Les Civiliens - Mœurs administratives de l’Inde anglaise

Les Civiliens - Mœurs administratives de l’Inde anglaise
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 201-229).

LES CIVILIENS.




MOEURS ADMINISTRATIVES DE L'INDE ANGLAISE.




Depuis le désastre de Caboul, en 1841, jusqu’à la glorieuse campagne du Punjaub, en 1846, on s’est beaucoup occupé de la politique anglaise dans l’Inde, et souvent on s’est demandé si la compagnie était restée dans les limites de son droit en absorbant ou en annihilant ainsi tous les états indépendans dont le voisinage la gênait. Nous n’entreprendrons pas de discuter la valeur des argumens dont on s’est servi pour colorer d’un semblant de nécessité les envahissemens successifs du Scind et de Gwalior, et l’occupation de Lahore. Quand les intérêts qui la font agir sont importans, la cour des directeurs témoigne l’indifférence la plus profonde pour l’opinion publique, et les orateurs dont elle dispose dans le parlement savent si bien combiner le langage des chiffres avec les séductions de l’éloquence, que l’opposition fléchit toujours devant la grandeur des résultats, et, disons-le aussi, devant la grandeur des moyens. Ne persistons donc pas à vouloir démasquer une politique qui ne daigne même pas jouer à jeu couvert, et acceptons le gouvernement de l’Inde tel qu’il est, et tel qu’il a été défini par lord Ellenborough lui-même : « un gouvernement acquis et maintenu par la force de l’épée. » Au lieu de rechercher sur quel droit s’appuie le système pratiqué dans l’Inde, il est plus raisonnable de se demander quels résultats il a produits. Ici, en effet, il y a matière à discussion, et, en se bornant à exposer les faits, on peut jeter quelque lumière sur un débat qui paraît encore loin de toucher à sa fin.

Beaucoup d’Anglais, dans leur bonne foi naïve, croient que le gouvernement de la compagnie étend sa bienfaisante action sur tous les peuples conquis, et, à leurs yeux, les mesures extrêmes qu’il ne se fait pas faute d’employer dans l’Inde aboutissent infailliblement au triomphe de la justice et de l’humanité. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il est, en certain lieu, des hommes mieux instruits ; mais ceux-là se taisent et pour cause. Quant aux voyageurs et aux écrivains désintéressés, il en est plus d’un, on peut le croire, qui ne partage pas de si riantes illusions, et souvent on a hasardé quelques doutes sur cette touchante sollicitude des gouvernans pour les gouvernés. On est allé même plus loin, et il s’est rencontré des esprits qui, entraînés au-delà de toute limite, ont osé dire que, loin de mériter la reconnaissance et l’amour de ses sujets, la compagnie était exclusivement dominée par des préoccupations de lucre immédiat, et qu’aujourd’hui comme autrefois, la corruption, la fraude et la violence constituaient les principaux élémens de son pouvoir. On comprend sans peine que des protestations aussi ardentes se produisent, sinon sans éclat, au moins sans écho. Comment faire croire au peuple anglais que les Hindous sont plus épuisés, plus appauvris, plus démoralisés sous la domination anglaise qu’ils ne l’étaient sous le joug musulman ? Il est évident pour tout le monde que ce sont là de vaines déclamations qui ont pour but d’égarer l’opinion publique ; mais, s’il faut craindre de s’en rapporter aux adversaires passionnés du gouvernement de l’Inde, il ne faut pas non plus écouter avec trop de confiance ses apologistes intéressés. — S’il était prouvé, disent ceux-ci, que le régime qu’on fait subir aux indigènes est vexatoire et tyrannique, à coup sûr on verrait la conscience publique réprouver des excès déplorables, et la chambre des communes serait forcée d’intervenir, soit pour changer radicalement les bases de l’administration, soit pour renfermer le pouvoir dans des bornes plus étroites. Il y a mieux, ajoutent-ils dans leur honnête indignation, s’il était possible d’ajouter foi à de semblables énormités, il faudrait modifier la charte de la compagnie, il faudrait la dépouiller de tout ce qui fait sa force et sa grandeur ; en un mot, il faudrait lui mesurer cette faible portion d’autorité qu’on laisse à des agens besoigneux que l’on sait infidèles, mais qui se sont rendus nécessaires. Heureusement, disent-ils encore, ce sont là des chimères enfantées par quelques esprits malades ; ce qu’il y a de vrai, c’est que, sous le règne des empereurs, l’Hindoustan était la proie des factions, le théâtre de guerres intestines et l’objet des attaques du dehors. Nous avons régularisé le chaos, et sous notre tutelle bienveillante a commencé une ère de régénération sociale et de prospérité publique.

Nous venons de mettre en regard deux opinions bien contraires. Sans vouloir rien préjuger, il est permis de dire que ni de l’une ni de l’autre part on ne rencontre l’autorité d’une démonstration positive. Après ce qui a été dit pour ou contre l’influence morale du gouvernement de l’Inde, il est encore aujourd’hui presque impossible d’admettre sans réserve l’une ou l’autre opinion. Cet état d’une question. si incomplètement envisagée jusqu’à ce jour, l’expérience acquise par un long séjour dans le pays, nous enhardissent à montrer le gouvernement de l’Inde sous un aspect qu’il faut bien connaître, si on veut se rendre compte de son action sur la société hindoue : nous voulons parler de l’administration civile. Montrer comment fonctionne cette administration dans la province de l’Inde anglaise la plus peuplée, la plus riche, la plus fertile, et surtout la mieux gouvernée, c’est-à-dire le Bengale, ce sera, nous l’espérons, avoir considérablement simplifié le débat.


I

On sait que l’Inde anglaise est divisée en trois présidences : celles du Bengale, de Madras et de Bombay. Dans ces deux dernières, le pouvoir exécutif est confié à un gouverneur nommé par la cour des directeurs et assisté d’un conseil composé de trois membres ; mais cette autorité est purement locale, et il n’est aucun de ses actes qui ne puisse être révoqué par le gouvernement suprême, dont le siège est à Calcutta. Là réside un gouverneur-général également nommé par la cour des directeurs : Ce gouverneur est assisté de quatre conseillers, dont trois doivent être choisis parmi les employés de la compagnie. La nomination des gouverneurs, ainsi que celle du gouverneur-général, est soumise à l’approbation de la reine. Le gouvernement suprême n’a pas seulement à prendre les mesures politiques et législatives qui s’appliquent à tout l’empire, il est encore chargé du soin d’administrer le Bengale. Le gouverneur-général, quand il est en tournée, se fait remplacer dans ces dernières fonctions par l’un des trois membres du conseil qui appartiennent au service de la compagnie ; le quatrième est un jurisconsulte, et il n’a droit de voter qu’en matière législative.

Ce n’est point toutefois par les actes de ces fonctionnaires qu’on peut se rendre un compte exact du rôle de l’administration anglaise dans l’Inde : ce sont les employés secondaires qui doivent surtout nous occuper, car ils sont en communication directe avec le peuple, qui ne connaît qu’eux. L’Hindou voit dans l’alliance d’un juge, d’un magistrat[1] et d’un collecteur l’expression la plus complète du gouvernement anglais. C’est une curieuse histoire que celle du corps administratif que l’on appelle le civil service de la compagnie. Quand on saura comment se forment les fonctionnaires publics dans l’Inde, on sera bien près de savoir aussi quelle est la condition de leurs administrés.

Les fonctionnaires qu’on envoie dans l’Inde ont été préparés par une éducation spéciale reçue au collége Haileybury, situé à quelques milles de Londres. Pour qu’un jeune Anglais soit appelé à partager les bienfaits de cette initiation, il faut d’abord qu’il y ait une vacance parmi les élus, puis que le candidat soit âgé de dix-sept ans, et enfin qu’il ait dans la cour des directeurs quelque parent ou ami qui dispose en sa faveur du droit que chacun des membres de la cour a d’ouvrir deux fois par an les portes du collége pour y faire entrer ses protégés. Il y a bien un examen à subir avant d’être admis, mais tout le monde reconnaît que c’est une formalité puérile et dont les candidats n’ont jamais lieu de se plaindre. Après deux années passées à Haileybury, durant lesquelles il a suivi un cours de droit et d’économie politique, et s’est surtout appliqué à l’étude des langues orientales et de l’histoire de l’Inde, le jeune civilien (tel est son nom désormais) subit un nouvel examen, sérieux cette fois, et il est définitivement admis dans le service de la compagnie, ou bien il est renvoyé à six mois de là pour être examiné de nouveau, selon qu’il a acquis ou non les connaissances jugées nécessaires.

Si l’on ne peut nier que l’organisation de ce collége ne laisse beaucoup à désirer, on doit cependant reconnaître que cette institution a rendu de grands services, et que la fondation de Haileybury, qui date du commencement de ce siècle, marque un véritable progrès dans la politique gouvernementale de la compagnie. Autrefois les conditions à remplir pour être admis dans le service étaient les mêmes qu’aujourd’hui, à l’exception de ces études préparatoires dont on ne soupçonnait pas même le besoin. Aussi le terme de nabab était-il synonyme d’ignorance absolue aussi bien que d’immense richesse. Il est regrettable, néanmoins, que la cour des directeurs n’apporte pas plus de discernement dans l’exercice de son patronage. Si quelques-unes des admissions à Haileybury étaient ouvertes à la compétition, et devenaient le prix des plus brillantes études achevées dans les collèges publics, l’Inde y gagnerait quelques hommes émimens, et la compagnie n’y perdrait certes rien en popularité. Un des directeurs a donné ce noble exemple il y a trois ans, en disposant de son vote en faveur du meilleur élève sorti des bancs du collège d’Eton. Il a été fort admiré, mais il n’a pas trouvé d’imitateurs. Dans les cas d’urgence, il est permis de nommer un certain nombre de civiliens sans les faire passer par Haileybury, et alors on donne la préférence aux jeunes gens qui se recommandent par des études universitaires. Quelques-uns des fonctionnaires les plus distingués de l’administration actuelle appartiennent à cette catégorie, et ce fait prouve quel avantage il y aurait à tenir plus de compte des études de collège, considérées comme titre d’admission au service de l’Inde.

