Les Classes moyennes en Angleterre et la bourgeoisie en France

LES


CLASSES MOYENNES


EN ANGLETERRE


ET LA BOURGEOISIE EN FRANCE.




I

Les gens qui visitent pour la première fois un pays étranger n’y sont frappés tout d’abord que de deux sortes de choses, ou des différences qui leur semblent à l’avantage de leur nation, ou de celles qu’ils croient à l’avantage de ce pays. Le voyageur qui donne raison au pays étranger contre le sien, même quand le sien a tort, est d’une espèce rare, et généralement ce n’est pas en France qu’on le trouve. Nos Français, sauf quelques exceptions, sont toujours fort étonnés, et quelques-uns jusqu’au scandale, qu’on ne vive pas partout à la française, qu’on ne s’habille pas chez leur tailleur, qu’on ne mange pas de leur cuisine. Les usages, qui ne sont pour la plupart que des commodités, diverses selon les pays, ne leur paraissent que des servitudes bizarres ou gênantes, par la seule raison qu’ils ont d’autres manières de se mettre à l’aise, lesquelles ont suscité des usages différens. C’était le premier cri, me disait-on à Londres, de ces touristes que les excursions à 200 francs ont envoyés tout cet été en Angleterre[1]. La plupart commençaient par se choquer de tout, même de ce que tout le monde n’y parlaient pas français. Nous sommes la nation où l’on a dit ce mot si impertinent et si charmant : Peut-on être Persan ?

Un peut nombre seulement osait admirer à Londres ce qui est digne d’y être admiré. En regardant les usages de plus près, ils en voyaient les motifs dans le climat ou dans les mœurs. C’était du bon sens ; mais, leur qualité de Français, ils ne tardaient pas à y trop abonder, et ils devenaient plus Anglais que les Anglais eux-mêmes. Ils accablaient la pauvre France de toutes ses infériorités, voire de celles de nos fiacres comparés au cab anglais. C’étaient pourtant de fort bons Français ; mais il leur peinait qu’on travaillât plus chez nous à se passer de gouvernement qu’à y rendre la vie plus douce et plus facile par le pacifique progrès du commerce et des arts industriels. Il y avait dans leur sentiment de l’émulation avec une pointe de chagrin ; ils en voulaient à la France, à eux-mêmes, des avantages de l’Angleterre, et ils étaient prêts à calomnier leur pays par dépit de ne pas le voir en tout au premier rang.

Si mon voyage en Angleterre eût été le premier que j’y eussé fait, et qu’il n’eût duré que huit jours, j’aurais vraisemblablement pensé comme ces gens-là, et je serais revenu de Londres avec un vif dépit contre Paris ; mais trois voyages depuis 1830, et en dernier lieu, un assez long séjour, m’ont préservé de l’excès qui fait de ceux-ci des anglomanes et de ceux-là des Français intolérans. Quand on a passé un assez long temps chez une nation étrangère, on.y devient plus juste pour elle, en même temps qu’on sent augmenter son amour pour son pays. C’est par raison que nous sommes justes envers un pays étranger, et c’est par sentiment que nous aimons le nôtre ; or, il n’y a pas de risque que, chez un Français, le sentiment cède jamais à la raison.

Parmi les avantages réels ou apparens qu’un pays peut avoir sur un autre, le voyageur remarque d’abord ceux qui manquaient à son pays au moment où il l’a quitté. J’en ai fait l’expérience à deux reprises. En 1836, je ne trouvais à admirer en Angleterre que la supériorité de son industrie ; je n’y remarquais que le contraste de ses villages si propres et si rians, qui semblent des fabriques semées à dessein dans un paysage pour faire point de vue, et de nos villages de bouc et de chaume ; de ses routes unies comme des allées de jardin, où l’on peut se croire toujours à la promenade, et de nos grandes routes monumentales, qui semblent allonger le chemin ; de ce je ne sais quoi d’inachevé et d’incomplet qui marque la civilisation en France et de la perfection de la civilisation anglaise. Je n’avais pas assez d’yeux pour cette ville sans fin, dont l’existence, comme problème social, étourdit l’esprit de la même façon que certaines vérités astronomiques : qui renferme deux millions d’habitans et qui na point de ruisseaux ; pour ce luxe solide dont parle Montesquieu, fondé, non pas sur les raffinemens de la vanité, mais sur celui des besoins réels ; pour cet ordre prodigieux dans une multitude infinie, où, comme en une fourmilière, la première vue n’aperçoit que confusion et cohue, mais où la seconde distingue chaque fourmi se traçant son chemin à travers la foule, et passant où il ne semblait pas qu’il y eût jour à passer.

Nous étions à six années seulement de la révolution de 1830. Nous avions cru y voir une victoire de la loi sur l’arbitraire, une famille royale sacrifiée au principe de la royauté constitutionnelle, un vieux roi destitué de ses fonctions comme Jacques II, pour avoir violé le pacte qui le liait à la nation. Nous étions même fiers d’avoir pu muter, dans un de ses plus grands actes, la nation la plus libre et la plus conservatrice de l’Europe, et de l’avoir imitée en gardant notre manière, en respectant dans le vieux roi la sincérité de son aveuglement, et en le faisant reconduire par d’honnêtes gens à la frontière, non en roi chassé, mais en chef de gouvernement dont les sentimens étaient compatibles avec ceux de sa nation. Qu’avions-nous alors à envier à l’Angleterre ? Nous avions sa, monarchie constitutionnelle, moins le prix énorme dont elle nous paraissait la payer, moins le droit d’aînesse, moins la dîme, moins les dotations de sa haute église, moins les compartimens hiérarchiques dans lesquels ses classes sont parquées. Il ne nous manquait donc que de nous entendre aussi bien qu’elle, en industrie et en commerce, que d’avoir des villages mieux bâtis, des routes moins monumentales et mieux entretenues, moins de ruines, à côté des choses achevées, Paris plus digne de ses monumens, un luxe où il entrât moins de clinquant. Nous pouvions bien prendre des leçons de l’Angleterre pour tout ce qui regarde le bien-être du corps : mais en fait de grandeur morale, c’est elle qui avait à apprendre quelque chose de nous.

En 1849, il n’est pas besoin d’être un pessimiste pour avouer qu’il nous manque quelque chose de plus qu’en 1836, et que les avantages de ’Angleterre sur la France ne se réduisent pas seulement à un peu plus de bien-être pour le corps. Puisqu’il n’est pas encore généralement convenu que la république a été un progrès, nous pouvons dire, sans être de mauvais citoyens, que nous avons perdu la monarchie constitutionnelle imitée de l’Angleterre et perfectionnée, sans rien gagner de ce qu’elle appelle fièrement son comfort, mot qui était presque devenu français avant février 1848. Comment en sommes-nous arrivés là, et comment l’Angleterre est-elle restée ce que je l’ai vue en 1836, la même en faisant incessamment des progrès vers le mieux ? Probablement par bien des talens que l’Angleterre n’a pas et que nous avons, et par l’intelligence politique qu’elle a et que nous ferions bien d’avoir.

Nous avons bien, ce qui est fort différent, l’intelligence de la politique. S’agit-il de parler ou d’écrire sur les matières du gouvernement, d’exposer les rapports du souverain et des citoyens, de comprendre et de vanter les biens de la liberté, de l’ordre même, nous sommes sans rivaux. Les pays de tribune n’ont pas d’orateurs qui ne le cèdent aux nôtres. La presse d’aucun peuple libre n’égale la véhémence, la vivacité, l’éclat de nos journaux. Mais tout cela n’est pas l’intelligence politique. Il y a entre ces deux choses la différence de la spéculation à la conduite : l’intelligence politique consiste à pratiquer ce dont nous dissertons avec éclat ; elle est plutôt une qualité du caractère que de l’esprit.

On la reconnaît tout d’abord en Angleterre à deux traits auxquels nous ne ressemblons guère : c’est l’esprit d’obéissance et l’esprit de sacrifice. Voici qui paraît singulier d’un peuple libre, le plus libre, au dire de Montesquieu, dont le mot est encore vrai, qui ait jamais existé sur la terre. Obéissance, sacrifice, de telles appellations ne jurent-elles pas avec le mot de liberté ? Oui, au premier aspect ; mais, pour quiconque y a réfléchi, il n’y a pas de mots plus corrélatifs, parce qu’il n’y a pas de choses qui puissent moins se passer l’une de l’autre. L’intelligence politique n’est que la vertu de faire vivre ensemble dans la pratique des choses inséparables dans la théorie ; car, rien n’étant plus près de la liberté que l’esprit de sédition, n’implique-t-il pas qu’obéir est le seul contre-poids d’être libre ? Et de même, rien ne touchant plus à l’égoïsme que la liberté, le seul remède préventif contre l’égoïsme n’est-il pas l’esprit de sacrifice ? Ainsi l’entend le peuple anglais : La liberté anglaise n’est qu’une règle acceptée librement. L’Anglais est retenu par plusieurs freins ; mais c’est sa propre main qui les a attachés. Où il n’y pas d’obéissance, il n’y a pas de liberté ; où l’esprit de sacrifice n’existe pas, l’égoïsme perdra la liberté. Ce sont de vieux lieux communs chez les nations qui n’ont que l’intelligence de la politique ; ce sont des vérités sublimes et d’une inépuisable nouveauté chez celles qui ont l’intelligence politique.

L’Anglais, a dit Swift, est un animal politique. Je ne sache pas de formule qui exprime avec plus d’exactitude et plus de sans-façon combien l’intelligence politique est le fonds et comme l’instinct d’un Anglais. Cet animal-là raffine peu sur son droit et n’en disserte guère ; il le sent. Il sait ce qu’il a à recevoir et à donner. Il le sait, ou je n’entends pas le mot de Swift, — clairement et immédiatement, comme l’animal proprement dit sait ce qu’il a à faire, et il n’en dit guère plus. Seulement, au lieu que celui-ci concourt, à son insu, à un ordre général dont il n’a pas l’intelligence, l’animal politique de Swift se conforme volontairement à l’ordre qu’il a établi, encore qu’il sache bien qu’il en pourrait sortir, et il est autant libre pour assurer la liberté des autres que pour jouir de la sienne. Instinct ou raison, je doute qu’il y ait un genre d’esprit au monde qui vaille autant pour la politique, ni qu’aucun spéculatif, professant sans pratiquer, soit aussi utile à ses semblables que ce simple animal.

