Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 19

Dentu (Tome Ip. 208-218).
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Première partie


XIX

La maison de Vincent


Le proverbe qui dit : « Mal chaussé comme un cordonnier, » avait du bon autrefois, mais l’art marche, et, en toutes choses, chaque producteur tend à devenir sa propre enseigne. Les pieds de nos bottiers sont torturés maintenant dans du vernis, et je sais un jeune gentilhomme, tailleur de son état, qui est si cruellement bien mis, que les polissons l’acclament dans la rue.

Il y a un autre proverbe : « Maison d’architecte, » qui contient à égale dose, comme tous les axiomes populaires, l’admiration et la raillerie.

La Maison d’architecte, bâtie par l’architecte pour l’architecte, est à la fois un domicile et une réclame. Il faut que son aspect seul fasse rêver les gens qui ont en eux l’étoffe d’un client d’architecte.

Cela doit être pimpant, coquet, un peu bête, bourré de commodités, de confortabilités, semé de fleurs utiles ou choufleurs, encombré d’inventions dites américaines, qui font au besoin une cheminée d’une armoire et un calorifère d’une fontaine.

Cela doit être bon à visiter avec un permis, comme autrefois les appartements de l’Hôtel-de-Ville quand le sénateur préfet de la Seine et Mme la préfète étaient à la campagne.

C’est moins grand qu’un ministère, mais comme c’est plus mignon !

Après avoir examiné la chose, des petites caves au petit grenier, les ménages rentrent chez eux tout pensifs, et le germe de la construction fermente dans l’arrière-boutique.

— C’est une bonbonnière ! dit le marchand.

Et la marchande, toujours plus poétique, répond :

— C’est un écrin !

Sont-ils dragées ou bijoux, pour qu’on les y mette, ces bonnes gens ? Peu importe. Ils ont de quoi se donner une boîte : ils bâtiront, les malheureux !

Vincent Carpentier, dont la position s’était faite toute seule et comme par enchantement, n’avait pas eu besoin de se fabriquer une enseigne. Il habitait, dans le quartier Saint-Lazare, une maison qui n’était point d’architecte.

C’eût été un charmant pavillon sans l’air de tristesse qui planait à l’entour. Et notez que cette mélancolie n’appartenait aucunement à la maison elle-même, bien située, construite selon un style élégant et gai, propre enfin de tout point à faire une habitation enviable.

Les maisons ont une âme qui donne la physionomie aux pierres et au plâtre de leurs murailles.

L’âme souffrait dans le logement de Vincent Carpentier.

On y était seul et cette blanche demeure parlait d’abandon au milieu des encombrements de Paris.

Neuf heures du soir venaient de sonner à la pendule rocaille qui ornait la cheminée chargée de sculptures. Une lampe brûlait sur la table jetant ses lueurs insuffisantes aux tentures claires d’un salon assez vaste, meublé en vieux verni blanc, qu’encadraient des bergeries de Beauvais.

Vincent Carpentier était assis auprès de la table. Les lueurs de la lampe tombaient sur son front, qui avait des teintes plombées et dont les rides se creusaient profondément.

Au matin de cette même journée, lors de notre visite au couvent de la Croix, nous disions que Vincent Carpentier avait à la fois rajeuni et vieilli depuis six ans.

Ce soir il n’avait que vieilli, beaucoup vieilli. Ses cheveux dérangés montraient les places chauves de son crâne. L’acteur n’était plus en scène. Tout se détendait en lui à cette heure où nul n’épiait sur ses traits les ravages d’une grande passion ou d’une amère souffrance.

Entre la lampe et lui, il y avait un plan architectural étalé sur la table. Ce plan représentait la coupe d’un vaste hôtel, de forme irrégulière, situé entre cour et jardin.

La cour donnait sur la rue Thérèse, le jardin sur la rue des Moineaux.

Nous écrivons en toutes lettres les noms de ces rues pour ne point jouer à cache-cache avec le lecteur, mais en réalité, ces rues n’étaient pas même marquées sur le plan par des initiales.

Il nous plaît de faire savoir tout de suite que c’était là le plan exact et complet de l’hôtel Bozzo-Corona.

Tout était noir et blanc sur la feuille de papier, excepté un point rouge marqué au centre d’une grande chambre carrée désignée sous le nom de « ancien salon », et située sur le derrière, à l’extrémité nord de la façade donnant sur le jardin.

Cette tache rouge occupait, par conséquent, le point de la façade le plus éloigné de la petite rue des Moineaux, avec laquelle une porte basse faisait communiquer le jardin, non loin de ce laboratoire où les patrons du Gagne-Petit font des montagnes d’or avec des myriamètres de calicot.

