Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 38

Dentu (Tome Ip. 433-443).
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Première partie


XXXVIII

La disparition


À dater de cette nuit, Reynier d’un côté, Irène de l’autre restèrent absolument sans nouvelles. À l’hôtel de Vincent Carpentier aucun indice ne fut trouvé qui pût aider à deviner l’énigme de sa disparition.

Car Vincent avait disparu complètement, sans laisser derrière lui la moindre trace, et comme si la terre se fût ouverte pour l’engloutir.

Irène fut frappée violemment.

Nous l’avons vue jusqu’ici sous le coup d’une obsession morale très intense. Un mauvais génie s’était glissé auprès d’elle et l’avait enlacée comme le serpent s’enroule autour d’une proie.

Quelque soit le nom que nous lui donnions la mère Marie-de-Grâce ou le comte Julian, ce démon, l’œil fixé implacablement sur son but, avait choisi Irène comme un instrument, comme une clé qui pourrait un jour ouvrir la porte du trésor de la Merci.

N’oublions pas que tout un cercle d’avidités, excitées jusqu’au délire, entourait cet amas de richesses, et que Carpentier était désigné à la fiévreuse passion de tous ces chercheurs d’or comme le seul homme au monde qui connût — peut-être — le secret du colonel, puisque le colonel l’avait choisi pour fabriquer la caisse de pierre où dormait sa gigantesque fortune.

Placé entre le colonel lui-même, ou plutôt entre le comte Julian et les Compagnons du Trésor dont il avait repoussé l’alliance, Vincent Carpentier, seul et possédé aussi par la fièvre commune, n’avait pas grandes chances d’échapper à sa destinée.

Le comte Julian, le vainqueur d’aujourd’hui, était parti de très bas et de très loin pour entamer le siège de la maison de son aïeul. Il avait fait comme les généraux habiles en face d’une place forte bien défendue, il avait établi partout où cela se pouvait des ouvrages avancés dont beaucoup pouvaient rester inutiles, mais dont l’un, à tout le moins, devait vomir la colonne d’assaut, à l’heure propice.

Il venait d’Italie, il savait jouer du sacrilège, il avait choisi pour quartier général la maison religieuse des dames de la Croix.

Là, doublement abrité par les murs d’un cloître et par le déguisement féminin dont il s’était affublé, le comte Julian avait amusé ses loisirs à subjuguer, à fasciner la pauvre belle enfant qui devait, selon lui, un jour donné, le rendre maître de Vincent Carpentier dont elle était la fille bien aimée.

Irène s’était donnée tout entière et du premier coup à l’empire de cette femme qui, par l’âge, aurait pu être sa mère, et qu’elle voyait si supérieure aux bonnes-sœurs qui l’entouraient.

Pour elle, Marie-de-Grâce, belle comme une reine, fille d’une race illustre et brisée par le malheur, s’enveloppait dans un manteau de mysticisme et de poésie.

L’élément romanesque abonde chez tous les enfants intelligents, et il n’y avait point d’enfant au couvent de la Croix, qui pût lutter d’intelligence avec Irène Carpentier.

Nous sommes tous vulnérables par nos forces encore plus que par nos faiblesses.

Le tentateur prit Irène par sa force. Dans ces longues causeries que Marie-de-Grâce avait avec l’enfant sous prétexte de lui enseigner la langue et la littérature italiennes, une image apparaissait toujours, adroitement ménagée, éclairée d’un jour sombre et mystérieux, encadrée par cet invincible prestige que rayonne le malheur des grandes races.

C’était l’héritier unique des splendeurs passées, — le jeune frère de Marie-de-Grâce, — prince dans l’avenir peut-être : le comte Julian.

Et Marie-de-Grâce laissait percer ce rêve : Irène, son élève, la fille de son cœur, fiancée à ce destin en même temps mélancolique et splendide !

Irène était bien jeune. Elle aimait Reynier de tout son cœur, à peu près comme elle aimait sincèrement et profondément son père.

Reynier lui-même avait contribué à ce résultat par la somme de respect qu’il mêlait à son ardente tendresse : respect pour l’enfant, respect pour lui-même, respect pour leur commun avenir.

On eût dit qu’il craignait d’ouvrir, même pour y jeter un furtif coup d’œil, l’écrin où dormaient les adorées promesses de son bonheur.