La première et la plus fréquente marque que l’Anglais donne de son intelligence politique, c’est de croire qu’il a tort quand il n’a l’as raison avec la majorité. Tant que dure la lutte, on se bat vaillamment et si personne n’excède son droit, personne non plus n’en use mollement. On va jusqu’à cette limite extrême où le droit de chacun est tout près d’incommoder celui du voisin, les corps mêmes s’en mêlent et, comme les Romains au Forum, les Anglais, dans un meeting, se coudoient d’un peu près ; mais enfin on s’arrête devant l’abus : un invincible respect pour la liberté d’autrui retient les plus passionnés ; la majorité vote et la minorité se courbe. L’estime reste intacte ; on sent que la soumission d’aujourd’hui assure d’avance l’obéissance de l’adversaire à la victoire de demain. Il ne se fait pas, après le vote, de calomnieuses statistiques des ignorans, des corrompus, des vendus de ’la majorité, par lesquelles le parti battu essaie de déshonorer la décision et de ruiner le principe de la majorité, la plus belle conquête des sociétés politiques, et, dans nos temps surtout, leur dernière ressource. La majorité, c’est la loi. On se soumet à la loi, on ne lui fait pas un procès scandaleux. Est-ce à dire que l’on change d’avis ? Chacun garde le sien pour la chance prochaine ; mais, en attendant, il obéit à la loi qu’il n’a point faite, et, s’il en est besoin, il prend le bâton de constable pour la défendre.

L’intelligence politique n’est pas d’ailleurs exclusivement la qualité d’une classe en Angleterre. Aristocratie, bourgeoisie, peuple l’animal politique se rencontre partout. J’ai eu quelques occasions de l’observer plus particulièrement dans les classes moyennes, et j’en puis indiquer, d’après nature, les traits principaux. La pratique des personnes me les a fait découvrir ; la bienveillance de quelques-unes m’a aidé à les mieux voir. Je dirai, parmi ce que j’en sais, ce qu’il peut-être utile d’en signaler.


II

On a raison de faire la plus belle part à l’aristocratie dans la bonne conduite du gouvernement anglais ; mais on y fait une trop petite part aux classes moyennes. La puissance de l’aristocratie anglaise diminue, non par sa faute, car elle n’a pas cessé de payer de sa personne sur les champs de bataille comme dans les conseils de son pays, mais par des causes communes a tous les états de l’Europe, lesquelles, en élevant partout les classes moyennes et le peuple, abaissent en proportion les aristocraties. L’aristocratie anglaise le sent, elle l’avoue ; elle peut s’en inquiéter, elle ne s’en irrite pas. Elle s’en irriterait s’il y avait de sa faute ; mais elle confesse la force des choses et elle y obéit. Aussi bien ce n’est pas un combat où elle est vaincue, c’est un dessein de la Providence devant lequel elle s’incline. La fameuse réforme des lois sur les grains était une atteinte profonde portée à sa puissance territoriale : elle s’y est soumise. Qu’elle en ait eu et qu’elle en conserve de la mauvaise humeur ; que sir Robert Peel si admiré ici pour ses expédiens, y soit traité de politique sans principes, d’homme qui a retourne son habit, turncoat, peu importe, elle n’en a pas moins cédé sans avoir épuisé tout son droit de résistance. Le sacrifice n’est glorieux qu’en raison de ce qu’il a coûté, et celui-là a été double, sacrifice d’argent, sacrifice de puissance : c’est la chair et le sang qui ont pâti, mais le patriotisme l’a emporté.

J’ignore si les événemens imposeront bientôt à l’aristocratie anglaise d’autres épreuves ; mais, dût-elle disparaître, les classes moyennes la remplaceraient : elles y sont prêtes. Elles ne lui font pourtant pas la guerre, elles ne la dénigrent pas ; elles lui prennent plus de ses qualités que de ses privilèges ; elles songent plus à l’imiter qu’à la jalouser ; elle font comme l’héritier d’une grande fortune aux mains d’un possesseur qui vieillit : sans désirer la mort du possesseur, elles s’exercent à administrer la fortune. Elles ont imité de l’aristocratie, les principes et les pratiques qui ont fait sa puissance, en faisant la grandeur de l’Angleterre ; elles lui ont pris son attachement à la religion, sa fidélité au roi, son orgueil pour le pays, son attention aux souffrances des classes inférieures. Il y a d’autres qualités encore où les classes moyennes ont suivi l’exemple de l’aristocratie ; mais c’est assez d’examiner en quoi, sur ces quatre points, elles font preuve d’intelligence politique.

Leur attachement à la religion est vif ; c’est d’ailleurs un trait du caractère anglais. Swift aurait pu ajouter à sa définition l’épithète de religieux. Il n’est pas de droit dont les Anglais soient plus jaloux que celui d’être religieux à leur façon et chrétiens de leur secte. De là tant de diversités d’églises en Angleterre ; mais comme si le schisme même, dans ce pays, avait la vertu d’unir, cette diversité fortifie l’attachement de la nation au principe protestant, lequel n’est que le droit de différer dans l’interprétation des livres saints. Ainsi, ce qui détruit ailleurs la foi, ici l’affermit ; il y a beaucoup d’églises, il n’y a qu’un protestantisme.

Les classes moyennes mettent plus d’ardeur aux choses de religion que l’aristocratie et le peuple. Toutes les sectes y recrutent des croyans. Voyez pourtant ils se souviennent de la politique ! Ces sectes se suspectent entre elles, et toutes sont d’accord pour suspecter l’église établie, et, comme on dit dans la langue sectaire, la haute église. On combat de tous côtés avec des textes de théologie. Les femmes même s’en mêlent, et quelques-unes échangent des lettres où l’imagination féminine ajoute aux subtilités de la matière. Dans tout cela, personne ne parle d’attaquer l’église établie. Chose établie, chose sacrée. Le respect que les dissidens refusent à la doctrine, ils l’accordent à l’institution. L’excès de l’esprit de secte pourrait les rendre intolérans, la politique les rend libéraux.

J’ai vu quelque chose de plus caractéristique. On sait que la haute église s’appuie sur l’aristocratie, j’entends l’aristocratie tory ; il semblerait donc que les dissidens de toutes les sectes, dans l’inquiétude que leur donne la haute église, dussent être les ennemis de l’aristocratie avec qui elle fait cause commune, ou tout au moins appartenir au parti whig. Point. J’en ai vu, et plus d’un, qui était à la fois opposé à la haute église et tory, hostile aux évêques et ami des lords. Exemple fort commun en Angleterre, inouï chez nous, où tel qui est mal avec son curé en veut à l’évêque qui nomme le curé et au gouvernement qui nomme l’évêque. Il n’en faut même pas tant pour être de l’opposition systématique. Un garde champêtre un peu strict sur la chasse va faire des ennemis irréconciliables au pouvoir, roi ou président. Il est vrai qu’il est certaines gens qui en veulent au gouvernement de ce qu’ils sont de petite taille ou de ce qu’ils ne savent pas proportionner leurs dépenses à leurs ressources.. Que de révolutionnaires ne fait pas chez nous un tailleur un peu pressant !

Le même discernement qui leur fait voir par où la politique est intéressée dans la religion : produit l’accord de toutes ces sectes sur un autre point, le maintien de la célébration du dimanche. Ils y tiennent comme à un article de dogme, comme à une institution, comme à un usage. La foi, l’esprit politique, les mœurs, se liguent pour soutenir le dimanche. Toute distinction de secte disparaît ; la basse église tend la main à la haute, et le même jour, aux mêmes heures, toute la Grande-Bretagne est unie, comme un seul cœur, dans le même acte religieux, politique et social à la fois. Ce jour-là, tout travail cesse, tout soin des affaires de ce monde est interdit, tout plaisir est une impiété. Les joujoux même sont ôtés des mains des enfans, à qui l’on apprend, dès leur entrée, dans la vie, l’esprit de sacrifice qui seul fait les hommes libres. Toute la maison, maîtres et domestiques, va à l’église, rarement à la même, les maîtres à la paroisse, les domestiques à la chapelle dissidente, et sans y maudire leurs maîtres. Le père y conduit ses fils et leur y donne l’exemple du recueillement ; manquer au prêche n’est pas seulement irréligieux, c’est de mauvais goût. Tous les yeux suivent sur le livre la lecture que fait le pasteur, et plus d’une voix d’homme se mêle aux voix des femmes et des enfans qui chantent les psaumes. La piété ne paraît point gênée par le respect humain, et personne ne prie soit avec le désir, soit avec la honte d’être vu. Rentré à la maison, on fait des lectures pieuses ; les repas sont courts, et, pour la plupart, composés de mets de la veille, pour que les domestiques aient plus de temps à donner au devoir religieux. S’il est vrai que le dimanche paraît un peu long à plus d’un, surtout aux enfans, que tel fidèle moins rigide se retire dans sa chambre, sous prétexte de recueillement pour y écrire en secret quelque lettre à un ami ; s’il est vrai que, parmi le plus stricts observateurs du dimanche, il en ait qui sont plus touchés par la perpétuité d’une chose établie que par l’acte de foi et d’obéissance un commandement de l’église chrétienne. J’admirerai d’autant plus ce grand accord qu’il en coûte plus aux individus pour y contribuer. Ceux qui ont la foi en jouissent plus librement, et ceux qui ne l’ont pas protégent ceux qui l’ont. En vérité, il y a des spectacles plus scandaleux.

Le hasard m’a rendu témoin de la susceptibilité des classes moyennes sur la célébration du dimanche. L’administration des postes avait eu l’idée de faire deux distributions le dimanche, l’une dans la matinée, l’autre le soir, avant et après l’heure des offices religieux. Une circulaire, non d’exécution, mais d’avertissement, avait été adressée aux directeurs des bureaux de poste ; la pièce n’était point signée ; personne n’avait voulu s’exposer en nom au premier feu d’anathèmes que la mesure allait susciter. Une lettre menaçante la dénonça dans le Times. On y prenait la défense des employés de la poste, qu’on allait priver, disait-on, de la douceur des devoirs religieux accomplis en famille. On défiait l’administration d’instituer le nouveau service. Elle répondit par des explications collectives et timides ; elle atténuait la mesure ; les lettres seraient portées à des heures où ce ne serait pas encore, où ce ne serait plus le dimanche ; subtilités auxquelles personne ne se laissa prendre. Les gens d’église s’en montrèrent très émus ; ils provoquèrent des meetings contre une mesure qui, disaient-ils, déshonorait le dimanche anglais, english sabbath, en ôtant légalement au jour du saint repos son caractère de jour consacré. La foule vint à ces meetings ; les vieilles filles y étaient en grand nombre ; on y amena jusqu’à des pensions de demoiselles, qui signèrent avec tout le monde des pétitions contre « cette servitude du dimanche, cette désécration du dimanche, ce péché du dimanche, » comme le qualifiaient les placards affichés à tous les coins de rue. Il y eut même des prédicateurs qui s’échappèrent en insinuations contre le gouvernement et qui invitèrent tous les chrétiens des trois royaumes à résister.

