Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 01

Dentu (Tome IIp. 1-17).


DEUXIÈME PARTIE.

HISTOIRE D’IRÈNE.

Séparateur


I

Monsieur et madame Canada


Il y a, tout auprès du Père-Lachaise, une rue qui porte un nom singulièrement mélancolique. Cette rue s’appelle la rue des Partants.

On dit, du reste, que son nom ne lui vient point de la gare funèbre où s’arrête le dernier voyage.

Bien avant la fondation du cimetière, il y avait déjà là le chemin des Partants, qui coupait à travers champs pour aller des quartiers du Marais, par le hameau de Popincourt, à la route de Metz.

Les Partants, c’étaient les compagnons du tour de France, qui avaient l’invariable coutume de commencer leur excursion par les provinces de l’Est.

Tous ou presque tous, les jeunes fantassins du travail se dirigeaient d’abord vers l’Orient, selon la règle maçonnique.

Ils s’en allaient de la grande ville, le bâton symbolique à la main, le sac sur le dos, les uns seuls, et c’étaient les heureux, car ils ne regrettaient rien, les autres accompagnés de la famille ou des amis qui leur faisaient la conduite, entremêlée de rires fanfarons et de larmes cachées.

Au bout du chemin des Amandiers, à gauche en revenant vers la route de la Roquette, où se font maintenant d’autres adieux, était une pauvre guinguette qu’on appelait le Revoir.

Bon augure, mais qui ne se réalisait pas toujours.

Au Revoir, on buvait un coup qui n’était pas celui de l’étrier, car ces pacifiques soldats n’avaient jamais sous eux que leurs jarrets solides ; puis on s’embrassait longuement :

— Au revoir, fils ; au revoir, frère, mère ! ô mère chérie, au revoir !

Et le jeune homme se dirigeait à grands pas vers le chemin des Partants, pendant que lentement, les autres revenaient à la ville.

Il y avait parfois une jeune fille qui continuait de pleurer, même après que les larmes de la mère étaient séchées.

Oh ! comme elle avait promis, celle-là, d’aimer et de se souvenir !

Elle avait dit :

— Fallût-il attendre toute une vie, j’attendrai !

Hélas ! le voyageur, au retour, n’était attendu, bien souvent, que par la solitude.

Il avait fait une route si longue ! des fils d’argent couraient dans la forêt de ses cheveux noirs. On lui montrait une tombe quand il demandait sa mère.

Et Louise ?

— C’est moi ! répondait quelque blonde fillette de dix ans : tout le portrait de celle qui avait promis d’attendre…

En 1843, les champs avaient depuis longtemps disparu sous les maisons, le chemin des Partants était rue, et même une assez grande rue, méprisant, depuis un bout jusqu’à l’autre, l’alignement si cher à nos édiles, et peuplée comme une fourmilière.

À cinq ou six cents pas du boulevard extérieur et un peu en avant du coude qui lance la direction vers le nord-est, une porte cochère s’ouvrait, semblable à celle des fermes de la campagne parisienne.

Elle donnait entrée sur une cour de considérable étendue, mais mal pavée, boueuse, pleine de pigeons, de poules et aussi de canards, auxquels l’eau sale ne manquait jamais.

Les voitures et le mobilier industriel d’un maraîcher encombraient les trois quarts du terrain. Le reste était pris par la carrosserie d’un laitier dont les carrioles, percées d’une multitude de trous ronds, montraient par tous ces sabords leur cargaison de boîtes de fer-blanc.

Au fond, à gauche, on entendait beugler des vaches, et un énorme porc (sauf respect), à demi sorti de son refuge, musait paresseusement, la hure dans la boue.

Au droit de la porte cochère, quand on avait traversé la cour, à tous risques et périls, on trouvait une voûte qui passait sous une maison à cinq étages qui, vue de l’extérieur, ressemblait à un crible, tant ses fenêtres étaient nombreuses et petites.

Vous eussiez respiré mieux par les trous des charrettes du laitier.

Trente ménages étouffaient là dedans, moyennant trente redevances modiques, il est vrai, mais usuraires, payées à un philanthrope bien connu, qui « faisait les cités ouvrières. »

Je crois qu’on est en train de mettre ordre à ces lugubres gaietés, en forçant les propriétaires, amis du peuple, à ne l’asphyxier qu’à moitié.

