Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 27

Dentu (Tome IIp. 338-350).
Deuxième partie


XXVII

Le bûcher


C’est là le stratagème légendaire pratiqué par les bandits de l’Apennin pour pénétrer dans les maisons gardées.

La plupart du temps, Compare Orso : le Compère Ours, comme les brigands italiens ont baptisé leur machine de siège, est un vrai mannequin, destiné à recevoir la mousquetade, mais on n’a pas toujours sur soi un objet pareil, et il arrive souvent que le rôle du Compère Ours soit confié tout uniment à un coquin en chair et en os qu’on plastronne et qui fait, au devant de ses camarades, l’office de la tortue antique.

Le métier d’ours est moins dangereux en réalité qu’en apparence. Dans les trois quarts des cas, on ne jette pas sa poudre à l’ours dont l’apparition à pour effet certain de mettre le trouble et le désarroi parmi les assiégés, si l’ours est un simple fantoche.

Mais si l’ours est un détrousseur vivant et sachant son état, on obtient de lui de bien autres commodités.

Si le lecteur a prêté quelque attention aux lignes qui terminent notre dernier chapitre, il aura vu que, dans l’apparence, l’ours est un bonhomme qui se présente de dos, avec les bras croisés sur le ventre.

Pour prendre l’offensive, il lui faudrait se retourner.

La gît le principal du truc, pour employer le langage de M. Piquepuce.

Dans le vrai, en effet, l’ours va droit son chemin comme vous et moi. Il n’y a de retourné que l’habit. L’ours est tout uniment un solide gaillard portant par-devant le dos de sa redingote et croisant ses bras sur ses reins.

Son arrivée a produit nécessairement une hésitation. De toute évidence, il est stratagème ; l’esprit travaille. On cherche le piège à éviter. Ce n’est pas le mannequin qu’on surveille, c’est ce qui est à l’entour de lui ou derrière lui…

Mais tout à coup les bras se décroisent et menacent. L’étrange créature peut combattre à reculons. Ses membres sont emmanchés sens devant derrière… Et déjà, il n’est plus temps d’arriver à la parade. L’ours a frappé, plus rapide que la pensée. C’est une mine qui a joué ; la brèche est faite, les assiégeants n’ont plus qu’à se précipiter à l’assaut.

Ce fut la voix d’Irène qui rompit le silence. Elle dit avec l’accent d’une profonde stupeur :

— Prends garde ! j’ai vu briller des yeux sous les cheveux !

Reynier aussi avait aperçu deux lueurs parmi les touffes de laine crépue. Il visa, mais son doigt n’eut pas le temps de presser la détente. Un choc fit voler le pistolet hors de sa main et deux grands bras se nouèrent autour de son cou.

En même temps, les flocons de laine, rejetés en arrière par un brusque mouvement, démasquèrent la prétendue nuque qui était le noir visage de Petit-Blanc.

Le flot des bandits s’était rué par la porte ouverte.

— Aux jambes ! avait dit le capitaine Piquepuce.

L’instant d’après, Reynier était réduit à l’impuissance la plus absolue.

Cocotte, le serrurier, qui portait le costume d’un élégant de barrière, soutint galamment Irène, dont les jambes chancelaient, et la conduisit au fauteuil à la Voltaire de Mme Canada.

— Respect au beau sexe, dit-il. Quel amour de petite minette ! Soyez tranquille, mon cœur, on ne vous fera pas de chagrin.

Le nègre montrait ses dents de loup dans un sourire de triomphe.

— Parole d’honneur ! fit Piquepuce en haussant les épaules, ce n’était pas la peine de prendre tant de gants. C’était un tête-à-tête d’amoureux. Cherchez voir où est passé le papa.

Similor furetait déjà tout autour de la chambre et remplissait ses poches. Il n’avait pas même accordé un coup d’œil au berceau de Saladin, qui, nous devons l’avouer, ronflait du meilleur de son cœur.

— Une paire d’amis dans l’escalier, dit encore Piquepuce, pour si l’homme et la femme Canada revenaient de leur promenade. Qu’on fasse bonne garde !

Il regarda sous le lit, après avoir battu la couverture, du traversin jusqu’au pied.

— Pas plus de père Vincent que dans le coin de mon œil ! grommela-t-il. Ça serait bête si nous le laissions pincer par la brigade à Roblot. Fouillez voir partout.

Petit-Blanc et un autre coquin de robuste carrure restaient à la garde de Reynier qui ne bougeait plus et semblait éviter les regards d’Irène, comme s’il eût été honteux de sa défaite.

Irène, immobile et muette, restait dans la position où Cocotte l’avait mise. Ses yeux se clouaient au sol. Vous eussiez dit que l’excès de sa détresse l’avait rendue insensible ; mais il n’en était pas ainsi. Sous son masque d’indifférence découragée, elle gardait tout son sang-froid et prêtait avidement l’oreille aux bruits qui venaient toujours du réduit où Vincent Carpentier était enfermé.