L’administration avait offert douze francs à chaque clerc, cinq francs à chaque facteur qui ferait le service, ajoutant, disaient les emportés, la corruption à l’insulte. Je donne à deviner combien acceptèrent l’offre Aucun. Dans cette multitude d’employés, la plupart chargés de famille il ne s’en est pas trouvé un seul qui voulût vendre son dimanche ou qui l’osât. En Angleterre, le gain fait le jour du repos est réputé ne pas profiter. Je demandais un dimanche à un meunier, après une semaine où les ailes de son moulin avaient été immobiles, s’il n’avait pas quelque regret de laisser perdre le vent que le bon Dieu faisait souffler ce jour-là. « J’ai toujours remarqué, me dit-il, que ce qu’on gagnait le dimanche, on le perdait le lundi »

Que, dans ce soulèvement des classes moyennes en faveur du dimanche, tout n’ait pas été pour la gloire de Dieu ; que d’honnêtes marchands de pieux tradesmen, qui tiennent à faire bien leurs affaires dans ce monde, tout en les préparant dans l’autre, aient fait réflexion que le nouvel arrangement postal profiterait surtout au spéculateur qui veut des nouvelles, fût-ce au prix de son ame, ou donnerait aux affaires d’un concurrent peu scrupuleux sur le dimanche l’avantage d’un jour de plus ; je ne le sais pas certainement, je le crois. Mais qu’importe encore ? La plus innocente condition que nous puissions mettre à nos vertus, c’est assurément qu’elles ne profitent pas aux vices des autres. Il faut être bien parfait pour trouver mauvais qu’un honnête marchand ne soit pas bien aise de prier, tandis que son concurrent lui enlève ses cliens.


III

Après l’attachement à la religion vient la fidélité au roi. Après Dieu, le roi ; le roi, non comme personne privilégiée, non comme Stuart, Orange ou Brunswick, mais comme loi. Le dévouement à la personne ou à la famille a cessé avec la maison des Stuarts ; le dévouement au roi, comme personnification de la loi, date de la révolution de 1688. Rien ne ressemble moins à ce qu’on appelait en France, avant 89, l’amour pour le roi, que la loyauté du peuple anglais d’aujourd’hui. Nos pères s’agenouillaient dans les rues quand passait le carrosse du roi. Le peuple des provinces croyait le roi d’une autre nature que ses sujets. J’ai ouï dire à mon père qu’une femme de la campagne, venue à Versailles pour voir le roi, s’était écriée, en le voyant passer : « . Ah ! ce n’est-ce que cela ? Je croyais que c’était une boule d’or !! »

Le peuple anglais n’a pas d’adoration ni d’illusion de ce genre. Il est pourtant certaines cérémonies où l’on s’agenouille devant le roi ; mais, outre que son caractère de chef suprême des églises peut expliquer la forme religieuse de cet hommage, c’est là un de ces abus qui aident à conserver les bons usages. La fierté anglaise n’en paraît pas humiliée, et le roi lui-même n’en est pas dupe. Il ne prend pas pour lui l’hommage qui s’adresse aux reliques ; il sait qu’on s’agenouille devant la royauté, non devant le roi. Telle est, en Angleterre, la doctrine monarchique : ce qu’on respecte et qu’on aime dans le roi, ce n’est pas la personne, mais la fonction. La mort de Charles Ier, l’expulsion de Jacques II, n’ont été que des sacrifices de la personne au principe. Deux fois, en Angleterre, la royauté a survécu au roi. Cela prouve combien on y estime l’institution et combien, par contre, un roi d’Angleterre se méprendrait, s’il voyait dans la dignité royale le privilège et non l’office.

Il y a, même dans le parti tory, bon ombre de très honnêtes gens qui approuvent en droit la mort de Charles Ier. J’assistais un jour à une discussion sur ce point entre deux tories de beaucoup de mérite, l’un ancien officier, l’autre membre éminent du barreau anglais. Le premier, esprit agréable et délicat, d’une instruction très variée, ayant beaucoup voyagé, sachant plusieurs langues et parlant la nôtre à merveille ; l’autre, jurisconsulte profond, esprit très pratique et très orné, sachant par cœur tous les beaux vers des poètes anglais et en faisant lui-même d’agréables, parlant avec l’abondance du barreau et la précision qu’on y désirerait, en homme qui a des idées et qui ne harangue pas en les attendant : c’étaient deux types accomplis des classes moyennes en Angleterre. L’officier, outre la fidélité militaire qui est plus personnelle, paraissait plus touché du grand intérêt de l’autorité royale ; il blâmait la mort de Charles Ier comme une irréparable atteinte à un principe si nécessaire à la liberté, disait-il, qu’il eût été digne de la nation anglaise de pardonner au roi ses manquemens à la royauté, pour ne pas ébranler le principe en portant la main sur la personne. L’homme de loi, plus préoccupé de la question légale et de la couronne que de la tête couronnée, tout en regrettant en homme de bien et en chrétien un acte sanglant, tirait de la nécessité même du principe l’excuse du sacrifice qu’on avait dû lui faire, et estimait qu’en ôtant la vie au roi parjure on avait consacré de nouveau la fonction. Je n’étais guère compétent pour les départager. Que pouvait dire, sur un sujet si grave, un Français âgé d’un peu plus de quarante ans, qui a déjà vu cinq changemens de gouvernement dans son pays ? Mes deux interlocuteurs eurent la civilité de ne pas me demander mon avis. Je me contentai de les écouter, et, quoique citoyen d’une république, j’admirais que deux hommes libres, presque plus libres que moi, fussent si convaincus de l’excellence de la royauté que l’un lui pardonnât ses torts envers la liberté, par intérêt pour la liberté elle-même, et que l’autre approuvât le régicide par amour pour la royauté.

Un autre jour, dans un dîner de corporation où j’avais eu l’honneur d’être invité, le moment des toasts venu, le président du banquet porta la santé de la reine. Une explosion de hourras ébranla la salle. Surpris de voir des gens si calmes, après le dîner le plus décent, avant les vins du dessert, éclater tout à coup en cris presque sauvages, je me penchai vers le président et je lui demandai si je devais mesurer à la force de ces cris le dévouement des convives pour la reine. « C’est à la santé de la royauté que nous buvons, me dit-il ; nos hourras sont pour le principe. Nous aurions, au lieu d’une reine, un roi ; au lieu de la jeune femme, capable et charmante, qui tient le sceptre d’une main si discrète et, si ferme, un vieillard en enfance : notre toast n’eût pas été moins vif et nos poitrines n’auraient rien gardée du vieux cri anglais que vous venez d’entendre. Nous sommes heureux que la personne assise en ce moment sur le trône, remplisse à merveille son office de roi constitutionnel, qu’elle en ait tout le tact et toute la réserve et qu’elle porte légèrement sur une tête gracieuse la couronne des trois royaumes ; nous sommes fiers de pouvoir donner en exemple à nos familles ses graces de femme et ses vertus d’épouse et de mère ; mais nous lui préférons la royauté. »

Je crois qu’en fait de liberté et de fierté, pourvu qu’il s’agisse de la liberté qui respecte celle des autres et de la fierté qui ne les insulte pas, nos plus ombrageux démocrates, ceux qui se signent au nom de roi, n’en remontreraient pas au monarchiste anglais. C’est pourtant cet Anglais si libre et si fier qui consent à se courber sous une main qui ne tient point l’épée ! Mais, s’il se courbe, c’est qu’il le veut bien ; la beauté de l’obéissance est dans le consentement libre. Cet homme a bien le droit d’être fier, car il ne fait que ce qu’il a voulu. Oui, il me plaît d’instituer une femme chef suprême de la religion, de l’armée, de la justice ; il me plaît de la loger dans de magnifiques palais, de la faire manger dans l’or, de l’habiller de velours et d’hermine, de charger sa tête de diamans ; il me plaît qu’elle appelle ce grand peuple mon peuple ; il me plaît de donner l’extrême puissance à l’extrême faiblesse. Voilà ce que dit l’Anglais. Il sait bien que c’est sa volonté qu’il a instituée souveraine, et ce qu’il respecte dans son ouvrage, cet indigne courtisan, c’est lui-même. La royauté n’est à ses yeux que la garantie de la liberté, et il l’honore en proportion de ce qu’il estime le bien qu’elle garantit. La royauté est au-dessus de toutes les têtes, oui, comme la voûte est au-dessus de toutes les pierres, pour soutenir le bâtiment : Que dirait-on de pierres qui s’offenseraient d’être dominées par la clé de voûte ? C’est pourtant l’image de certains démocrates ; ils veulent la voûte, mais sans la clé. L’Anglais est plus jaloux de la solidité de l’édifice que du privilège de la pierre qui l’empêche de choir. Il voit dans la royauté, le service qu’elle rend et n’est pas libre de ne pas rendre, et il passe beaucoup de privilèges à la personne en considération de l’utilité de la fonction. Il croit même de bon goût d’y être très généreux, car la fonction n’est pas commode entre les tentations de la puissance et les étroites limites des attributions. Il sait d’ailleurs que la royauté n’est un privilège ni contre les soucis, ni contre les chagrins, ni contre les maladies, et que cette personne souveraine n’est, à vrai dire, qu’un otage auguste que la liberté tient en prison dans un palais.

Le même attachement raisonné à la royauté fait consentir les classes moyennes au maintien du privilège le plus exorbitant de l’aristocratie, le droit d’aînesse : Croit-on que la nation manque de libres penseurs pour en apercevoir les mauvais côtés, ou d’esprits assez hardis pour les attaquer ? Mais la majorité, tout en voyant par où ce privilège peut offenser la nature, voit par où il sert la liberté, en fortifiant l’hérédité du trône par l’hérédité des familles aristocratiques. Les majorats, considérés au point de vue de la liberté, sont presque plus une propriété de l’état que du citoyen, et cela devrait toucher les démocrates, qui veulent faire de l’état le propriétaire unique et universel. L’état les transmet à l’aîné pour qu’ils soient dans ses mains les arcs-boutans de l’hérédité de la couronne. Ils supportent d’ailleurs leur part de l’impôt et ils sont grevés de charges héréditaires auxquelles ne peut se soustraire leur possesseur viager. Voilà ce que tout honnête bourgeois anglais sait voir, au lieu de se choquer des guinées que dépense l’aîné, tandis que ses cadets cherchent fortune[2]. Dans les aînés eux-mêmes, il voit, au lieu de la poignée d’oisifs ou d’incapables qui déshonorent leur privilège, une classe d’hommes politiques qui apprennent la politique, non sur le tard, comme nous, ni aux momens que leur laissent d’autres professions, mais dès les premières études ; ce qui fait qu’en général ils s’y connaissent ; bien différens de nous, qui ne sommes peut-être si mobiles en politique que parce que nous y sommes toujours novices.