J’affirme qu’en 1843 justement, j’ai connu un bienfaiteur des pauvres qui coupait une chambre en quatre dans le double sens de sa surface et de sa hauteur « pour loger les malheureux à meilleur marché. »

C’était son mot.

Il gagnait cent pour cent par ce procédé horriblement charitable.

Il est maintenant dans une boîte plus étroite encore. Que Dieu lui fasse miséricorde !

Au delà de la voûte, c’était un jardin, planté d’arbres fruitiers et de lilas rabougris. Ce jardin était divisé en compartiments de quelques pieds carrés, séparés l’un de l’autre par des treillages à hauteur d’appui, formant damier.

Chacune des cases de ce damier était à l’usage privé d’un locataire.

On citait un de ces vergers en miniature qui était fort envié. Une année de Cocagne il avait eu trois cerises.

Au delà encore et toujours en s’éloignant de la rue, s’élevait un pavillon d’assez bon style qui contrastait avec le reste de la propriété. Deux énormes tilleuls l’ombrageaient du côté du jardin et masquaient sa façade, ornée de sculptures mythologiques.

C’était un débris du vieux temps, ce pavillon, égaré au milieu de ces masures toutes neuves qui semblaient déjà plus décrépites que lui. Au dessus de la porte d’entrée, on voyait encore un écusson, soutenu par deux sauvages, coiffés de plumes et ornés de massues.

Il avait été autrefois villa, évidemment, ou même, qui sait « petite maison » enfouie dans de mystérieux bosquets, consacrés au culte des Grâces.

Maintenant, on en louait les chambres, les unes entières, les autres écartelées comme il a été dit ci-dessus, aux ouvriers des deux sexes qui abondent dans ce laborieux quartier.

Car la misère habite maintenant ce coin de Paris, ancien paradis d’amour, et c’est à peine si on y rencontre encore de loin en loin, quelques-unes de ces « folies » qui ont donné leur nom à tant de rues et qui se cachent désormais parmi les usines et les maisons de rapport.

Encore faut-il regarder de près pour reconnaître, sous le masque de leur décadence, ces petits temples où messieurs de la finance faisaient assaut de luxe et de galanterie avec messieurs de la noblesse.

Excepté au Père-Lachaise, où l’orgueil posthume se rattrape, le travail honnête et nécessiteux a remplacé là presque partout les fastueuses extravagances de l’argent bien ou mal acquis.

On nommait le pavillon du fond le Château-Gaillaud.

Je ne sais pas s’il y eut des Gaillaud aux croisades ; mais il s’en trouva, certes, dans la finance, et personne n’ignore que Turcaret achetait des armoiries avec les pistoles d’autrui.

Le Château-Gaillaud avait trois étages. Ses derrières donnaient précisément sur le Père-Lachaise, dont il se rapprochait beaucoup plus que de la rue des Partants.

Grâce à l’immense cour de ferme, aux deux bâtiments profonds et au jardin en échiquier, le pavillon n’était séparé du cimetière que par le chemin des Poiriers, où aucune maison n’avait encore été bâtie.

Nous demandons pardon au lecteur de l’avoir conduit si loin de chez lui et par une route si tortueuse, mais c’est au troisième étage du pavillon, dit le Château-Gaillaud que va se renouer notre drame.

On y entrait par une porte cintrée, située sous les grands tilleuls et donnant accès à un escalier dont les degrés étaient fort endommagés par le temps, mais qui gardait encore une certaine physionomie, grâce à sa rampe de fer forgé.

Sur le carré du troisième étage, trois portes s’ouvraient, deux du côté du cimetière, une du côté de la cour.

Il y avait, en outre, une petite galerie conduisant à un logement de garçon dont le plan formait équerre avec la façade du pavillon.

La première porte, située à droite de l’escalier, avait pour enseigne un petit carton où l’on pouvait lire ces mots, tracés d’une main élégante et hardie : « Mlle Irène, brodeuse. »

La clef était à la serrure de la seconde porte à gauche, et à la ciel pendait un rond de papier disant : « Chambre à louer. »

On ne voyait pas la porte, située dans la galerie et qui desservait le logement de garçon.

