Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 13

Dentu (Tome Ip. 139-149).
Première partie


XIII

Le tableau de la galerie Biffi


Le roman de la poseuse voilée se rapportait beaucoup plus intimement qu’on ne peut le penser à l’histoire du tableau du Brigand.

C’est pour cela que nous avons parlé d’abord de ce tableau, qui était, depuis lors, revenu à l’atelier, et sur lequel Reynier avait jeté une housse pour obéir à la volonté de son père d’adoption.

La fantaisie de celui-ci semblait avoir tourné ; le tableau ne l’occupait plus. Il faisait à l’atelier des visites plus rares et plus courtes, pendant lesquelles une pensée étrangère l’absorbait évidemment.

Reynier, nature confiante, bien portant de corps et d’esprit, n’était pas homme à se tourmenter pour si peu.

Il attribuait les préoccupations de Vincent à l’importance toujours croissante de ses affaires.

Et quand il avait frappé en vain trois ou quatre soirs de suite à la porte de la maison de Vincent, il se disait :

— Père n’aime plus son chez lui : il regrette toujours celle qui est morte.

Quelques jours après la visite d’Irène, un matin, Reynier était seul à son atelier et travaillait à la commande de Mme la comtesse de Clare.

L’ébauche lui en déplaisait, quoiqu’il eût déshabillé déjà bien des modèles sans trouver son idéal pour le torse de Vénus.

Il chantait, en peignant, quelque refrain d’Italie avec sa voix mâle, qui n’avait point de prétentions, mais qui sonnait juste et pleine.

C’était une belle matinée, la lumière débordait, quelque chose de jeune et de bon était dans l’air ; aussi le sourire d’Irène voltigeait autour de la pensée de Reynier.

L’avenir était plein de promesses. Irène allait avoir seize ans. Encore deux années de solitude, peut-être moins… et quelle solitude ! Un rêve tout près d’être réalisé, un espoir certain, le bonheur si voisin que les parfums en arrivaient déjà jusqu’au cœur !

Reynier se sentait heureux si profondément qu’il avait crainte.

Il aimait bien, quoique son amour ne fût pas de ceux qui s’expriment avec des paroles ardentes.

Ils n’ont rien à dire, ces amours qu’on porte en soi comme une nécessité, qui font partie de l’être comme le sang et la chair qui vivent parce qu’on vit, n’ayant pas commencé, ne devant pas finir.

Leur éloquence n’est pas au dehors, ils s’affirment par la joie résistante et robuste.

Aussi sont-ils offensants parfois pour autrui comme la trop bonne santé. Les dames ne les regardent pas d’un œil bienveillant.

Il faut les poignarder, ces amours, pour les rendre intéressants.

La concierge de la rue Vavin, qui avait à la vitre de sa loge un petit écriteau demandant des poseuses « pour le corps », entra et dit qu’une dame venait s’offrir.

Elle prononça le mot dame d’une certaine façon. D’ordinaire, elle appelait les jeunes personnes qui servaient de modèles des « loueuses de viande. »

C’était dur, mais Mme Malagraux avait beaucoup de vertu. Elle ne laissait entrer chez le vieux professeur du premier étage que les petites demoiselles bien tenues qui lui laissaient une bagatelle en sortant.

— Est-elle jolie ? demanda Reynier.

— Qu’est-ce que ça fait à un innocent comme vous ? riposta la portière.

Reynier se mit à rire et répondit :

— C’est pourtant vrai que ça ne me fait rien, maman Malagraux.

Dans le regard que la concierge lui jeta, il y avait de l’admiration et de la pitié.

— Et gaillard avec cela ! murmura-t-elle, et aussi agréable à voir que s’il était mauvais sujet !… La dame est voilée pour de bon, rien ne perce. Seulement, elle a de jolies manières et quant à la taille…

Au lieu d’achever, Mme Malagraux fit un bruit mignon avec ses lèvres en baisant le bout de ses doigts.

Dans le Dictionnaire des synonymes, à l’usage des concierges, « avoir de jolies manières » et « donner la pièce » sont portées comme locutions équivalentes.

Reynier ordonna de faire entrer la dame.

Celle-ci, comme nous l’avons dit déjà, portait en toute sa personne un cachet de haute distinction.

— Combien me prendrez-vous ? lui demanda Reynier après l’avoir saluée.