Il n’y a pas vingt ans que le mur gris et borgne de ce jardin, qui mesurait une quarantaine de pieds à peine, a été remplacé par une maison de rapport.

L’œil de Vincent Carpentier restait fixé sur le point rouge comme si une fascination l’y eût cloué.

Auprès de lui, un beau grand chien danois dormait la tête entre ses pattes.

À l’autre bout de la table, partie sur la table même, partie sur un fauteuil placé tout contre, il y avait un assemblage bizarre de vêtements usés et souillés : un vieux pantalon, une houppelande déchirée, une casquette de loutre, un garde-vue vert et des lunettes à oreilles avec un grand manteau.

Ces haillons, c’était la première idée qui venait, formaient un déguisement.

Le manteau avait pour destination de couvrir le déguisé au moment où il sortait de l’hôtel.

C’est la chose difficile : sortir de chez soi.

Vincent Carpentier laissait sa fille au couvent, même pendant les vacances, et reléguait l’atelier de son fils d’adoption à l’autre extrémité de la ville, mais personne n’est sans avoir une paire d’yeux qui l’épie au seuil de sa propre maison.

Vincent Carpentier n’avait pu supprimer ni son concierge ni son valet de chambre.

Il avait même un valet de chambre fort remarquable et dont nous reparlerons.

Mais à quoi pouvait lui servir ce déguisement ?

Le timbre de la pendule vibra longtemps dans l’air sonore, car le salon était vide de tout bruit.

Vincent avait une de ses mains appuyée sur le plan pour le maintenir, l’autre se crispait dans ses cheveux.

— Est-il encore temps de fuir ? se demanda-t-il.

Et le son de sa propre voix sembla l’épouvanter.

— C’est la mort, reprit-il plus bas, je n’ai pas à douter de cela, c’est la mort sans rémission ni pitié. Ils s’égorgent entre eux, les pères et les enfants, comme on suit une tradition de famille. C’est leur loi. Aucun d’eux n’a jamais faibli entre la voix du sang et l’appel de l’or. Comment épargneraient-ils un étranger ?

Il se leva chancelant, et si défait, qu’on aurait pu le croire épuisé par une longue maladie.

Le grand chien danois fit comme lui, et se mit sur ses pieds.

Le salon avait deux portes. Vincent alla successivement à l’une et à l’autre pour en éprouver la fermeture, puis il dit amèrement :

— Je suis bien gardé, mais la mort est comme l’air qui passe par le trou des serrures, par les fentes des fenêtres. Le pain que je mange me fait peur.

En regagnant la table, il repoussa du pied les pans de la houppelande qui traînait jusque sur le tapis.

— Fou ! misérable fou ! murmura-t-il. Un déguisement ! Tromper les yeux, d’un pareil trésor ! car l’or a des yeux, l’or se garde et se défend, l’or voit tout, l’or est Dieu !

Le grand chien s’étira en hurlant tout bas et vint se frotter contre lui.

— À bas, César ! fit Vincent.

Il se laissa retomber sur son siège et appuya son front contre sa main. Son front brûla sa main.

— Je suis perdu ! reprit-il. Que Dieu soit remercié pour l’idée que j’ai eu d’éloigner les enfants ! Quand la maison sautera, les débris ne les atteindront pas… à moins que cette femme n’accuse aussi Reynier. Il y a le tableau. C’est une barbarie du hasard. Je ne mourrai pas tranquille de ce côté… et de l’autre ? Ma fille ! cette pâle figure de religieuse italienne, que je connais si bien ! ce visage qui est celui du tableau et qui est celui de l’homme mystérieux… mon concurrent… de l’homme qui rôde comme moi autour du trésor… Ma fille ne sait rien. Oh ! je le jure ! J’aurais arraché ma langue avant de confier à ma fille ce fatal secret. Croyez-moi, je dis la vérité vraie, ce sera un crime inutile. Épargnez Irène ! épargnez ma chère enfant !…

La sueur froide baignait ses tempes. Il était en proie à une détresse inexprimable.

Pendant une ou deux minutes, il resta haletant et comme suffoqué.

— Cette femme ! s’écria-t-il tout à coup ; Marguerite ! Elle n’est pas seule, elle me l’a presque dit, et je l’avais deviné, puisque je faisais épier sa maison. Combien sont-ils autour de la proie ? Combien sommes-nous de loups ? Pendant que je l’épiais, elle m’épiait. Et comme elle est plus riche, elle a mieux vu ou du moins plus vite. Elle m’a proposé de partager, c’est un piège ; devant la porte de ce temple infernal, ou ne partage pas, on tue !

