Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 09

Dentu (Tome Ip. 95-105).
Irène  ►
Première partie


IX

La mère Marie-de-Grâce


Près de six ans se sont écoulés, nous sommes au mois d’août 1841.

Paris a bien changé depuis ce temps-là, mais la rue de Picpus, cette longue voie triste, bordée de communautés et de masures, est restée la même. À part deux ou trois établissements de bienfaisance, fondés sous le règne de Napoléon III, tout est vieux dans ce faubourg humide, habité par un éternel silence, les masures, les hôtels et les couvents.

À cinq cents pas de l’endroit où passe maintenant le boulevard Mazas, montant vers la barrière du Trône, la maison d’éducation des Dames de la Croix abritait ses constructions monumentales derrière un grand vilain mur de prison qui ne laissait rien soupçonner de l’ancien palais ayant appartenu aux Malestroit de Bretagne, — les Riches-Marquis, comme on disait du temps où Louis XV était enfant, — ni des magnifiques jardins, mesurant plusieurs hectares en superficie, qui prolongeaient leurs bosquets séculaires jusqu’à la rue de Reuilly.

C’était assez la coutume autrefois. Le luxe avait sa pudeur, et rarement il se montrait tout nu.

De nos jours, il monte sur les bornes pour relever sa chemise.

Bien entendu que nous parlons au passé en faisant usage du mot luxe : les dames de la Croix n’avaient rien gardé des somptueux ameublements de l’hôtel de Malestroit.

Tout, chez elles, tournait à l’austère simplicité, sauf dans les circonstances exceptionnelles où la folie des feuillages, des guirlandes et des tentures met à l’envers la cervelle des plus graves maîtresses de pensions.

Une de ces circonstances approchait : on était à la veille de la distribution des prix. La cour, déjà entourée de gradins, comme un amphithéâtre, était en train de recevoir son velum et on habillait de calicot blanc les poteaux de sapin autour desquels devaient s’enrouler les festons de papier vert.

Il était une heure de l’après-midi environ. Le dîner venait de finir, et l’on entendait dans la partie des jardins dévolue aux récréations le gai tapage des fillettes, plus éveillées à l’approche des vacances.

Quelques têtes curieuses se montraient aux fenêtres donnant sur la cour, et toutes exprimaient la plus franche admiration pour les préparatifs de la fête.

Par le fait, le pensionnat s’était mis en frais. Un architecte à la mode, père de la plus brillante élève qui fût au couvent, avait bien voulu donner quelques conseils, et la salle improvisée promettait d’être charmante.

L’architecte avait du reste intérêt à ce que la fête fût belle, car sa fille devait y être bien des fois couronnée.

L’élève favorite se nommait en effet Irène et l’architecte à la mode était notre Vincent Carpentier qui, sans doute, s’était conduit avec prudence, car aucune mystérieuse catastrophe n’avait fait échec à son bonheur depuis le temps.

Au contraire, tout lui avait réussi à miracle.

Nous eussions eu quelque peine à le reconnaître au moment où, descendu de son coupé, anglais de forme et correctement attelé, il passait sous le vestibule du couvent, où deux bonnes dames se saisirent de lui pour causer trophées, pilastres, arcades de verdure et transparents.

À quinze pas de distance, il était plus jeune qu’autrefois.

Il y a toujours à Paris deux ou trois coupeurs de génie qui trempent le drap de leurs redingotes dans la Fontaine de Jouvence.

En outre, certaines positions affaissent un homme ; d’autres font l’effet d’un corset à baleines et vous redressent.

Vincent avait maintenant de l’autorité dans la tenue, et de l’élégance aussi : j’entends de celle qui est propre à l’art industriel, et cette sorte d’éclat que le cours donne à la monnaie.

L’asphalte est encombré de ces élégances ; elles gênent la circulation sur le boulevard. Elles naissent comme de banales efflorescences après le succès, de quelque nature qu’il soit.

On peut les gagner à la roulette.