Au sortir d’Haileybury, le civilien traverse une nouvelle période d’initiation. Ce n’est plus dans les livres désormais qu’il va étudier l’Inde. Il est au Bengale, il est à Calcutta, au milieu d’une société qui est exclusivement vouée au culte de l’argent. Le jeune civilien n’est pas long-temps sans comprendre l’importance sociale qu’il doit au chiffre de son traitement[2]. Il ne faut pas s’étonner s’il perd bientôt ses dernières illusions. Le milieu où il se voit transporté n’est pas celui qu’il avait a rêvé, et déjà de bien cruels mécomptes ont refroidi son enthousiasme. Cette œuvre de civilisation, ces rapports de bienveillance, cette fusion des deux peuples, c’étaient de folles chimères. La lutte, la lutte âpre et haineuse, voilà ce qui l’attend. Aujourd’hui, comme aux premiers jours de la conquête, les Européens et les indigènes forment à Calcutta deux camps distincts. S’ils s’abordent, c’est que le vaincu veut tromper le vainqueur, ou que celui-ci a besoin de celui-là ; l’un plein de rapacité et de bassesse, l’autre plein de défiance et de colère. Sous le prétexte de se familiariser avec la langue et les habitudes du pays, le civilien restera un an, dix-huit mois peut-être, à Calcutta, et, quand il se rendra enfin à son poste, il sera tout disposé à traiter ses propres administrés avec le mépris que lui inspirent les sarcars et les banians[3] de la grande cité. Il faut plaindre le premier Hindou qui tombera sous la main d’un magistrat de vingt-et-un ans dont l’esprit est ainsi prévenu. On ne saurait trop insister sur les fâcheux résultats de ce stage fait à Calcutta. Bien des abus de l’administration de l’Inde ne s’expliquent pas autrement. Si le civilien, au lieu d’étudier les mœurs hindoues dans les bazars de Calcutta, se préparait à la tâche du collecteur ou du juge dans un district de l’intérieur, l’Inde compterait assurément des fonctionnaires plus dignes et plus humains. Malheureusement il n’en est rien. Dans les campagnes, le civilien aurait appris à aimer, à estimer les Hindous ; à Calcutta, où il les voit souillés et corrompus par le commerce européen, il n’apprend qu’à les mépriser. À partir du moment où le civilien débarque, un pourvoyeur officieux s’empare de lui et le vole effrontément. Sur trois civiliens, il y en a un qui ne reverra jamais l’Angleterre : celui-là est condamné à un exil perpétuel, pour amortir les emprunts usuraires qu’il a contractés durant les dix-huit mois de son séjour dans la prétendue cité des palais. On le comprend, ces proxénètes, ces usuriers éhontés, ces jeunes Bengalis qui croient s’être élevés au niveau de la société européenne parce qu’ils en parodient maladroitement les usages, ne sont pas faits pour provoquer les sympathies du jeune Anglais en faveur des Hindous. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le civilien arrive à Calcutta dans l’âge où l’on garde difficilement quelque empire sur soi-même, où la fougue des passions est toute-puissante, et on ne s’étonnera pas que les études sérieuses soient le plus souvent négligées, oubliées même, par ces modernes Alcibiades, pour les plaisirs les plus coûteux et les plus excentriques.

Admettons cependant que le jeune civilien ait su faire marcher de front, pendant son séjour à Calcutta, les études de linguistique et les frivoles distractions. Sorti triomphant de son dernier examen, il est prêt à rendre la justice civile ou criminelle, au choix du gouvernement. Désormais c’est sur un nouveau terrain qu’il faut le suivre. Nous savons comment se forment les juges, les magistrats, les collecteurs, dans l’Inde anglaise : il nous reste à voir quels sont les effets d’un tel système, et comment il s’accorde avec les besoins, avec les intérêts du pays.

La présidence du Bengale est partagée en deux divisions principales, celle d’Agra et celle du Bengale proprement dit : c’est dans celle-ci que nous chercherons nos exemples. La superficie totale de cette division est de 39,671 lieues carrées, et sa population s’élève à 37 millions d’habitans, c’est-à-dire que l’étendue du Bengale est une fois plus considérable que celle de la France et que sa population est un peu plus nombreuse que la nôtre. Ce vaste territoire est divisé en 42 districts, qui forment autant de ressorts pour l’administration de la justice et la perception des revenus ; mais l’importance de ces diverses juridictions varie beaucoup, car quelques-unes d’entre elles embrassent une population de 1,500 à 1,600,000 habitans, tandis que d’autres ne s’étendent que sur 400 à 500,000 ames. Prenant la moyenne, nous ferons porter nos observations sur un district ayant une superficie de 2,000 lieues carrées avec une population d’un million d’habitans ; ce sera, si l’on veut, le Jessore. Ce nom doit être familier à un assez grand nombre de nos industriels, car c’est celui des plus belles qualités d’indigo que l’on produise dans le Bengale. Bien qu’égal en étendue à toute la Suisse, ce district a une population beaucoup moins considérable.

Bien n’est plus simple que l’organisation du corps judiciaire dans le Jessore. Un juge anglais est placé dans le centre du district, et cinq juges de paix indigènes s’en partagent les portions excentriques. Les affaires les plus importantes sont évoquées en premier ressort devant le juge de district et sont déférées en appel à une cour dont le siège est à Calcutta. Cette cour supérieure est également chargée de maintenir l’unité de jurisprudence dans toutes les cours de district, et, sans connaître du fond des affaires dans les justices de paix, elle doit veiller à ce que la loi ne soit jamais violée ni mal appliquée. Les affaires dont le chiffre s’élève à 125,000 francs peuvent être soumises en appel à un tribunal spécial en Angleterre, mais les frais et les lenteurs qui accompagnent cette procédure sont bien faits pour éloigner, le plus grand nombre des plaideurs.

Le nombre des actions civiles intentées dans le Jessore est de neuf à dix mille par an, et les intérêts en litige peuvent être estimés à une somme de 5 millions de francs, en prenant pour base une statistique qui comprend ces dix dernières années. Sans contredit, c’est un labeur assez considérable pour un seul juge que d’exercer, dans une si vaste circonscription, un contrôle absolu sur toutes les justices de paix et de prononcer en première instance sur les causes les plus importantes, sans parler des jugemens à exécuter, des successions à liquider et des biens vacans à administrer. Cependant d’autres devoirs se joignent, pour le juge, à ces attributions, déjà si complexes et si nombreuses. En effet, c’est le même fonctionnaire qui est chargé de la répression des crimes et délits ; il venge la société, il applique les peines infamantes, et ce pouvoir immense, il l’exerce sans partage et dans toute l’étendue de son district.

Quels sont les juges de paix indigènes qui concourent avec ce fonctionnaire à l’administration de la justice civile ? Ces hommes, il faut bien le dire, ne se recommandent guère par la pureté des mœurs, et il en est bien peu dont le concours n’imprime pas une tache à l’administration. Ils appartiennent aux classes les plus infimes de la société hindoue, et, à défaut de qualités personnelles, leur caractère officiel et le faible salaire qui y est attaché ne suffisent pas à faire oublier la bassesse de leur caste. On a essayé de les entourer de quelque considération à l’aide de titres pompeux que l’on a empruntés à la langue persane, et qui servaient autrefois à qualifier les plus hauts dignitaires de l’état ; mais les naturels ne s’y sont pas trompés, et l’audace inouie avec laquelle ils spéculent sur la vénalité de ces fonctionnaires montre assez quel cas il faut faire de tout ce clinquant. Les justices de paix, où le peuple devrait trouver un ministère d’ordre et de conciliation, sont, dans l’Inde, autant de boutiques ouvertes à un trafic scandaleux. Il y a mieux : on s’est tellement habitué à suborner les juges aussi bien que les témoins, et ce système de corruption est si profondément entré dans les mœurs, que les plaideurs emploient tous les moyens en leur pouvoir pour échapper à la juridiction des juges anglais, les seuls qui soient incorruptibles. Tout le monde sait que certains cadeaux, nommés douceurs dans le Bengale, ne sont autre chose qu’une taxe prélevée par les juges indigènes sur les plaideurs : outre les frais du procès, il faut encore payer le roulement des affaires, et le gouvernement sanctionne ces honteuses exactions par son silence.

Les choses se passent autrement chez le juge anglais. Nous avons dit qu’il était incorruptible : ajoutons qu’il est inabordable. Il apporte à l’audience le froid mépris de tout civilien pour les Hindous qui l’entourent. Les abords de la cour sont encombrés. Ils sont là deux ou trois cents cultivateurs, venus de cent milles à la ronde, soit comme parties, soit comme témoins, les uns attendant impatiemment que leur cause soit appelée, les autres, dont les ressources sont épuisées, implorant à grands cris les moyens de regagner leur pays. On fait faire place, et le juge arrive à son siège sans être souillé par le contact de toutes ces misères. Pendant que son attention est absorbée par le courant des affaires, et qu’il signe, souvent sans les lire, les pièces qui ont été préparées la veille, le greffier fait son choix et appelle une cause, quel que soit d’ailleurs le rang qu’elle occupe sur le rôle. Les parties sont amenées devant la cour, et l’interrogatoire commence. S’il s’agit d’une affaire importante, et si le juge a des loisirs, peut-être posera-t-il lui-même les questions ; mais, le plus souvent, ce soin est laissé au greffier, qui, tout en écrivant les dépositions, les traduit dans une langue qui vient d’être adoptée par les tribunaux et qui est tout-à-fait inintelligible aux plaideurs[4]. A proprement parler, les débats ne sont ouverts qu’après l’audition des témoins, car c’est alors seulement que le juge veut bien prêter quelque attention à ce qui se passe autour de lui. Il écoute la lecture des pièces du procès, et permet, pour la forme, qu’on lui lise quelque chose des interrogatoires qui viennent d’être terminés, puis il laisse volontiers parler les avocats jusqu’à l’heure de son dîner, heure à laquelle la cause est invariablement entendue. A en croire les juges anglais, leurs décisions gagnent beaucoup en sûreté et en droiture à ce que les preuves orales soient ainsi écartées, attendu que le témoignage d’un Hindou, loin d’éclairer l’affaire, ne sert qu’à compliquer la procédure. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette allégation, car l’abus que font de la métaphore tous les Orientaux a prêté à beaucoup de mots un sens aussi vague que peu satisfaisant pour les étrangers. On aurait tort néanmoins de croire qu’un juge doué d’un peu de patience, et surtout d’une parfaite connaissance de la langue du pays, ne pourrait pas guider l’esprit d’un paysan hindou et lui faire énoncer des.idées claires et distinctes. Ces mêmes témoins, qui se troublent si fort lorsqu’ils sont en la présence d’un juge anglais, fournissent des renseignemens précieux quand ils sont interrogés par leurs juges de paix.

