers. « Est-ce donc là, se disait Colenso, le dernier mot de la science dans la question dont il s’agit? Est-ce là tout ce que la sagacité la plus aiguisée, jointe aux connaissances les plus étendues, trouve à répondre aux doutes soulevés par la critique? Une cause ainsi défendue n’est-elle pas une cause perdue? »

Le point auquel en était arrivé Colenso est le point de séparation entre deux classes d’esprits. Il y a des hommes qui croient ce qu’ils veulent, et il y en a qui croient ce qu’ils peuvent. Ceux-ci s’attachent au vrai uniquement parce qu’il est vrai ; ceux-là font, du bien, du beau, de l’utile, le signe auquel ils le reconnaissent. Tandis que les uns sont résignés d’avance à toute vérité et à toute conséquence de la vérité, les autres, avant de recevoir une opinion, commencent par se demander si elle est commode ou sûre, si elle ne dérange pas leur foi ou n’affaiblit pas leurs principes. Les uns partent de ce fait que le vrai est ce qu’il peut, qu’il est souverain d’ailleurs, que c’est à la société, à la religion, à la morale même, de s’arranger avec lui, qu’il est après tout la source et le fond de ces choses, et que les idées les plus chères au genre humain, si elles ne peuvent se concilier avec la réalité, n’ont pas le droit d’être. Les autres reconnaissent également en principe l’identité du juste et du bon avec le vrai, mais ils diffèrent des précédens en ce qu’ils partent des conséquences sociales ou morales d’une proposition pour déterminer si elle est vraie ou fausse. Ces derniers passent généralement pour les vrais croyans, tandis que les premiers sont rangés parmi les sceptiques; il n’est pas de jugement plus injuste : on a beau s’inscrire en faux contre un grand nombre d’opinions reçues, de dogmes établis, on n’est pas incrédule pour cela, si l’on est conduit par le désir et animé par l’espoir d’arriver à la vérité. Le sceptique est bien plutôt celui qui préfère quoi que ce soit, sa commodité, sa sécurité, son âme même, à la vérité, celui qui, subordonnant le vrai à l’utile, montre assez par là que l’objet de sa foi c’est l’utile plutôt que le vrai.

On peut exprimer la même distinction d’une autre manière encore en disant qu’il y a plusieurs degrés dans la sincérité. Le manque de sincérité n’a pas toujours conscience de lui-même. Conscient, il s’appelle duplicité, mensonge, fourberie; inconscient, il ne trompe les autres qu’en se trompant tout le premier : il est, à cet état, l’essence de la légèreté, de l’esprit de parti, du fanatisme; mais il y a aussi telle duplicité qui n’est qu’à demi consciente, qui ne néglige pas seulement la vérité, mais qui la craint et l’évite. Or, il ne faut pas s’y tromper, on peut redouter la vérité pour des motifs corrompus; mais on peut la redouter aussi pour des motifs qu’il est difficile de blâmer. Il y a des gens qui n’en veulent pas parce qu’elle les condamne, d’autres parce qu’elle les gêne, d’autres enfin parce que leur vie morale est liée à des croyances dont ils ne peuvent se séparer, et qui leur sont dès lors aussi chères que l’honneur et le devoir. Insensibles à la surprise et au charme des découvertes intellectuelles, peu curieux de leur nature, peu spéculatifs, peu critiques, ils n’éprouvent pas ce besoin qui agite les autres et qui les porte à tâter sans cesse le pouls à leurs convictions pour savoir si elles vivent encore et comment elles se portent. Les objections ne les atteignent point. Leur attention est ailleurs. Ils sont sincères, bien que d’une sincérité relative; ils aiment le vrai, mais avec un sous-entendu : c’est qu’ils le possèdent déjà, et avec une condition, c’est que leurs recherches s’arrêteront toujours en-deçà des principes auxquels ils ont déjà prêté serment de fidélité.