À une distance de trois pas, au contraire, Vincent Carpentier avait considérablement vieilli. La misère accable, les soucis de la fortune faite par des moyens inavouables irritent ou surmènent. La physiologie des rides fournirait un livre curieux.

Ce qui apparaissait dans Vincent, parvenu au sommet de ses vœux et comblé des faveurs de la vogue, c’était une fatigue agitée et inquiète.

Il était distrait d’une façon chronique, une idée le tenait ; il semblait qu’une portion de lui-même fût toujours absente.

C’est encore là un trait de physionomie parisien par excellence, et je vous défie d’aller de l’ancien au nouvel Opéra sans croiser cinquante fois sur votre passage ce vague sourire des gens dont la pensée ne reste pas chez elle.

— Où est ma fille ? demanda Vincent coupant court un peu brusquement à la consultation décorative des deux bonnes dames. Je n’ai qu’une minute pour l’embrasser.

— Vous êtes si occupé ! répondit la sœur Saint-Charles. Quelle réputation !

— Si demandé ! ajouta la sœur Saint-Paul. Quelle belle carrière ! Notre petite Irène ne joue pas assez, voilà le seul reproche que nous ayons à lui faire. Elle utilise ses récréations pour se perfectionner dans l’étude de la langue italienne en causant avec notre chère assistante, la mère Marie-de-Grâce, qui nous est venue de Rome et dirige la musique de notre chapelle. Tenez ! les voilà ensemble justement toutes les deux au bout de la grande allée. Nous allons vous conduire.

— Non, interrompit Carpentier, qui salua et se dégagea. J’aurai plutôt fait de les rejoindre.

Les deux bonnes dames n’osèrent insister, mais leurs voix mariées en un duo de bénédictions le suivirent pendant qu’il descendait l’allée à pas précipitées.

— Notre Irène aura tous les prix, disaient-elles. Quel beau jour pour elle et pour vous ! Et comme elle va être heureuse pendant les vacances !

L’allée était longue et bordée de vieux tilleuls dont les feuillages se rejoignaient en voûte. Pendant un instant, Carpentier marcha très vite. Il voyait devant lui Irène et sa compagne : une femme de très haute taille, vêtue d’un costume noir, aux plis raides et sévères, mais qui n’était pas l’uniforme de la communauté.

Elles disparurent toutes deux au tournant de l’avenue, et le pas de Carpentier, involontairement, se ralentit.

— C’est une étrange histoire, murmura-t-il, et l’homme de la rue des Moineaux ressemble à ce pâle visage que Reynier a mis dans son tableau…

Comme on le voit, la pensée de Vincent n’allait ni vers les préparatifs de la distribution des prix, ni vers le couple qu’il poursuivait le long de la grande avenue solitaire.

Nous reparlerons de ce tableau où Reynier avait mis un pâle visage, et de l’homme de la rue des Moineaux.

À une centaine de pas de Vincent, cette femme de haute stature, qui ne portait point l’habit de la communauté, et sa compagne Irène, venaient de s’asseoir sur un banc de granit, ombragé par d’épais feuillages.

Vincent ne pouvait les voir encore à cause du détour de l’allée.

La mère Marie-de-Grâce, comme on l’appelait, semblait avoir atteint le milieu de la vie. Ses traits étaient remarquables par leur régularité noble mais froide. Son front et ses joues avaient une pâleur mate et uniforme. On trouve beaucoup d’Italiennes qui ont ce genre de beauté sculpturale, dont le défaut est presque toujours la dimension un peu exagérée des traits. Ses cheveux étaient courts, mais abondants et noirs comme le jais.

Irène avait seize ans. Sa protectrice, la comtesse Francesca Corona, lui disait en riant qu’elle était laide. Et, par le fait, Irène avait été bien plus jolie à dix ans ; l’âge de la transformation pesait sur elle. Ce n’était plus une enfant, ce n’était pas une femme.

Mais c’était, malgré tout, un être charmant. Si elle tardait un peu à se former, les délicieuses promesses de l’avenir souriaient du moins et laissaient deviner leur secret.

Francesca disait aussi :

— Dans deux ans, elle éblouira !