Si le juge anglais rachète son indifférence hautaine par une intégrité à toute épreuve, on n’en saurait dire autant des officiers de la cour. Chaque pas dans la procédure doit être accompagné d’une douceur, et il n’est pas jusqu’à l’huissier qui ne réclame un présent mesuré sur l’importance du procès. Pour expliquer ces désordres, il nous suffira de constater quelle est, à côté de celle des Anglais, la part que l’on a faite aux indigènes dans le budget des dépenses judiciaires. Nos chiffres sont relevés sur les derniers états officiels qui aient été publiés, et ils s’appliquent à tout le Bengale :


ANGLAIS INDIGÈNES
45 juges 147 juges de paix
1 surintendant de police 725 greffiers
63 magistrats 469 commissaires de police
109 fonctionnaires, dont les appointemens s’élèvent ensemble à 5,810,000 fr., soit pour chacun une moyenne de53,300 francs par an. 1,341 fonctionnaires, dont les appointemens s’élèvent ensemble à 1,978,490 fr., soit pour chacun une moyenne de 1,475 francs.

Comment s’étonner, après cela, de la vénalité des fonctionnaires hindous ? La modicité des traitemens, l’absence de tout lien hiérarchique et l’instabilité des situations déconsidèrent une autorité que l’on est obligé de livrer à des mains indignes. Quant aux juges anglais, ce ne sont point les distinctions extérieures qui leur manquent, et, si l’éclat peut suppléer à l’absence de mérite, il faut reconnaître qu’ils ont tout ce qu’il faut pour attirer la confiance et commander le respect… Malheureusement une promotion dans le civil service implique presque toujours la nécessité de passer d’une branche de l’administration dans une autre, d’où il suit que l’expérience acquise dans l’emploi que l’on quitte devient à peu près inutile pour celui que l’on va remplir. Ainsi, les cours de district servent de récompense aux services les plus étrangers à l’autorité judiciaire, et les deux tiers des juges du Bengale sont choisis parmi les collecteurs, c’est-à-dire parmi les percepteurs de contributions foncières. Il a donc fallu que ces fonctionnaires, qui ne connaissaient des lois que celles qui s’appliquent au fisc, devinssent du jour au lendemain les dispensateurs suprêmes de la justice civile et criminelle. Ils s’acquittent de leur nouvelle tâche en amateurs pendant quelques années, et passent à d’autres fonctions, pour lesquelles ils ont à recommencer encore un apprentissage. A défaut des graves doctrines, des sévères traditions qu’on leur demanderait en vain, trouve-t-on du moins chez les juges anglais ce qu’il faudrait de travail et d’application pour offrir quelque garantie aux droits privés ? Non, car la multiplicité des devoirs à remplir et la rapidité qu’il faut apporter dans l’expédition des affaires excluent tout examen et livrent les parties à un pouvoir discrétionnaire qui s’affranchit de toutes les règles et de tous les précédens. Veut-on savoir quel est le temps qu’un juge peut donner aux affaires civiles de son district ? Il a quatre mois par an pour les expédier. Le compte est facile à faire. Le nombre des jours fériés, tant anglais qu’hindous et musulmans, est de 130 par an ; ajoutez-y 10 jours par mois pour les assises : il reste 115 jours durant lesquels un seul homme prononce sur les intérêts qui ont agité une population d’un million d’ames dans le cours d’une année entière ! En matière criminelle, la juridiction de ce fonctionnaire s’étend sur tout le district. Les accusés lui sont déférés par la police locale, et il les juge en dernier ressort, lorsque la peine qu’il inflige ne dépasse pas quatorze années de fers. Les condamnations à mort doivent être confirmées par la cour supérieure qui siège à Calcutta.


L’organisation de la police présente non moins d’abus que celle de la justice. Cette organisation est tellement vicieuse dans le Bengale, qu’après avoir long-temps soulevé l’indignation de la presse, les énormités qu’elle entraîne ont enfin fixé l’attention publique. Le gouvernement s’en est ému lui-même, et il a fait tous ses efforts près de la cour des directeurs pour qu’on affectât 1 ou 2 millions de plus aux besoins de ce service. Personne ne croyait cette somme suffisante pour arrêter le mal ; mais on croyait qu’elle suffirait pour arrêter les clameurs. La cour des directeurs s’est montrée fort peu touchée du bruit que l’on faisait dans l’Inde, et elle est restée inexorable ; il s’agissait d’un surcroît de dépenses : le parlement seul, en pareil cas, a le secret de se faire écouter, et il n’y a pas de réforme à espérer tant qu’il ne s’en mêle pas.

Telle qu’elle est, la police du Bengale cause infiniment plus d’effroi que n’en inspirent ceux-là même dont elle devrait réprimer les méfaits. Nous avons déjà dit qu’il y avait 469 commissaires de police pour tout le Bengale, c’est-à-dire un commissaire de police pour 80,000 habitans. Les agens de police sont au nombre de 7,000, soit un agent de police pour un peu plus de 5,000 habitans. Ces hommes reçoivent chacun 120 francs par an, et ils sont lancés avec leurs armes et leurs insignes au milieu de la population indigène, aux dépens de laquelle ils doivent vivre. Si l’on se rappelle l’étendue du territoire, si l’on songe que chaque commissaire de police doit exercer sa surveillance dans un arrondissement de 84 lieues carrées, et que chaque agent de police est le seul représentant du pouvoir exécutif dans une commune de 6 lieues carrées, on comprendra combien est illusoire la protection qu’il faut attendre de cet agent isolé. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que l’auteur d’un crime ou d’un délit échappe presque toujours aux poursuites qui sont dirigées contre lui. D’ailleurs, l’intérêt même de la victime lui ordonne de se taire, et, au besoin, de faciliter l’évasion du coupable. En effet, s’il est quelque chose que l’on redoute à l’égal des malfaiteurs, c’est l’intervention de la police, et pour ne pas être traîné à 100 ou 150 milles plus loin, pour ne pas être examiné en qualité de témoin et renvoyé devant le juge, toutes choses qui interrompraient ses travaux et l’éloigneraient de sa famille pendant trois ou quatre mois, on a vu souvent celui qui avait été dépouillé de tout ce qu’il possédait emprunter à ses voisins, afin de payer lui-même la rançon du coupable. Cependant, si le dommage est considérable et de nature à pouvoir être réparé, il est évident que celui qui en a souffert ne négligera rien pour activer les investigations de la police. Dans ce cas, il sera tributaire du commissaire de police aussi bien que de ses agens, et il apprendra qu’il est parfois plus difficile de stimuler leur zèle que d’en arrêter les élans. En somme, il est de règle que toute infraction aux lois doit tourner au profit de la police, soit qu’elle agisse, soit qu’elle reste passive.

Ce sont là de graves abus sans doute, et, si ces choses se passaient partout ailleurs que dans le Bengale, elles suffiraient pour qu’on qualifiât d’exécrable le système qui les tolère ; mais ce serait mal connaître les Hindous et leurs dispositions endurantes que de les croire capables de s’émouvoir pour si peu. En fin de compte, que la police soit insuffisante et qu’elle doive être entretenue dans l’abondance et la fainéantise, ce sont là encore des maux supportables : il faut mieux que cela pour expliquer l’horreur que la police inspire aux habitans de l’Inde. Aussi, parmi les traits de cruauté qu’on lui reproche, en est-il qui nous reportent aux plus tristes souvenirs de l’inquisition. L’auteur d’un des meilleurs livres que l’on ait écrits sur l’Inde, l’évêque Heber, s’étonnait de ce que son aspect, qui n’avait certes rien de redoutable, mît en fuite tous les Hindous qu’il rencontrait sur les bords du Gange, et il se demandait avec douleur quelle était la cause de cette terreur instinctive que, de nos jours encore, les vainqueurs continuent d’inspirer aux vaincus. Malheureusement le bon évêque a négligé de nous dire s’il était escorté de ces terribles alguazils qui accompagnent presque toujours un grand personnage dans ses excursions sur la rivière, et qui s’en vont maraudant et butinant comme s’ils étaient en pays ennemi. Il est rigoureusement vrai que les agens de police traitent les habitans d’un village comme si l’on était sur un pied de guerre, leur passage est toujours marqué par quelque acte de violence, et les brahmes eux-mêmes ne sont pas à l’abri de leurs insultes.

Toute la police du district est placée sous le contrôle d’un fonctionnaire qui porte le titre de magistrat. C’est ordinairement un jeune civilien âgé de vingt-quatre ou de vingt-cinq ans, qui est à la fois procureur du roi, juge d’instruction et juge en matière correctionnelle. Il est également chargé de la surveillance des prisons et doit diriger les travaux publics qui ont pour objet la réparation des routes et l’assainissement du district. Comme on voit, la police a beau jeu, et, s’il est vrai que le magistrat est parfaitement instruit de ses machinations, il est également vrai que le temps lui manque pour en rechercher la preuve et les réprimer. Il est constant que la police du Bengale est recrutée parmi les castes les plus viles, et qu’elle échappe complètement à la surveillance de l’autorité supérieure. Le maximum des peines correctionnelles ou de simple police qui peuvent être infligées par le magistrat est de trois ans de prison. Il y aurait bien quelques réflexions à faire sur l’étrangeté de cette législation qui donne pour juge à l’accusé celui-là même qui l’arrête et qui l’accuse, mais on aurait mauvaise grace à s’inquiéter de semblables misères, et, parmi toutes les choses qui sont à réformer dans le Bengale, il n’en est pas dont la réforme soit moins pressante que celle-là. Il y a un surintendant de police pour tout le Bengale. Ce fonctionnaire reçoit 120,000 francs par an, et il publie chaque année un rapport qui constate l’insuffisance de son département. Ce rapport pourrait être stéréotypé, et les services du surintendant seraient avantageusement remplacés par ceux de quatre magistrats. Ajoutons que le rapport de 1845 porte à 117,000 le nombre des crimes et délits qui ont été commis dans l’année.