J’hésite à exprimer cela : Irène n’avait vu du comte Julian que le portrait en miniature qui ne quittait jamais Marie-de-Grâce, et pourtant le comte Julian occupait en maître l’imagination d’Irène Carpentier.

Elle rêvait de ce pâle visage. Dans la pureté absolue de son âme elle ignorait le danger de rêver.

Elle n’avait pas peur d’aimer le frère de sa meilleure amie. Aimait-elle déjà ? Oui.

Mais ce qu’elle aimait c’était le danger inconnu qui couronnait cette pâle tête comme une auréole, c’était la vaillance vaincue, c’était le malheur prédestiné. Son imagination seule était prise.

Nous avons vu que le comte Julian avait livré la bataille décisive sur un autre terrain, mais pourtant, il n’avait point abandonné brusquement sa conquête. Il était dans sa nature de conserver, d’économiser ses ressources.

Il avait écrit à Irène, devenue inutile, pour réserver l’avenir.

Irène aurait porté longtemps le deuil de son premier rêve sans le choc soudain et terrible qui la frappait dans la réalité.

Ce fut Reynier qui lui apporta la funeste nouvelle, et leur commune douleur les rapprocha.

Lors de cette entrevue entre les deux fiancés, il y avait déjà cinq jours que Vincent Carpentier avait disparu.

Reynier, remuant ciel et terre, avait pu relever quelques vestiges vagues.

Des voisins avaient vu l’homme au costume de peintre-touriste remonter la rue de l’Ouest dans la direction de l’Observatoire.

Par hasard, une fillette qui posait habituellement chez Reynier, avait reconnu sa défroque, en dehors de la barrière de Fontainebleau, sur le dos d’un homme entre deux âges, paraissant malade et fatigué.

La fillette se promenait avec une connaissance. Elle avait pu suivre le voyageur jusqu’aux environs de Bicêtre, mais alors était survenu l’orage, et la fillette avait cherché refuge dans un cabaret.

Au delà de ce point : Bicêtre, toute trace s’évanouissait.

Irène se souvenait de sa dernière entrevue avec son père. Elle avait remarqué le trouble, le décousu de sa parole. Elle gardait l’impression de tristesse, presque de frayeur que lui avait laissé son adieu.

Il en était de même de Reynier. Les derniers mots de Vincent lui sonnaient encore à l’oreille, et cela ressemblait à un testament verbal.

Mais pourquoi Vincent l’avait-il envoyé à l’administration des Messageries générales ?

Il fut découvert que Vincent avait retenu sa place, pour ce même soir, aux Messageries Laffitte et à la malle-poste.

Une idée lugubre naissait tout naturellement. Elle vint à Reynier, elle vint à Irène : l’idée d’un suicide. Mais quelle raison Vincent pouvait-il avoir d’attenter à ses jours ? Il était en pleine prospérité ; ses affaires élargissaient leur cercle chaque jour ; il marchait rapidement à la fortune.

Le bruit public se chargea bientôt de répondre à cette question.

Vincent avait une notoriété ; il était de ceux qui ont réussi.

Paris lui devait bien quelques jours de cancans, de suppositions et de bavardages.

Le bruit public, murmure qui naît, on ne sait où, et qui aussitôt né, prend les proportions d’un tapage, se charge surtout volontiers d’apporter une solution aux problèmes que les événements proposent à la curiosité de tous.

Dans ces derniers temps, le bruit public l’affirma, l’architecte à la mode avait mené une vie assez singulière. Roblot, son valet de chambre, qui lui était fort attaché, avoua que depuis quelques mois, il ne le reconnaissait plus.

Qu’y avait-il ? un grain de folie ? Mon Dieu oui, quelque chose comme cela : Vincent Carpentier se déguisait la nuit pour sortir.

Et, chose singulière, parmi ceux qui ne repoussèrent pas très loin cette idée de folie se trouvèrent au premier rang Reynier et Irène elle-même.

Irène et Reynier avaient eu tous les deux cette pensée avant que le bruit public la mît en circulation.

Et les bonnes dames de la Croix s’avouèrent entre elles que M. Carpentier avait « un drôle d’air » en surveillant les apprêts de la distribution des prix.