Irène portait l’uniforme du couvent : quelque chose d’étroit, de long, de mal taillé, qui semble calculé pour souligner la disgrâce des années douteuses. Seulement, le vent du matin avait eu pitié et ses bandeaux révoltés s’entrouvraient, agitant autour de ses tempes un flot de boucles blondes aux reflets doucement perlés.

La mère Marie-de-Grâce avait relevé son voile en s’asseyant sur le banc. Ses grands yeux noirs couvraient la fillette d’un regard grave et doux.

— Quand vous allez être partie pour les vacances, dit-elle en italien, vous ne vous souviendrez plus de moi.

Irène répondit également en italien :

— Je ne vous oublierai jamais.

C’était une leçon, car la mère Marie-de-Grâce fit une observation sur l’accent du mot Jamais, et Irène répéta le mot en rectifiant l’intonation.

Mais c’était aussi autre chose qu’une leçon. Irène reprit en effet :

— J’aime mon père de tout mon cœur, mais si vous saviez comme je le vois peu pendant les vacances ! Il a des affaires qui ne lui laissent pas un moment de repos.

— Vous m’avez dit une fois, murmura la mère, que votre bon père était souvent distrait, et comme absorbé par une pensée tyrannique.

— Il est vrai. J’ignore la pensée qui l’obsède.

La mère poussa un soupir.

d’accent est ici sur la pénultième, dit-elle, reprenant son rôle de professeur. Hélas ! chacun de nous a ses peines, et vous m’avez reproché parfois mes distractions.

— Il est vrai, répéta la fillette en piquant l’accent comme il faut.

La mère Marie-de-Grâce approuva d’un signe de tête souriant.

— Cette belle voix, prononça-t-elle tout bas, semble faite pour parler notre chère langue d’Italie. Quand je suis triste, mon enfant, et distraite, c’est que ma pensée se reporte malgré moi vers le seul amour qui me reste en ce monde…

— Votre jeune frère ?…

— Julian ! mon bien-aimé Julian !

D’un geste plein de passion elle prit, sous le revers de sa robe, un médaillon qu’elle porta à ses lèvres.

Irène tendit sa main, qui tremblait un peu, et reçut le médaillon.

Ce pouvait être simple curiosité d’enfant.

Elle regarda pendant un instant la miniature cerclée d’or, représentant un jeune homme aux traits aquilins dont le visage semblait d’ivoire sous l’ébène de ses cheveux.

— Comme il vous ressemble ! murmura-t-elle en relevant son regard sur la mère Marie-de-Grâce, et comme vous êtes pâles tous deux !

Celle-ci dit à demi-voix :

— Il me ressemble de cœur, surtout : il aime ce que j’aime.

Irène lui rendit le médaillon en rougissant.

— Cette année, reprit Marie-de-Grâce comme pour rompre l’entretien, vous ne serez plus seule avec votre père. L’ami de votre enfance est revenu.

— Oui, répondit Irène, Reynier est revenu, et j’en suis bien heureuse.

— Vous pourrez causer italien avec lui, puisqu’il arrive de Rome.

— Oui, fit encore Irène, mais avec distraction cette fois, je serai contente de me retrouver près de Reynier, bien contente…

Elle n’acheva pas. Sa tête s’inclina pensive.

En ce moment, Vincent Carpentier tourna le coude de l’allée.

Il allait à pas lents et paraissait perdu dans ses réflexions.

Ce fut Marie-de-Grâce qui l’aperçut la première. Elle porta vivement la main à son voile qui retomba.

Mais si rapide que fût ce mouvement, le regard de Vincent, errant au hasard, l’avait devancé.

Il y eut comme un choc, Vincent s’arrêta stupéfait. Le rouge lui monta aux joues.

Marie-de-Grâce, qui s’était levée, déposa un baiser sur le front d’Irène et lui dit :

— Voici votre bon père, mon enfant ; je vous laisse avec lui.

Puis elle salua Vincent avec une dignité tranquille et s’éloigna à pas lents.