On se tromperait fort si l’on croyait que les Anglais qui résident à Calcutta s’accommodent, pour leur propre compte, d’une organisation judiciaire si peu conforme aux principes de la raison et de l’équité. Les Anglais ne sauraient accepter de pareils abus, et, à Calcutta comme à Londres, il leur faut des juges, des avocats de Westminster. Une cour suprême, composée de trois juges choisis parmi les avocats les plus distingués du barreau de Londres, siège à Calcutta, mais elle réserve ses services à la population anglaise exclusivement. Les trois juges se partagent une somme de 500,000 francs par an, et le traitement de tous les officiers de la cour est sur un pied également libéral. Ce n’était point assez que ce tribunal fût revêtu d’un éclat exceptionnel, il fallait qu’il eût un avantage plus réel sur toutes les cours des districts qui sont à l’usage des indigènes ; en un mot, il fallait qu’il fût en possession de son libre arbitre. C’est pour cela que la cour suprême ne relève point de la compagnie, les juges et les officiers sont nommés par la reine, et presque tous les conflits qui s’élèvent entre le gouvernement local et les membres de la cour tournent à l’avantage de ceux-ci. La juridiction de la cour suprême de Calcutta s’étend, en matière civile, sur tous les habitans de la ville, et, en matière criminelle, elle s’étend sur tous les Anglais dans la présidence. La vieille expérience que les juges ont acquise en Angleterre, l’indépendance de leur caractère, le talent des avocats et la grande publicité donnée aux débats garantissent la rigoureuse observance des formes de la justice. Il faut en dire autant des cours suprêmes de Madras et de Bombay, qui remplissent les mêmes devoirs et rendent les mêmes services. Le contraste de ces tribunaux sérieux et éclairés avec les cours indigènes est peut-être le blâme le plus sévère que l’on puisse formuler contre le gouvernement de la compagnie. On s’explique difficilement cette bizarre institution d’une justice au rabais, d’une justice bonne pour le peuple, tandis que l’on fait venir à grands frais une autre justice dont les bienfaits ne se répandent que sur des classes privilégiées.

Dans les états publiés par le comité de finances pour l’année 1842, nous voyons la justice et la police du Bengale figurer au budget des dépenses pour une somme de 12,018,000 francs[5]. Cette somme est diversement répartie entre les 42 districts du Bengale, et on n’en applique aucune portion ni à la cour suprême, ni à la police de Calcutta. Il faut recourir à d’autres sources pour savoir ce que coûtent celles-ci, et les documens officiels publiés par le Bengal and Agra Gazettier nous fourniront les chiffres dont nous avons besoin. Cette publication donne un tableau comparatif des dépenses de la province pendant trois années, de 1839 à 1841, et l’administration de la justice et le service de la police à Calcutta y figurent pour une somme de 2,954,000 francs. Or, les derniers recensemens portent à 37 millions d’ames la population de tout le Bengale, et à 230,000 ames celle de Calcutta, d’où il suit que, sur les énormes impôts qui frappent également les habitans de la campagne et ceux de la ville, le gouvernement, qui leur doit à tous une égale protection, distrait, pour remplir sa mission paternelle, une somme qui équivaut pour les uns à 33 centimes par tête, tandis que pour les autres elle est de 12 fr. 85 centimes !

Il n’est pas inutile de remarquer que les frais de cette bonne administration ne sont point supportés en réalité par la ville de Calcutta ; les impôts levés sur la propriété dans cette riche cité, loin d’ajouter quelque chose aux revenus de l’état, sont absorbés par les besoins de la municipalité et n’ont pas suffi une seule fois depuis dix ans pour défrayer les services spéciaux, tels que la distribution des eaux, l’entretien de la voie publique, le nettoiement, l’éclairage, etc. La gestion des intérêts municipaux de la ville est confiée à la police. On a fait quelques efforts pour organiser une municipalité élective, mais les fonctions honorifiques ne tentent personne dans l’Inde, et on y trouverait à peine un citoyen qui voulût s’occuper des mesures d’utilité publique.

Loin de dissimuler ce contraste entre la cour suprême de Calcutta et les tribunaux destinés aux indigènes, il semble qu’on ait pris à tâche de faire sentir aux Hindous que des juges éclairés, inamovibles et indépendans du pouvoir constituaient un luxe auquel ils n’avaient pas le droit de prétendre, car les faubourgs de la capitale du Bengale, qui sont exclusivement occupés par les Hindous, sont dans le ressort des tribunaux ordinaires de la compagnie, et il suffit qu’un débiteur de mauvaise foi traverse la rue pour qu’il échappe à la juridiction de la cour suprême. Du reste, les lois anglo-indiennes sont pleines d’indulgence pour des cas semblables. Un voyage à Chandernagor met le failli à l’abri des premières poursuites et lui donne le temps de préparer les actes qui doivent précéder sa réhabilitation.

On a vu comment étaient remplies dans le Bengale les fonctions de juge et de magistrat ; mais, pour connaître complètement la trinité administrative de l’Inde anglaise, il faut encore mettre en scène le collecteur. On aura ainsi suivi le civilien dans chacune des trois carrières qui s’ouvrent devant lui.


II

Le collecteur anglais dans l’Inde perçoit les impôts sous quelque forme qu’ils se présentent ; les contributions foncières, les contributions personnelles et mobilières, les taxes de consommation, enfin toutes les sources du revenu public sont soumises à sa direction. Il saisit la propriété partout où il peut la trouver ; et il prélève dans son district, avec plus ou moins d’arbitraire, la quotité qui doit servir aux dépenses du gouvernement. En un mot, son pouvoir est le même que celui des fermiers-généraux d’autrefois, et son avidité est la même que celle des traitans. La seule différence, c’est que les rigueurs qu’il apporte dans l’exécution des lois de finance et dans l’application des tarifs, au lieu d’être exercées en vue d’un intérêt privé, sont sanctionnées par la compagnie et tournent au profit du trésor. Personne ne s étonnera de la sollicitude avec laquelle la compagnie envisage la question de l’accroissement de ses revenus. De même qu’à l’époque où elle a été fondée, elle dirige encore aujourd’hui une vaste entreprise commerciale, et son premier soin doit être de veiller aux intérêts de ses commettans. Aux capitalistes anglais, ainsi qu’à tous les capitalistes du monde, il faut, avant toute chose, des retours avantageux, et, si on cherchait une exception à cette règle, à coup sûr ce n’est pas dans l’Inde qu’on la trouverait.

On associe volontiers au nom de la compagnie quelque idée de grandeur et de puissance, et il faut avouer que les derniers succès obtenus sur les bords de l’Indus et du Sutledge sont bien faits pour frapper et éblouir l’imagination. Encore est-il bon de savoir par quels sacrifices le peuple hindou paie une gloire qui, en définitive, n’est pas la sienne, et au moyen de quels procédés la compagnie obtient, les frais de la guerre et de l’administration intérieure étant couverts, une balance financière qui, année commune, ne s’élève pas à moins de 50 millions de francs.

Les musulmans avaient respecté les lois hindoues qui régissaient la propriété, et les institutes de Menou étaient en pleine vigueur, quand les Anglais arrivèrent dans l’Inde. Ainsi les terres en culture appartenaient à celui qui le premier les avait défrichées, et les enfans mâles succédaient à la propriété par égales portions. Chaque village choisissait un notable qui gérait les intérêts administratifs et municipaux de la communauté, et qui, en matière fiscale, correspondait directement avec le chef du district. Cette charge donnait droit à une légère redevance sur toutes les terres du village et à une exemption d’impôts sur les terres qui appartenaient au notable lui-même. L’officier supérieur du district était en rapport direct avec le ministre des finances, et les états qu’il fournissait servaient de base pour répartir les impôts selon les ressources de chaque localité. Le chef du district et le notable du village observaient la même règle, chacun de son côté, l’un en imposant le village ; et l’autre en imposant les habitans.

On comprend que ce système patriarcal ne pouvait trouver grace devant les Anglais. Sous le prétexte de donner plus d’unité et d’activité à l’action de ses fonctionnaires, la compagnie se borna d’abord à modifier l’ordre établi. Après bien des tâtonnemens, bien des essais qui tendaient tous à grossir les revenus du trésor, on imagina enfin, sous le gouvernement de lord Cornwallis, de supprimer d’un trait de plume tous les petits propriétaires, et on feignit de croire que les notables étaient les seuls maîtres de la terre sur laquelle ils avaient jusqu’alors perçu l’impôt[6]. L’idée était neuve, le coup était hardi ; mais comment ne pas être tenté par les avantages qui devaient en résulter ? D’abord, en s’assurant l’appui des principales familles du pays et en réduisant le nombre des propriétaires, on trouvait le secret de cette unité, de cette activité si nécessaires dans la perception des impôts. De plus et surtout, on avait ses coudées franches pour taxer ceux que l’on venait d’enrichir, et, en fixant l’impôt à 60[7] pour 100 sur le produit de la terre, on ne se départait pas encore de la modération qui convient à un gouvernement juste et libéral. Aussi est-ce en parlant de cette modération que lord Brougham a dit que « sur 20 shellings elle en mettait 18 dans la poche du gouvernement. »

Pour ne pas ralentir l’essor de l’industrie agricole, au sort de laquelle était intimement lié le succès de cette combinaison, il fallait entourer le nouveau propriétaire de quelque protection et lui faciliter les moyens d’exploiter le sol qu’on avait enlevé à la petite culture on fixa donc à perpétuité le taux de l’impôt, et on livra le fermier à la merci du propriétaire. Celui-ci, éclairé sur la nature des prétentions qu’il aurait désormais à satisfaire, et libre de spéculer sur la misère du peuple, devait trouver son intérêt à cultiver les terres que l’on avait laissé tomber en friche, et il devait chercher dans les progrès de l’agriculture quelque garantie pour le paiement de sa rente. En effet, c’est ce qui est arrivé. La grande culture a triomphé, et la production a constamment suivi une marche ascendante depuis que ce système a été introduit dans le Bengale. La part du gouvernement étant faite, et le propriétaire faisant la sienne à son gré sur ce qui reste, on comprend ce que devient le cultivateur ainsi placé entre les exigences de l’état et celles de son intermédiaire parasite. La condition des fermiers dans le Bengale ne diffère en rien de celle des laboureurs salariés, c’est-à-dire que le fruit de leur travail ne s’élève jamais au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour vivre, et il est bon d’ajouter que ce strict nécessaire ne comprend guère dans l’Inde que deux articles le sel et le riz. Ce n’est pas nous qui traçons le tableau de ces misères, nous l’empruntons à la cour des directeurs elle-même. Dans un de ses rapports, elle reconnaît que « les fermiers du Bengale n’ont jamais d’autre nourriture que du riz, ni d’autres vêtemens qu’une mauvaise ceinture de coton. » Telle est la situation des anciens propriétaires du sol dans une province qui, quoiqu’elle ne forme que le dixième du territoire de la compagnie, lui rapporte cependant les deux cinquièmes de son revenu.

