Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 27

Dentu (Tome Ip. 300-311).
Première partie


XVII

La voix du vengeur


La nuit continuait d’être profonde, malgré l’affirmation de celui qui était de l’autre côté de la porte, et qui disait : il fait jour.

Aucune lueur ne blanchissait encore les fenêtres.

Quand la voix du dehors eut cessé de parler, ce fut un silence morne, absolu comme celui qui doit régner au fond des tombes.

La maison dormait, la ville aussi. Ce n’est plus minuit qui marque l’heure tragique pour les habitants de Paris. À minuit, Paris travaille ou s’amuse. Le sommeil de Paris n’est complet que vers trois heures du matin.

Tous ceux qui ont besoin du sommeil de Paris savent cela.

C’est l’heure du guet-apens, du vol, du meurtre. Paris dort ; il est aveugle et sourd, il ne peut plus se défendre.

Dans le grand silence qui emplissait la chambre du Trésor, pendant une minute tout entière, Vincent Carpentier et le colonel n’entendirent que le bruit de leurs propres respirations.

Le colonel ressemblait à un homme que la foudre a frappé.

L’étonnante vigueur d’esprit qui combattait en lui les caducités de l’âge s’était affaissée d’un seul coup.

Il ne restait en lui qu’un misérable débris humain, chancelant et tremblant incapable de toute résistance.

Le sang-froid, qui était sa maîtresse force semblait l’avoir abandonné.

Ses yeux, arrondis par la terreur, se fixaient sur la porte. Ses bras tombaient le long de ses flancs.

Deux larmes muettes roulaient dans les rides de ses joues.

Il y avait une chose singulière : Vincent venait d’échapper à une mort certaine et immédiate. La diversion qui venait d’avoir lieu lui avait sauvé la vie, aucun doute ne pouvait exister à cet égard ; sans cette diversion, le couteau qui brillait maintenant à terre eût été déjà plongé dans sa poitrine.

Le colonel, en effet, avait eu, au début de l’entrevue, une velléité de clémence ou plutôt d’arrangement. L’idée d’acheter un esclave lui avait traversé l’esprit, mais la réflexion avait changé cela. Vincent en savait trop : il était condamné.

Comme rien ne pouvait arrêter le vieil homme, ni pitié ni scrupule, comme Vincent ne pouvait opposer aucune espèce de résistance, le caprice miséricordieux ayant cédé le pas au caprice sanguinaire dans la cervelle de cet enfant de cent ans, tout était dit.

Vincent aurait donc dû bénir le défenseur providentiel qui s’était mis à l’improviste entre sa poitrine et le poignard. Il n’en était pas ainsi : la fièvre d’or le tenait, glacial et farouche délire qui calcule en dehors de toute logique humaine.

Il n’avait pas eu peur de mourir. Il n’y avait en lui que l’excès de son martyre physique et la pensée de l’or.

Le couteau l’aurait tué sans le distraire du prurit double, souffrance et jouissance, qui exaltait tout son être.

L’amant est toujours du parti du mari.

C’était ici une affaire d’amour. On ne hait pas le mari dans ces drames de la vie commune qui courent nos rues. Le mari a son droit. On se laisse frapper par lui ; en le dépouillant, on l’épargne.

Mais le rival ! Tout ce qu’un cœur ulcéré peut contenir de haine, on l’entasse sur la tête du rival heureux. Contre celui-là les scrupules ne sont pas de saison. Point de ménagements à garder, point de mesures ! Toutes les armes sont bonnes, tous les stratagèmes aussi.

C’est la guerre sans pitié ni brève. Il faut que l’un des deux ennemis meure.

Certes, au fond de sa douloureuse impuissance, Vincent Carpentier ne raisonnait pas ce sentiment, mais ce sentiment était en lui.

Il voyait, au delà de la porte fermée, par les yeux de son imagination, la figure de l’ennemi, la figure du vainqueur, cette tête pâle et blanche, plus pâle et plus blanche sous sa couronne de cheveux noirs.

Il voyait ce regard froid comme l’acier, ces joues de femme, imberbes et douces, ce sourire tranquille, mais cruel.

Il ne souhaitait pas d’armes, il ne demandait que deux mains libres pour les nouer autour de cette gorge efféminée et pour l’étrangler avec un râle voluptueux.

Vincent Carpentier n’avait pas bougé depuis son entrée dans la chambre du Trésor. Matériellement, il lui eût été impossible d’avancer ou de reculer, ne fût-ce que d’un pouce.