Son sourire exprimait franchement une pensée qui, chez tout autre, eût été de la fatuité.

Chez lui, c’était tout simplement une frayeur, échappant au ridicule par sa naïveté même et surtout par sa gaieté.

La dame répondit sur le même ton rieur :

— Je n’ai aucune espèce de prétention sur votre cœur. Je suis probablement mariée, et, d’ailleurs, j’ai mes pauvres.

Reynier rougit un peu.

— Bon ! fit-il, un mot de duchesse ! Je ne suis pas de force à ce jeu-là, madame. Dites-moi ce que vous désirez.

— Il faut d’abord que vous sachiez si je vous conviens.

— J’en jurerais ! s’écria Reynier.

Il ajouta :

— Est-ce que je vous connais, madame ?

— Non, répliqua l’inconnue. Faisons vite. J’ai hâte de savoir si vous accepterez mes conditions.

Sur un geste d’elle, Reynier s’éloigna.

— Fait ! dit-elle, après quelques instants, comme les enfants qui jouent à cache-cache.

Reynier revint et se trouva en face d’une femme entièrement nue, sauf la tête et les pieds, qui disparaissaient derrière le flot de gaze disposé pour figurer le nuage.

Reynier resta comme ébloui. C’était la beauté même, la splendeur de la beauté. C’était Vénus, la voluptueuse mère des désirs, l’amour des dieux, l’enivrement de la lyre antique.

— Est-ce que cela vous suffit ? demanda l’inconnue, toujours voilée de noir, même sous l’abri de sa nuée.

— Vous allez exiger beaucoup, dit Reynier, qui effaçait déjà sa première esquisse.

— Rien qui vous regarde, répliqua Vénus, et pendant que nous discutons notre marché, je vous permets de me voler quelques contours. Je viens d’Italie comme vous. Je suis mêlée à une aventure mystérieuse, drame ou comédie, peu vous importe. Le hasard m’a mis en présence d’un tableau qui vous appartient…

— Celui du Brigand ! s’écria le jeune peintre. Cette diable de toile est fée. Tous ceux qui l’ont vue croient y reconnaître quelqu’un…

— Vous avez bien cru vous y reconnaître, vous ! prononça Vénus à voix basse.

— Et après ? fit Reynier, est-ce le tableau que vous voulez pour votre pose ? il est vendu ou plutôt donné, mais je peux vous en faire une copie.

— Ce n’est pas le tableau, répondit l’inconnue, c’est l’histoire du tableau.

— L’histoire est dans le tableau même. Regardez-le, vous la lirez.

— Vous ne me comprenez pas. Je cherche quelque chose… ou quelqu’un.

— Si c’est le trésor de la Merci, je vous souhaite de le trouver, belle dame. Il doit être quelque part dans la caverne d’Ali-Baba… Sur ma parole d’honneur, quand vous auriez tous les diamants que le peintre-Brigand y a mis, vous n’en seriez pas plus belle !

— C’est peut-être le trésor, peut-être la clé du trésor…

— « Sésame, ouvre-toi ! » dit le jeune peintre en riant. Je n’ai pas ce loquet magique.

— Peut-être encore un des deux hommes…

— Mais le tableau a soixante ans de date ! interrompit Reynier.

— Qu’en savez-vous ? fit vivement l’inconnue.

Reynier ouvrait la bouche pour répondre, lorsqu’elle reprit avec impatience :

— D’ailleurs, ceci est mon affaire et non point la vôtre. Ce que j’entends par l’histoire du tableau, c’est la série des circonstances qui vous ont porté à distinguer, dans une galerie pleine de pages illustres, ce morceau, curieux, mais d’une valeur secondaire pour quiconque ne sait pas…

Elle hésita.

— Le mot de la charade ? acheva Vincent.

— Sinon le mot, dit Vénus, du moins quelque chose se rapportant au fait mystérieux et l’expliquant suffisamment pour en rendre la représentation compréhensible.

Reynier s’arrêta de peindre.

— C’est pourtant vrai, pensa-t-il tout haut, que sans mon aventure de Sartène, je n’aurais pas fait attention à cette toile perdue dans le mauvais jour d’une encoignure et tuée par le voisinage d’un Giorgione qui la mettait à l’ombre comme sous un parapluie.

Le beau corps de l’inconnue eut un léger tressaillement à ce nom de Sartène, mais elle garda le silence.