Depuis quelque temps, il s’est produit dans l’Inde un fait bien significatif. On sait quel est l’attachement de tous les Orientaux pour le désert ou pour le rocher où Dieu les a fait naître. La misère a été plus forte cependant chez les Hindous que l’amour du pays, les affections de famille et les préjugés de caste. Beaucoup de paysans bengalis vont chercher sur une terre étrangère, à l’île Maurice, à Demerary, à la Jamaïque, quelques-unes de ces jouissances matérielles qu’on leur refuse chez eux. On devine de quel œil jaloux la compagnie a vu ces émigrations. Ce qui lui portait le plus d’ombrage, c’était le retour de ces hommes qui, au bout de quatre ou cinq ans, avaient amassé un pécule souvent considérable et qui parlaient avec reconnaissance, en étalant leurs richesses, des bons traitemens qui attendent tous les laboureurs à Maurice et dans les Antilles. On combattit donc l’émigration des Hindous dans des libelles odieux, dont une partie de la presse anglaise se fit l’écho. Le parlement dut intervenir, et il consacra le principe de l’émigration. Nous qui en avons vu les effets bienfaisans à l’île de France, nous savons ce qu’il faut penser des sombres tableaux que des prétendus philanthropes tracèrent alors du sort des émigrés hindous. On voulait effrayer les indigènes, mais ces terreurs affectées manquèrent le but par leur exagération même.

En fixant dans le Bengale l’impôt à plus de la moitié du produit et en grevant la terre de la rente due au nouveau propriétaire, lord Cornwallis prévoyait peu qu’on dût l’accuser plus tard d’avoir sacrifié les intérêts du gouvernement, et pourtant c’est ce qui est arrivé. En effet, la variété, la richesse des productions ainsi que l’immense fertilité du sol ont déjoué tous ses calculs, et les zemindars, dont sans doute il avait voulu faire des régisseurs plutôt que de véritables propriétaires, ont levé sur la misère du peuple un impôt encore plus lucratif que celui du gouvernement. Il serait facile de prescrire des bornes raisonnables à la cupidité des propriétaires, et il suffirait pour cela de fixer le taux de la rente. Si le gouvernement recule devant cette mesure que tous les bons esprits ont constamment réclamée depuis plus de cinquante ans, ce n’est pas qu’il mette en question le droit qu’il a d’intervenir dans les contrats privés pour réprimer les abus dont il ne profite pas. La compagnie n’a pas de semblables scrupules. Ce qui l’arrête, c’est la crainte de s’aliéner les principales familles du pays, dont il faudrait heurter les intérêts pour apporter quelque adoucissement au sort des fermiers.

Entre le système que lord Cornwallis a introduit dans le Bengale et celui que ses successeurs ont mis en vigueur dans les autres provinces de l’Inde, il est malaisé de faire un choix et de déterminer quel est celui qui pèse le plus lourdement sur le peuple. Pour obtenir un ensemble de mesures qui fût réellement satisfaisant au point de vue de la compagnie, il suffisait de réparer les deux erreurs capitales que le vieux soldat avait commises : ainsi il fallait éviter d’engager l’avenir, comme il l’avait fait en perpétuant le taux de l’impôt, et il fallait surtout se garder de cet odieux, de cet intolérable partage auquel il avait appelé les propriétaires de sa création. C’est ce qu’on a fait, et, les lois fiscales étant ainsi modifiées, on peut dire que dans les provinces nouvellement acquises le collecteur est le véritable maître de toutes les terres de son district. Il taxe les propriétés à son gré, et, si toute la somme imposée n’est pas payée à l’expiration du terme de rigueur, il fait vendre la propriété à l’enchère, et il condamne le propriétaire à la prison lorsque le produit de la vente reste au-dessous des exigences du trésor[8].

Les Hindous sont attachés au servage des champs, comme l’étaient jadis nos pères à celui de la glèbe, et, outre les calamités qui accompagnent une mauvaise récolte, ils sont encore menacés de la contrainte par corps. Comment s’étonner si ces mesures oppressives paralysent tous les efforts des petits propriétaires ? Ils sont entourés des moyens de produire la richesse, mais l’œil du collecteur est sur eux, et il leur ôte non seulement le pouvoir, il leur ôte aussi le désir de s’affranchir de la pauvreté. C’est une lutte bizarre entre le propriétaire et le collecteur, surtout si celui-ci est un bon collecteur, ce qui s’entend, en langage fiscal, d’un officier rapace et implacable. L’un, insouciant et découragé, est complètement livré à la routine, et il néglige tous les progrès agricoles sans en excepter les plus simples travaux d’irrigation. Il sait qu’il lui est interdit d’amasser un petit pécule, et, une fois que ses alimens lui sont assurés, il lui importe peu d’augmenter les revenus de l’état en augmentant ceux de la propriété dont il a le dépôt. Au contraire, telle est sa crainte de voir surgir quelque prétexte pour un surcroît d’impôt, que, s’il afferme sa terre, ce sera presque toujours avec la condition expresse qu’on ne devra ni creuser un puits ni construire des canaux. Le rôle du collecteur est de combattre les effets de cette déplorable inertie. Il recommande d’abord l’emploi des bonnes méthodes. Si le paysan persiste, les raisonnemens captieux font place à la violence. Enfin, et comme dernière ressource, la propriété est vendue ou plutôt elle est livrée à quiconque veut s’en charger. Le nouvel acquéreur comptait peut-être sur quelque protection puissante dans les bureaux du collecteur, mais la vigilance de celui-ci a trompé son attente, et ses illusions s’évanouissent devant le tableau des contributions : Il apprécie bientôt sa situation ; malheureusement il est trop tard pour reculer, et, s’il était tenté de suivre l’exemple de son prédécesseur, la prison ne tarderait pas à s’ouvrir devant lui.

On le voit, les différens modes de percevoir les revenus publics dans l’Inde anglaise sont tous également vexatoires pour le producteur ; mais le système de lord Cornwallis se recommande par quelques-uns des avantages qui résultent de la grande culture. Cela est si vrai que, lorsqu’une propriété foncière devient, au Bengale, l’objet d’une action civile, les droits de timbre sont réglés d’après une estimation qui, dans cette province, donne aux terres en litige une valeur égale au produit de trois années, tandis que, dans les autres parties de l’Inde, le produit d’une seule année représente la valeur du fonds. S’il s’agit d’une terre qui est exempte d’impôt, on estime le capital en multipliant le revenu par dix-huit. Ce tarif est à lui seul très-significatif. L’incroyable dépréciation des propriétés imposées est énoncée ici dans les termes les plus clairs, et c’est le gouvernement lui-même qui prend le soin de la constater.

Un témoignage de la plus grande valeur, celui de M. Shore, juge de l’un des districts du nord-ouest, complétera ce tableau. « Le bétail, dit-il[9], les ustensiles de ménage, la poterie, le métier à filer, les enfans même, enfin tout ce qui appartient au malheureux paysan est sujet aux extorsions des officiers du fisc et devient une source de revenus pour l’état. On entend les jeunes collecteurs parler avec le plus grand sang-froid des propriétés qu’ils ont saisies et vendues par centaines, et ils vous disent, sans s’émouvoir, que leur district est à peu près ruiné. Que penserait-on en Angleterre d’un système qui aurait tellement avili les propriétés foncières, qu’on trouverait peu d’acheteurs qui voulussent les prendre au prix de la récolte d’une armée ? Le soleil de l’Inde a-t-il donc endurci nos cœurs à ce point qu’il n’y ait personne parmi nous qui entreprenne de soulager ces infortunes ? La vue d’un riche Hindou, avec ses éléphans, ses chevaux et ses domestiques, provoque toujours un sentiment de colère et de jalousie chez les jeunes civiliens. Il est bien rare aujourd’hui de rencontrer dans nos provinces un indigène qui ait encore quelque fortune, mais je me rappelle un bon collecteur auquel toute cette pompe inspirait toujours la pensée d’augmenter les contributions de celui qui l’étalait. Inutile d’ajouter que cette pensée était promptement mise à exécution. »

L’impôt sur le sel, le commerce de l’opium, les droits de douane et de timbre, et la taxe sur les boissons, constituent les autres branches du revenu public dans le Bengale. Le droit de consommation que le trésor perçoit sur le sel est de 10 francs par quintal, et il rapporte, année commune, 40 millions de francs nets. La douane, le timbre et l’accise fournissent un contingent de 25 millions de francs en chiffres ronds. Quant à l’opium, le marché conclu à coups de canon entre la Chine et l’Angleterre a rapporté, en 1844, un bénéfice de 47 millions de francs sur l’opium produit dans le Bengale. Les documens nous manquent pour la présidence de Bombay, et nous ne saurions dire la somme pour laquelle ce monopole figure dans son budget. Le privilège exclusif de culture et de fabrication pour le compte de l’état est confié à un petit nombre d’agens, et l’opium, soigneusement empaqueté, est dirigé sur les marchés de Calcutta ou de Bombay dans des caisses de 80 kilogrammes. La caisse d’opium coûte 875 francs au gouvernement, et elle est vendue à l’enchère à un prix qui varie de 3,200 à 3,800 francs. L’agiotage s’est emparé de cette drogue, qui semble devoir être fatale à tous ceux qui la touchent, et de nombreuses faillites constatent, chaque année, les progrès du fléau que la civilisation européenne a introduit dans l’Inde. Un fait sans exemple a révélé, l’année dernière, la funeste influence que cet agiotage exerce sur les mœurs publiques. Quelques spéculateurs de Calcutta avaient conclu des marchés fictifs pour une quantité considérable d’opium, et la différence en hausse ou en baisse, devait être réglée suivant le cours de la marchandise au jour de la vente publique fixé par le gouvernement ; Irais, quand le terme fut arrivé et que le premier lot fut mis à l’enchère, le prix de l’opium avait déjà subi tant de variations, et les chances de ceux qui jouaient à la baisse étaient devenues tellement défavorables, que ceux-ci se liguèrent pour éluder une convention désormais ruineuse, et ils surenchérirent à l’envi avec tant d’opiniâtreté qu’on fut obligé de clore la vente sans qu’il eût été possible d’adjuger la première caisse. La pudeur publique a fait justice de ces tripotages, et le gouvernement a pris des mesures pour qu’un tel scandale ne se renouvelât plus ; mais, si la morale réprouve ce moyen honteux d’acquérir les richesses, que faut-il penser de ceux qui préparent le poison et qui fournissent l’enjeu ?