Une idée parut le galvaniser tout à coup.

— Cette femme n’est rien auprès de lui ! dit-il. Elle n’est pas même aussi avancée que moi. Elle ne pourrait pas mettre le doigt sur ce point rouge et dire ; C’est là ! Si j’allais à lui, ce mourant, plus fort qu’Hercule, et si je lui dénonçais les projets de la comtesse Marguerite…

Il s’interrompit en un rire douloureux.

— Mon motif pour agir ainsi ? Mon prétexte vis-à-vis de lui ? Mon excuse ? Quel droit puis-je mettre en avant ? Le colonel m’a ordonné d’oublier. Le seul fait de m’être souvenu serait une trahison. Je ne sortirais pas vivant de l’hôtel Bozzo.

« Tu t’intéresses donc bien à ma tirelire, bonhomme ? » C’est comme si je l’entendais me railler avant de m’égorger… et d’ailleurs je ne lui apprendrai rien, il sait tout d’avance. Il la voit comme il me voit. Le regard de l’or perce les plus épaisses murailles. Et c’est lui qui est l’OR.

Il semblait rapetissé et comme écrasé sous le fardeau de son abattement, sa tête pendait sur sa poitrine.

Ses yeux mornes suivaient je ne sais quoi, au-delà des choses présentes et visibles qu’il ne voyait plus.

Et il pensait, emporté par ce rêve qui le berçait, comme le sommeil s’empare d’un enfant fatigué de pleurer.

— J’ai été perdu le jour même où j’ai accepté le pacte. Une heure après le pacte accepté, mon imagination travaillait. Je cherchais. Quelque chose me parlait de danger, j’en riais. Où est le danger de chercher ? Je ne suis pas un voleur, je ne voulais pas m’emparer du bien d’autrui : Je voulais savoir…

— Je voulais savoir, répéta-t-il, — savoir ! Quel homme résiste au défi d’une énigme ! Moi, j’essayai de résister et mon désir, décuplé, me saisit au cerveau comme une folie. Je croyais être immobile et je marchais, je croyais profiter en paix des faveurs que m’apportait inespérément la fortune, et je les méprisais, et j’étais tout entier, corps et âme, au travail défendu, à l’effort coupable qui a creusé lentement — avec une patience implacable — l’abîme où je vais disparaître enseveli !

Dans un mouvement de révolte et de colère, sa main convulsive menaça le plan étendu devant lui, mais il s’arrêta, et son regard intense comme celui d’un maniaque, se fixa de nouveau sur le point rouge, tandis qu’il disait avec force :

— C’est là ! j’en suis sûr ! je le sais ! je le vois !

Le grand chien, qui s’était recouché, dressa l’oreille.

On frappa du dehors à la porte principale du salon.

— Qu’est-ce ? demanda Vincent réveillé en sursaut. Que voulez-vous, Roblot ?

La voix de Roblot, qui était le valet de chambre, répondit :

— On vient de la part du notaire de monsieur.

— Je n’y suis pas. Qu’on revienne !

— La personne, insista le valet, m’a recommandé de dire son nom.

— Que m’importe son nom ! commença Carpentier avec colère.

Mais le valet acheva au travers de la porte :

— C’est M. Piquepuce, le mari de la femme de chambre de Mme la comtesse. Je vais lui dire de repasser, puisque monsieur n’y est pas.

— Qu’il entre, ordonna précipitamment l’architecte.

En même temps, il se dirigea vers la porte, dont il tira le verrou.

M. Piquepuce fut aussitôt introduit.

Ce n’était pas un homme brillant, mais il y a des femmes de chambre de comtesse qui ont des maris plus humbles encore. Et le titre de clerc de notaire ne confère à personne la tournure d’un membre influent du Jockey.

— J’ai parlé comme ça du notaire pour dépister les chiens, dit M. Piquepuce en entrant.

— Vous avez bien tardé, fit M. Carpentier.

— Ma femme m’a dit, répliqua paisiblement Piquepuce, que les compagnons du Trésor donneraient volontiers un ou deux milliers de francs pour savoir que monsieur s’occupe si fort de leurs petites affaires.

Vincent ouvrit son portefeuille et y prit un billet de cinq cents francs. M. Piquepuce le reçut et s’assit.

— Elle est fine comme l’ambre ma femme, dit-il. Elle parle aussi d’un vieux monsieur qui cracherait bien dix mille francs pour connaître à la fois le cas de monsieur et celui des compagnons du Trésor.