Le docteur Colenso, sans être un esprit très indépendant ou très audacieux, appartient à la classe de ceux qui sont esclaves du vrai et qui ne savent pas croire par un acte de volonté. Il s’est trouvé placé en face de récits contradictoires, de faits impossibles, de données inconciliables avec la foi dans laquelle il avait été élevé, et il n’a pas osé mentir à sa conscience et à Dieu en dissimulant sa conviction. « Je ne me suis pas engagé de moi-même dans ces recherches, dit-il, mais j’y ai été amené par mes devoirs comme évêque et comme missionnaire. Du reste, je suis entraîné, je le sais, avec le courant du siècle, courant qui coule tout entier dans la direction indiquée, et qui grossit chaque jour à vue d’œil. Quelles seront les conséquences de ce mouvement? Dieu seul peut le prévoir. Pour moi, m’en remettant à lui, j’ai lancé ma barque sur les flots, et je sens qu’ils m’entraînent. Combien n’aurais-je pas préféré éviter de pareilles recherches, si je l’avais pu! Et en effet je les ai évitées aussi longtemps que cela m’a été possible. » Et ailleurs : « Il est injuste de repousser des recherches de ce genre en signalant les conséquences qu’elles doivent avoir, en déclarant qu’elles conduisent à l’incrédulité et à l’athéisme. Il est possible qu’il en soit ainsi de quelques personnes; mais en sera-t-il nécessairement ainsi de tous? Ne pouvait-on pas en dire autant et ne l’a-t-on pas très probablement dit de saint Paul lorsqu’il combattait le judaïsme, des réformateurs lorsqu’ils entrèrent en lutte avec l’église romaine? Notre devoir évident est de suivre la vérité partout où elle nous conduira, et de laisser les conséquences entre les mains de Dieu. »

Il ne faut pas croire d’ailleurs que notre évêque soit devenu ce qu’on appelle un incrédule. Loin de là, il est resté chrétien, chrétien sincère et fervent. La Bible continue d’être pour lui le livre des livres, de renfermer la vraie parole de Dieu, d’offrir l’image la plus fidèle du Très-Haut et l’instrument le plus efficace du salut des hommes. Il estime que l’esprit divin parle dans ce volume avec des accens qui vont à la conscience de tous, à celle de l’enfant et du pauvre aussi bien et mieux encore qu’à celle du critique ou du philosophe. La foi ne peut que gagner à des vues plus saines sur l’Écriture et l’inspiration. Vienne le jour où l’on n’enseignera plus aux hommes à croire, sous peine de damnation, des fables dont tous les peuples possèdent l’équivalent dans leurs propres traditions, et l’on verra l’œuvre des missions faire parmi les Cafres de l’Afrique et les brames de l’Hindoustan des progrès qu’il serait vain d’espérer aujourd’hui. Telles sont les espérances dont se nourrit la foi du docteur Colenso.

Son attachement à l’église dont il fait partie n’a pas changé davantage. On peut même dire que c’est par dévouement pour elle, et dans l’espoir de la servir, qu’il a pris la plume. Les superstitions qu’il attaque sont, à ses yeux, ce qui fait la faiblesse de l’anglicanisme. On prêche une doctrine de l’inspiration qui est en désaccord avec les faits, on exige des ministres du culte qu’ils reçoivent comme infaillibles des livres tels que ceux de Moïse, pleins d’impossibilités et de contradictions. La conséquence en est que les jeunes gens qui se distinguent dans les universités préfèrent toute autre profession à celle du ministère évangélique, et que les laïques eux-mêmes tombent dans le doute ou l’incrédulité. Les pasteurs ont perdu la confiance des troupeaux. L’irréligion prévaut aux deux extrémités de la société, parmi les gens éclairés et instruits et parmi les ouvriers intelligens. On laisse aller les choses, on veut à tout prix maintenir le silence et le statu quo; mais en attendant l’église d’Angleterre est sur le point de tomber par sa propre faiblesse, elle est en train de perdre son influence sur toutes les classes, et elle ne reprendra la direction des esprits que si elle revient à la sincérité, à la vérité, à la liberté, si elle redevient un foyer de lumière et de vie. «Pour moi, ajoute l’auteur, je sens que sortir de l’église, que m’arracher à tout ce que j’ai aimé et révéré, serait un déchirement affreux. Je ne crois pas avoir enfreint les lois ecclésiastiques; mais s’il en est autrement, s’il est prouvé qu’un évêque de l’église protestante d’Angleterre n’a pas le droit de soumettre l’Écriture à l’examen et de publier le résultat de ses recherches, si cela est établi, il va sans dire que je devrai supporter les conséquences de ma conduite. C’est aux laïques de voir s’ils veulent que le clergé soit tenu de souscrire à des dogmes qu’ils ne croient pas eux-mêmes, et dont ils ne consentiraient pour rien au monde à prendre la responsabilité. »

