Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 32

Dentu (Tome Ip. 358-369).
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Première partie


XXXII

Potage servi par Roblot


Comme le valet de chambre sortait d’un air assez penaud, Vincent le rappela pour lui dire :

— Et vous m’amènerez César.

— Penser que monsieur était si bas l’autre matin ! murmura le valet de chambre en se retirant. Monsieur peut se vanter d’avoir une bien bonne constitution.

Vincent Carpentier avait tourné le dos en s’accoudant au balcon de sa fenêtre.

Véritablement, la vie débordait en lui. Il se disait :

— Par la corbleu ! nous ne sommes pas dans les savanes de l’Amérique du Nord pour avoir peur des sauvages ! Là-bas, les roches tirent des coups de fusil et les troncs d’arbres poignardent ; mais ici, — ici ! — à Paris, je ne connais ni troncs d’arbres derrière lesquels un assassin puisse se cacher, ni roches, ni halliers, ni ravins, et, à toute extrémité, il y a le préfet de police…

Il s’arrêta brusquement et son regard resta fixé sur la maison en construction qui lui faisait face ; la plus éloignée des trois.

Quelle drôle de chose ! murmura-t-il.

Cette exclamation, faite avec l’accent du plus profond étonnement, lui était arrachée par un spectacle singulier.

Au milieu des maçons, actifs à leur besogne, sur l’échafaudage qui entourait le faite de la maison Corona, un vieillard et une jeune femme étaient debout.

La jeune femme agitait son mouchoir comme pour envoyer un bonjour à Vincent, et le vieillard braquait sur lui une lorgnette de spectacle.

Vincent salua, mais sa gaîté n’était déjà plus.

De la main le vieillard lui envoya un signe amical.

Roblot, le valet de chambre, rentrait en ce moment, portant un plateau et accompagné du magnifique danois à la robe gris d’ardoise, mouchetée de taches noires, qui répondait au nom de César. On ne voit plus beaucoup de ces chiens danois qui étaient si beaux et si fiers.

Les éleveurs sont comme les jardiniers, qui, voulant créer (c’est leur mot), ont tué les bonnes poires pour engraisser les mauvaises.

Je ne sais rien de si beau ni de si détestable que les poires du progrès.

L’un de ces jardiniers, un fort, me disait l’autre été : « Qui donc au monde a encore des œillets ? »

Pensez-vous sonder les profondeurs de la bêtise humaine ! Je crains qu’ils n’assassinent un jour les roses pour enluminer les choux, disant alors, avec le cruel sourire de supériorité qui décore la science imbécile : « Qui donc au monde a encore des roses ? »

Le superbe danois se lança sur son maître, qui le repoussa d’un air maussade, et dit :

— La paix, César ! à bas !

— Bon ! fit à part Roblot en rangeant le déjeuner sur un guéridon, le vent a sauté. Nous sommes à la pluie.

De fait, le front de Vincent Carpentier se chargeait de nuages. La vue du comte Julian, car c’était bien le comte Julian qui était là-bas, sur l’échafaudage, fourré dans la peau du colonel, ravivait le feu éteint de ses blessures.

Cet homme avait donc réussi à tromper Fanchette elle-même ! Fanchette ! le seul être dont il craignît le regard ! Sa supercherie, si follement audacieuse, au premier aspect, allait donc avoir un succès complet !

Il était le Maître.

Et ce n’était pas, comme l’autre maître, un vieillard impotent.

Sous sa caducité feinte, il cachait des muscles d’acier.

Il n’avait pas besoin, celui-là, de bander les yeux d’un aide pour accomplir sa besogne. Son bras était bon. Avec une pioche bien emmanchée, en quelques heures de travail, il pouvait interroger à fond les murailles de la chambre du Trésor.

Une idée traversa la cervelle de Vincent : de la place où il était, un bon tireur, agenouillé et assurant le canon d’une carabine suisse sur le dossier d’une chaise, — pour éviter le tremblement de la main, — eût été à peu près sur de son coup.

Vincent eut cette vision qui fit sauter son cœur dans sa poitrine. Il vit le comte Julian chanceler sur l’échafaudage, frappé d’une balle en plein cœur, et tomber tête première au pied de l’hôtel en construction.

— Allez ! dit-il au valet de chambre, je n’ai plus besoin de vous.

Il était bon tireur. Il avait gagné un grand prix aux épreuves de Berne. Sa carabine genevoise était serrée, à l’abri de toute humidité, dans sa boîte de cuir.

Roblot sortit en disant :

— Je pense que monsieur ne va pas laisser refroidir son potage ?

Vincent alla jusqu’à l’armoire où était sa carabine. Il mit la main sur la clé, mais il ne tourna pas.

