Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 10

Dentu (Tome IIp. 120-130).
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Deuxième partie


X

La comtesse Marguerite


En 1843, Mme la comtesse de Clare était à l’apogée de sa fortune. Le faubourg Saint-Germain l’avait complètement adoptée, malgré les bruits étranges et de tout point incroyables, que la jalousie essayait de colporter à l’endroit de son passé.

On pouvait la regarder comme la reine de la mode sérieuse, tournant à la religion et à la politique.

Les légitimistes purs la craignaient à cause de la protection dont elle entourait le fils de Louis XVI, qui avait alors de nombreux partisans autour de Saint-Thomas-d’Aquin. Les hommes d’État fidèles à la branche aînée de Bourbon, comptaient avec elle et lui savaient un gré infini de sa prudence, car elle aurait pu diviser le parti. La cour de Louis-Philippe lui faisait des avances qui étaient hautement repoussées.

Son mari, le comte Joulou du Bréhut de Clare, vivait fort retiré. On le disait mourant d’une maladie de langueur, et la comtesse, offerte pour modèle à toutes les femmes, l’entourait de soins, célébrés par les gazetiers.

Alors, comme aujourd’hui, des journaux gagnaient leur pain quotidien à escalader le mur de la vie privée. La chronique racontait sur la jeunesse du comte de Clare des choses tout à fait orageuses.

C’était un coureur et un ivrogne de la plus brutale catégorie, mais l’ange que Dieu lui avait donné pour femme avait réformé tout cela. Marguerite (c’était le petit nom de la céleste comtesse) avait fait de lui un homme de bonnes vie et mœurs, bien pensant et se tenant comme il faut.

Une guérison complète, un miracle.

Il adorait Marguerite, et, certes, il avait bien raison.

Ceux de nos lecteurs qui ont parcouru le second épisode des Habits-Noirs, intitulé Cœur d’acier, connaissent les commencements de cette liaison et savent à quoi s’en tenir sur la belle comtesse.

Les autres, au cours de ce récit, pourront mesurer l’intelligence et la vaillance de cette redoutable aventurière qui tint un jour dans la même main ces deux armes si bien trempées : l’influence des premiers, des plus nobles salons du monde et le mystérieux pouvoir de la grande-maîtrise du Fera-t-il jour demain ?

Les tribunaux lui avaient donné la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, héritière unique des immenses domaines de la branche aînée de Clare par la mort du feu duc ; son crédit était sans bornes, tout lui souriait, et certes on eût lapidé le prophète de malheur qui aurait prédit alors l’étrange coup de foudre par lequel cette brillante existence devait être broyée si peu de temps après.

La comtesse, en entrant, traversa la chambre d’Irène et alla jusqu’à la fenêtre.

Irène balbutia :

— Si madame la comtesse m’avait fait connaître son désir de me voir, je me serais empressée…

— Voilà ce qui m’a donné à réfléchir, ma chère enfant, interrompit Marguerite : c’est d’abord la distinction de vos manières, et ensuite la façon dont vous vous exprimez… Vous m’avez vue tout à l’heure, je pense, au tombeau de mon respectable ami ?

Irène répondit affirmativement.

— Je voudrais que vous m’y eussiez vue déjà et bien souvent, reprit la comtesse en revenant sur ses pas. Celui qui est couché là était un juste sur la terre. Malheureusement, tous tant que nous sommes, le tourbillon de la vie nous emporte, et nous n’avons plus le temps d’accomplir nos actes de piété envers les morts. Avez-vous reçu depuis peu des nouvelles de votre père ?

— De mon père ! répéta Irène ébahie. Vous ignorez donc, madame, que j’ai eu le malheur de perdre mon père ?

La comtesse lui prit la main et dit en baissant la voix :

— Il est vrai, mademoiselle, que je n’avais aucunement le droit de prendre des informations sur vous. J’aurais dû me contenter de ce que vous avez bien voulu me dire. Mais l’intérêt affectueux que vous m’avez inspiré est mon excuse.

La jeune fille resta sans réponse. Il y avait en elle du froid et je ne sais quel sentiment de défiance qui allait grandissant.

— Permettez-vous que je m’assoie ? demanda la comtesse.