III

Pour bien comprendre toute la portée du système administratif dont nous avons montré les trois faces principales, il ne faudrait pas se renfermer uniquement dans le domaine des faits judiciaires ou des intérêts financiers. Deux questions sont encore à examiner. Quelle est l’action de ce système sur les mœurs de la société hindoue ? Quel en est l’avantage politique pour l’Angleterre ?

Les riches produits de l’industrie hindoue faisaient autrefois, on le sait, l’admiration de l’Europe. Sous le règne des musulmans, le peuple vaincu édifiait sa pagode à côté de la mosquée du vainqueur, et des ruines majestueuses attestent encore aujourd’hui que la race hindoue portait à un très haut degré le sentiment de l’art. Nous ne prétendons pas mesurer la prospérité du pays sur la grandeur et l’importance de ces travaux. De semblables constructions ne furent point entreprises dans des vues d’utilité publique, et il faut chercher dans les égaremens de l’orgueil ou dans les entraînemens de la ferveur religieuse la pensée qui les inspira. Nous voulons seulement établir que les peuples de l’Inde ont donné assez de preuves de leur énergie créatrice dans les arts comme dans les lettres, pour qu’on n’impute pas à un vice originel la torpeur où ils sont plongés aujourd’hui. On sait qu’ils excellaient à travailler les métaux précieux, et tout le monde connaît ces tissus merveilleux qui triomphent encore des caprices de la mode. C’est qu’en effet la politique musulmane, différente en cela de celle de l’Angleterre, loin de s’alarmer des progrès de l’industrie manufacturière, en encourageait l’essor et vivifiait les entreprises stagnantes. Ainsi, et pour ne parler que des articles les plus fameux, ceux devant lesquels les ouvriers d’Europe s’avouaient vaincus, les brocarts de Benarès, les mosaïques d’Agra, la bijouterie de Delhi et la mousseline de Dacca étaient pour l’artisan autant de sources de richesses que les Anglais ont sacrifiées à la dévorante activité des ateliers de la métropole. Il en est de même pour cette cotonnade grossière, mais durable, dont la fabrication était assise au foyer domestique. Le long cloth de Manchester doit régner sans partage, et les femmes et les enfans ne sauraient dérober quelques heures aux travaux des champs pour tisser cette « mauvaise ceinture de coton » dont parle la cour des directeurs. Les droits sont exorbitans, ou, pour mieux dire, ils sont prohibitifs sur tous les objets dont la fabrication pourrait porter ombrage à la puissance productive de la Grande-Bretagne. A l’exception de la poudre et des canons, il nous serait difficile de nommer un seul article important qu’il fût permis à l’Inde de fabriquer conjointement avec l’Angleterre. Les foulards du Bengale et les châles de cachemire échappent seuls à cette condamnation, grace à l’impossibilité où l’on est d’en faire une imitation parfaite.

« On a prétendu, dit M. Shore, démontrer la supériorité des Anglais dans les arts mécaniques par ce fait, que le coton acheté dans l’Inde et transporté en Angleterre pour y être transformé en produits de toutes sortes revenait ici pour être vendu avec bénéfice à des prix moins élevés que s’il avait été manufacturé dans le pays. Ce fait ne prouve qu’une chose, c’est que les mesures du gouvernement sont vexatoires et tyranniques. En effet, les tarifs ruinent le pays, dans le dessein avoué de favoriser la métropole[10]. » Ainsi, l’Inde est une ferme colossale qui appartient à des manufacturiers absentees ; ceux-ci sont représentés par des agens violens qui récoltent la matière brute et qui l’envoient dans ces prodigieux ateliers d’où elle revient en partie, pour devenir, sous une forme nouvelle, une portion du faible salaire que l’on alloue au malheureux pionnier. Certes, il faut admirer cette ingénieuse combinaison qui permet de cumuler les profits de l’agriculteur avec ceux du manufacturier et du commerçant. Réduire au plus strict nécessaire la consommation du producteur, et cependant la réduire encore en la faisant passer d’abord par une main étrangère qui en garde quelque chose, tels sont les deux termes de la proposition, telle est la double opération par laquelle l’Angleterre a su exploiter dans l’Inde, avec une rare habileté, la terre au moyen de la population, la population au moyen de la terre.

Il faut être juste. Tranquille du côté de ses revenus, la compagnie a senti qu’il convenait d’apporter, par l’éducation morale du peuple, quelque soulagement à ses souffrances matérielles. Ces efforts, qu’il faut louer, si insuffisans qu’ils soient, datent de l’administration de lord William Bentinck. Parmi les résultats obtenus, nous devons placer en première ligne l’abolition de ces pratiques religieuses qui exigeaient que les veuves s’immolassent sur le tombeau de leur époux. Il faut également regarder comme un immense bienfait l’extermination de cette secte d’étrangleurs (thugs) qui cherchaient de bonne foi dans le meurtre et la rapine les moyens de faire leur salut. Félicitons aussi le gouvernement d’avoir enfin renoncé à cette taxe sacrilège qu’on levait, récemment encore, sur les pèlerins qui croyaient obéir à une inspiration divine, en cherchant la mort dans les eaux sacrées que forme le confluent du Gange et du Jumma.

Le gouvernement a été moins heureux et moins habile dans une lutte récente contre des excès déplorables dont la répression intéresse cependant l’humanité tout entière. Il existe aujourd’hui dans l’Inde, à cent lieues de Calcutta, une tribu sauvage, la tribu des Khonds, qui sacrifie des victimes humaines à ses idoles, et qui se nourrit de la chair des hommes qu’elle a égorgés. Le gouvernement envoie tous les ans une compagnie d’infanterie sur la scène de ces boucheries, mais c’est quand le couteau du sacrificateur a cessé de frapper, c’est quand l’autel est levé que commence cette promenade militaire. « Les renseignemens que j’ai obtenus sur les sacrifices humains, écrivait en 1838 un officier que l’on avait chargé du triste rôle de compter les morts, le lieutenant Hill, me fait supposer que ce rite barbare est pratiqué sur une plus vaste échelle et dans une plus grande portion de pays qu’on ne le croit généralement. Je ne sais rien de positif sur les montagnes qui s’étendent au nord de Goomsur, mais je ne doute pas que sur toute la chaîne il en soit de même qu’à Bustar, où les sacrifices sont très fréquens. On se souvient encore ici d’un grand sacrifice qui fut offert il y a douze ans. C’était à l’occasion d’une visite que le rajah de Bustar se proposait de rendre au rajah de Rajpore, et on dit que vingt-six ou vingt-sept hommes furent immolés, tous dans la fleur de l’âge. J’ai de fortes raisons de croire que, dans les bois qui avoisinent Chuttighur, les Khonds sont anthropophages et se nourrissent de la chair qu’ils ont consacrée. Je sais de source certaine qu’il y a dans une seule localité deux cents enfans qui sont voués à une mort prochaine. A Goomsur, plus de cent enfans ont été rendus à leurs parens, mais il en reste encore un très grand nombre. Avec de pareilles données, on frémit en se demandant quel peut être le nombre des captifs que les Khonds destinent aux sacrifices. »

En présence de ces horribles révélations, le devoir du gouvernement était d’intervenir avec promptitude pour venger les lois de l’humanité méconnues par une secte barbare. Cependant, en 1841, trois ans après que le rapport du lieutenant Hill lui avait été communiqué, la compagnie n’avait encore rien fait. À cette époque, le gouvernement de Madras prit l’initiative et proposa quelques mesures qui furent approuvées par le gouvernement suprême ; mais quelles étaient ces mesures ? Le croira-t-on jamais ? Pour apprivoiser ces hordes farouches, pour imprimer le cachet de la civilisation sur ces moissonneurs impitoyables, ce que l’on recommandait avant tout, c’était l’introduction des cotonnades de Manchester ! Le gouvernement de Calcutta répondit à celui de Madras dans les termes suivans :


« Le plan de lord Elphinstone est approuvé, savoir

« 1) Ouvrir des voies de communication ;

« 2) Faciliter par tous les moyens possibles les transactions commerciales, et établir à cet effet des foires et des marchés ;

« 3° Organiser une police semi-militaire.

