Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 14

Dentu (Tome Ip. 150-161).


XIV

L’aventure de Reynier


Reynier fut tout triste.

— Vous quittez Paris ? demanda-t-il.

— Je pourrais vous répondre : oui, dit Vénus en prenant sa pose, qui semblait aujourd’hui plus gracieuse encore, s’il est possible, et plus divine ; mais je ne sais pourquoi il me déplairait de vous tromper. Je ne quitte pas Paris, mais je suis mêlée à de singulières choses — auxquelles peut-être vous n’êtes pas tout à fait étranger. On m’espionne. Mes visites à votre atelier deviendraient demain un danger pour moi — et pour vous.

Un geste coupa court aux questions de Reynier.

— Je vous écoute, ajouta-t-elle.

— Où en étais-je ? demanda le jeune peintre. Nous n’avons pas même encore parlé du tableau, qui est revenu ce matin de chez l’encadreur.

Il n’acheva pas, parce que Vénus s’était redressée d’un bond.

Elle s’enveloppa dans sa gaze et s’élança vers le tableau, dont elle souleva la housse.

— Ne me regardez pas, dit-elle, mon voile m’empêche de voir, je veux l’écarter.

Reynier se détourna loyalement.

Vénus resta plusieurs minutes en contemplation devant le tableau.

— Il a beaucoup frappé Vincent Carpentier ! murmura-t-elle, sans savoir qu’elle parlait.

— Beaucoup, répéta Reynier.

— Il a trouvé une ressemblance entre vous et le jeune homme ?

— En effet, Irène aussi. Moi, je l’avais déjà remarquée.

Vénus revint prendre sa place sans rien ajouter qui eût trait à la peinture.

Une fois couchée sur ses coussins, elle dit :

— Vous en étiez à votre naufrage sur les côtes de la Corse.

— C’est pourtant vrai, fit Reynier, dont le pinceau caressait déjà la toile : J’ai trouvé moyen de prendre passage sur le seul paquebot qui se soit perdu, de mémoire d’homme entre Marseille et Civita-Vecchia ! Quel temps ! miséricorde ! Les tempêtes qui sont dans les tragédies de Crébillon aîné font pitié auprès de celle-là ! Je m’amusai à regarder ce tohu-bohu tant qu’il fit un brin de jour ; mais la nuit tomba vers cinq heures. La dernière chose que j’aperçus fut un vilain nuage noir qu’on me dit être le cap de Porto-Polo, sur la côte sud-ouest de la Corse.

Nous continuâmes de courir comme si le diable nous emportait. Il y eut un craquement à bâbord, et la roue du même côté cessa de battre l’eau. L’officier jura : capedédious ! et voulut faire border une voile pour se guider au vent de l’île, car on avait stoppé la machine, mais cherche ! La toile craqua comme un demi-cent de fouets et se déchira en lambeaux.

Il y avait beaucoup de confusion sur le pont et la mer embarquait si fort que tout le monde s’était mis à plat ventre en s’accrochant des deux mains aux manœuvres.

Je vis deux ou trois lumières sur notre gauche, et instinctivement cela me réjouit le cœur. L’officier dit :

— Nous allons raide comme balle sur la pointe de Campo-More.

Il devait avoir raison, car, au bout de trois minutes, le paquebot reçut un atout, un seul, qui le démolit aux trois quarts.

Je me crus mort, et la dernière pensée qui me vint fut ma petite Irène. Je me dis : « Comme elle va pleurer ! »

C’est à peine si je dus perdre connaissance, car j’eus conscience de marcher sur des roches où le ressac m’atteignait et me terrassait à chaque instant.

Quand je me retrouvai moi-même brisé, transi, sur le galet, je supposai que le désastre avait eu lieu depuis dix ou douze minutes seulement.

Je me trompe peut-être : dans ma mémoire, cette nuit est longue comme toute une semaine.

Je voulus consulter ma montre à la lueur des éclairs. L’eau avait pénétré dans le boîtier ; elle était arrêtée. La tempête hurlait toujours ; mais à part ses éclats qui semblaient aller grandissant, on n’entendait aucun bruit.

Le lieu était complètement désert. Mes compagnons d’infortune avaient pu se sauver, ou bien ils étaient morts.

Je me sentais très faible et tout meurtri. J’avais un froid terrible. La première idée qui me vint fut de me lever et de marcher pour rendre la chaleur à mes membres engourdis.

