Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 40

Dentu (Tome Ip. 454-462).
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Première partie


XL

Où l’on entend parler de Vincent Carpentier


Un trait de lumière éblouit la pensée de Marguerite.

Le mot de l’énigme était là.

Elle n’eut pas même l’idée d’appeler ses compagnons pour leur faire part de sa découverte. Ici, nous l’avons dit, chacun combattait pour soi.

Toute association pareille suppose trahison.

Le Trésor unissait les efforts, mais séparait profondément les passions. C’était à la fois le lien et la pomme de discorde.

Tous ces amoureux de l’or étaient comme des bêtes fauves autour d’une proie.

Frère, pour eux, voulait dire ennemi ; car la proie, comme une tontine, devait échoir au dernier vivant.

En amour, il n’y a qu’un mot odieux, c’est partage.

La comtesse Marguerite garda pour elle seule son secret. Ils étaient trop nombreux, les Compagnons du Trésor.

Ici, de l’autre côté de la porte, il n’y avait que deux associés seulement : le jeune homme et le prêtre.

La comtesse passa à l’ennemi : à l’héritier qui venait de sortir de terre.

Elle laissa finir la veillée, clouer la bière, porter le cercueil dans le char empanaché des pompes funèbres.

Jusqu’au Père-Lachaise elle suivit le convoi.

Pendant toute la cérémonie ses yeux ne quittèrent pas l’abbé Franceschi.

Et le soir, tandis que les autres maîtres de la Merci tenaient conseil, maudissant le vieux diable qui les jouait encore du fond de son tombeau, la comtesse Marguerite montait l’escalier sombre d’une pauvre maison du passage Saint-Roch.

L’abbé Franceschi occupait dans cette maison un petit logement, au troisième étage.

La comtesse frappa.

On ne lui répondit pas.

La clé était dans la serrure.

La comtesse se dit :

— Il y a peut-être un couteau pour moi derrière cette porte…

Elle était brave, elle entra tout de même.

Derrière la porte, il y avait, en effet, un couteau, mais qui n’était pas pour la comtesse Marguerite.

La chambre, très pauvre et ne contenant que des objets de piété, s’éclairait faiblement aux lueurs d’une bougie qui se mourait dans un bougeoir de cuivre.

Au moment où la porte s’ouvrait, Marguerite crut qu’il n’y avait personne dans la chambre, mais dès le premier pas, son pied s’embarrassa dans un vêtement qui était la soutane de l’abbé Franceschi.

Le jeune prêtre était étendu tout de son long sur le carreau. Le sang faisait mare sous lui. On avait dû le poignarder par derrière pendant qu’il allumait cette chandelle qui allait maintenant finissant.

Marguerite fut frappée, mais non point d’étonnement.

— Déjà ! fit-elle.

Elle sortit et referma la porte.

Dans l’escalier, elle pensa :

— L’autre est seul, maintenant. Ce sera un duel entre nous… un duel à mort !

Le lendemain, à la première heure, tous les Compagnons du Trésor se rencontrèrent en l’étude de Me Léon de Malevoy, notaire, qui faisait depuis longtemps les affaires du colonel Bozzo.

Ils avaient tous eu la même idée sans se concerter : acheter l’hôtel de la rue Thérèse.

À vrai dire, personne n’avait de certitude, mais chacun croyait que le Trésor de la Merci, transporté peu à peu de l’île de Corse à Paris devait être caché soit dans les caves, soit dans le jardin de l’hôtel.

On se fit fête. Chacun feignait d’être enchanté de rencontrer là ses collègues. Le comte Corona seul avait pris une attitude des plus réservées parce qu’il était héritier direct et légal — du chef de Francesca, sa femme.

Me Léon de Malevoy était un notaire-gentilhomme dont la courtoisie et la probité passaient en proverbe.

Il se fit un vrai plaisir de donner tous les renseignements demandés. Le colonel Bozzo avait eu, en effet, chez lui, des dépôts de valeurs tant mobilières qu’immobilières, représentant des valeurs très-considérables. M. Lecoq de la Périère était l’intermédiaire habituel entre le colonel et lui, Me Malevoy.

Mais le colonel était venu lui-même, en personne, quelques mois auparavant, retirer la totalité de ses titres.

Me de Malevoy eut la bonté de montrer quatre cartons vides qui portaient encore le nom du colonel Bozzo et qui ne contenaient que des états détaillés, au bas desquels il y avait décharge, de la propre main du colonel Bozzo.

Quant à l’hôtel de la rue Thérèse, Me Léon de Malevoy fut plus explicite encore.