Et comme Irène, confuse, entamait une apologie, Mme de Clare ajouta d’un ton simple et bon :

— Vous êtes étonnée, ne vous en défendez pas. Il paraît que je suis une grande dame, et les grandes dames n’ont pas coutume de rendre visite à leurs brodeuses. Si vous étiez couturière en renom, je ne dis pas. On peut dépenser une heure ou deux à polir un plan de toilette… Vous ne me connaissez pas, mademoiselle Irène.

Elle souriait, mais sans amertume, et continua presque gravement :

— Ma chère enfant, je n’ai pas toujours été une grande dame, il s’en faut de beaucoup. Et qui sait si je n’ai pas à vous parler de choses plus importantes que la toilette même, pour vous d’abord — et ensuite pour moi ?

Elle avait pris le siège qu’Irène venait de lui offrir tardivement.

— Avant de vous asseoir près de moi, dit-elle, car je vous préviens que notre conversation sera longue, fermez la fenêtre et allumez une bougie.

Irène obéit. Il y avait un vague espoir qui se mêlait maintenant à sa crainte.

Vers quoi allait cet espoir ? La jeune fille n’aurait point su le dire, mais la comtesse Marguerite était de celles pour qui séduire est un jeu. Le seul accent de sa voix pénétrante portait avec soi la persuasion et la sympathie.

Celle-là, on l’avait aimée ardemment, follement.

Et il y avait encore un homme qu’elle faisait mourir d’amour.

Quand la bougie allumée par Irène brilla, la comtesse Marguerite avait relevé la dentelle de son voile et montrait à découvert ce visage aux lignes correctes dans leur finesse vigoureuse qui avait donné autrefois du génie à un peintre enfant, et qui, par contre, avaient ployé jusqu’à la honte la noblesse d’un cœur héroïque.

Elle était belle, nous le disions alors, belle orgueilleusement, belle insolemment, de cette beauté qui éclate et grandit au-dessus des tristesses de la rivale vaincue.

C’était vrai : ainsi passait dans sa gloire terrible la courtisane d’autrefois.

Maintenant, après des années, la courtisane ayant fait peau neuve, comme le serpent, allait, miraculeusement transfigurée, belle encore, plus belle, mais d’une autre beauté, simple et décente comme la vie d’une honnête femme.

Le désordre superbe de ses cheveux châtains aux lueurs fauves n’était plus ; ses yeux long-fendus, frangés de sombre et renvoyant comme un miroir ardent les chaudes clartés de l’orgie, avaient éteint leur flamme audacieuse.

L’abandon de sa grâce lascive avait fait place à la dignité.

Cela, naturellement, et comme si le passé seul eût menti.

Elle était belle hautement, belle jusqu’à éblouir en forçant le respect. Mais l’âge, dira-t-on ?

Je ne sais pas. Qu’importe l’âge ! Avez-vous vu l’orage et le temps glisser sur le marbre poli ? Le bronze des chefs-d’œuvre n’a pas d’âge.

Tant que la beauté resplendit, c’est la jeunesse. Marguerite était jeune, puisqu’elle était merveilleusement belle et que les dix-huit ans d’Irène ne faisaient pas ombre aux rayons de son regard.

Irène s’assit auprès d’elle, et dit, après avoir posé la bougie sur la table à ouvrage :

— Madame, pourquoi m’avez-vous parlé de mon père ?

— Parce que j’ai un service à vous demander, ma chère enfant, répondit la comtesse. J’ai besoin de votre chambre pour cette nuit.

Irène garda le silence, mais sa figure expressive disait sa surprise sans bornes.

Elle cherchait le rapport entre sa question et la réponse qui lui était faite.

— C’est bien, poursuivit la comtesse Marguerite, vous n’avez pas baissé les yeux. Aucun soupçon malséant n’a traversé votre pensée. Vous êtes telle que je vous avais devinée, mon enfant, sincère et droite comme la vertu. J’ai besoin de votre chambre pour un motif qui est digne de moi et de vous.

En parlant, elle avait soulevé le papier de soie qui servait de garde à la broderie d’Irène.

— C’est de l’art ! murmura-t-elle, de l’art véritable, et je regrette presque d’avoir à vous dire que vous abandonnerez bientôt tout cela. Vous n’aurez pas le temps de finir l’ameublement de mon boudoir, Irène.

L’entrevue avait un début bizarre. On dit que les diplomates jouent ainsi autour des questions qu’ils vont aborder.