« Si l’occasion se présentait d’entrer en discussion avec quelques chefs influens et bien disposés, il n’y aurait point d’imprudence à leur déclarer que le gouvernement anglais abhorre cette coutume (celle des sacrifices humains), et qu’il est déterminé à user du droit qu’il a de punir sévèrement tous ceux qui chercheraient à s’emparer des sujets de la Grande-Bretagne pour les immoler ; mais, pour le présent, il faut se borner à des tentatives graduelles. »


Ces tentatives, c’est-à-dire l’établissement des foires et des marchés, ont eu si peu de succès, qu’en mars 184 ! 4, le colonel Ouseley écrivait que ces pauvres victimes étaient immolées par centaines. Le colonel recommande l’emploi de la force et il offre de se mettre à la tête d’une expédition. « Il y a peu d’honneur et de gloire, dit-il, à acquérir dans ces forêts ; mais il est urgent de mettre un terme à des horreurs que l’on commet ouvertement à 100 ou 120 lieues de la capitale. » Un autre officier, M. Bannerman, fut assez heureux pour arracher une jeune fille des mains du bourreau au moment où le sacrifice sanglant allait être consommé. Quelques passages de son rapport méritent d’être cités. « Après avoir traversé, dit M. Bannerman, une forêt épaisse par un sentier étroit et difficile, nous arrivâmes au village avec les dernières lueurs du jour. Les Khonds ne se doutaient pas de notre approche, et ils furent pris à l’improviste. Les préparatifs de la cérémonie semblaient être terminés. Le hameau avait la forme d’un carré ; à l’entrée, on avait construit une clôture à jour, et, au milieu de la place, près d’une idole d’un travail grossier, s’élevait un mât d’à peu près quarante pieds de haut, au sommet duquel on avait placé une effigie qui représentait un oiseau couvert de plumes de paon[11]. Nous nous emparâmes du sacrificateur, mais les Khonds avaient pris l’alarme et ils fuyaient déjà vers la montagne. La victime, une jeune fille des plaines, me fut livrée après quelques débats, et j’entrai en communication avec quelques-uns des chefs et des anciens. J’essayai de leur représenter combien il était cruel et haïssable d’immoler ses semblables, et combien il était insensé de croire qu’il pût résulter quelque avantage d’un acte aussi barbare ; mais les Khonds me répondirent qu’ils ne nous payaient aucun tribut, et qu’ils ne reconnaissaient point notre autorité. Ils ajoutèrent que ces sacrifices étaient en usage parmi eux depuis un temps immémorial, et que, s’ils cessaient de les offrir, leurs champs cesseraient d’être productifs. De plus, dirent-ils, ces victimes étaient honnêtement acquises à prix d’argent, et, en somme, ils avaient le droit de faire ce qui leur semblait convenable. Évidemment il était inutile de raisonner avec des hommes aussi rudes et aussi ignorans. Je remarquai que plusieurs d’entre eux étaient sous l’influence de la boisson, car c’est encore là un des traits de leurs cérémonies religieuses. Cependant les Khonds arrivaient en grand nombre pour assister à la fête, et, comme j’avais atteint l’objet principal que j’avais en vue, c’est-à-dire la délivrance de la victime, je jugeai prudent de me retirer, lorsque mes hommes se furent un peu reposés, emmenant avec moi quelques-uns des anciens pour protéger notre retraite. »

Les idées des Khonds, au sujet de la vertu du sang répandu sur les autels, paraissent être les mêmes que celles de tous les peuples qui ont pratiqué l’exécrable coutume des sacrifices humains ; mais autrefois les prisonniers de guerre et les criminels faisaient les frais de ces festins de cannibales, tandis qu’aujourd’hui, chez les Khonds, les victimes, pour parler comme leurs chefs, sont honnêtement acquises à prix d’argent. En décembre 1837, un habitant du district de Ganjam fut traduit devant une des cours de la présidence de Madras, sous l’accusation d’avoir vendu et livré aux Khonds, pour la somme de 115 fr., un de ses proches parens, avec la stipulation expresse que le sang de celui-ci devait couler pour détourner la colère des dieux. Il fut établi, dans le cours des débats, que l’accusé était depuis long-temps engagé dans ce trafic, et qu’il n’avait pas d’autre profession que d’alimenter les autels. Recevait-il en avance une portion du prix convenu, et l’heure du terrible banquet avait-elle sonné sans qu’il l’eût approvisionné, il laissait froidement égorger une de ses propres filles, qui servait de garantie à l’exécution du contrat. Ce monstre fut acquitté, non pas que les preuves manquassent, elles étaient accablantes, et il avait confessé tous ses crimes ; il fut acquitté parce qu’il s’était glissé dans la procédure quelques-uns de ces vices de forme qui, dans la jurisprudence anglaise, sont autant d’échappatoires pour le criminel ; ainsi, les dépositions avaient été faites dans une langue et écrites dans une autre, qui n’était pas celle de la cour.

Si, jusqu’à ce jour, on n’a pas assez fait pour châtier ces odieux attentats, a-t-on fait davantage pour les prévenir ? Il faut le dire, tandis que le gouvernement se montrait inhabile et irrésolu dans l’exercice de sa mission répressive, on luttait avec plus d’ardeur et d’énergie sur un autre terrain contre les préjugés barbares qui subsistent encore parmi les populations de l’Inde. C’est par le progrès des lumières qu’on cherchait à les combattre. Comment expliquer cette contradiction ? Pourquoi d’une part tant d’indifférence, de l’autre tant de zèle ? C’est que le gouvernement, quand il se montre libéral, quand il patronise l’enseignement, ne fait qu’obéir à un mouvement imprimé par une main plus puissante que la sienne, celle du peuple anglais qui, représenté par la Société des missions de Londres et d’Édimbourg, est allé fonder dans l’Inde des lycées et des temples. Toutefois, si le gouvernement de l’Inde a subi l’influence de cet élan généreux, il a prolongé tant qu’il a pu la résistance. Les missionnaires anglais voulaient faire de paisibles conquêtes, et l’on pouvait croire que la compagnie s’en montrerait peu jalouse. Il en fut autrement ; on leur suscita toute espèce de tracasseries, on épuisa contre eux tous les moyens de persécution, et, ces efforts ayant échoué devant l’opiniâtreté des missionnaires protestans, on alla jusqu’à interdire les droits civils à tous les indigènes convertis. Aujourd’hui cette proscription n’est plus écrite dans la loi, mais elle est encore vivante dans tous les esprits. Les native christians sont traités en parias par les conquérans de l’Inde : on les refuse pour domestiques, et c’est à peine si on les admet comme musiciens et comme tambours dans les régimens de la compagnie. Néanmoins la cour des directeurs, après avoir long-temps entravé le progrès des missions, dans la crainte de voir une guerre religieuse éclater parmi les Hindous, a fini par comprendre que rien ne justifiait de telles alarmes. L’accord s’est rétabli entre elle et les pieux agens du protestantisme. Il a été décidé qu’on laisserait l’instruction publique aux missionnaires, à la condition qu’ils s’abstiendraient de toute propagande. Ce compromis, on le pense bien, aurait offert peu de garanties, si l’expérience n’avait déjà démontré que les Hindous étaient inébranlables dans leur foi. Le petit nombre de ceux que les missionnaires avaient convertis depuis leur arrivée appartenaient aux classes les plus infimes, et cette circonstance, ayant jeté du discrédit sur l’œuvre de la propagation, la rendait encore plus difficile. Au reste, le clergé anglais a pris une noble revanche de l’échec qu’il éprouvait sur le terrain des doctrines religieuses, en se vouant à l’enseignement avec une ardeur digne des plus grands éloges. L’impulsion une fois donnée, et l’éducation ayant cessé d’être un sujet de discorde, le gouvernement s’est mis lui-même à la tête d’une ligue qu’il avait voulu étouffer.

Sans vouloir amoindrir l’importance des résultats que l’on a déjà obtenus[12], qu’il nous soit permis de demander s’il n’y aurait pas autre chose à faire que d’enseigner l’anglais aux juges de paix indigènes ainsi qu’à tous ces jeunes gens qui passent leur vie à copier des documens administratifs dans les bureaux du gouvernement. Pour notre compte, nous croyons qu’une éducation professionnelle, ou, mieux encore, l’apprentissage d’un métier, les préparerait à l’exercice d’une industrie à la fois plus lucrative et moins précaire. Ainsi, par exemple, le système complet de chemins de fer qui doit relier toutes les provinces de l’empire pourrait offrir à un grand nombre d’indigènes l’occasion de mettre à profit leurs dispositions naturelles pour les arts mécaniques. Toutefois nous doutons qu’ils soient jamais employés au service des machines à vapeur : heureux s’il leur est permis de poser les rails. Nous avons entendu tout récemment un des ingénieurs chargés d’explorer le sol de l’Inde déclarer qu’il y aurait lieu de faire venir des Irlandais pour les travaux de terrassement. Les Anglais font sonner bien haut les avantages qui doivent résulter pour le pays de l’établissement d’une voie desservie par la vapeur. Nous estimons que ces avantages se réduiront au transport des marchandises pour le compte des trafiquans européens et à celui des dépêches et des troupes pour le compte du gouvernement.


Le système administratif de l’Inde anglaise n’est favorable, on a pu s’en convaincre, ni aux intérêts matériels ni aux intérêts moraux de la société conquise. Pour qu’on le maintienne malgré les souffrances qu’il cause et les abus qu’il consacre, il faut qu’il procure à la société conquérante des avantages considérables. Si l’on a donné à huit cents hommes pris au hasard le pouvoir de faire et d’appliquer les lois pour cent trente millions d’habitans, c’est que la conservation de la conquête d’abord, et plus tard les intérêts d’une exploitation gigantesque, l’ont exigé impérieusement. Nous écarterons les bénéfices secondaires qui résultent pour la compagnie d’un pareil état de choses, et, par exemple, le patronage immense que le système actuel lui assure en Angleterre[13]. C’est la conservation et l’exploitation de la conquête qui expliquent avant tout, nous le répétons, le maintien du système administratif de l’Inde anglaise. Que serait-il arrivé si la compagnie, animée d’un esprit moins exclusif, avait ouvert les portes à tous ceux dont le passé offrait des gages pour l’avenir, et si elle avait cherché dans leur expérience, dans leur aptitude pour les affaires, quelques garanties pour la bonne administration du pays ? D’abord il n’est pas douteux que la population indigène, si elle avait été admise à ce concours, serait entrée dans la lice avec des avantages près desquels ceux d’une éducation européenne doivent paraître insignifians. En effet, une connaissance intime de la langue, des mœurs et des habitudes du pays est dans la pratique bien autrement efficace que ces vagues et insuffisantes notions de droit et d’économie politique auxquelles les études faites à Haileybury empruntent tout leur prestige. Et d’ailleurs l’intelligence des naturels est-elle donc inerte à ce point qu’ils ne puissent coopérer à l’action d’un gouvernement tel que celui de l’Inde ? Loin de là : que l’espoir d’un meilleur avenir, qu’une émulation vive et féconde les arrachent aux molles influences qui les dominent, et les Hindous donneront les preuves d’une puissance intellectuelle qui ne le cèderait en rien à celle des nations les plus avancées de l’Europe. Ces preuves, ils les ont déjà données, et, pour citer un exemple entre mille, il y a à peine trois ans que quelques jeunes gens, partis de Calcutta pour aller étudier la médecine à Londres, y sont bientôt devenus, au grand étonnement des professeurs, les meilleurs élèves que ceux-ci eussent dans leurs cours. Tout en tenant compte de ces aptitudes remarquables des Hindous, on a pensé qu’il n’était pas d’une sage politique d’appeler un peuple conquis au partage du pouvoir, attendu que la honte et le ressentiment de sa défaite rendaient impossibles l’alliance et la fusion des deux peuples. Cette objection, qui serait triomphante s’il s’agissait d’un pays où les passions n’ont pas encore eu le temps de se calmer, perd beaucoup de sa solidité quand on l’applique à l’Inde. Sous le règne des empereurs musulmans, il n’était pas rare de voir les Hindous devenir ministres et commander les armées ; presque toujours même, le gouvernement des provinces éloignées du centre de l’empire était confié à un dignitaire choisi parmi les grandes familles du pays. La compagnie est moins confiante que le despotisme musulman, et elle repousse comme dangereux le partage du pouvoir administratif avec la population indigène.