Mais ce ne fut pas tout. Il se découvrit en même temps que les affaires de Vincent Carpentier n’étaient brillantes qu’à la surface. Une fourmilière de créanciers surgit tout à coup, après sa disparition, et le fidèle Roblot vint un matin dire à Reynier :

— Qui jamais aurait cru cela ? Il devait à Dieu et à ses saints. On va vendre l’hôtel, par suite de jugement, et tous frais payés, M. Lecoq en sera encore pour deux ou trois cents mille francs de perte !

L’hôtel fut vendu, et il ne resta que des dettes. Irène quitta le couvent de la Croix.

Quelques mois s’étaient écoulés, Irène avait seize ans, Reynier lui dit : « marions-nous, c’était la volonté de notre père. »

Irène répondit : « je suis trop jeune. »

Elle prit une petite chambre et travailla de ses mains pour vivre.

D’autres mois passèrent. Paris avait oublié Vincent Carpentier depuis longtemps.

Un autre événement bien autrement important l’occupa pendant toute une semaine : je veux parler de la mort de ce juste, plein de jours et de vertus, le colonel Rozzo-Corona.

Nous avons raconté dans un autre livre[1] de ce bienfaiteur de l’humanité et l’attendrissante cérémonie funéraire qui s’ensuivit.

Nous avons à relater ici seulement certains détails encore inédits qui se lient étroitement à notre présente histoire.

Le lit d’agonie du colonel avait été entouré jusqu’à la fin par les principaux membres de l’association des Habits-Noirs. C’était sa famille. Il avait exercé sur eux pendant les deux tiers d’un siècle cette tyrannie paternelle et gouailleuse que nous avons mise en scène tant de fois dans nos récits.

Quiconque l’avait attaqué était mort. Sa chancelante vieillesse enterrait les jeunes et les robustes.

Ils semblait que sa décrépitude fût éternelle.

Ils étaient là, près de son lit, tous ceux qui devaient lui succéder, comme les lieutenants d’Alexandre partagèrent son empire.

Seulement l’empire d’Alexandre était facile à partager, on n’avait qu’à tailler dans la masse des provinces et des royaumes, tandis qu’ici l’héritage invisible semblait fuir.

On avait sur l’immensité du patrimoine des idées vagues et presque féeriques, mais un seul homme, dans le monde entier, pouvait dire : « En tel lieu, creusez la terre, et vous trouverez le trésor de la Merci. »

Cet homme allait mourir, — et il ne parlait pas.

Allait-il mourir ? Tous ceux qui étaient là avaient espéré et même conspiré tant de fois sa fin ! On avait vu si souvent ses deux pieds trébucher au bord de la fosse ! Cette sempiternelle agonie qui se jouait des héritiers impatients était-elle plus vraie aujourd’hui qu’hier ?

Nul n’aurait pu l’affirmer. Ils étaient là, le docteur Samuel, l’abbé X…, le duc (Louis XVII), le comte Corona, M. Lecoq (Toulonnais-l’Amitié), la comtesse de Clare. Ils affectaient un profond chagrin et dévoraient de l’œil cette pâleur cadavéreuse qui était pour eux la plus chère de toutes les promesses.

Le colonel avait dit la vieille au soir :

— Mes bons chéris bibis, cette fois, je suis au bout de mon rouleau. Je ne passerai pas la journée de demain. Vous voilà riches comme des Crésus. Je ne peux pas emporter notre tirelire. Sangodemi ! allez-vous vous en donner, mes minets ! je ne veux même pas vous apprendre combien il y a dans le sac ; il faut vous laisser le plaisir de la surprise. Je sais bien que vous me pleurerez, mes biribis ; mais ce sera une fière consolation quand mon testament vous tombera sur la tête comme une bénédiction… Je ne vous en dis pas davantage.

Il demanda un prêtre, désirant finir, comme il avait vécu, décemment.

L’abbé X… s’offrit. Le mourant lui fit un pied de nez amical.

En sortant, le docteur dit :

— Il n’a pas voulu se laisser tâter le pouls par moi. Il est très bas, mais je l’ai vu plus bas que cela.

— Méfiance ! grommela Lecoq. Je le croirai défunt quand les vers l’auront mangé.

La comtesse de Clare demanda :

— Que ferions-nous s’il emportait avec lui son secret ?

  1. Les Habits Noirs, 1re série.