Le danois gourmand rôdait autour du guéridon sur lequel on avait posé le déjeuner.

Vincent songeait laborieusement.

— Il n’y a rien d’étonnant, se disait-il, à ce que ce misérable, jouant son rôle en comédien consommé, soit venu là pour faire semblant de s’intéresser aux affaires de la comtesse Francesca Corona qu’il doit appeler sa chère petite Fanchette. Il est là pour ajouter une scène à sa comédie… César, à bas !

Le beau danois avait mis ses deux pattes sur le guéridon et flairait le potage qui allait se refroidissant.

— Non ! reprit Vincent Carpentier, dont les sourcils se joignaient sous les plis profondément creusés de son front, j’essaye en vain de m’abuser moi-même : cet homme est là pour moi, j’en suis sûr, et entre nous deux la bataille est commencée. Hier, il sera revenu dans la chambre du trésor. Au coin de l’alcôve, derrière le rideau, il aura trouvé la place où j’étais, toute rougie de mon sang, et la fenêtre ouverte, et au faîte du mur le crampon que je n’ai pu décrocher. Peut-être était-il chez moi dès cette nuit : sinon lui, quelqu’un à lui appartenant, parmi ceux qui marchaient et qui parlaient dans le corridor.

La clé tourna, la clé de l’armoire où était la carabine.

Le danois avait allongé sa langue, rouge et flexible comme la flamme d’un navire pavoisé. Il la trempa dans le potage dont il lampa une gorgée, qu’il trouva bonne.

L’armoire s’ouvrit. Vincent prit la boîte de cuir.

La carabine suisse montra sa crosse pesante, son canon noir qui luisait comme la peau d’un serpent.

César avalait le bouillon.

— J’étais fou, murmura Vincent, fou de croire que Paris veillait sur moi. Paris ne veille sur personne. Quand le coup est porté, Paris punit quelquefois celui qui a porté le coup, si celui-là attend qu’on le vienne prendre. Mais Paris n’empêche jamais de porter le coup, — la preuve c’est qu’il me suffirait en ce moment de viser juste pour casser la tête d’un homme, capable d’acheter Paris argent comptant, au détail et à la livre.

César léchait avec un plaisir mêlé de regret le fond de la tasse, déjà vide.

Vincent mit la carabine hors de sa boîte.

— Et après ? fit-il pourtant. Je n’ai pas scrupule d’abattre un pareil monstre, mais après ? La détonation sera entendue. Aurai-je un moyen de défense ou de fuite ?

Il laissa tomber la crosse à terre en disant :

— J’ai vu à Rome un fusil à vent qui portait sa balle plus loin qu’il n’y a d’ici jusqu’à l’échafaudage.

Il restait indécis. Le danger qu’il devait courir en agissant ne faisait point question : il risquait sa liberté et sa vie.

Mais en n’agissant pas, le danger était-il moins mortel ou moins certain ?

Il avait vu le comte Julian à l’œuvre ; il savait bien que du comte Julian il n’avait à attendre ni trêve ni merci.

C’était un duel à outrance. Dans les duels de cette sorte et quand l’adversaire est un scélérat, ce n’est pas l’idée de tuer qui vient d’ordinaire à celui dont la vie fut longtemps honnête et qui jamais ne répandit du sang.

L’idée qui vient, c’est le refuge commun : la justice.

Pourquoi la pensée de réclamer l’aide de la loi ne naissait-elle pas dans d’esprit de Vincent Carpentier ?

Car il avait songé à tout, excepté à cela.

Nous pourrions répondre que la conscience de Vincent n’était déjà plus de celles qui montrent volontiers leurs replis à la justice. Vincent ne pouvait dénoncer autrui sans se dénoncer lui-même. Par quels moyens avait-il pénétré dans la maison du colonel Bozzo et surpris le mystère du parricide ?

Mais nous préférons donner la véritable explication qui est celle-ci :

Nul ne s’étonnerait de voir un homme passer à côté de la justice sans crier au secours s’il était établi que cet homme aime passionnément, et qu’en appelant la justice, il perdrait la femme bien-aimée en même temps que l’ennemi.

Dès que l’amour est en jeu, tout paraît clair.

« Où est la femme ? » dit le proverbe moqueur, mais rigoureux comme un axiome géométrique.

Eh bien ! Vinrent Carpentier était amoureux. Il n’y avait point de femme, mais il y avait le trésor.

Et la froide passion que peut allumer un tas d’or est plus impérieuse, plus extravagante, plus implacable que n’importe quel amour inspiré par une femme.

Plus jaloux aussi, je l’affirme.