Il faisait une nuit absolument noire. Derrière les nuages épais qui cachaient les étoiles il n’y avait point de lune, mais je voyais mon chemin, car de minute en minute, le ciel déchiré m’envoyait la lueur d’un éclair.

Je suis revenu en ce lieu tout exprès, cinq ans plus tard, attiré par le souvenir de l’aventure bizarre qui va suivre. J’ai reconnu les roches, le profil du cap, la grève étroite, mais il m’a été impossible de retrouver la direction que j’avais prise en quittant la plage, à travers l’immensité des champs de garance et de maïs.

À mon estime, il pouvait être un peu plus de six heures du soir quand je pus me relever et marcher. Je m’enfonçai dans les terres pour trouver un abri.

Aucun sentier ne se présentait à moi. Aussitôt que j’eus quitté le voisinage immédiat de la côte, je me perdis dans les terres labourées, coupées par de vastes friches où croissaient les bouquets d’oliviers mal venus.

Ça et là quelques grands châtaigniers faisaient boule et me donnaient espoir de tomber sur une demeure humaine, mais le hasard était contre moi, sans doute, car je marchai pendant une heure entière, aussi vite que l’épuisement de mes forces pouvait me le permettre sans voir autre chose que des champs et quelques taillis, si bas qu’aux lueurs de la foudre je me serais cru dans les tirés de Versailles ou de Marly.

Le vent faisait rage, cependant, glaçant mon misérable corps sous mes habits trempés par l’eau salée.

Tout à coup, je trébuchai parce que j’avais franchi sans m’en apercevoir la brèche d’un champ qui tombait dans un chemin charretier, devant moi, à cinquante pas, je vis une lumière : la première que j’eusse aperçue dans la nuit de ce sauvage pays.

Il était temps, mes jambes ne pouvaient plus me porter.

Il y avait un grand bâtiment devant moi. Je n’aurais point su dire si c’était une ferme, un château ou un couvent…

— À quelle distance pensiez-vous être de la mer ? demanda ici Vénus dont l’attention redoublait.

— J’avais fait deux lieues, à mon idée, répondit Reynier ; mais je ne sais pas au juste si ma direction était perpendiculaire à la côte.

— Vous n’avez aucun moyen de préciser le lieu où vous étiez alors ?

— Aucun, si ce n’est qu’il doit être aux environs de Chiave, à un peu plus d’une heure de Sartène, en allant à cheval.

Quand je fus tout auprès du bâtiment, je ne voyais plus la lumière.

Un éclair me montra un pan de mur ruiné, et je crus apercevoir au travers des débris une chapelle dont les fenêtres ogives, sans vitraux, tranchaient en noir sur ses murailles argentées par la lueur électrique.

Au bout de ce mur était une maison qui semblait neuve ou récemment réparée.

Je frappai à la porte, on ne me répondit point.

Je cherchai le loquet à tâtons, je le trouvai ; il céda à mon premier effort, j’entrai.

— Est-ce toi, Marchef ? demanda une voix qui descendait de l’étage supérieur.

À ce mot : « Marchef », Vénus eut un petit mouvement tôt réprimé.

Reynier ne prit pas garde et continua :

— La voix avait un accent italien très-prononcé, mais elle parlait français, et le mot « Marchef », qui appartient à l’argot des casernes, est une locution archi-française. Dieu sait qu’en ce moment ces réflexions ne me venaient point.

Au lieu de répondre, je dis :

— Ayez pitié de moi et donnez-moi l’hospitalité.

Je ne fus pas entendu sans doute, car la voix qui paraissait appartenir à une vieille femme, reprit :

— Monte vite. Il fait jour là-bas. Les maîtres sont en train de rire.

Guidé par la voix, je fis quelques pas et mon pied heurta les marches d’un escalier. En haut, la vieille chantait un refrain de France, et cela me donnait espoir d’être bien accueilli.

Je me demandais en quel endroit il pouvait faire jour par une semblable nuit.

Je crus que je ne pourrais jamais monter, tant la fatigue et le froid exaspéraient ma souffrance. Mon corps n’était qu’une contusion et je perdais mon sang par plusieurs blessures que la dent du roc m’avait faites.

Mais au tournant de l’escalier, je fus tout réconforté par la vue de la lumière qui projetait son reflet sur la muraille blanchie à la chaux. Je pris mon élan et je vins tomber au milieu d’une assez grande chambre, qui avait un lit à colonnes, avec des rideaux de laine verte.

La vieille était en train de faire le lit.

