Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 39

Dentu (Tome Ip. 444-453).


XXXIX

La chambre du mort


Parmi les Compagnons du Trésor, personne ne sut répondre à la question de la comtesse de Clare.

Le lendemain de grand matin, le colonel eut une longue conférence avec la comtesse Francesca Corona, sa petite-fille et sa favorite. Il se plaignit à elle, disant qu’on lui avait envoyé, la veille, un faux prêtre, un misérable coquin, du nom d’Annibal Gioja, âme damnée de la comtesse de Clare, à qui on avait mis une soutane par-dessus sa redingote.

— Je l’ai percé à jour, ajouta-t-il, et je lui ai raconté des sornettes. Je désire me confesser pour tout de bon. Si cela ne fait pas de bien, ça ne peut non plus faire de mal, pas vrai, Fanchette ? J’ai bien des choses à te dire. Je leur ai promis à chacun ma succession, mais c’est toi qui l’auras. Je n’aime que toi. Je te confierai le secret de la Merci, je mettrai le Scapulaire à ton cou, — le scapulaire que je portais quand mon nom faisait trembler l’Apennin… mon nom de Fra-Diavolo ! Et je te donnerai la clé du Trésor — lac de richesses sans fond où il y a assez d’or pour payer la conscience du genre humain tout entier !

— Qu’ai-je besoin de tout cela ? murmura Francesca ; si vous n’êtes plus là, ils me tueront.

— C’est toi qui les tueras, si tu veux. Dans notre poète de Ferrare, le divin Arioste, il y a un chevalier qui renverse tout avec une lance d’or. Tu auras la lance d’or… Mais écoute, les heures passent comme des minutes à l’approche de la mort. Il faut que tu gagnes l’héritage en exécutant mes ordres. Veux-tu m’obéir ?

Francesca répondit :

— Je vous ai toujours obéi, mon père.

— C’est vrai ! mais les autres… Ah ! les autres… ils m’entourent comme les chacals et les corbeaux rôdent autour de l’agonie des lions. Je suis content de mourir. La mort est un refuge. Ils m’auraient assassiné !

Un frisson de terreur qui, certes, n’était pas joué, secoua ses membres sous la couverture. Il ajouta :

— Approche-toi. Ils ne doivent pas être loin. Tu serais perdue s’ils entendaient ce que je vais te dire… Approche encore !

Sa voix descendit jusqu’au murmure, tandis qu’il poursuivait :

— Il faut un homme pour te garder le trésor. Je l’ai choisi entre des milliers d’hommes, et j’ai mis des années à le choisir. C’est cet homme-là que je veux pour confesseur. Il est prévenu, il attend. Va me le chercher.

— Où est-il ?

— Tout près d’ici, passage Saint-Roch. C’est un jeune prêtre. Il est comme nous des environs de Sartène ; il se nomme l’abbé Franceschi. Répète le nom.

La comtesse Corona obéit.

Le colonel reprit :

— Francesca, Franceschi, tu te souviendras. Il demeure au numéro 3 du passage. Il est vicaire depuis deux jours. C’est un saint qui jeûne pour donner son pain aux pauvres. Tu n’as rien à lui expliquer ; il connaît d’avance sa besogne. Tu lui diras seulement le mot convenu.

— Quel mot ?

Mourir, c’est vivre ! Répète.

— Mourir, c’est vivre.

— Bien… Et tu ajouteras : « La nuit qui vient, il fera grand jour. » Répète.

— La nuit qui vient, il fera grand jour.

— Bien ! Tu ne sais pas comme je t’aime. Tu le sauras demain.

La comtesse Francesca se leva.

— Pas encore, dit le mourant, attends, je n’ai pas fini. Pendant toute cette journée, et la nuit prochaine qui sera ma dernière nuit, c’est toi qui commanderas ici. Ne crains rien. Ils n’oseront pas désobéir à mes ordres. Ils ne relèveront pas la tête avant de m’avoir vu cloué, avec des clous solides, entre les planches de mon cercueil. Tu diras ma volonté hautement, et nul n’ira contre ma volonté. Le feras-tu ?

— Je le ferai.