Introduire la justice au fond de ce noir secret, c’était livrer, c’était perdre le trésor.

Et nous le répétons, Vincent Carpentier n’avait pas même songé à cela, quoiqu’il y eût désormais entre lui et le trésor un obstacle en apparence insurmontable.

En amour, l’espoir s’obstine en dépit de toute raison. Pour détourner le couteau dont la pointe aurait touché sa poitrine, Vincent Carpentier n’eût pas dit à un juge : « Le trésor est là ! »

Le danois s’était couché sur le tapis et digérait sa soupe. Il dormait à l’abri de tous remords.

Vincent ne savait même plus que son chien était là.

Vincent, pâle, serrait d’une main convulsive la crosse de sa carabine.

De l’endroit où il était, il ne pouvait voir l’hôtel en construction.

Sans quitter son arme, il avança d’un pas et tendit le cou pour glisser un regard par la fenêtre.

Tout restait de même dans l’aspect de la bâtisse. Les pierres montaient, soulevées par la grue, les maçons torchaient le mortier, la scie grinçait dans le tuffeau, le bois retentissait sous le marteau des charpentiers ; seulement, l’échafaudage supérieur était vide.

Fanchette et le colonel avaient disparu.

Vincent éprouva une sorte de soulagement à se dire :

— Il n’est plus temps. C’était une idée absurde.

La carabine fut placée de nouveau dans l’armoire et Vincent se rapprocha du guéridon.

— Ah ! ah ! fit-il en voyant la tasse vide, tu as mangé mon potage, toi, César ?

Et il se baissa pour caresser le chien.

César qui, comme ceux de sa race, était d’ordinaire aussi doux que beau, loin de relever la tête amicalement à cette marque de clémence, poussa un grondement sourd.

— Bon ! reprit Vincent, tu te fâches par-dessus le marché !…

Ce fut tout. Sa pensée soucieuse le tourmentait de nouveau.

Au lieu de s’asseoir à table, devant les autres plats de son déjeuner qui restaient intacts, il se prit à arpenter la chambre.

En passant devant la glace, il se regarda et s’arrêta court.

Il était si changé depuis vingt-quatre heures, qu’il avait peine à se reconnaître lui-même.

— C’est ma barbe longue, murmura-t-il, en essayant de sourire. Je n’ai plus faim. Je vais me raser, pour n’avoir plus cette figure de déterré.

Il ferma la fenêtre par laquelle il avait regardé tout à l’heure la maison en construction et y suspendit un petit miroir à barbe.

Le danois s’agitait maintenant et les griffes de ses pattes déchiraient le tapis.

Il se leva à demi, s’étira, bâilla, puis retomba en hurlant plaintivement.

Vincent, qui faisait mousser son savon, baissa la tête pensant :

— Les gens de la campagne, disent que les chiens pleurent quand leur maître est pour mourir.

La mousse du savon couvrit sa joue.

— Ma main ne tremble pourtant pas, dit-il en commençant à se raser. Il n’y a de malade que mon corps.

En essuyant son rasoir, il porta les yeux sur la maison en construction.

Le hasard sans doute faisait qu’il n’y avait plus aucun ouvrier à l’étage supérieur.

Le rasoir glissa en grinçant sur son autre joue.

À ce moment, le carreau qui était à sa gauche, demi-caché sous le biais du rideau, tinta un bruit sec, comme s’il eût été heurté par un fort grêlon ou un petit caillou.

Un autre bruit d’une nature toute différente sembla faire écho au fond de la chambre.

Ce fut comme un coup de marteau, suivi d’un craquement court.

Cela venait du côté de l’alcôve. Vincent se retourna vivement, croyant que quelqu’un était dans la chambre.

Il n’y avait personne. Le bruit ne se renouvela pas.

Vincent était en train déjà de se gourmander lui-même au sujet de la puérile frayeur que cet incident lui avait causée, lorsque César, le beau Danois, se leva péniblement sur ses quatre pattes, étrangement écartées et qui tremblaient.

Ses poils se hérissaient comme ceux d’un chat en colère.

Il frissonnait si fort que la trépidation communiquée aux pieds du guéridon choquait plats et assiettes les uns contre les autres.

Sous lui, le tapis n’était plus qu’un lambeau.

Tout à coup, il essaya d’aboyer et ne put.

Sa gueule et son cou faisaient les mouvements, mais aucun son ne sortait.

Il étranglait. Tout animal qui se sent mourir veut fuir. Le danois fit un grand effort pour bondir en avant, mais il ne put que tourner sur lui-même avec une rapidité qui donnait le vertige.

Sa gueule s’entourait maintenant d’une mousse rougeâtre.

Quand il s’arrêta, il tomba raide mort.