Enfin, sur la dernière porte du carré, du côté de la cour, une main lourde avait tracé à la craie blanche cette enseigne naïvement vaniteuse : M. et Mme Canada, rentiers, à Paris.

C’est là que nous entrons, par une tiède après-dînée de la fin d’août 1843.

La chambre de M. et Mme Canada avait deux fenêtres qui regardaient à travers le feuillage un peu déplumé des tilleuls, l’arrière façade de la maison, percée comme les charrettes du laitier.

Elle était meublée d’une foule d’objets disparates, dont le désordre ne semblait pas être un effet de l’art.

Vis-à-vis du lit sans rideaux qui avait pour couverture un vieux châle tartan aux couleurs criardes, on voyait un petit divan, un peu malpropre et déteint, mais qui n’était pas sans prétention à l’élégance. Au-dessus de ce divan, une guitare pendait avec une clarinette, un tambour de basque et un cor de chasse, le tout surmonté d’un parapluie en coton rouge de taille colossale.

Les autres sièges étaient des chaises de paille, comme à l’église.

Le plus large côté de la muraille était pris par une toile tendue comme une tapisserie des Gobelins, mais dont on avait été obligé de replier les quatre marges à cause de sa trop grande étendue.

Cette toile avait dû évidemment servir d’enseigne ou de rideau à quelque théâtre forain, car divers miracles gymnastiques y étaient représentés autour d’un médaillon central tout particulièrement digne de fixer l’attention publique.

Ce médaillon, en forme de cartouche généreusement fleuronné, offrait aux regards une femme de grande et forte taille, couchée sur le dos et montrant avec une entière franchise l’opulente nudité de son ventre, dont le nombril seul était caché, non point par la pudeur, mais par un gros pavé.

À droite et à gauche, deux hercules sauvages se tenaient debout, armés de marteaux de forge, et l’on voyait bien qu’ils se préparaient à broyer le caillou sur le nombril même de la dame.

Une légende en lettres d’or s’enroulait dans les festons du cartouche et disait :

PAR PERMISSION DE L’AUTORITÉ
IL FAUT LE VOIR POUR LE CROIRE
Travail de Mme veuve Léocadie Samayoux, première dompteuse des capitales de l’Europe, réservé spécialement aux habitants de cette ville.

De l’autre côté de la chambre, sur la cheminée, un porte-voix de belle dimension, debout sur son pavillon, remplaçait la pendule, flanqué de deux chapeaux chinois, ce qui faisait une jolie garniture.

Le foyer était encombré par deux ou trois petits fourneaux et divers ustensiles de cuisine.

À droite, se carrait un fauteuil à la Voltaire qui rendait ses boyaux d’étoupe par d’innombrables blessures ; à gauche, une auge de bois tenait sur ses quatre bâtons. Le corps de l’auge contenait une petite paillasse et quelques guenilles.

C’était le lit d’un enfant.

Enfin, au milieu de la chambre, sous un singe empaillé qui pendait au plafond comme un lustre, une petite table de sapin toute neuve, supportait des bouteilles, des verres, une tasse ébréchée où il y avait de la moutarde, et une moitié de journal chargé de débris de charcuterie.

Je ne sais comment dire l’impression qui résultait de ce tohu-bohu. Certes, l’idée de richesse ne naissait pas à la vue de ces bric-à-brac, mais cela paraissait plutôt absurde que misérable.

Un homme était couché dans le lit, bien que le milieu du jour fût depuis longtemps passé. Il avait une bonne figure un peu pâlotte sous son ample bonnet de coton, et son œil gauche portait la marque d’un coup de poing, détaché de main de maître.

Dans le fauteuil à la Voltaire, un autre homme… Mais pourquoi tromper la bonne foi du lecteur ? C’était Mme Canada elle-même, digérant son déjeuner, et vêtue d’une robe de chambre qui avait dû faire le bonheur de quelque épicier retiré avant de tomber sur son dos.

C’était une femme qui allait vers la quarantaine, mais qui n’était pas mal, en vérité, malgré l’étrangeté de son costume et la riche surabondance de ses formes.

L’approche de sa joue aurait fait pâlir une tomate.

Une barbe d’adolescent se jouait autour de son menton et de ses lèvres. Son cou donnait l’idée de la santé d’Atlas dont la nuque supportait le monde.