L’hôtel ne faisait point partie de la succession, par la bonne raison que l’hôtel avait été vendu au commencement du printemps, à une famille américaine du nom de Penn — nom fort illustre, comme le fit remarquer Me Léon de Malevoy.

Il n’avait pas l’avantage de connaître personnellement cette famille Penn, pour le compte de laquelle il avait encaissé plusieurs mandats chez M. J.-B. Schwartz, afin de verser le prix de l’immeuble, 385,000 fr., entre les mains du regretté colonel Bozzo.

Ces Penn étaient des Virginiens. Ils devaient venir à Paris et habiter l’hôtel, mais on ne savait pas quand.

Me Léon de Malevoy montra le contrat et les quittances.

Les Compagnons du Trésor, y compris le comte Corona, sortirent de l’étude complètement désorientés et navrés.

La grande association des Habits-Noirs, ruinée de fond en comble, avait à travailler sur nouveaux frais comme une bande de coquins vulgaires. Il lui fallait gagner le pain du jour.

Cependant, les morts continuèrent de s’accumuler autour de ces introuvables amas de richesses.

Francesca Corona, pauvre belle créature, tomba la première, portant la peine de l’apparente confiance et de la tendresse réelle que le colonel Bozzo lui avait témoignées.

Le colonel, pourtant, l’avait trompée comme il avait trompé les autres. Il ne lui avait rien donné, rien confié en mourant. Mais comment croire à une obstination si extravagante ? Il y avait une opinion répandue parmi les Habits-Noirs, c’est que Fanchette avait reçu de son aïeul le secret de l’association, le fameux scapulaire de la Merci et la clé du Trésor.

Le comte Corona fit comme ces enfants qui brisent leurs jouets pour voir ce qu’il y a dedans.

Il tua Francesca, sa femme, et ne sut rien.

Mais les autres crurent qu’il savait, et le comte Corona, à son tour, fut assassiné.

Cet or amoncelé amenait fatalement autour de soi les mœurs des pays d’or. On tuait ici comme dans placers de la Sonora, comme dans les claims de l’Australie.

Le dernier mort fut M. Lecoq lui-même, le fameux Toulonnais-l’Amitié, qui était devenu le plus important, parmi les Maîtres de la Merci, depuis le décès du colonel Bozzo.

Lecoq fut tué dans une audacieuse expédition, dirigée contre la caisse Schwartz. La faim pousse le loup hors du bois. Les Habits-Noirs avaient perdu la prudence.

Après la terrible aventure qui mit fin aux crimes de Lecoq[1] il y eut comme une panique dans l’association. Les principaux Maîtres disparurent et la ténébreuse armée rentra sous terre au moins pour un temps.

Au printemps de l’année qui avait vu ces derniers événements, un soir d’avril, Reynier et Irène étaient réunis dans la chambrette de cette dernière et causaient de leur prochaine union, car Irène avait enfin consenti à devenir la femme du jeune peintre.

Reynier n’était plus le joyeux enfant d’autrefois. Sa carrière s’était faite difficile aussitôt qu’on n’avait plus senti derrière lui la protection d’un homme arrivé.

Il avait même subi doublement le contre-coup de la chute de son père d’adoption : les riches commandes s’étaient éloignées et il consacrait la majeure partie du peu qu’il gagnait à éteindre les dettes de Vincent Carpentier.

De ce dernier, on était toujours sans nouvelles.

Irène et Reynier s’aimaient. L’amour de Reynier était ardent et profond ; dans la tendresse de la jeune fille, il y avait comme une restriction.

Souvent, elle était triste.

Ce soir-là, ils avaient fixé le jour de leurs noces, et Reynier, passionnément heureux, remerciait sa fiancée, lorsque le concierge monta une lettre qui portait un timbre étranger.

Deux lettres, devrais-je dire, car sous la première il y en avait une plus petite, avec le timbre de Paris, et que la jeune fille dissimula après avoir jeté un coup d’œil sur l’adresse.

Irène était toute pâle en déchirant la première enveloppe.

La lettre ne contenait que ces mots, tracés par une main inconnue :

« Vincent Carpentier est mort. Sa tombe est à Stolberg-les-Mines, entre Liège et Aix-la-Chapelle, territoire neutre. Demander le mineur numéro 103. »

Irène tendit le papier à Reynier.

Elle pleurait, mais à travers ses larmes elle glissa un coup d’œil sur la seconde lettre, qui disait :

« Le comte J. demande une entrevue à Mlle Irène Carpentier, pour lui parler de sa sœur Marie-de-Grâce. »

— Marions-nous tout de suite, et partons ! dit Reynier.

Irène s’essuya les yeux et répondit :

— Nous nous marierons à notre retour, et nous partirons demain.

  1. Les Habits Noirs, 1re série, 2e volume.