Je ne fais point l’apologie du droit d’aînesse ; je ne dis même pas : L’institution est bonne là où elle est possible ; j ’explique comment les Anglais sont assez jaloux de la liberté pour s’accommoder de la royauté et pour souffrir le droit d’aînesse, et par quel effet de l’intelligence politique chez les classes moyennes elles sacrifient à ce bien réel et suprême des nations civilisées l’ombre d’un autre bien, l’égalité, cette chimère à laquelle tant de gens, parmi nous, sont tout prêts à sacrifier la liberté.

On peut trouver que les Anglais ont tort d’aimer la royauté pour la liberté, et la liberté plus que l’égalité, et qu’il est de mauvais goût d’être heureux contre les principes. On peut aussi leur prédire - et beaucoup le font en France, les uns par le doute universel où les jetés la vue de nos ruines, les autres par haine contre tout ce qui est debout, — on peut leur prédire que les heures de l’Angleterre sont comptées, et qu’elle n’en a pas pour long-temps à prospérer sous l’empire du privilège aristocratique. À la première réflexion, les Anglais pourraient répondre par notre proverbe : « Qu’il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs, » et qu’en fait de bonheur, celui qu’on tient est de meilleur goût que celui après lequel on court. Quant à la mesure de durée de leur gouvernement, ils n’en perdent pas une heure à rêver à ce qu’ils deviendront et d’ailleurs la liberté anglaise est si solidement fondée sur l’esprit d’obéissance et de sacrifice, qu’elle saurait faire sortir de tout changement l’ordre et la prospérité, et qu’elle sauverait la nation des secousses du passage. Et s’il arrivait quelque jour que la monarchique Angleterre jugeât inutile la fonction de roi, je verrais sans inquiétude le majestueux navire, pourvu de ce double lest, s’aventurer même dans les orages de la république.


IV

Avant le roi, après Dieu et la liberté, ce que le peuple anglais aime le mieux, c’est son pays. Il peut sembler étrange qu’on note comme une qualité chez un peuple, l’amour de son pays. Cependant Bossuet, qui n’écrivait pas au hasard, le remarque expressément des Romains, et ne le remarque pas des Athéniens. C’est donc que cet amour y avait une énergie particulière. Bossuet n’entendait pas parler de l’instinct respectable et touchant qui attache l’homme à sa patrie, et qui fait pleurer l’exilé à la vue des rivages du pays natal, mais de cet amour intelligent du citoyen pour la cité, de l’homme libre pour le pays où il jouit de la liberté. Tel était l’amour de la patrie que Bossuet loue en si magnifiques termes chez le peuple romain, si semblable à l’Angleterre, par ce trait que, de toute l’antiquité, c’est le peuple qui a été le plus libre et qui a le plus obéi ; tel il est en Angleterre, et tel on le reconnaît en particulier chez les classes moyennes. Il y a plusieurs manières d’aimer son pays. Tel peuple est plus vain du sien qu’il ne lui est attaché. On s’y persuade que beaucoup de susceptibilité sur l’honneur national et beaucoup de dédain pour les étrangers, qu’un duel bravé pour prouver qu’il est le premier peuple du monde, que tout cela est du patriotisme. C’est seulement la preuve que ce peuple s’admire plus qu’il ne s’honore. Des coups d’épée échangés pour l’honneur du pays ne valent pas, pour nous servir de saintes paroles, un verre d’eau donné en son nom L’Anglais n’est pas vain de son pays, il l’aime ; et s’il paraît si peu dépaysé à l’étranger, c’est qu’il emporte avec lui son payse et, comme on l’a dit spirituellement, qu’il ne marche qu’enveloppé de l’atmosphère anglaise. Il a moins que les autres la maladie du pays, et il en a plus le culte.

Tandis que le peuple qui n’est que vain du sien, — les Athéniens, je suppose, — en ignore le passé et le présent, l’histoire et jusqu’à la géographie, l’Anglais, qui aime son pays plus qu’il n’en parle, étudie dès l’enfance et sait à fond tout ce qui s’y est fait dans la suite des temps. On verra chez l’autre peuple des individus, des partis qui répudieront la gloire des ancêtres ; l’Anglais se déclare solidaire de tout le passé de son pays. L’autre peuple datera son histoire honorable de l’olympiade où certaines idées ont prévalu, où une révolution s’est accomplie, et bon nombre de ses citoyens, renchérissant, la dateront de l’olympiade où ils sont nés ; l’Anglais se fera honneur des premiers pas de sa nation sur la scène du monde, il sera orgueilleux des travaux des ancêtres, et il couvrira d’un pieux respect leurs fautes. Chez le peuple athénien, les aventuriers auront du crédit ; en Angleterre, l’influence appartiendra aux hommes qui ont des principes, c’est-à-dire qui ont foi en des vérités plus vieilles qu’eux et qui leur survivront.

Rien n’est plus caractéristique en Angleterre que le respect du passé. En France, les choses se recommandent par leur nouveauté ; le vieux, pour réussir, doit s’y donner pour du neuf. En Angleterre, toute chose dont on peut dire qu’elle est vieille et anglais old english, réussit. Le charlatanisme, qui le sait bien, y dupe les gens en leur donnant du neuf pour du vieux. L’archéologie nationale, occupation des savans chez nous, et combien je les en admire ! est en Angleterre un goût mondain. J’ai vu une aimable femme, belle, élégante, qui cherchait dans des églises de village les traces des différentes architectures perdues dans les réparations successives, distinguant le style saxon du normand, ou bien donnant un âge à d’antiques ornemens d’autel brodés par des doigts moins délicats que les siens. En ornant sa mémoire de mille notions agréables et instructives sur le passé de son pays, elle ne voulait que se le rendre plus cher ; du reste, si simple et si modeste, qu’il ne paraissait de son savoir que ce qu’on lui en avait surpris. Elle ne tirait vanité que pour la vieille Angleterre de tout ce que ses recherches lui faisaient découvrir du génie de ses anciens artistes.

Je ne réponds pas qu’il ne se mêle un peu de mode à ces goûts patriotiques. Il y a de la mode, même en Angleterre, et jusque dans son respect filial pour son passé. Ainsi, une certaine école veut qu’on ôte de la langue anglaise tous les mots d’origine étrangère. Le saxon est seul en faveur, comme l’élément le plus indigène. On prouve dans de gros livres, écrits d’ailleurs à l’aide de mots de toutes les origines, que le saxon est assez riche pour tous les besoins intellectuels terre au XIXe siècle. Il y a des pasteurs qui ne prêchent qu’en saxon. Peut-être y aura-t-il bientôt des superstitieux qui, en retranchant le normand de leur langue, croiront retrancher de leur histoire la conquête normande, et qui voudront que les Anglais soient plus ancien que l’Angleterre. C’est le travers ; mais cet amour du pays ne vaut-il pas bien qu’on le paie d’un petit ridicule ?

Je n’en admire rien tant que la pudeur des Anglais sur les mauvais temps de leur histoire. J’en ai vu de fort émus de la peinture que fait M. Macaulay, dans un ouvrage récent[3], de la civilisation anglaise au temps de Charles II. Ils se demandaient avec inquiétude si la considération de leur pays ne perdait pas plus à ce tableau de ce qui lui manquait au XVIIe siècle, qu’elle ne gagnait à ce qu’on fît valoir par comparaison ses étonnans progrès. J’entendais contester vivement certains détails du livre, surtout en ce qui regarde l’état de l’instruction, le nombre et l’importance des bibliothèques à cette époque. Il s’en préparait, m’a-t-on dit, des réfutations en forme. Quant à l’état moral d’alors, aux scandales politiques d’où est sortie la liberté anglaise, à l’extrême relâchement des mœurs, à la complicité de la nation dans la corruption de son gouvernement, on insinuait qu’il eût été plus sage d’en voiler le tableau et de ne pas relever, par de si humilians aveux, l’honnêteté de l’époque présente. J’étais touché de cette piété qui ne veut pas que la probité des fils fasse honte à la mémoire de leurs pères. Il n’en est pas moins vrai que, sauf quelques traits de trop échappés à un pinceau facile et brillant, M. Macaulay a bien fait de découvrir ces anciennes plaies. La pudeur même de ses compatriotes le justifie, et l’exemple en est excellent pour tous ceux qui ont à écrire les annales d’un peuple libre.

Il est temps, en effet, que l’histoire fasse aux nations une part de responsabilité dans le bien comme dans le mal qui leur vient de leurs gouvernemens. Nos derniers temps ont vu certains ouvrages historiques où le peuple est sur le premier plan, et les gouvernemens sur le second ; mais c’est le vieil esprit de flatterie qui a quitté les gouvernemens pour passer du côté du peuple, depuis que le peuple parait le plus fort. J’applaudirais, pourtant à cette nouveauté, si elle devait en susciter une autre, celle d’une histoire écrite d’un style populaire qui mît courageusement sous les yeux d’une nation libre le tableau de ses caprices, de ses engouemens, de sa tendresse pour ceux qui la louent, de son peu de goût pour les conseils ; qui lui montrât comment ses admirations emportées l’ont menée à la servitude et ses dégoûts à la sédition ; quelle part elle a dans les torts éternels et réciproques qui empêchent l’accord entre le principe d’autorité et le principe de liberté. Une telle histoire ne serait-elle pas un service patriotique rendu à cette nation ? Ne la déshabituerait-elle pas de se tenir sans cesse tournée vers ceux qui la gouvernent, rapportant tout ce qui lui arrive à l’humeur, l’âge, aux talens, bien ou mal appréciés, de ses chefs, et, comme le parterre qui ne peut rien changer à la pièce, assistant, pour battre des mains ou siffler, au drame dans lequel se jouent ses destinées ? Ne lui donnerait-elle pas l’envie de se regarder enfin, de s’examiner, de se connaître, de se parler vrai ; comme les honnêtes gens ? Ne pourrait-elle pas lui inspirer un esprit politique personnel, original, qui l’affranchirait de l’éloquence de ses orateurs, des paradoxes de ses écrivains, de la gloire de ses capitaines, et qui la formerait à ce grand art du gouvernement d’un peuple par lui-même, qu’on ne trouve pas sous les pavés des rues, et qui est moins une théorie qu’une vertu ?