Tout cela jovial et bon, malgré le caractère un peu trop viril de l’ensemble. Mais, chose singulière, deux yeux long-fendus languissaient sous l’épaisseur des sourcils et donnaient à la physionomie je ne sais quelle tournure sentimentale qui prêtait à rêver et à rire. À rire surtout.

Par exemple, nous ne vous aurions pas conseillé de rire trop haut, car Mme Canada, vous allez en avoir la preuve, n’avait pas la main légère.

— Vieux, dit-elle en remettant sur le bord de la cheminée le, verre à demi-plein qu’elle venait de porter à ses lèvres, tout ça c’est des bêtises. Ce n’est pas quand on a eu le malheur de perdre son premier époux par farce et sans rancune qu’on peut voir avec plaisir le second sur un lit de douleur à la suite d’un jeu de main, jeu de vilain. J’ai eu tort de taper si dur puisque je ne voulais pas t’assommer, et je t’en demande excuse.

— Ah ! Léocadie ! fit M. Canada profondément attendri. Je ne t’en exigeais pas tant. C’est vrai que dans le feu de tes nerfs tu m’as communiqué un peu trop de tripotée, mais faut ajouter que toutes les tapes des quatre parties du monde ne parviendraient pas à diminuer mon amour.

— Il y en a cinq, interrompit Léocadie.

— Alors, ça a donc changé ? fit M. Canada avec résignation. J’ai toujours entendu dire les quatre… Mais ne nous faisons pas de mal pour des prétextes de géographie. Je voulais spécifier que toutes les torgnoles de la terre ne me feraient pas oublier mon bonheur dont tu m’as comblé en dédaignant la distance de la patronne à l’employé pour m’admettre à la gloire d’être ton homme, malgré mon rang inférieur. La faveur qui me guérirait toutes mes plaies instantanément, physiques et morales, ça serait un baiser de tes lèvres que tu m’accorderais gentiment.

Mme Canada se leva aussitôt et se dirigea vers le lit en faisant trembler le carreau sous la fermeté de son pas.

— Depuis qu’on se fréquente, murmura-t-elle, c’est sûr que tu as doré ta langue. De t’avoir élevé jusqu’à moi ça t’a drôlement requinqué, et dorénavant, on s’expliquera au lieu de se houspiller comme dans les ménages du commun, je m’y engage.

Un double baiser fit explosion. Celui de Léocadie était magistral et protecteur ; celui d’Échalot[1] (car c’était l’heureux Échalot) sonna comme une fanfare d’amour et de jeunesse.

Il jeta ses deux bras autour du robuste cou de son idole et dit dans le lyrisme de sa joie :

— Ça me serait égal de payer ma présente félicité au prix d’un second service de taloches. Faut bien que les roses ont des épines ! T’as la chair d’Arpin, le terrible savoyard, et la bonne odeur d’une reine !

Léocadie sourit avec bonté.

— Tu n’es pas beau, murmura-t-elle, mais c’est sûr que tu as de la poésie plein le tempérament. Lève-toi, si ça se peut, on va causer d’amitié.

M. Canada repoussa aussitôt sa couverture. Ses jambes et ses bras avaient des noirs comme son œil, mais il ne sentait plus rien de tout cela. Il prit une chaise auprès de sa souveraine, assise de nouveau dans son fauteuil à la Voltaire.

Léocadie but un coup et commença ainsi :

— N’y a pas de doute que dans le mariage faut un maître, la loi le veut, mais ça n’est pas une raison pour que l’autre languisse dans l’esclavage. D’abord, je suis pour la liberté que si tu t’avisais de moucharder mes pas et démarches…

— Plus souvent ! interrompit Échalot. Je te verrais avec un militaire que je ne le croirais pas !

— À bas le bec ! on parle sérieux. Il y a donc que je porte les culottes comme de juste, mais que tu as le droit de dire tes raisons, en douceur, sans me fâcher.

— Si tu avais voulu m’écouter hier au soir, Léocadie…

— On n’en est pas à savoir que je suis vif, pas vrai ? riposta Mme Canada avec un commencement d’impatience. Depuis deux ou trois jours, tu es triste, ça ne me va pas. En plus que, quand je tape, tu ne ripostes pas, c’est bête.