— Voyez-vous, reprit Reynier, toutes ces choses-là me sont tellement indifférentes, que je resterai votre débiteur, même après vous les avoir dites. C’est bien le moins que je vous amuse pendant que vous posez. Je n’ai jamais conté mon voyage à personne, j’entends à personne d’étranger. Voulez-vous que je vous le dise ? il est curieux.

— C’est exactement cela que je vous demande ; mais ne passez rien.

— Alors, vous choisirez votre salaire dans le tas, sans que je sache ce que vous m’avez pris ?

Quien sabe ? prononça l’inconnue avec le pur accent espagnol : qui sait ? Je désire pour vous, mon cher peintre, que vous ne soyez jamais mêlé qu’à de joyeuses histoires. Mais le temps passe : commencez.

Reynier commença ou plutôt voulut commencer par la visite de Francesca Corona, qui avait apporté, six ans auparavant, un changement si soudain dans la pauvre maison de Vincent Carpentier ; mais Vénus ne l’entendait pas ainsi.

— Remontez plus haut, dit-elle, vous n’êtes pas né à seize ans.

Ceux qui ne savent rien de leur origine sont sujets à concevoir des espérances romanesques. Le passé est pour eux une loterie. Au gré d’un sort inconnu, leur billet peut tout aussi bien être illustre que misérable.

À cet égard, Reynier pouvait passer pour un exception parmi ses pareils. Sa nature résolue et tranquille l’avait éloigné de ces rêves. Il acceptait comme un fait accompli l’impossibilité de connaître jamais sa famille.

On peut même dire que, les impressions de sa première enfance ne lui rendant que les souvenirs de la faim, de la fatigue, du froid qui accompagnent une vie vagabonde, il ne donnait point le nom de famille au sauvage accouplement dont il croyait être issu.

Et pourtant, telle est la force de ce sentiment qui nous reporte vers notre berceau, tous tant que nous sommes, que Reynier fut frappé très-fortement par l’insistance de son mystérieux modèle.

Son regard interrogea comme si l’admirable beauté de ce corps sans visage avait eu une physionomie pouvant répondre à sa muette question.

Un éclat de rire argentin retentit sous le voile et Vénus répéta du bout des lèvres :

— Qui sait ? Dites-moi tout. Mais tout !

— Ma foi, répondit Reynier gaiement, vous avez bien raison de rire. Il m’a passé une idée d’enfant trouvé. Vous ne pouvez être ma mère, mais j’ai rêvé tout à coup de quelque charmante sœur quittant palais et château pour courir après son ancien petit frère, devenu un grand diable de rapin. Je vous dirai tout, et cela meublera nos séances… car vous reviendrez, n’est-ce pas ?

— Dix fois s’il le faut, cher frère, répliqua Vénus. Allez !

Et Reynier se mit à raconter son enfance errante dans la campagne de Trieste et dans l’Italie autrichienne ; le hasard de sa rencontre avec Vincent, les bontés de la première Irène, Mme Carpentier, qui se mourait belle et douce comme un ange ; le dévouement religieux qui était né en lui pour l’autre Irène, celle qui était maintenant une adorable jeune fille et qu’il appelait sa fiancée.

Vénus écoutait avec une attention soutenue. Elle faisait parfois des questions.

Elle essaya surtout d’obtenir des détails sur la vie de Vincent Carpentier au temps de sa misère et sur les rapports, si avantageux pour lui, qu’il avait noués avec le colonel Bozzo-Corona.

À cet égard, Reynier ne pouvait pas lui fournir de renseignements bien précis. Dès ce temps-là, Vincent vivait beaucoup en dehors de la maison.

Il témoignait aux deux enfants une tendresse inaltérable, mais il les jugeait trop jeunes sans doute pour leur confier ses secrets.

Vénus posa deux heures et revint le lendemain, chassant par sa présence Échalot et Similor, dont chacun était un tiers de Diomède.

À cette seconde séance, Reynier crut deviner que Vénus était là pour Vincent Carpentier. Le récit avança peu à cause des questions de la belle poseuse, mais le tableau marcha, en même temps que la familiarité grandissait entre le peintre et son modèle.

Aujourd’hui, c’était le troisième jour. Vénus dit en se déshabillant :

— Il faut finir d’un coup l’histoire et le tableau. Vous ne me verrez plus. C’est notre dernière séance.