Outre cette curiosité patriotique des Anglais pour le passé de l’Angleterre et cette délicatesse sur les époques scabreuses de son histoire, aucun peuple ne connaît mieux l’état présent de son pays. On a souvent reproché à nos collèges de nous former des politiques qui ne savent même pas la géographie de la France. Nous avons eu des hommes d’état qui n’y étaient guère plus versés, et qui, pareils aux généraux la veille d’une bataille, étudiaient le soir le terrain où ils avaient à gouverner le lendemain. La jeunesse d’Angleterre sait, dans le plus grand détail, la géographie des trois royaumes, l’histoire locale et la statistique de chaque comté, ses productions, ses rivières, ses voies de terre et de fer, ses établissemens utiles, ses monumens ; et, quant aux hommes d’état britanniques, la brutalité des événemens n’en a point encore imposé à l’Angleterre qui l’aient gouvernée avant de savoir sa géographie. Serait-il donc vrai qu’on n’enseigne pas la géographie de la France dans notre Université ? Nullement. Elle y est bien enseignée ; mais on l’y apprend mal. C’est la faute des pères qui, n’en ayant pas le goût, ne peuvent le donner à leurs enfans ; c’est la faute de la première éducation qui n’a pas su, dans l’enfant, préparer le futur membre d’une grande nation, et intéresser aux notions qu’elle confie à sa tendre mémoire ses premiers instincts de patriotisme. En Angleterre, tout parle à l’enfant de son pays ; les premiers mots qu’il bégaie sont des louanges de l’Angleterre ; ses prières lui disent qu’elle est bénie de Dieu entre toutes les nations ; les livres où il apprend à lire sont pleins de son nom. Adolescent, on saisit son imagination par le spectacle de ses libertés et de sa grandeur commerciale ; on lui apprend à suivre sur toutes les mers les traces de ses vaisseaux, à reconnaître sur tous les continens les tributaires de son industrie ; on lui fait étudier la carte du monde, pour qu’il sache la place qu’y occupe sa patrie. Et nous aussi, nous aurions bien la matière d’une étude de ce genre, et nous pourrions suivre les traces de la France partout où peut pénétrer la pensée plus conquérante que le commerce, et plus rapide que les ailes des vaisseaux ; mais le goût nous en manque : ne suffit-il pas à notre vanité que les autres sachent quel admirables pays nous habitons ?

Le nombre des livres destinés à mettre l’Angleterre sous les yeux des Anglais est immense. Les autres livres sont pour la plupart d’une cherté aristocratique : ceux-là se vendent à toutes les classes, et à bas prix. Nul n’est trop humble pour apprendre à être un bon Anglais. Je doute qu’il reste dans ce pays une pierre portant quelque empreinte du travail humain, ou une taupinée que la topographie ait encore à relever. Ce sont les écrivains et les artistes qui font le cadastre. Il n’y a pas une perche de la terre sacrée qu’ils n’aient figurée ou décrite. Les localités y mettent un double orgueil, l’orgueil du lieu et l’orgueil anglais. En France, j’ai vu, même avant février, tomber, faute d’acheteurs, une collection des Dictionnaires de Géographie départementale. L’ouvrage était très bien fait ; mais on y enseignait la France aux Français. C’était hasard qu’on réussît. Nous aimons mieux nous vanter de notre pays que le connaître.

C’est parce que les Anglais connaissent le leur à fond qu’ils sont si attentifs sur sa politique intérieure, et si jaloux d’y faire prévaloir leurs opinions. On peut spéculer sur leur patience, tirer en longueur, temporiser mais on ne les trompe pas plus sur leurs véritables besoins qu’on ne parvient à leur en donner de faux. Tout Anglais a un avis sur les affaires de l’intérieur, et il n’est pas aisé de l’en faire changer ; en revanche, et la remarque en a été faite, il n’en a point sur les affaires extérieures, ou il y est fort coulant. D’abord, il sait s’y reconnaître incompétent ; ensuite, il s’en fie aux lumières et au patriotisme de son gouvernement. Parmi les mille choses sensées qu’il m’a été donné d’entendre, rien ne m’a plus frappé que ce que me disait un jour ce même avocat tory qui trouvait légale la condamnation de Charles Ier. Je lui demandais son sentiment sur la conduite de lord Palmerston dans les affairés d’Italie. Je parlais à un tory d’un ministre whig, je devais m’attendre à des critiques : c’est le cœur humain en France. « Je n’ai point d’opinion, me dit-il, sur une affaire que je ne sais point ; mais je m’en rapporte à lord Palmerston : c’est un homme de talent, et un bon Anglais. – Ah ! m’écriai-je, on y met moins de discrétion dans mon pays ; il n’y a pas de café de village où l’on ne sache au juste ce que lord Palmerston aurait dû faire, et où l’on ne le blâme sévèrement de ce qu’il a fait. »

Toute l’Europe sait comment la bourgeoisie anglaise se défend contre l’émeute. D’abord, elle n’y a pas amis. Il n’est personne dans ses rangs qui songe à demander aux chartistes l’aide de leurs bras pour obtenir une réforme constitutionnelle. Elle sait que de tels auxiliaires ne se battent que pour leur compte, et que, dans toute lutte civile, ceux qui veulent le moins ne sont pas long-temps maîtres de ceux qui veulent le plus. Je n’ai pas vu sans émotion, à l’une des barrières de Londres, cette vaste plaine de Kennington, où deux cent mille chartistes, convoqués par toutes les trompettes de la destruction, chauffés, harangués nuit et jour, ayant pour la plupart laissé dans les tavernes ou perdu sur place les trois quarts de leur raison, se dispersaient devant cette seule parole d’un agent de la loi : « Vous ne passerez pas le pont ! » Tandis qu’au-delà de la barrière s’amassait plus de force révolutionnaire que février n’en a déchaîné contre tous les gouvernemens de l’Europe, en-deçà se rangeait silencieusement, dans toutes les rues, l’armée de l’ordre et de la liberté, prête à barrer de son corps le chemin à l’émeute, et résolue à sauver, au prix de sa vie, le droit qu’ont tous les Anglais, chartistes ou autres, d’exprimer des vœux raisonnables et la chance de les faire écouter. Admirable journée, qui a été, me disait un Anglais, une révolution ; oui, une révolution sans révolutionnaires : celles-là sont les bonnes. Telle a été, en effet, l’issue de cette journée, que les besoins réels, qui servaient de prétexte aux meneurs, ont été entendus, et qu’on a sauvé l’ordre, par lequel seul il y peut être donné satisfaction. Pour tous les Anglais de bon sens, il n’y a eu de vaincus dans la plaine de Kennington que les mauvaises passions qui s’y couvraient de l’intérêt pour les classes ouvrières, que les ambitieux qui prenaient pour drapeau le haillon du pauvre, que les chefs qui exploitaient les soldats. Les classes ouvrières auront part dans la victoire de l’ordre ; il n’y a pas de risque que la loi soit sans entrailles pour une foule déchaînée qui s’est dispersée à son nom.


V

Cela m’amène à la plus belle marque de l’intelligence politique chez les classes moyennes en Angleterre, je veux dire l’attention qu’elles donnent aux besoins des classes ouvrières. Il y a deux budgets du pauvre dans ce pays, le budget légal et le budget volontaire ; il y a deux sortes de charités, la charité de la loi et la charité libre.

Pour parler d’abord de la première, on sait à quelle somme énorme s’élève l’impôt des pauvres. Je ne loue ni ne blâme l’institution de cet impôt. Son efficacité, sa moralité même, ont été controversées : c’est matière à débat entre les économistes. Je suis cependant touché de son effet immédiat ; j’y vois les pauvres secourus, le pain donné à ceux qui ont faim, le précepte de l’Évangile accompli ; et je ne regrette pas d’ignorer une science qui m’apprendrait qu’un secours donné ainsi est mal donné, et qu’il vaut mieux laisser souffrir le pauvre que le soulager contrairement aux règles économiques.

Cet impôt est bien lourd. Bon nombre de familles plient sous le fardeau. Beaucoup qui sont eux-mêmes sur le penchant de la pauvreté ne peuvent secourir que sur leur nécessaire les plus pauvres qu’eux. Pour la classe des fermiers en particulier, sous l’empire d’une réforme qui ouvre les ports de l’Angleterre aux blés étrangers, la taxe des pauvres vient s’ajouter à leurs pertes. Cependant personne ne propose la suppression de l’impôt. On trouve la charge excessive, mais on ne parle pas de s’y dérober ; on diffère d’avis sur le mode de paiement ; sur la dette, on est d’accord.

C’est du reste le débiteur qui répartit lui-même sa dette et qui la distribue par ses propres mains. Des gardiens des pauvres sont élus dans chaque commune pour remplir ce double office et concilier l’intérêt du pauvre avec les ressources de ceux qui l’assistent. Toutes les semaines, ils se réunissent à la maison commune. Quiconque est dans le besoin peut se présenter à leur tribunal de charité ; ils examinent délicatement j’espère, si sa pauvreté vient du travail ou du désordre et, selon l’enquête, ils l’admettent à une part dans les revenus des pauvre, ou ils le refusent. D’autres agens de charité, nommés annuellement par le magistrat, exercent une sorte d’inspection de bienfaisance (overseers) sur les pauvres de la paroisse ; ils préviennent souvent les déclarations, ils reconnaissent et ils font valoir le droit du pauvre honteux. S’il est valide, ils lui cherchent du travail.

La loi des pauvres peut n’être pas de bonne économie, mais elle est du moins de bonne politique. Elle prouve publiquement au pauvre que la société où il vit s’occupe de ses besoins et qu’elle cherche à porter remède aux inévitables maux qui naissent de l’inégalité des conditions ; elle lui montre, dans la classe la plus rapprochée de lui, l’élite des honnêtes gens qui, après avoir payé leur part de ce qui lui est dû, lui donnent encore leur temps pour en faire la répartition équitable, et qui tantôt écoutent sa plainte à leur tribunal, tantôt vont de leur personne la recueillir dans le taudis où se cachent quelquefois des souffrances fières, parce qu’elles ne sont pas méritées. Si elle n’ôte pas l’envie, elle lui ôte du moins ses prétexte.