Ces bruits, qui n’avaient pas changé de nature, échappaient aux assaillants parmi leur propre tapage, mais Irène les suivait, les traduisait et en comprenait désormais la signification précise.

Il était évident pour elle que Vincent travaillait à son évasion. Il n’avait pas eu besoin de feindre la fatigue, mais il avait paru y succomber tout à l’heure pour être mis à part dans le cabinet et gagner la liberté de ses mouvements.

Sa mine défaite et accablée avait trompé le ménage Canada ; elle n’aurait pas dû tromper Irène. Irène se reprochait l’égoïsme de son amour. Le désir de se trouver seule avec Reynier pour obtenir son pardon l’avait possédée, tout à l’heure, à ce point qu’il n’y avait plus rien autre en elle.

Certes, elle n’avait pas oublié le danger de son père, mais un instant ce danger s’était éloigné pour elle et reculé au rang des choses qui se peuvent remettre au lendemain.

Elle s’était dit : le sommeil va le prendre.

Mais, maintenant, elle devinait la ruse de Vincent Carpentier, chez qui la passion avait été plus forte que son épuisement même. Elle devinait chacun de ses efforts ; elle suivait son labeur ; elle le voyait à travers les planches de la porte aux prises avec l’implacable obsession de son idée fixe.

Les paroles prononcées par Vincent et qui semblaient être d’un fou, revenaient à sa mémoire avec un sens précis qui naguère lui avait échappé. Vincent avait dit vingt fois, cent fois peut-être : — Cette nuit, j’ai mon ouvrage !

Irène savait de quel ouvrage son père parlait.

En ce moment, Irène en était sûre ; son père travaillait pour aller au Trésor.

La hauteur de la croisée au-dessus du sol des jardins lui importait peu. Dans l’état mental qu’il subissait, on ne mesure pas les obstacles. Les fous ont toujours des ailes.

Il s’était attaqué au châssis en prenant d’abord de minutieuses précautions pour étouffer le bruit de sa besogne. Rien n’est adroit ni prudent comme la manie. Mais le châssis avait résisté, et le manque d’outils trompant les efforts de Vincent, la tâche s’était prolongée.

Nous devons rappeler que la fenêtre du bûcher était condamnée.

Peut-être bénissait-il en ce moment, le remue-ménage qui se faisait dans la chambre des époux Canada et qui lui permettait de travailler plus librement.

Du moins, il en profitait. C’était maintenant avec force qu’il secouait l’armature de la croisée, et il fallait le mouvement confus qui emplissait la chambre pour détourner l’attention des Habits-Noirs.

Que faire cependant ? Irène avait le cœur serré par une douloureuse irrésolution. De quel côté, autour de son père, le danger menaçait-il plus terrible ? La fièvre chaude qui le poussait au dehors, était-elle plus mortelle que le couteau des bandits ?

Irène s’interrogeait ainsi dans l’angoisse de son âme, quand la porte du cabinet laissa passer un véritable fracas.

Le châssis arraché venait de briser ses ferrures.

Reynier tressaillit et releva la tête. Son regard se rencontra avec celui d’Irène, qui peignait l’épouvante. On eût dit que le jeune peintre éprouvait comme un amer soulagement à voir cette terreur.

Dans la chambre, tout le monde avait cessé de parler et de bouger. Les Habits-Noirs écoutaient, attentifs.

Pendant la moitié d’une minute, le silence se fit dans le cabinet.

Puis on entendit un frôlement léger.

— Le vieux est là, dit Piquepuce, qui montra du doigt la porte. Il nous a entendus, et il cherche à se donner de l’air.

Nous savons que Piquepuce se trompait au moins à moitié.

— Ouvrez, conseilla Similor, comme si on avait eu besoin encore de chercher des prétextes. C’est de l’autre côté qu’est l’armoire de mon petit, j’ai le droit d’emporter son linge.

Le crochet de Cocotte était déjà dans la serrure du cabinet, qui céda a son premier effort.

— Pitié ! s’écria Irène en joignant les mains ; ne le tuez pas ! Le pauvre malheureux a perdu la raison.

Cocotte poussait en ce moment la porte d’un coup de pied.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il aux autres.

Puis, se tournant vers Irène, il ajouta :

— Le tuer ! pour qui nous prenez-vous donc, mon cœur ?

Piquepuce, homme de précaution, saisit Similor par les épaules et le lança dans le trou, comme un ballon d’essai, malgré sa résistance. Ce fut peine inutile. Le bûcher était vide.

Et la fenêtre désemparée montrait par où Vincent avait pris sa route.

— Envolé ! s’écria Similor. Mais je parie que l’oiseau n’ira pas jusqu’en bas sans se casser la patte.

— Et Roblot le pincera ! gronda le capitaine Piquepuce. Saute sur le plomb, bonhomme ! Cent francs si tu l’attrapes avant le Roblot !