Ceci fut dit comme si Mme Canada eût reproché à son mari d’avoir manqué aux plus simples règles de la politesse.

Elle ajouta plus doucement :

— Allons, mon vieux, on te le permet, dis ce que tu as sur le cœur.

M. Canada regarda les fortes mains de sa moitié non sans une nuance d’inquiétude.

— Eh bien ! oui, fit-il, je vas me confesser en grand, puisque ça t’est égal, mais quant à espérer que je riposterai dans les moments de grêle, pas possible. De lever la main sur toi ça me semblerait aussi canaille qu’un sacrilège. Je me reproche déjà la parade. Tu ne crois pas ça, toi, mais je suis fort comme un bœuf sans que ça paraisse, et l’idée que je pourrais te blesser ou déboîter un membre…

Léocadie l’interrompit par un retentissant éclat de rire. Ce qui était sous les revers de sa robe de chambre dansait comme une mer agitée.

— C’est bon, reprit Canada un peu piqué. Tu n’y croiras jamais à mes moyens, car jamais je ne les développerai contre toi. Il y a donc que je n’aime pas changer, moi, je t’ai idolâtrée sous le nom de maman Léo, et rien que de prononcer ce nom-là il y a un frétillement dans mes veines comme un millier de petits poissons. Tu as voulu prendre un autre nom, va bien ! le bon sens dit qu’il fallait me débaptiser en même temps que toi, puisque nous ne faisons plus qu’un pour mon bonheur, mais…

Il hésita.

— Mais quoi ? demanda Léocadie.

La voix de Canada devint mélancolique et grave.

— Ne te fâche pas, répondit-il, ça ne serait pas digne de ton cœur, car la circonstance se rapporte à la délicatesse intérieure de mes sentiments au vis-à-vis de ma défunte famille. J’avais reçu mon nom d’Échalot de mes ancêtres qui s’étaient mariés légitimement devant Dieu et devant les hommes. C’est sacré. Et puis, j’en avais l’habitude. Tu as décidé que je n’étais plus Échalot et que j’étais Canada, je ne dis rien contre, mais ça me chiffonne, et il me semble que je ne suis plus conforme à mon acte de naissance de la mairie de mon endroit.

Léocadie lui tendit gracieusement son propre verre.

— Bois une lampée, dit-elle, je ne t’en veux pas, tu cèdes aux préjugés de la nature, et à ta simplicité qui ne voit jamais plus loin que le bout de ton nez. On a eu le droit de faire ce qu’on a fait puisque Canada était un des surnoms et sobriquets de mon premier, Jean-Paul Samayoux. Étant mort lui, et moi veuve, j’ai eu la faculté de choisir dans son héritage, et toi lui ayant succédé pour peupler ma solitude, on ne pouvait pas, toi ni moi, s’appeler diversement l’un de l’autre.

Ça saute aux yeux.

— Mais c’est le mari qui donne le nom, objecta Canada-Échalot.

— Ça dépend des situations sociales. Va-t-en voir si la reine d’Angleterre s’appelle Mme Prince-Albert !

— C’est vrai que je me suis souvent comparé dans mon cœur à ce jeune homme, répondit Échalot. Nous avons eu tous deux la même chance de faire un soigné mariage… Mais ça ne me dit pas pourquoi tu as changé de nom.

Mme Canada fut un instant avant de répondre.

— Ma vieille, dit-elle enfin, chat échaudé craint l’eau froide. Mes deux autres noms : Mme veuve Samayoux et maman Léo étaient trop bien connus de ces gens-là.

Échalot devint tout pâle.

— Quels gens ? demanda-t-il.

— Tu sais de qui je veux parler, puisque tu as le frisson.

— Les Habits-Noirs !… balbutia Échalot.

— J’en ai vu un, prononça lentement la bonne femme, un que je croyais bien mort, le docteur Samuel ! et ça suffit. J’ai peur.

  1. Plusieurs personnages de ce récit ont déjà joué un rôle, non-seulement dans la précédente série (l’Arme invisible et Maman Léo), mais aussi dans les autres épisodes du grand drame des Habits-Noirs (Les Habits noirs, Cœur d’acier, l’Avaleur de sabres, Mlle Saphyr, la rue de Jérusalem).