Les maisons de travail sont une des applications les plus discutées de l’impôt des pauvres. Un inexprimable intérêt m’attirait dans ces établissemens, quoique je ne sois sorti d’aucun sans avoir le cœur serré. La charité y a trop un air de geôle. Je ne pouvais m’accoutumer à ces tableaux affichés au parloir où sont indiquées, par grammes, les rations des malheureux reclus, et qui vous donnent la moyenne de ce que doit manger l’être humain pour ne pas mourir ; à cette chambre de correction contiguë à la salle des morts ; à ces appareils qui reçoivent les immondices des pauvres pour les répandre sur le jardin d’où l’on tire leurs légumes ; à la santé invariablement belle du chef de l’établissement. Mais, cette délicatesse est-elle sensée ? Le courage d’une société qui regarde en face ses plaies les plus hideuses, et qui les touche d’une main peut-être un peu dure, ne vaut-il pas mieux que la sensibilité de nerfs qui nous fait fuir la vue des misérables, en nous persuadant que c’est l’effet d’un trop bon cœur ? D’ailleurs, la maison de travail n’est pas une maison de force. Le mauvais ouvrier y peut être amené par la perte de l’indépendance que donnent le travail et la conduite ; mais il n’y entre que de son gré. Telle est la liberté du citoyen, en Angleterre, qu’elle survit même à l’indépendance de l’individu. Valait-il donc mieux laisser dans la rue, exposés à la tentation du vol, ces hommes, en trop grand nombre, que le vice a vaincus, et qui se sont rendus indignes soit du secours public que distribue au pauvre honnête le bureau des gardiens, soit du secours secret que viennent lui offrir les overseers ? Les maisons de travail sont instituées spécialement pour ces réfractaires du travail. Au prix d’une partie de leur liberté, hélas ! de celle dont ils ont abusé, la société abrite leur tête déconsidérée sous un toit que leur a élevé le travail des honnêtes gens ; mais ils n’y perdent ni leur qualité d’Anglais ni leur part de chrétiens dans la nourriture religieuse ; leurs forces y sont ménagées, et ils peuvent toujours en sortir pour gagner, au prix de leurs sueurs, un pain moins amer.

Au reste, quel que soit le mérite de la charité légale en Angleterre, je lui préfère de beaucoup la charité libre. Celle-là est véritablement l’honneur de ses classes moyennes. Le gouvernement ni la loi n’y contribuent en rien, ils peuvent même n’en savoir rien. Cela se passe entre l’assisté et ceux qui l’assistent. Il y a comme deux flots qui semblent lutter de grandeur et de vitesse ; le flot de la population, qui multiplie les chances de misères, et le flot de la charité libre. Ceux qui possèdent ont l’œil sans cesse ouvert sur cette multitude sans cesse grossissante d’êtres dépourvus. Ils n’en sont d’ailleurs ni épouvantés ni découragés ; ils croient trop en Dieu pour craindre qu’il cesse de les aider dans leur tâche secourable ; ils sont trop bons Anglais Pour douter que la patrie puisse suffire à tous ses enfans.

Les établissemens fondés par la charité libre sont sans nombre. Tout ce que la misère, la mort, l’abandon jette de pauvres créatures sur le pavé est recueilli. J’en dis trop peut-être. Des deux flots, celui de la misère est toujours en avant ; mais ce qui n’est pas encore recueilli va l’être, Il y a des gens qui y veillent, et personne ne se croit arrivé à a limite de ses sacrifices. Où la pitié ne parle plus, le sentiment du devoir politique commande encore. Il ouvre la main de l’avare ; le créancier le plus dur est quelquefois le débiteur le plus exact du pauvre. Il est peu de villes où l’on ne compte un ou plusieurs de ces établissemens, et il est telle ville dont le seul monument est une maison de charité. Ici, ce sont les orphelins de la marine, là, ceux du clergé ; j’en vois pour les veuves, j’en vois pour les invalides d’un corps d’état, d’un métier qu’ils ont honoré sans y trouver du pain pour leur vieillesse. La charité multiplie ces classifications ; l’imagination même s’en mêle ; on fait des découvertes de misères singulières dans la misère générale, et quiconque est serf de cette misère spéciale est secouru. Ce sont des bizarreries anglaises ; n’en rions pas ; je passe volontiers au bienfaiteur son humeur pour son bienfait. Ces établissemens ne sont pas seulement bien situés et d’ordinaire dans la partie la plus aérée des villes ; l’architecture en est de bon goût et bien appropriée : c’est le cachet particulier de l’Angleterre contemporaine, que ses plus beaux édifices sont ses maisons de charité et les gares de ses chemins de fer. L’art s’inspire de son double génie, le génie de l’industrie, et le génie de l’assistance publique, le second né des excès du premier et qui l’absout.

Quelques-uns de ces établissemens portent écrit au frontispice : Souscription volontaire ; non pour montrer la main qui donne, mais pour inviter celle qui ne donne pas. Telles de ces souscriptions sont des dettes perpétuelles ; elles se transmettent aux héritiers comme une charge de succession, et c’est la première qu’on acquitte. Les noms des donataires sont gravés sur des tables de marbre dans le parloir ; ils en attirent d’autres. Tout cela se fait sans l’état ; l’état, cet être de raison sur lequel nous voudrions ici nous décharger de tout le bien à faire en ce monde. Pourtant bon nombre de maisons de charité se qualifient de royales. Le roi n’y est pour rien, mais on rend cet hommage au principe conservateur de toutes choses, à la clé de voûte sans laquelle tout croulerait, la maison du pauvre comme celle du riche. Je ne sache pas, en ce genre, de titre plus caractéristique que celui-ci : Hôpital royal libre pour les nécessiteux malades[4]. L’Anglais, pauvre et malade, peut entrer sans honte dans cette maison : les deux plus grandes puissances de son pays, la liberté et la royauté, lui en ouvrent la porte.

On a évalué le budget de la charité légale en Angleterre ; le budget de la charité libre est incalculable. L’aumône individuelle ne reste pas en arrière de la charité collective : elle n’est pas moins ingénieuse et elle est plus aimable ; c’est quelquefois sous les traits d’une jeune fille qu’elle se présente chez les pauvres gens. La permission d’aller porter des secours à des indigens est souvent la récompense de quelque devoir d’éducation bien rempli. Qu’est-ce qui s’aviserait de manquer de respect à la jeune fille qui passe ? Elle va, dans quelque rue écartée, porter discrètement à une veuve accablée d’enfans l’aumône de sa mère avec l’argent de ses plaisirs. J’en sais une, toute formée de bonté et de piété, qui avait pris dans l’ardeur de ces visites aux pauvres le germe d’un mal sans remède. Elle voyait venir son dernier jour avec sérénité ; sa foi lui disait qu’elle serait plus secourable aux pauvres dans le ciel, et qu’elle allait échanger des forces insuffisantes et une charité bornée contre des forces inépuisables et une charité sans fin.

Les pauvres sont plus nombreux dans les centres d’industrie ; aussi nulle part la charité n’est-elle plus inventive. Tout autour d’une fabrique, les gens aisés s’instituent d’eux-mêmes gardiens de tous les pauvres que peut y engendrer l’irrégularité du travail industriel. On secourt ceux que le chômage des établissemens prive momentanément de travail ; on apprend aux jeunes à se pourvoir par l’économie contre ces vicissitudes ; on donne pour soulager la pauvreté, et on donne pour la prévenir. Les soins préventifs sont peut-être l’application la plus touchante de la charité individuelle. Le nombre des pauvres est bien grand ; mais plus grand encore est le nombre de ceux qui peuvent le devenir. La charité la plus efficace est celle qui parvient à retenir l’ouvrier sur le bord de cet abîme, qui, par des soins donnés au corps et à l’ame, l’aide à passer l’âge le plus dangereux, et, en lui inspirant l’habitude de se suffire, lui prépare quelque jour la douceur de secourir les autres à son tour.

Ici c’est une femme jeune, élégante, qui reçoit, tous les samedis, dans une des salles de sa belle demeure, les jeunes ouvrières de la fabrique voisine. Elles viennent dans cette maison un moment la leur, entendre une lecture religieuse que la maîtresse accompagne d’interprétations familières. Tout plaisir, toute distraction cesse dès que l’heure du devoir envers le pauvre a sonné. Des prix sont distribués, à certaines époques de l’année, aux plus attentives, sans que celles qui l’ont été moins s’en retournent les mains vides. C’est encore de la charité aimable, là où les mérites sont inégaux et où les besoins sont les mêmes, de savoir récompenser les mérites sans paraître frustrer les besoins. Les prix sont des objets d’habillement. Plusieurs de ces jeunes filles doivent à l’intelligence et à l’attention qu’elles ont montrées dans ces exercices une toilette décente qui contribue à les relever à leurs propres yeux.

Ailleurs on reçoit les petites économies qu’elles font sur le prix de leurs journées ; on les fait valoir, on le leur dit du moins, et aux approches de la mauvaise saison on leur achète des habillemens qu’elles croient avoir payés. On leur cache ce que la charité de leurs banquiers ajoute au capital et aux intérêts ; on risque qu’elles soient moins reconnaissantes pour qu’elles soient plus prévoyantes. J’étais allé faire visite chez une de ces grandes familles si nombreuses en Angleterre où cet office de banquier des pauvres était rempli par les filles de la maison. Elles étaient quatre soeurs, quatre sœurs charmantes autour d’une mère de dix enfans. Je n’oublierai jamais ce type noble et touchant des grandes familles où la richesse, est venue du travail, ni la belle vieillesse du père, grave, simple, hospitalier, se reposant après une vie active, mais non agitée, où le soin de la fortune a été persévérant sans être âpre ; ni cette mère restée si jeune, qui paraissait la première amie de ses filles ; ni les caractères si divers de celles-ci, avec une ressemblance qui leur venait du même air de bonté : l’une plus réservée, ne voulant point attirer et pourtant ne gênant point, l’autre enjouée, rieuse, avec un fonds de sensibilité vraie qui perçait sous son rire facile ; les deux autres, plus près de l’adolescence, celle-ci éprise d”études sérieuses et y réussissant, mais ne voulant pas qu’on le sût ; celle-là, la plus jeune, spirituelle, heureuse, souriante, dont l’aimable visage trahissait l’espérance prochaine d’une union avec celui que ses parens lui avaient permis d’aimer. Maison vraiment bénie, où la richesse est bien supportée, parce qu’elle a été bien acquise ; aimable famille, vraiment digne d’exercer le genre de charité le plus délicat, la charité qui laisse au pauvre tout le mérite du secours qu’il a reçu !