Il restait à la place même où ses porteurs l’avaient jeté, comme un fardeau inerte, auprès du rideau qui se relevait à la partie gauche de l’alcôve.

Il y avait un espace assez large entre le lit et le plan où tombaient les rideaux.

Vincent était un peu en dedans de ce plan, et si les rideaux n’eussent point été maintenus par l’embrasse, il se serait trouvé caché derrière leurs plis.

Nous indiquerons plus exactement encore sa position en disant que tout à l’heure, le colonel avait été obligé de repousser un peu sa tête pour ne la point blesser en dérangeant le lit.

Ces détails sont nécessaires à l’intelligence de l’étrange scène qui va suivre.

Le colonel regardait la porte. Il n’y a point de mots pour peindre la détresse inouïe qui l’écrasait.

Il avait évidemment oublié la présence de son compagnon.

Il balbutia d’une voix piteuse, avec des sanglots d’enfant battu :

— C’est la fin ! Personne ne me défendra. Il est entre moi et ceux qui pourraient me défendre. Je vais mourir… Je n’ai pas peur de mourir… Mais mon bien, mon bien, mon bien !…

Ses mains se tordirent en rendant le bruit sec des osselets qu’on remue.

La voix du dehors s’éleva de nouveau, parlant sans hâte ni impatience :

— Mon père, dit-elle, pourquoi ne m’ouvrez-vous pas ? J’ai fermé toutes les portes derrière moi, et d’ici que vos serviteurs s’éveillent, il reste encore plus de deux heures. J’ai le temps d’ouvrir moi-même.

Le bruit d’un crochet qu’on introduisait dans la serrure se fit entendre.

Un tressaillement violent secoua tout le corps du vieillard.

Il se redressa à demi, et, plongeant la main sous les revers de sa douillette, il en retira un de ces pistolets américains, tout nouvellement importés en Europe, et que Colt, leur inventeur, avait baptisés du nom de revolvers.

Il en fit jouer les batteries. Un peu de sang revenait à ses joues.

Mais quand il voulut ajuster l’arme, les soubresauts nerveux de sa main le firent de nouveau pâlir et le replongèrent tout au fond de son épouvante.

Le crochet fouillait la serrure qui résistait, car elle était de celles dites à secret.

Mais il y avait dans le mouvement méthodique et lent de l’instrument quelque chose qui dénonçait l’habileté supérieure de l’ouvrier.

Le crochet ne se pressait pas. Il semblait sûr de son fait.

Le colonel se retourna. Il y avait derrière lui une armoire antique, dont les panneaux pleins étaient chargés de sculptures.

Il l’ouvrit et mit à découvert un véritable arsenal.

Sur le devant, se dressait une carabine romaine au canon octogone, dont la crosse était ornée d’une profusion d’arabesques or et nacre.

Le vieillard s’en saisit comme d’une proie.

— J’étais fort ! j’étais fort, prononça-t-il par deux fois.

Il ne souleva même pas l’arme trop lourde.

Sa main retomba, tandis qu’il disait en un gémissement :

— Ce soir-là, mon père avait ses pistolets, sa carabine, son sabre, et moi, j’étais sans armes. Il était aussi fort que je suis faible. Et pourtant je le tuai avec le propre stylet qui pendait à sa ceinture. Il me dit : « C’est bien. J’ai fait de même autrefois. Un jour ton fils te rendra la pareille. » Et il me donna la clef du trésor. Et il mourut…

Un craquement se fit à l’intérieur de la serrure.

En ce moment, la voix du compagnon, que le colonel avait oublié, la voix de Vincent rompit le silence.

Elle disait :

— Coupez mes liens, je vous défendrai.

Cette voix secoua le vieillard comme une décharge d’électricité.

Il sembla grandir tout à coup sur ses jarrets affermis. Ses maigres joues s’enflèrent.

Son regard alla de la porte à Vincent, comme si son travail mental eût mesuré le court espace de temps qui lui restait.

Il connaissait la signification précise des bruits que rendait la serrure. Il savait que le pêne avait déjà été reculé d’un tour et qu’un autre tour le jetterait hors de la gâche.

Mais il savait aussi que, pour cette seconde opération, il fallait que le crochet créât ou trouvât un autre point d’appui.

Cela pouvait durer quelques secondes ou plusieurs minutes.

Le colonel sembla prendre un grand parti. Ses jambes retrouvèrent une agilité surprenante. Il s’élança vers Vincent et ramassa en chemin le couteau qui gisait sur le parquet.