Ce n’est pas sans intention que j’ai cité ces aveux et ces déclarations du docteur Colenso. Je l’ai déjà dit : là est le principal intérêt de son livre, là en est le point palpitant, le côté dramatique. Notre siècle est témoin d’un phénomène tout nouveau. L’incrédulité autrefois pouvait se confondre avec l’irréligion; lors même qu’elle n’était accompagnée ni du vice ni de la frivolité, rien n’empêchait absolument qu’on ne lui supposât des motifs intéressés. C’était un axiome dans l’église que nul ne pouvait s’écarter des croyances consacrées, si ce n’est par l’effet de quelque perversité secrète, et l’on ne se faisait point faute de conclure de la liberté des opinions, sinon au libertinage des mœurs, du moins à l’orgueil de l’intelligence. La candeur, la pureté d’un Spinoza n’échappait pas plus à cette logique de l’orthodoxie que la légèreté d’un Voltaire. Aujourd’hui l’argument n’est plus de mise : on a vu, on voit à chaque heure l’incrédulité envahir le sanctuaire. Disons mieux, c’est de là qu’elle sort aujourd’hui. Quelques-uns des hommes qui se sont séparés avec le plus d’éclat de la tradition ont commencé par la foi la plus naïve, la plus implicite, la plus opiniâtre. Ils n’ont pas douté pour se débarrasser d’une doctrine dont la sainteté leur était devenue importune ; ils n’ont pas nié parce qu’il leur importait de le faire : c’est malgré eux que leurs croyances leur ont échappé. Loin d’aller au-devant des objections, ils n’en ont reconnu le poids qu’en dépit d’eux-mêmes. Ils ont cédé à l’évidence. Leur âme, lorsqu’ils ont vu d’abord l’abîme s’ouvrir devant eux, a été prise d’un immense et douloureux effroi : ils se sont jetés à genoux, ils ont lutté avec larmes, ils ont essayé de tous les remèdes, recouru à tous les conseillers. Sentant leur échapper les pensées qui avaient fait leur joie et leur force, comprenant tout ce qui allait leur manquer, et ne comprenant pas que rien pût leur en tenir lieu, habitués à regarder le dogme comme l’aliment de la vie spirituelle et la seule garantie de la vertu humaine, il leur semblait qu’ils allaient rouler sans fin dans des obscurités sans fond. Vingt fois ils ont résolu de douter de leurs doutes mêmes, ils ont voulu fermer les yeux à une odieuse lumière, ils se sont efforcés de croire de parti-pris, et toujours ils se sont retrouvés en présence de cet empire absolu qu’exerce le vrai sur les esprits honnêtes. Mais que dis-je? Il y a plus ici que le simple ascendant de l’évidence : si les croyans les plus fervens, si les saints même doutent aujourd’hui, ce n’est pas par la séduction des idées spéculatives, ce n’est pas même par la puissance avec laquelle s’imposent plusieurs des résultats de la critique moderne; c’est surtout par le besoin de rester uns avec eux-mêmes. Habitués à écouter leur conscience, ils ne peuvent lui résister. La sincérité est pour eux une chose si haute et si sacrée, qu’ils finissent par lui sacrifier jusqu’à leur foi. Le conflit dans lequel ils se trouvent engagés est en définitive un conflit de la morale avec le dogme, de la loyauté du caractère avec la fidélité au drapeau. En un mot, si l’essence de la religion est le juste et le vrai, on peut dire que les hommes dont nous parlons deviennent incrédules par dévouement à la religion même. Telle est la contradiction dans laquelle se débattent aujourd’hui bien des âmes! Tel est le spectacle vraiment tragique auquel assiste le XIXe siècle !