— Tu diras : Les derniers jours du Père ont été tourmentés par une crainte. Il a mis tant d’années à mourir qu’il doute de la mort. La mort peut hésiter en le frappant et s’y reprendre à plusieurs fois. Cela s’est vu, surtout pour les vieillards qui dépassent la limite ordinaire de l’âge. — Et le Père a plus de cent ans ! — Le Père veut, pour éviter la torture d’une inhumation prématurée, ou d’autres dangers qu’il ne spécifie pas, il veut que son corps soit isolé de toute approche, la nuit de son décès et le jour qui suivra. Son corps sera gardé et veillé par l’homme qu’il a choisi, lequel est un prêtre, changé seul de prier auprès du lit funèbre et de procéder aux soins de l’ensevelissement, après avoir fait les épreuves convenues entre lui et le Père. Te souviendras-tu.

— Je me souviendrai.

— Va donc, et qu’on fasse entrer tous mes chers bons amis pour la dernière fois.

La comtesse Francesca Corona sortit. Les maîtres des Habits-Noirs entrèrent. Le colonel voulut leur toucher la main à tous.

Vers midi, Francesca revint avec le jeune vicaire, qui était un homme d’apparence ascétique. Le colonel dit aux maîtres des Habits-Noirs :

— Laissez-moi, mes enfants bien-aimés, et obéissez à ma petite Fanchette, comme si c’était à moi-même, jusqu’à l’heure de mon enterrement. Sans cela…

Il n’acheva pas, mais son œil qui déjà s’éteignait eut un éclair aigu.

Il ajouta pourtant :

— Mon testament cacheté vous sera remis par l’abbé Franceschi une heure après mes funérailles.

Le colonel Bozzo-Corona rendit le dernier soupir ce même jour à quatre heures après-midi.

Selon sa volonté impérieusement exprimée l’abbé Franceschi veilla seul auprès de ses restes mortels.

Cependant ses amis n’abdiquèrent point leur devoir. Pendant la nuit et le jour qui suivirent, aucun des Maîtres ne quitta l’hôtel de la rue Thérèse, et dans la pièce voisine de la chambre mortuaire une chapelle fut installée où une religieuse demeura en prière jusqu’à la levée du corps.

Mme la comtesse de Clare, seule, manquait parmi les Maîtres réunis à l’hôtel Bozzo.

Depuis l’heure du décès jusqu’à la nuit, on put ouïr le jeune prêtre récitant périodiquement les oraisons latines indiquées par le rituel.

À la nuit, les Maîtres se réunirent dans la salle à manger où l’on fit un repas triste, — véritablement triste, car chacun était inquiet.

Le prêtre, dans la chambre funèbre, la religieuse, dans la chapelle, restèrent seuls.

La religieuse crut alors entendre chez le colonel des bruits singuliers, — quoique l’abbé Franceschi ne cessât point de réciter à haute voix les prières voulues.

Nous ne prétendons point excuser le fait, mais la religieuse mit l’œil au trou de la serrure.

Ce fut en vain, la serrure était hermétiquement bouchée.

Le bruit était une sorte de remue-ménage, comme si l’on eût accompli de l’autre côté de la porte un travail nécessitant des mouvements nombreux. Il y avait des pas qui s’étouffaient sur le tapis. Et le lit criait.

Au lieu de prier, la religieuse semblait en proie maintenant à une sorte de fièvre.

Elle souleva un instant, pour mieux entendre, le voile épais de son ordre qui cachait presque entièrement son visage, et si quelqu’un fût entré en ce moment, il aurait reconnu, derrière les plis de la serge noire, les traits hautains et charmants de la comtesse Marguerite de Clare.

Chacun faisait la guerre à son compte, en ce lieu.

Vers minuit quelqu’un entra. C’était Francesca Corona qui venait méditer et prier. Celle-là portait dans son cœur un vrai deuil, et sa piété n’était pas une comédie.

La religieuse avait eu le temps de rabattre son voile. Les deux femmes, pendant toute la nuit, n’échangèrent que de rares paroles.

Le bruit continuait dans la chambre du mort.

Au jour, Francesca Corona se retira.

Restée seule, la comtesse de Clare se rapprocha de la porte avec vivacité, comme si on eût rompu le lien qui la retenait agenouillée devant le prie-Dieu.