La comtesse laissa retomber la feuille légère qui couvrit de nouveau la broderie et dit encore :

— Vous avez dû être bien privée quand votre piano vous a manqué ? Car vous êtes musicienne jusqu’au bout des ongles, je sais cela.

— Madame… commença Irène en rougissant un peu.

— Oh ! interrompit Marguerite, nous reviendrons à votre père, soyez tranquille. Je n’avais aucun droit à m’occuper de vous. Mais il y a des sympathies. J’ai pris mes premiers renseignements pour savoir si je puis vous être utile, j’entends plus utile qu’on ne l’est dans la mesure ordinaire, à une jeune personne qui travaille de ses mains, et le hasard a voulu que je sois tombée tout d’abord sur des faits qui mêlent votre histoire à la mienne.

Elle s’arrêta. Irène était immobile et droite sur son siège.

La lumière de la bougie les éclairait toutes les deux, charmantes au degré suprême, mais si différemment que la fantaisie d’un poète n’eût pu trouver un plus parfait contraste.

La physionomie de la comtesse était, comme sa parole, douce, affectueuse, mais gravement protectrice. Les traits d’Irène exprimaient un respect impatient, et leur jeu muet réclamait énergiquement le mot de l’énigme proposée.

La comtesse dit, comme pour répondre à cette fougue de curiosité, contenue par une discrétion courtoise :

— Irène, je pourrais être votre mère. Il y a vingt ans que je rencontrai Vincent Carpentier pour la première fois, et j’étais déjà une jeune fille de votre âge. Il n’était pas encore marié. Il n’était pas encore maçon. Il avait de belles ambitions et de grands espoirs. Si j’avais su, je vous aurais aimée plus vite, mais j’ai appris hier seulement que vous étiez la fille d’un compagnon de ma jeunesse.

— Mon père a été bien malheureux, prononça tout bas Irène. Il ne m’a jamais confié entièrement le secret de son malheur.

— Il serait plus à plaindre encore, répondit la comtesse également à voix basse, s’il savait que sa fille souffre et ne reconnaît plus son propre cœur ; s’il savait quelle n’hésite même plus entre le fiancé, ami de ses premières années et un inconnu, un étranger…

— Madame ! madame ! interrompit Irène, dont la voix tremblait, qui vous a dit cela ? Comment pouvez-vous connaître un secret que je n’ai confié à âme qui vive.

La comtesse lui prit les deux mains et l’attira plus près d’elle, en répétant :

— Irène, je pourrais être votre mère… vous ne niez pas ! J’espérais pourtant que vous auriez nié. Reynier est un noble et cher cœur. Il ne vous accuse pas. Il cesserait de croire en Dieu avant de perdre la foi qu’il a en vous.

— Je n’oublierai jamais Reynier, dit Irène, j’ai pour lui la tendresse d’une sœur.

La comtesse lâcha la main qu’elle tenait, et prononça tout bas :

— Nous sommes toutes les mêmes, ma fille. C’est avec ce mot-là que nous tuons ceux qui nous ont donné leur âme.

— Reynier vous a-t-il donc fait ses confidences ? interrogea Irène avec une nuance d’ironie, qui avait sa source dans l’effort qu’elle faisait pour contenir sa colère.

Au lieu de répondre la comtesse Marguerite continua :

— Notre roman, à nous autres femmes, varie peu. Les détails changent, le fond reste le même. Nous frappons Reynier avec une impitoyable dureté, parce qu’il nous aime, mais l’autre nous le rend au centuple, parce que…

— Madame, interrompit encore Irène dont les joues étaient couvertes de rougeur.

— Parce que, acheva la comtesse, l’autre ne nous aime pas.

— Lui ! s’écria Irène, ne pas m’aimer !

Elle s’arrêta. Un sourire orgueilleux éclata autour de ses lèvres.

La comtesse la regardait et souriait aussi, mais avec tristesse.

— Je ne sais pas, dit-elle d’une voix où il y avait de l’affection beaucoup et un peu de pitié, si j’ai jamais vu une jeune fille aussi belle que vous. Vous êtes encore plus belle que je n’étais à votre âge. C’est une chose glorieuse, mais fatale. Nous sommes des proies. Et à votre insu, vous êtes proie deux fois, car, derrière votre beauté, il y a une immense fortune.