Les grandes révolutions sont celles qui restent d’abord le plus inaperçues, parce que ce sont celles qui s’accomplissent dans les idées. Celle dont nous venons de parler comptera un jour parmi les plus considérables. L’abolition des juridictions ecclésiastiques, la constitution civile du mariage, l’égalité des cultes, ne marquent pas plus nettement la fin des institutions du moyen âge que le principe de la liberté des croyances ne marquera la fin de l’époque théologique. Le dogme des dogmes, c’est le caractère volontaire de la foi. Si la foi en effet ne dépend pas d’un acte de volonté, l’homme n’est plus responsable de ce qu’il croit, l’hétérodoxie n’est plus coupable, l’église ne peut plus imposer son credo sous peine de châtimens éternels, les croyances enfin ne sont plus qu’affaire d’examen et d’appréciation individuelle. La théorie de l’église a toujours été que la vérité chrétienne est évidente, si bien que l’endurcissement seul peut se refuser à en reconnaître l’éclat. Ébranlez ce principe, et le dernier vestige de la scolastique a disparu de la pensée moderne. La doctrine religieuse a toujours aspiré à s’imposer; elle est désormais réduite à se proposer, elle perd le privilège de l’anathème : elle tombe dans le droit commun, je veux dire dans le domaine de la discussion; elle ne peut plus en appeler de l’homme égaré par le péché à l’homme repentant; elle n’a plus le monopole de la certitude et de la vérité. Tranchons le mot, la doctrine religieuse n’est plus qu’une opinion.

Je n’ai garde de compromettre en l’exagérant le fait qu’il s’agit d’établir. Je suis loin de supposer que les hommes se déterminent uniquement, dans leur manière de voir, d’après des preuves et des raisons. Je ne crois pas faire la part du préjugé et des passions plus petite qu’elle n’est en réalité; je la crois considérable. J’admire tous les jours à quel point on croit ce que l’on veut croire et l’on ne voit que ce que l’on veut voir. J’ai beau avoir confiance au progrès, je ne réussis point à me représenter une époque où le gros des hommes auraient pris l’habitude de peser avant de décider. Le parti-pris restera longtemps encore la cause déterminante des opinions; mais cet état des esprits, si je ne me trompe, ne sert qu’à rendre plus frappans les faits qui viennent de passer sous nos yeux. Qu’avons-nous vu en effet? Des hommes de parti-pris, des hommes qui avaient donné à leur foi des gages considérables, qui avaient embrassé un ministère religieux, que l’ardeur de leurs convictions avait entraînés au milieu des périls et des privations d’une mission lointaine, et qui tout à coup se sont arrêtés pour se remettre d’accord avec eux-mêmes. C’est un Lamennais, qui a défendu l’église et traduit l’Imitation c’est un Francis Newman, qui a été annoncer l’Évangile à Bagdad; c’est un Bunsen, sorti des rangs du piétisme le plus étroit; c’est Colenso enfin, qui n’a qu’une pensée, l’avancement du règne de Dieu sur la terre : ce sont ces hommes chez qui l’expérience, la réflexion, l’étude, ont fini par modifier les convictions les plus chères, par renverser les croyances au service desquelles ils avaient consacré leur vie.