Le père m’avait emmené dans sa bibliothèque, — il savait mon faible, — la plus belle pièce après le salon de famille et la plus fréquentée, ce qui est à noter chez un homme retiré du négoce. J’admirais, non sans envie, sous leurs belles et solides reliures ; un bon choix d’ouvrages de politique, de législation ; d’histoire, enfin les livres de l’animal politique jusqu’au luxe. En fait de littérature, il n’y avait que les grands noms, le nécessaire. En sortant de là pour suivre mon hôte dans le parc, je vis sur la pelouse, devant la maison les quatre sœurs assises au milieu de pièces d’étoffe, de cotonnades, de flanelles étendues sur le gazon. — Quelle est cette exposition ? demandai-je à la plus enjouée. — Ce sont, me dit-elle, des objets d’hiver pour nos jeunes ouvrières. On les étend au soleil pour les préserver des insectes. Vous voyez, là le fruit de quelques pennys que ces filles mettent de côté par semaine, et que nous nous chargeons de faire valoir. — Quoi ! m’écriai-je avec si peu vous faites tant de choses ! – Elles le croient, me dit-elle avec un charmant sourire, et nous nous gardons bien de les détromper. C’est assez pour nous qu’elles pensent avoir fait un bon placement. »

De tout ce que j’ai cru voir de l’état moral de l’Angleterre, rien ne m’a plus frappé que cette attention donnée aux petits. J’avais apporté dans ce pays ma part de la préoccupation universelle de notre époque. sur ce que les sociétés ont à faire dans l’intérêt des classes ouvrières. Je voyais un pays où l’on en parle peu, où l’on ne se fait pas l’avocat des souffrances du peuple pour gagner une autre cause, mais où l’on agit tous les jours, sans relâche, sans bruit, et où les pauvres sont secourus et ne sont pas exploités. La résolution avec laquelle le peuple anglais reconnaît sa dette envers les petits, et s’acquitte, est d’autant plus à louer, que la religion a plus de puissance dans ce pays, et que les cœurs durs pourraient profiter de ce qu’on y croit encore aux dédommagemens de l’autre vie. Combien la dette n’est-elle pas plus pressante, là où les espérances que donne la religion sont moins écoutées, et où certains docteurs de la démocratie ont borné toute réparation du mal social à l’égalité des rations dans cette vie, et tout bonheur à jouir ? Sur cette question qui domine toutes les autres, sur cet intérêt, le plus impérieux de tous, même avant que février en fît une menace permanente de guerre civile et mît l’escopette aux mains du pauvre, l’Angleterre se montre la nation la plus intelligente de l’Europe. On ne voit pas là une bourgeoisie qui ne fait rien par elle-même, et attend que le pouvoir fasse pour elle ; qui, au lieu de donner de sa main, dit au gouvernement : Prenez ; sauf à faire de l’opposition à toute manière de prendre. Je loue beaucoup le gouvernement français de songer à établir des lavoirs et des bains publics pour les classes ouvrières, et d’avoir, faute de mieux, institué une commission pour en délibérer ; mais j’aimerais mieux que notre bourgeoisie, s’en fût chargée elle-même. Il existe à Londres plus d’un établissement de ce genre, et la bourgeoisie, qui les a fondés, y a d’autant plus de mérite, qu’elle peut avoir des doutes sur la salubrité des bains entiers, car elle continue à se baigner dans des termes. J’ai vu le plus récent de ces bains ; rien n’y manque, ni pour l’appropriation à l’intérieur, ni pour l’aspect au dehors. Là, pour le prix de quelques verres d’ale ou de in que l’ouvrier aurait pris au-delà du besoin, il se baigne à l’aise et fait laver son linge, qui lui est rendu, au sortir du bain, blanchi, sec et chaud. Je ne sache pas que le parlement s’en soit mêlé, ni que, parmi les hommes d’état qui ambitionnent la succession, de lord Russell, il y en ait un qui songe à quelque invention de ce genre pour se rendre populaire.


VI

C’est ainsi que les classes moyennes, en Angleterre, soulagent le gouvernement, en partageant la tâche avec lui. Au gouvernement la politique, à la société ce qui est devoir social. En France, nous n’aidons pas le gouvernement, et nous attendons tout de lui. Nous sommes ses juges les plus difficiles et ses auxiliaires les moins efficaces. On nous entend sans cesse lui demander, et nommément à l’homme, roi ou président, qui le personnifie, la tranquillité et le mouvement, le progrès et la durée, la paix avec tout l’éclat que donnent aux nations les guerres heureuses : est-ce tout ? Attendez. Nous le voulons de plus infaillible, nous ne lui passons aucune de nos faiblesses, nous exigeons de lui les vertus que nous n’avons pas. Que de fois n’a-t-on pas vu les hommes les plus âpres au gain, ces gens d’Horace, qui font leur affaire de toute façon,

Facias quoecumque modo rem,


gens à vendre leur débiteur sur la place du Châtelet, si la loi française le permettait, s’indigner contre le manque de désintéressement du pouvoir ! Quel gouvernement, quel homme serait assez habile pour contenter de telles exigences, assez vertueux pour ne jamais choquer de telles délicatesses ? Il n’y a, sachons-le bien, ni oncle ni neveu qui puisse nous bien gouverner sans nous. Quant aux constitutions, celle qui nous vient de février, et que je n’ai pas d’ailleurs beaucoup méditée, n’a rien fait si elle nous laisse tels que nous étions, exigeans, négatifs, à l’affût des fautes, dupes de gens d’esprit qui mènent joyeuse vie à nous brouiller avec tous nos chefs, et perdant les gouvernemens tout à la fois par l’idée que nous leur donnons du besoin qu’on a d’eux, et par l’impitoyable guerre que nous leur faisons sitôt qu’ils fléchissent sous le poids dont nous les avons chargés.

C’est à nous, — qu’on me pardonne la citation ; on n’est pas classique sans un peu de pédanterie, c’est à nous que Démosthène disait il y a deux mille ans : « Voulez-vous toujours aller vous demandant sur la place publique : Philippe est-il mort ? Mort ou malade, vos fautes vous en auraient bientôt fait un autre. » Ainsi nous allons nous-mêmes nous questionnant, j’entends les modérés ; les autres tranchent : Que fait le chef de l’état ? que veut-il ? où va-t-il ? Eh ! sachons donc ce que nous faisons nous-mêmes, ce que nous voulons, où nous allons. C’est nous qui faisons nos gouvernemens. S’ils ont la tentation de se passer de nous, à nous la faute. Pendant que nous cherchons, le pouvoir suit ses vues. Nous allons, ou plutôt nous nous agitons d’un côté ; lui, il va d’un autre, et la séparation s’accomplit. Démosthène pensait encore à nous dans cet autre endroit de sa Philippique : « Qu’arrivera-t-il nous dit-il, si nous restons dans nos murs, oisifs auditeurs de harangueurs qui s’accusent et se déchirent à l’envi ? » - Nous aussi nous avons nos harangueurs, et nous avons, en outre, nos journaux, nos vrais flatteurs, comme les harangueurs l’étaient du peuple athénien. « Quelle motion, lui disaient ceux-ci, vous plaît-il que nous fassions ? » Nos journaux n’ont pas à nous demander ce qui nous plaît ; ne le savent-ils pas ? Ce que nous voulons, c’est lire, chaque matin, un peu de mal du gouvernement pour le répéter. Et si l’article est de beau style, voilà qui nous plaît doublement ; car c’est du mal de nos chefs, et du mal bien dit. Ainsi la presse nourrit en nous la vanité, ce travers qui dissout les nations, tandis que l’orgueil les fait durer. Nous aimons trop le bien-dire ; noble faiblesse, qui a plus d’un beau côté, mais qui nous coûtera bien des gouvernemens. Nos orateurs nous font épouser leurs susceptibilités ; les abonnés d’un journal sont des vassaux ; ils sont tenus au service de guerre, et ils se laissent bravement mener contre leurs propres maisons.

Les révolutionnaires, j’entends ceux qui ne veulent d’aucun gouvernement, ne sont pas si coupables que nous les faisons. Évaluez leur part dans l’œuvre de destruction ; c’est de beaucoup la plus petite. On dit que les plus étonnés de la victoire de février ont été les vainqueurs. Apparemment, ce n’est pas modestie ; ces gens-là ne passent pas pour s’estimer trop peu ; il suffit, pour être allé sur les barricades, qu’on y ait été représenté par quelqu’un du parti. Que signifie donc cet étonnement ? Il est à leur honneur. Ceux qui s’étonnent d’avoir été vainqueurs sont tout simplement trop honnêtes pour croire qu’ils se sont battus. Le vainqueur de février, hélas ! c’est la bourgeoisie, c’est nous ; et si nous laissons d’autres s’en vanter, c’est que l’affaire ne nous a pas été bonne. Disons-nous donc honnêtement nos vérités. Nous seuls, oui, nous bourgeois, nous faisons et défaisons les gouvernemens. Le peuple nous y aide ; mais ce n’est pas lui qui commence ; il pousse nos cris, il va au feu sous notre drapeau. L’anarchie ne nous déplaît pas tant qu’il nous semble, car nous aimons tout ce qui nous y achemine. La mobilité, l’esprit de dénigrement, le manque de respect, sont autant de pentes vers l’anarchie. Nous ne respectons pas nos gouvernemens, et voilà peut-être ce qui leur donne l’idée de ne pas respecter eux-mêmes. La pire des tentations pour une femme vertueuse, c’est de savoir qu’elle ne passe pas pour l’être. De même, rien n’est plus propre à dégoûter les gouvernemens d’être honnêtes que de se voir calomniés !

Je sais bien ce qu’on peut dire pour diminuer le mérite de la bourgeoisie anglaise. Il est très vrai que, plus indépendante de la politique générale de l’Europe, l’Angleterre peut porter plus d’attention sur elle-même ; qu’ayant plus de liberté d’esprit pour s’étudier, elle a plus de chances de se connaître ; qu’elle peut suivre avec moins d’inquiétude et juger avec plus d’impartialité son gouvernement, n’en ayant rien à craindre, pour son indépendance extérieure ; il est très vrai aussi que les qualités politiques de sa bourgeoisie ne sont pas de purs élans de vertu ni des perfections de saints. Qui dit politique dit calcul. Donnez-moi la bonne conduite, et je vous tiens quitte de la vertu.

Un peu le calcul se mêle toujours aux plus belles qualités et n’y gâte rien. Quand un galant homme fait réflexion sur ses vertus, qu’il voit la paix intérieure qu’elles lui donnent, la considération qu’il en tire, même aux yeux des malhonnêtes courage ; il compte ce qu’il a gagné à bien faire : voilà le calcul. Sa vertu en a-t-elle moins de prix ? De même une nation intelligente qui s’aperçoit de ce que ses bonnes qualités lui rapportent en ordre, en prospérité, en durée, s’y attache et y persévère par intérêt bien entendu. N’en demandons pas davantage. Nous ne faisons pas une théorie à l’usage des héros.