En écartant de l’Inde tous les Anglais que l’appât d’un beau salaire y aurait amenés en foule, le système actuel répond à un besoin plus sérieux. Certes, parmi tous ces concurrens, il eût été facile de trouver des instrumens aussi précieux et peut-être aussi dociles que la plupart des civiliens ; mais il aurait fallu faire un choix, et c’est précisément ce que l’on voulait éviter. En effet, on ne blesse pas impunément des intérêts que l’exil aiguillonne et rend plus exigeans ; ainsi les candidats écartés, les ambitions déçues auraient élevé la voix pour protester contre la misère et l’oppression, de sorte que, n’ayant point été admis à exploiter le peuple, on les aurait vus pactiser avec lui et identifier leurs griefs avec les siens. On comprend qu’une telle situation n’eût pas été tolérable, car ces âpres rancunes pouvaient devenir dans l’Inde une arme puissante pour les races asservies. Aussi la compagnie a-t-elle sagement résolu d’avoir son monde à elle, de le payer cher, et de lui ôter tout motif de plainte ou de jalousie au moyen des privilèges que nous avons énumérés. Voyez pourtant comme les mesures restrictives s’enchaînent et se combinent dans cette politique devenue peureuse pour n’avoir pas suivi les lignes droites. Ce que l’on redoute avant tout, c’est l’action de l’homme libre, de l’Européen sur l’indigène, et, pour empêcher que l’un ne s’associe à la fortune de l’autre, on ne recule, durant près d’un siècle, devant aucun sacrifice, et on fait de la population européenne dans l’Inde une population flottante et strictement limitée aux besoins du service. Ce fait explique la vive résistance que la cour des directeurs opposa, en 1838, à la colonisation de l’Inde, et il permet d’assigner leur cause véritable aux terreurs chimériques qu’elle essaya de faire alors partager au parlement. Avant cette époque, les Européens ne pouvaient posséder aucun immeuble sur le territoire de la compagnie, et ceux qui n’appartenaient point au service civil ou militaire avaient besoin, pour résider dans le pays, d’un permis de séjour motivé, et que le gouvernement local pouvait retirer à volonté. Quand cette question capitale (c’est ainsi qu’on appelait alors la colonisation de l’Inde) fut agitée, la cour des directeurs jeta les hauts cris, et invoqua, comme on fait toujours en pareil cas, les droits les plus sacrés de la justice et de l’humanité. A l’entendre, on allait ouvrir un abîme où toutes les fortunes de l’Hindoustan s’engloutiraient, et, dans ce bouleversement général des intérêts matériels, les Hindous seraient sacrifiés impitoyablement aux agriculteurs anglais. Ceux-ci introduiraient dans ces vastes et riches contrées des méthodes perfectionnées de culture contre lesquelles les indigènes ne pourraient lutter ; ils aviliraient ainsi le prix des terres, déplaceraient les propriétaires du sol, en un mot, les ruineraient tous, et s’élèveraient sur leur ruine. Il y avait un mot que l’on ne prononçait jamais au milieu de ces discussions brûlantes, quoiqu’il fût constamment présent à la pensée de chacun. Ce mot, on le devine, c’est celui que les Américains ont rendu si fameux : en colonisant l’Inde, ne préparait-on pas les voies à une nouvelle déclaration d’indépendance ? Voilà ce que l’on se demandait tout bas, et la cour des directeurs, alarmée, éperdue, semblait ne faire de ce danger l’objet d’aucun doute ; mais le parlement, mieux avisé, ferma l’oreille aux clameurs, il ne partageait point les craintes que tout ce bruit couvrait, et la mesure fut définitivement votée comme une annexe de la charte qu’on renouvelait. Que sont devenus aujourd’hui ces émigrans affamés, ces colons innombrables qui devaient se disputer toutes les terres labourables du pays ? Il existe des documens officiels qui permettent de les compter[14]. En 1840, c’est-à-dire au bout de sept années, il y en avait vingt-quatre dans toute l’Inde anglaise, dont neuf dans le Bengale[15]. Il faut bien le dire, c’était encore un excès de prévoyance qui poussait la compagnie à écarter les colons européens, car les charges qui pèsent sur la propriété foncière dans l’Inde suffisaient et au-delà pour protéger son domaine contre les envahissemens qu’elle redoutait.

Nous croyons avoir prouvé que la politique suivie par l’Angleterre dans les affaires civiles de l’Inde donne à sa domination des garanties plus que suffisantes d’extension et de durée. Sous le règne des princes musulmans, les brillantes qualités du génie mongol avaient exercé une puissante influence sur les imaginations hindoues ; elles avaient entamé, mieux encore que l’épée de Tamerlan, l’orgueil et le mysticisme des brahmes. C’est au milieu de cet éclatant travail de transformation que les armes victorieuses des Anglais surprirent les populations de l’Inde. On a vu s’ils ont réussi à étouffer les germes de vitalité qui contrariaient les calculs de leur politique : d’un peuple qui commençait péniblement à sortir de son immobilité, ils ont fait un peuple décidément rétrograde, ils ont assoupli la race conquise, au point d’en faire l’instrument le plus docile de leur puissance et de leur grandeur. Si quelques esprits inquiets pouvaient jamais croire à la formation d’une société indépendante qui renouvellerait sur le sol de l’Inde les héroïques efforts de la race anglo-américaine, l’étude des ressorts de l’administration anglaise dans ce vaste empire devrait suffire pour les rassurer. Ce n’est ni du côté de la race indigène, ni du côté de la société coloniale, réduite à une faible population administrative, que la compagnie est aujourd’hui menacée ; c’est vers les frontières de son vaste empire qu’elle doit tourner ses regards, c’est là qu’elle rencontre dans les intrigues de la Russie le péril, sinon le plus prochain, du moins le plus sérieux pour sa domination. On peut donc dire que, si la politique anglaise dans l’Inde a mené à bien son œuvre administrative, elle est loin d’avoir terminé son œuvre diplomatique et militaire. De ces deux tâches, ce n’est pas la plus difficile qui est accomplie.


FRANCIS EDWARDS.

  1. Ce mot désigne dans l’Inde le fonctionnaire spécialement chargé de la police.
  2. A partir du jour où il entre en fonctions, les appointemens d’un civilien sont de 18 à 20,000 francs par an. Au bout de quelques années, ce chiffre s’élève jusqu’à 80 et 100,000 francs. Les plus habiles ou les plus heureux reçoivent jusqu’à 200 et 300,000 fr. C’est le chiffre du revenu qui règle la préséance dans la société anglo-hindoue, et le gouvernement a même publié en 1841, sous le titre de Table of precedence in India, une sorte de mandement qui pose les bases de cette singulière hiérarchie. Ce document est aussi un code de civilité puérile et honnête, et il rappelle les célèbres avis au public de Catherine II : « On ôtera son chapeau. »
  3. Agens d’affaires, bailleurs de fonds, c’est-à-dire usuriers.
  4. Autrefois on plaidait dans la langue persane, qui est familière à tous les lettrés de l’Inde. On a récemment essayé d’y substituer l’hindoustani, mais ce que l’on pouvait prévoir est arrivé, les deux langues se sont fondues en une seule, et les Bengalis ne comprennent rien à ce nouvel idiome.
  5. Nous estimons la roupie à 2 fr. 50 cent., et nous négligeons les fractions.
  6. Rammohan Roy’s, Revenue system of India.
  7. The Zemindar and the Ryot. — Calcutta Review, déc. 1846.
  8. Shoce’s Notes on Indian affairs, — Calcutta, 1839, et Rammohan Roy’s Revenue system in India.
  9. Notes on Indian affairs.
  10. Notes on Indian affairs, vol. 2.
  11. On sait que les Aztèques, avant de frapper la victime, plaçaient également des oiseaux en regard des images de leurs dieux. Nous croyons qu’il y a plus d’un rapprochement de ce genre à faire entre les offrandes et les cérémonies religieuses des Khonds et celles des anciens Mexicains.
  12. Le plus beau collège qu’il y ait à Calcutta est dû à la munificence d’un Français, le général Martin. Il avait acquis sa fortune dans l’Inde, mais il est le seul Européen qui en ait jamais fait un aussi noble usage. Il a voulu perpétuer sa mémoire en fondant trois collèges qui portent son nom, un à Lyon, sa ville natale, et deux dans l’Inde, son pays d’adoption. Il a laissé pour le collège de Calcutta une somme de plus de trois millions de francs, qui n’a reçu sa destination que trente-cinq ans après la mort du testateur.
  13. C’est forte de cette protection qu’elle contraint la presse locale à se maintenir dans les limites, de la discussion la plus modérée et la plus circonspecte. Il n’est peut-être aucun pays où la presse soit tenue de se surveiller elle-même plus sévèrement que dans l’Inde. Malgré cette gêne, elle a su rendre, durant les douze années qui viennent de s’écouter, de grands services dans l’Inde et surtout dans le Bengale. Il faudrait un acte du parlement pour donner à la liberté de la presse dans l’empire hindo-britannique le caractère de l’inviolabilité. Serait-ce trop que de lui accorder formellement un droit tacitement acquis, et que lord Ellenborough lui-même a dû reconnaître ?
  14. British settlers in Indice. — East India house, March., 1840.
  15. Les planteurs d’indigo, de sucre ou de coton ne possèdent ni n’afferment les terres. Ils font un contrat avec les fermiers hindous qui cultivent la plante et la livrent aux Européens.