Est-ce à dire pour cela que la religion arrive inévitablement à une négation? Devons-nous admettre que les sentimens les plus élevés du cœur de l’homme soient à la merci des variations de la pensée ou des découvertes de la critique? Les croyances chrétiennes sont-elles une illusion de l’enfance que la maturité est destinée à dissiper impitoyablement? Je suis loin de le penser. Il y a ici une distinction capitale à faire, La foi, en elle-même, est un sentiment : elle croit ce qui ne peut se démontrer, elle aime ce qui ne peut se voir, elle aspire à ce qui ne saurait être atteint. Comme sentiment, elle est ce qu’elle est, et, n’ayant pas besoin de preuves, elle n’est pas non plus susceptible de réfutation. C’est ainsi, dans cette pureté native et sublime, qu’elle s’est produite dans l’Évangile. « Ce qui fait l’essence de la religion chrétienne, a dit Mme de Staël, c’est l’accord de nos sentimens intimes avec les paroles de Jésus-Christ. » L’enseignement du grand prophète de Nazareth s’adresse toujours et tout droit à la conscience humaine; il y porte d’aplomb; il ne lui demande rien qu’il ne soit sûr d’en obtenir, il ne lui dit pas un mot qui n’y trouve un écho. Il n’y a rien d’arbitraire, rien d’adventice dans cette limpide doctrine; mais son élévation même en compromettait l’efficacité, et il semble que les hommes aient été obligés de la rabaisser pour l’accommoder à leur usage. Elle était tout esprit, ils lui ont donné un corps ; métal pur, ils y ont mêlé leur alliage. Au christianisme du Christ succède celui des apôtres, à celui des apôtres celui des pères, celui des conciles, celui des scolastiques. En vérité, c’est à n’y plus rien reconnaître. Au lieu des simples et profondes sentences du Galiléen, nous avons eu un mélange bizarre de dogmes abstraits et de mythologie saugrenue, une combinaison bâtarde de propositions métaphysiques et de faits légendaires. C’est ainsi que la foi religieuse est devenue croyance dogmatique, en d’autres termes qu’un élément de science et de spéculation s’est mêlé à ce qui n’était d’abord qu’élan et adoration; mais la science est l’objet légitime de l’examen : une histoire, fût-elle sacrée, tombe nécessairement sous la critique; une ontologie, fût-elle sanctionnée par des conciles, est soumise aux lois de la raison humaine. La religion ne pouvait devenir une science sans partager le sort de toutes les sciences, sans être tenue de présenter ses preuves et de satisfaire aux besoins de la pensée. On comprend maintenant comment il est arrivé que l’esprit moderne, avec ses instrumens plus aiguisés, ses méthodes plus rigoureuses, ait découvert l’insuffisance d’une foule d’argumens dont se contentaient nos pères, et on comprend aussi comment la bonne foi du chrétien le plus orthodoxe, du penseur le plus religieux, le jette parfois dans la plus cruelle hésitation entre des doctrines qu’il a appris à confondre avec la religion et des découvertes scientifiques qui ne lui permettent plus de considérer ces doctrines comme vraies.

C’est ici que s’élève une question dont il est impossible d’exagérer la gravité, et sur laquelle je voudrais appeler les méditations des hommes sérieux. Nous avons distingué la religion de la théologie, ou, ce qui revient à peu près au même, la foi de la croyance; nous avons même vu la religion briser la croyance comme une enveloppe devenue trop étroite, comme une forme qui ne répond plus au principe dont elle était jadis l’expression. Est-ce à dire que la religion puisse se passer d’une forme et d’un corps? La religion ramenée à son essence, réduite à ses élémens mystiques, débarrassée de toute théologie, cette religion est-elle possible? L’alliage qui semble en diminuer la beauté n’en fait-il pas en même temps la force? Les masses ne sont-elles pas trop peu spirituelles pour le culte du pur esprit? En détruisant ce que nous appelons des superstitions, ne risquons-nous pas de détruire quelques-unes des fibres par lesquelles la piété jette racine dans l’âme? Je vais plus loin, et je me demande s’il n’est pas nécessaire que la religion se mêle à toutes les pensées de l’homme, s’il n’est pas de sa nature de pénétrer les sciences, les arts, la vie tout entière, si l’idée même de la religion n’implique pas qu’au lieu de rester isolée dans quelque recoin de notre être, réservée aux heures de la contemplation ou de l’abattement, elle doit devenir comme le levain qui fait lever toute la pâte, comme le principe de toute l’existence pour l’individu, de toute la civilisation pour la société. S’il en est ainsi, l’énergie en vertu de laquelle le christianisme s’est jadis incarné dans la société serait inséparable du sentiment religieux, et si aujourd’hui les progrès des idées ont emporté l’ancienne civilisation et l’ancienne croyance, on pourrait admettre que le principe de cette civilisation n’a pas nécessairement péri pour cela, qu’il saura s’accommoder à un ordre de choses plus vaste, à une science plus sévère, à une morale plus généreuse, et qu’il finira par créer une église où il y aura place pour les Jowett et les Colenso.


EDMOND SCHERER.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1861, un article intitulé la Crise du protestantisme.