Elle n’essaya plus de regarder par la serrure. Sa main se plongea dans la poche de sa robe et en ressortit, armée d’un objet que rarement les religieuses portent sur elles, une petite vrille toute neuve.

À l’aide de cet instrument, elle attaqua le battant de la porte avec adresse et précaution.

Pour une comtesse, elle avait une remarquable habileté de main. En quelques minutes un trou fut percé.

Mme la comtesse de Clare y appliqua d’abord ses lèvres pour rejeter au dehors la poussière produite par le jeu de la vrille.

Puis elle y mit son œil avide qui darda un regard dans la chambre du mort.

Malgré le jour naissant, la chambre était très sombre, parce qu’on avait rabattu les tentures des croisées, et pourtant la comtesse vit du premier coup une chose qui la frappa d’étonnement.

Juste en face du trou percé par elle il y avait une porte ouverte, — une porte qu’elle ne connaissait pas.

Cette porte était située au pied du lit et devait, quand on la fermait, disparaître complètement dans la boiserie.

Elle donnait sur un escalier également inconnu à la comtesse Marguerite, et dont on apercevait la rampe tournante.

En s’orientant, la comtesse calcula que cet escalier devait descendre au rez-de-chaussée, dans l’avant-dernière des pièces donnant sur le jardin de la rue des Moineaux.

Outre la porte, on ne voyait que le pied du lit, un demi-mètre de muraille et le coin d’un canapé sur lequel un homme était assis.

L’homme se trouvait coupé par le rebord circulaire du trou de la vrille.

On voyait seulement ses jambes.

Cela suffisait pour se convaincre qu’il ne portait point de costume ecclésiastique.

Qui donc était cet homme ? et que faisait-il en ce lieu ?

Le pied du lit, d’un autre côté était plat.

On eût dit qu’il n’y avait rien sous la couverture.

Pendant que la fausse religieuse regardait de tous ses yeux, cherchant le prêtre et le corps, qui seuls auraient dû être là et qui tous deux manquaient, une tête apparut au haut de l’escalier.

C’était bien le front mystique et déjà dépouillé à demi de l’abbé Franceschi.

Il portait un fardeau, qui devint visible lorsqu’il eut monté les dernières marches de l’escalier.

Ce fardeau, c’était le cadavre du colonel.

La comtesse Marguerite retenait son souffle et restait bouche béante.

Elle voyait, mais elle ne croyait pas, tant ce spectacle était invraisemblable et bizarre.

D’où venait l’abbé ? Pourquoi faire voyager ainsi un cadavre ?

On l’avait descendu puisqu’on le remontait. Encore une fois, pourquoi ?

L’idée que le cadavre vivait vint à la comtesse. Cela expliquait tout. On avait transporté le colonel au rez-de-chaussée pour qu’il pût donner des indications exactes au sujet du trésor et frustrer ainsi l’association des Habits-Noirs.

C’était probable, c’était certain…

Mais non ! le cadavre était rigide jusqu’à sembler déjà sec et momifié. L’abbé Franceschi le portait avec une facilité extrême.

Il le jeta sur le lit où le corps resta inerte et roide, — comme celui d’un animal empaillé.

Et c’était bien le colonel, il n’y avait pas à s’y méprendre.

Par hasard, sa tête était au pied du lit et restait dans le champ du trou. On la voyait en plein.

C’était le colonel en chair et en os…

À cet instant, l’homme du canapé se leva. La comtesse de Clare étouffa dans sa gorge un cri de stupeur qui voulait jaillir.

Nous nous souvenons que la comtesse Marguerite, aujourd’hui déguisée en religieuse, avait joué une fois un autre rôle, celui de poseuse, pour s’introduire dans l’atelier de Reynier et avoir des explications au sujet de cette mystérieuse toile : le tableau de la galerie Biffi.

Eh bien ! les deux personnages du tableau étaient là, devant les yeux de la comtesse : le vivant et le mort, le jeune homme et le vieillard.

C’était le jeune homme du tableau qui venait de se lever du canapé, cette tête imberbe et blanche qui semblait sculptée dans de l’albâtre.

C’était le vieillard qu’on avait jeté mort sur le lit.