Tout n’est pas charité, sans doute, dans le soin que la bourgeoisie anglaise prend des petits. Je veux même qu’il y entre le désir de conjurer cette force qui emporte tout. Aimerait-on mieux qu’elle attendît, dans l’imprévoyance de l’égoïsme, qu’on lui vînt arracher ce dont elle n’aurait rien voulu donner ? Et s’il est vrai que sa charité soit du calcul, n’est-ce pas pure chicane de disputer le nom de vertu à cette sagesse qui compose notre bonheur de beaucoup de bien pour nous et d’un peu de bien pour les autres ? Mais non ; donner, c’est-à-dire s’ôter quelque chose des mains ; reconnaître, dans ce qu’on possède, la part d’autrui ; avouer une dette qu’on n’a pas souscrite ; rendre à Dieu, par la main des pauvres, une partie des fruits du travail qu’il a béni ; apporter sa redevance à celui que Bourdaloue, dans sa familiarité sublime, appelle le caissier des pauvres, c’est et ce sera toujours de la vertu. Et la charité faite en grand, la charité passée à l’état d’institution, est et sera toujours la première des vertus politiques chez un peuple libre. La sportule romaine n’en était qu’une image bien grossière ; mais le principe est le même, et je ne m’étonne pas de le trouver chez le peuple le plus politique de l’antiquité.


VII

La bourgeoisie française a-t-elle quelque chose à imiter des classes moyennes en Angleterre ? Une imitation de ce genre est-elle possible et honorable ?

Certes, il ne s’agit pas de demander, ni même d’espérer que, n’ayant pas, comme les Anglais, les avantages de l’isolement, ni la plénitude de l’indépendance extérieure, nous ayons cette attention exclusive et tranquille sur nous-mêmes, qui leur révèle les besoins généraux de leur pays et les avertit du moment d’y pourvoir, qui leur permet d’attendre les progrès sans impatience et de les opérer sans secousse, qui enfin les rend à la fois très stricts et très impartiaux sur la conduite de leur gouvernement. Mais n’est-il donc pas possible qu’une nation douée comme la nôtre se donne, par l’intelligence et le raisonnement, des qualités qu’elle n’a pas, ou perfectionne du moins celles qu’elle a ? N’y a-t-il pas pour les peuples, comme pour les individus, une culture, une éducation par le temps et l’expérience, qui corrige les mauvais penchans, développe et fortifie les bons ? Un Français qui aime sa patrie ne peut pas prendre son parti là-dessus, il ne consent pas à ce qu’une nation qui, de l’aveu universel, est le premier soldat, le premier penseur, le premier artiste de l’Europe moderne, que la nation qui a vu le plus clairement et le mieux exprimé toutes les vérités par lesquelles se forment et subsistent les sociétés humaines soit incapable de devenir plus politique.

L’Angleterre nous donne encore un exemple de ce que peut l’éducation pour redresser les instincts et ajouter aux facultés d’un peuple. Je ne crois pas la calomnier en disant qu’au fond on y aime médiocrement les arts. Il n’y a qu’à voir, pour ne parler que de Londres, comment ils y sont logés. Ce n’est pas que l’Angleterre n’ait d’éminens artistes ; mais ils le sont moins que ses industriels ou ses hommes politiques. L’Anglais sait pourtant qu’il est glorieux pour une grande nation d’aimer les arts. Aussi, dans ce pays, l’éducation tâche-t-elle d’en susciter le goût. Les natures les plus rebelles s’y prêtent avec ce sentiment du devoir qui est le trait caractéristique de la nation. L’Angleterre fait de grands sacrifices pour être un peuple artiste. Il n’est pas sans exemple qu’un bourgeois anglais écoute de la musique ailleurs qu’au théâtre de la Reine ou au concert, où l’attention est de devoir public. Qui sait ? la conviction qu’il sied à un peuple civilisé d’aimer la musique les amènera peut-être à s’y plaire. Les modes conduisent quelquefois aux goûts vrais. Tel qui regarde des tableaux pour se donner le relief de s’y connaître peut finir par y être pris et par rencontrer un noble goût où il ne cherchait qu’un innocent ridicule. Le climat a sans doute bien de l’empire ; mais Montesquieu lui-même, qui lui fait une si grande part dans les lois et dans les mœurs, n’a jamais dit qu’il fût plus puissant que la raison. Ne voilà-t-il pas une belle excuse pour une grande nation qui fait des fautes, de dire : Prenez-vous-en à mon climat ; ce sont ses variations qui me rendent si mobile. Fixez donc, si vous pouvez, l’aiguille du baromètre au beau !

Il y a moins de deux ans, beaucoup d’hommes, en France, ne pensaient pas trop prétendre pour leur pays en le croyant capable de s’approprier le gouvernement constitutionnel anglais. Ils estimaient que l’invention politique consiste moins à multiplier les projets de constitution et à créer pour la mort, qu’à rechercher dans les sociétés politiques qui ont prospéré par la liberté tout ce qui peut en être transplanté dans d’autres pays ; que cela sied mieux à un grand peuple qu’à tout autre, parce que, comme le génie qui imite, il ne fait que prendre son bien où il le trouve ; qu’il n’y a pas là une altération ni un abaissement de son caractère, mais peut-être une conquête de sa raison sur son tempérament. Ils le croyaient. Osai-je dire que j’étais du nombre de ces hommes-là ?

L’événement a prouvé que nous appartenions au pays d’Utopie. Oui, nous rêvions ; mais nous rêvions l’ordre par la liberté, la liberté par le respect de celle d’autrui et par l’usage modéré de tous les droits, le progrès par la discussion et la transaction ; nous rêvions une ère pacifique, où l’esprit de conservation et l’esprit de changement se combattraient en se respectant, et où ils se persuaderaient que leurs luttes sans violence et leurs libres accommodemens sont le plus beau spectacle que puissent offrir les sociétés humaines. Nous nous trompions d’ailleurs en bonne compagnie, et notre rêve n’était pas nouveau. Le gouvernement constitutionnel apparut un jour à la belle intelligence de Tacite : il le salua d’un regret au passage, et en détourna les yeux comme d’une chose trop belle pour être possible. « Un système de république, dit-il tristement, formé du choix et de l’union des trois principes monarchique, aristocratique et populaire, est plus aisé à louer qu’à réaliser ; ou, s’il s’établissait, ce ne serait pas pour durer[5]. » Plus heureux que Tacite, nous avions vu la chose établie, et nous la croyions durable.

Si l’événement qui nous a réveillés si rudement n’a emporté qu’une vaine forme et n’a donné tort qu’à des rêveurs, nous nous en consolerons ; mais, quelque chose qu’on, mette à la place de la monarchie, n’en attendons aucun des biens promis aux pays libres, si nous n’imitons l’esprit politique de nos voisins. En république comme en monarchie, la liberté ne peut être protégée que par elle-même, et, encore une fois, il n’y a pas de liberté sans l’obéissance et l’esprit de sacrifice. Elevons-nous donc, par l’intelligence qui nous en révèle les avantages, à la résolution qui les fait pratiquer. L’obéissance sied si bien aux peuples libres ! Platon dit quelque part qu’elle est la vertu des cœurs généreux. Donner est la vertu qui vient ensuite. Soyons donc obéissant, donnons, et hâtons-nous.

Pour le devoir envers les petits, il ne souffre pas de délai. Nous n’y sommes pas novices, d’ailleurs. La France fait d’immenses sacrifices pour les classes ouvrières, et. Nous y mettons la grace française, et ce qui n’y gâte rien ; mais nous pouvons faire plus, ou faire plus efficacement ce que nous faisons. La charité anglaise est peut-être moins amiable ; elle a plutôt l’air d’un acte sensé que d’un mouvement de cœur ; mais elle est plus efficace. Il y a d’ailleurs une fort grande différence entre la charité individuelle et la charité érigée en institution. C’est là le point. Les avocats des classes ouvrières nous l’ont indiqué ; ils n’ont pas fait appel à nos cœurs ; ils ne voulaient de nous que notre argent, et la main brutale de l’état pour le prendre et le distribuer. Leurs moyens sont jugés ; mais le principe de la charité ; comme devoir public, subsiste.

La charité sera publique par l’association. Que les secours viennent directement de ceux qui ont à ceux qui n’ont pas, sans passer par la main de l’état, ils seront plus fraternels. N’attendons pas la loi : la loi prendrait ce que nous aurions donné, et nous ôterait le mérite du sacrifice. N’y a-t-il pas des institutions à fonder, des avances sans intérêts ou des dons à faire aux communes pour créer du travail dans les temps de gêne, des caisses où, par une première dotation provenant de dons ; on attirerait les économies de l’ouvrier ? Que sais-je ? Où il y a tant à donner, manquerait-il donc des moyens de donner ? Enfin songeons-y, si nous voulons rester libres : cette question des petits contient l’anarchie ou le despotisme. Je sais qu’il faut se défier des analogies historiques ; mais comment lire sans inquiétude, dans ce même Tacite, que ce qui a gagné le peuple au despotisme d’Auguste, ce qui l’a rendu obéissant sous Tibère, ce qui l’a passionné pour Néron, c’est le soin que ces princes ont eu de sa subsistance, c’est l’annone, annona, annonœ cura ? Le despotisme impérial est sorti de la question des subsistances populaires. Sans doute nous valons mieux que les Romains, nos ouvriers ne seraient pas gens à vendre, même pour du pain, les libertés de leur pays ; mais craignons que nos fautes ne suscitent et ne justifient quelque ambition nouvelle à qui viendrait l’idée de proposer au peuple ce marché. La liberté n’a-t-elle donc à craindre que des Tibère et des Néron ?


NISARD.

  1. C’est une entreprise digne d’encouragement, qui a tenu toutes ses promesses, et qui rend aux deux peuples le service de les mêler.
  2. Les cadets sont tout les premiers à trouver du bon dans le privilège de l’aîné, non pour les dédommagemens en places bien rétribuées qu’ils doivent à son influence, mais par esprit politique ; et il y a plus d’un exemple de cadets qui ont pris sur les fruits de leur travail personnel de quoi soutenir l’état de leur aîné.
  3. Histoire de l’Angleterre depuis le règne de Charles II. Cet ouvrage, à la fois solide et agréable, était dans toutes les mains à l’époque de mon séjour en Angleterre. (Voyez, sur l’ouvrage de M. Macaulay, la Revue du 1er septembre.)
  4. Royal free Hospital for the destitute sick, etc., dans Grays’inn road, à Londres.
  5. Delecta et iis (populus, primores, singuli) et consociata reipublicae forma laudari facilius quam evenire ; vel, si evenit, haud diuturna esse potest. (Ann., IV, 33.)