Quand elle se retourna au bruit de ma chute, je vis une figure ridée et ravagée qui me serra le cœur comme l’aspect d’un être privé de raison.

Elle avait des yeux bordés de rouge, mais qui étaient clairs en dedans. Ses cheveux gris se hérissaient sur son crâne.

Elle resta un instant stupéfaite à me regarder.

— Ce n’est pas le Marchef ! balbutia-t-elle. Il aura laissé la porte ouverte, l’ivrogne maudit ! Je n’aime pas qu’il arrive malheur aux jeunes gens devant moi.

Elle mit la main à sa poche et en retira une bouteille clissée dont elle fourra le goulot entres ses lèvres en grommelant :

— L’ivrogne ! le maudit ivrogne !

Mes yeux battaient, ma tête s’affaissa. La vieille fit claquer sa langue et dit :

— Celui-là est un joli garçon, que le tonnerre m’écrase !

Elle s’interrompit pour ajouter :

— C’est bête de jurer par un orage pareil.

Et elle se signa.

— Au nom de Dieu ! murmurai-je, de l’eau, un peu d’eau !

Elle s’approcha et me tendit sa bouteille avec un sourire assez bon enfant, mais qui me montra le vide caverneux de sa bouche.

— De l’eau ! répétais-je.

Elle rit plus fort et introduisit sa bouteille entre mes lèvres.

Le besoin surmonta mon dégoût. J’avalai une gorgée.

— Est-ce que vous venez de Sartène, mon cœur ? me demanda-t-elle en patois corse.

— Je viens de Paris, répondis-je. J’ai froid et j’ai faim.

Ses yeux mornes se rallumèrent. Elle répéta :

— Paris !

Puis, avec, un éclat de gaieté extravagant elle essaya de lever sa jambe alourdie pour figurer le pas de nos libres-danseuses, en carnaval.

— Ohé ! là-bas ! fit-elle. À toi, à moi, Polyte ! Je l’ai descendue, la Courtille ! On me connaissait à la Galiotte, dis-donc, bijou, et à l’Épi-Scié. C’est moi la sœur aînée de Lampion — la reine ! c’est moi la mère de Piquepuce ! Ohé ! là, camarade ! une tournée !

Elle renversa sa tête en arrière et but une terrible rasade, après quoi elle prit un air sérieux pour dire :

— Mais le marchef est un ivrogne… et une bête féroce. Le mieux serait de vous en aller, jeune homme. Il n’y a rien à manger ici, c’est une maison abandonnée.

Comme pour démentir ses paroles, un bruit confus, bien distinct du fracas de la tempête, monta, non point par l’escalier que j’avais pris, mais par une porte ouverte à la tête du lit et demi-cachée par les rideaux.

Cela ressemblait au murmure de voix qu’on entend aux étages supérieurs d’une maison dont le rez-de-chaussée est occupé par une guinguette, les soirs où il y a repas de corps.

La vieille haussa les épaules et grommela :

— Ils vont nocer ainsi jusqu’au jour. L’enfant a bien le temps de se chauffer les pieds et de manger un morceau avant de se remettre en route.

Elle ne me demanda même pas comment je pouvais me trouver dans ce coin sauvage de l’île, venant, comme je le disais, de Paris.

L’eau-de-vie m’avait ranimé. Pendant qu’elle ouvrait une armoire pour en tirer du pain et de la viande, mon regard fit le tour de l’appartement, meublé avec une simplicité qui avait quelque chose d’antique.

J’ai parlé déjà de couvent et de château. Cette chambre pouvait appartenir à un vieux manoir ou à un monastère.

Les boiseries en étaient grossières, mais d’un bon style. Les meubles avaient cette tournure archaïque que nos curieux recherchent avec tant d’empressement.

Il n’y avait que deux objets plus modernes :

Deux portraits, pendus à la muraille, en face l’un de l’autre.

Je suis peintre, mon attention fut attirée par ces portraits.

L’un représentait un vieillard arrivé aux dernières limites de la vie ; l’autre un jeune homme au teint blanc, aux cheveux noirs et dont le visage était sans barbe.

Du reste, il serait superflu de vous faire la description de ces deux têtes, car vous venez de les voir à l’instant même, reproduites avec une ressemblance parfaite dans le « tableau du Brigand. »

Trois années après cette nuit, quand je visitai la galerie du comte Biffi, et que mon regard tomba sur cette toile, je reconnus du premier coup d’œil le jeune homme et le vieillard.