Similor mit sa tête à la fenêtre.

— On ne le voit plus, dit-il, le plomb branle, et ce n’est pas au moment où je viens de récupérer mon petit que je vais risquer maladroitement l’existence de son père.

— Avance, Petit-Blanc ! hurla Piquepuce. Voilà le vieux qui prend pied sur le mur là bas. Dix louis, vingt louis à qui l’aura !

Le nègre vint tâter le plomb et recula en secouant la laine de sa tête.

— Roblot et ses hommes sont là dans le jardin, reprit Piquepuce avec désespoir. Cette drogue de Roblot a toujours la chance !… Tiens ! Roblot l’a vu ! Nom de nom ! j’aimerais mieux envoyer une balle au vieux maçon que de le laisser à Roblot, qui va faire sa fortune d’un seul coup ! Où sont les pistolets du peintre ?

Tous les Habits-Noirs étaient maintenant massés dans le cabinet. Reynier se glissa jusqu’à Irène et lui tendit ses liens silencieusement.

La jeune fille les dénoua de ses pauvres mains qui tremblaient.

— Fuis, dit-elle en lui montrant la porte. Moi, je ne peux. Je suis brisée dans mon corps comme dans mon cœur. Je t’en prie, fuis et ne crains rien pour moi, ils ne me feront pas de mal.

— Pas par ici, répondit Reynier en secouant ses membres, rendus à la liberté. Où ton père a passé, je passerai. Je ne sais pas si je pourrai le sauver, mais il m’aura près de lui à l’heure de mourir !

Il effleura d’un baiser le front d’Irène et se précipita vers le cabinet.

En ce moment, Similor mettait un pistolet entre les mains de Piquepuce en disant :

— Ça dépend des quartiers pour expliquer un pétard. Quand il y a une caserne, les bourgeois se disent : c’est un factionnaire qui se fait sauter le caisson avec l’orteil, rapport à ce qu’il est mal avec son sergent. Devers la Sorbonne c’est des étudiants qu’allument un punch. Autour des fabriques, c’est le contre-maître…

Il fut écarté violemment par le choc de Reynier qui pénétra dans le bûcher. Le jeune peintre passa au travers des bandits comme un trait et atteignit la fenêtre au moment où Piquepuce disait en levant son pistolet :

— Ça va les mettre sur le qui-vive au Grand-Départ et tout à l’entour. Tiens ! voilà le bonhomme qui s’arrête. J’ai vu le temps où je faisais mouche à cette distance-là sans me gêner.

Le pistolet sauta hors de ses doigts et il tomba sur ses genoux, assommé d’un furieux coup de poing.

Reynier se servit de lui comme d’un marchepied pour enjamber l’appui de la croisée, et s’accrochant au plomb, il se laissa glisser dans la direction prise par Vincent Carpentier.

Piquepuce se releva tout étourdi, au bruit des rires de sa troupe.

— Gredins ! s’écria-t-il, tas de sans-cœur ! Vous avez fait exprès de lui livrer passage ! Vous êtes jaloux de moi ! Au lieu d’un, Roblot va en avoir deux ! Ça vous regarde : si nous ne les rattrapons pas, je vous fais tous couper comme du vieux bois !

— C’est Similor la cause ! fit Cocotte d’un accent pleurard.

Et tous de répéter :

— C’est la faute à Similor !

Piquepuce s’était penché de nouveau à la fenêtre.

— Les voilà qui se battent ! dit il avec un profond étonnement.

— Qui ça ? demandèrent plusieurs voix.

— L’architecte et son presque gendre. Mais c’est que le vieux tape dur ! On peut les ravoir. Cocotte, prends moitié des hommes, passe le mur des Poiriers et tourne la maison, je vas faire de même par la rue des Partants… En avant, marche !

On rentra en tumulte dans la chambre de Canada, qui était déserte.

Irène avait disparu pendant ce mouvement.

Quand le bruit de la descente turbulente eut cessé de se faire entendre dans l’escalier, la tête inquiète d’Échalot se montra, sortant de l’ombre du carré.

Il écouta, regarda puis entra. Son émotion était grande, mais tout à fait étrangère à la scène dont son logis venait d’être le théâtre.

Il s’approcha de l’auge, où le petit Saladin dormait d’un sommeil imperturbable, et s’agenouilla.

— De toutes les gredineries de ton papa, dit-il d’un accent solennel, celle-là est la plus crasse ! Je sais bien que c’était pour la frime ; mais m’accuser, moi et Léocadie, de t’avoir mal élevé et désossé, c’est une petitesse. Et va-t’en voir s’il t’a seulement déposé une caresse sur ton front ! Tout ça est marqué à son compte. Quand t’auras l’âge, on t’égrènera le chapelet de ce que chacun a fait pour ton bonheur, et on te dira : Choisis entre nos deux âmes !