Ce n’était plus pour frapper qu’il s’emparait de cette arme.

Il s’agenouilla auprès de Vincent, et sa main, qui tremblait bien encore un peu, essaya de trancher les cordes nouées autour des poignets du prisonnier.

Celui-ci souffrait horriblement des efforts même que faisait son libérateur, mais la passion le soutenait, et il activait le travail en disant :

— Ferme ! vous arriverez. Dégagez seulement mes mains et mes jambes… Quand même je n’aurais qu’une main ; si je peux me tenir sur mes pieds, le brigand est à nous.

Et le colonel travaillait, travaillait jusqu’à perdre haleine.

Les cordes étaient fortes et toutes neuves.

On en avait mis une profusion.

La première qui éclata, coupée, arracha la peau de Vincent avec des lambeaux de chair meurtrie, et lui causa une si poignante douleur qu’il ferma les yeux, prêt à s’évanouir.

Mais il dit encore :

— Ferme ! ferme !

Et le couteau entama un second lien.

Un second bruit aussi se fit dans la serrure qui était ouverte, sauf l’arrêt de réserve qui nécessite, pour ces sortes d’ouvrages, l’emploi d’un loquet particulier.

Une forte poussée se produisit au-dehors. L’arrêt de réserve résista.

Le crochet reprit pour la troisième fois son office.

La seconde corde sauta. Vincent, livide et baigné par la sueur froide, put dégager son bras droit qu’il brandit au-dessus de sa tête, en disant :

— J’ai la force de dix hommes ! à l’autre bras ! ou plutôt, non ! aux jambes ! Il faut qu’il me trouve debout !

Le colonel, épuisé, s’arrêta pour reprendre haleine.

— Ne vous arrêtez pas ! s’écria Vincent. Songez au trésor !

Le colonel répondit en passant ses deux mains sur son front inondé :

— J’y songe !

Et au lieu de continuer sa besogne, il se releva.

Pour aider ses jarrets défaillants, il avait saisi le rideau, qui vint à lui et tomba comme la toile d’un théâtre au-devant de l’alcôve, parce que l’embrasse avait glissé sur la patère.

— Que faites-vous ! s’écria Vincent.

Le colonel resta un instant immobile.

Sa pensée flottait entre deux courants contraires.

— C’est toi qui es cause de tout, dit-il enfin avec une singulière expression de rancune. Tu m’as donné le change. Pendant que je me garais de toi, j’ai oublié l’autre, et l’autre est venu. Maintenant, je suis entre vous deux. Si tu le tuais, tu serais mon maître…

Il recula d’un pas, pour ajouter :

— Et le maître du trésor !

Par le mouvement qu’il avait fait, il était rentré dans la chambre, tandis que Vincent restait à l’intérieur de l’alcôve.

Le rideau les séparait désormais.

Ce fut à cet instant que la serrure céda, livrant passage à l’héritier de la race parricide.

Le lecteur le connaît. Grâce à la ressemblance fatale qui se propageait de génération en génération, son portrait a été tracé dix fois dans le cours de ce récit.

C’était le visage imberbe et blême pendu à la muraille dans la chambre mystérieuse où Reynier avait passé la nuit lors de son naufrage.

C’était aussi la figure de l’assassin du tableau Biffi.

C’était encore le rôdeur nocturne de la rue des Moineaux.

C’était, enfin, cette pâle tête de femme, aperçue par Vincent aux côtés d’Irène dans les jardins du couvent de la Croix : la mère Marie-de-Grâce.

Le colonel Bozzo-Corona se tenait droit maintenant, en face de la mort inévitable.

Il avait croisé ses bras sur sa poitrine et regardait le comte Julian qui s’avançait vers lui avec lenteur.

Vincent Carpentier avait un bras de libre, mais son poignet sanglant, tuméfié par la récente torture, restait presque paralysé.

Il avait conscience de ne pouvoir résister en cas d’attaque.

D’ailleurs, une curiosité intense, irrésistible, il faudrait dire insensée comme les péripéties du drame monstrueux qui l’enveloppait de toutes parts, s’était emparée de lui.

Il ne songeait même pas à saisir le couteau que le colonel avait laissé tomber près de lui.

Son âme était dans ses yeux qui dévoraient les traits odieux et tranquilles du nouveau venu.

Il retenait son souffle pour entendre la première parole du mortel dialogue que le parricide d’autrefois, et le parricide d’aujourd’hui allaient engager, l’un avant de frapper, l’autre avant de tomber.