Les Cinq/Texte entier

PROLOGUE.


PREMIÈRE PARTIE

LAURA-MARIA

LES CINQ


PROLOGUE

La Princesse-Marquise.


Séparateur


I

MARIAGE EN DOUBLE EXPÉDITION


Au mois de Mai 1844, mourut, à Paris, un vieil homme immensément riche, qui portait sans bruit un nom des plus illustres.

Il possédait, en Valachie, toute une population de paysans serbes et tziganes qui cultivaient ses domaines, vastes comme un royaume, mais il vivait, seul et triste, dans une toute petite chambre d’un vieil hôtel, situé rue Pavée, au Marais.

Bien des gens croyaient qu’il était seulement un maigre locataire dans cette maison quasi-royale, cousine du Louvre, et qu’un Valois avait fait bâtir, au XVIe siècle, pour le fils de la plus charmante créature qui ait été jamais la maîtresse d’un roi.

On l’appelait le bonhomme Michel, tout court, mais ses lettres de décès invitèrent l’élite du faubourg Saint-Germain aux « convoi, service et enterrement de haut et puissant prince Michel Paléologue. »

C’était, ce bonhomme, le descendant direct des empereurs d’Orient.

Peu de jours avant sa mort, une autre cérémonie avait réuni une demi-douzaine de témoins dans sa chambre à coucher.

Il y avait là un Courtenay de la branche grecque, deux Comnène, un Lusignan et un Rohan. Deux évêques, dont l’un appartenait au rite catholique grec et l’autre à l’Église catholique romaine, étaient présents, revêtus de leurs habits pontificaux.

Chacun de ces deux prélats avait son autel, muni de toutes choses nécessaires à la célébration de la messe. Celui du Grec, qui n’était rien moins que le patriarche Théodose Ghika, frère du dernier souverain valaque et archevêque-primat de Bucharest, avait des ornements magnifiques ; l’autre autel, fourni à grands frais, mais d’objets neufs, disait que les accessoires du culte romain entraient pour la première fois dans la maison de l’héritier des empereurs.

Il s’agissait d’un mariage à bénir entre une jeune fille de seize ans, Domenica, princesse Paléologue, et un homme de trente ans à peu près, Giammaria (Jean-Marie) Sampietri, marquis de Sampierre.

Le Bonhomme Michel était le grand-père de Domenica et lui laissait la presque totalité de son énorme fortune. Sa propre fille, Michela Paléologue, princesse d’Aleix, assistait la jeune mariée en qualité de mère.

La princesse Michela n’avait jamais vu sa nièce avant ce jour. Quand elle voulut donner le baiser à son père en arrivant, le bonhomme la tint à distance de toute la longueur de son bras et dit à voix basse :

— Je ne vous ai pas pardonné, madame.

— Mon père, dit la princesse Michela, je suis veuve et Carlotta, mon unique enfant est bien malade : ayez pitié de moi.

Cette fois, elle n’obtint même pas de réponse.

La brouille entre le père et la fille venait de ceci : Quinze ans auparavant, Michela s’était mariée à un prince qui ne plaisait pas au bonhomme.

Ce vieux Valaque n’était ni méchant ni bon, mais il ne voulait rien changer à son testament, qui était fait.

Domenica, au contraire, accueillit sa tante inconnue à bras ouverts ; on eût dit qu’elle voulait la consoler à force de caresses.

C’était une rose d’Orient que cette chère Domenica, jolie et belle à la fois. Elle avait l’adolescence épanouie des vierges du soleil levant. Les richesses de sa taille dénonçaient déjà la femme, tandis que son sourire, tout plein encore de joies enfantines, éclairait la maison triste comme un rayon du matin.

Domenica avait pour témoins de son mariage un Comnène et le fils aîné de la duchesse Junot d’Abrantès qui sortait aussi, par les femmes, de souche impériale grecque.

Giammaria de Sampierre avait de son côté le Moldave Courtenay et Rohan-Rohan de Hongrie. Il était en outre assisté par un très-jeune homme, seul membre de sa famille : Giambattista, comte Pernola, des marquis Sampietri de Sicile.

Il sera beaucoup parlé de ce jeune homme dans notre histoire.

Le marquis de Sampierre, nous devons le dire tout de suite, était presque aussi riche que sa fiancée et beau comme elle était belle. Sa tête avait la noble régularité du type florentin. Parfois, dit-on, la lame manque dans ces superbes fourreaux d’Italie.

Il passait pour un jeune cavalier de conduite irréprochable. Il était doux, froid, réservé jusqu’à la timidité et très-savant.

Ses yeux, qui avaient l’éclat du cristal ne soutenaient pas bien le regard.

Ce joli petit comte Pernola, son cousin, baissait aussi les paupières volontiers, mais c’était pour mieux voir.


Le 17 mai 1844, au premier coup de la deuxième heure, Mgr  l’archevêque patriarche de Bucharest commença sa messe devant l’autel grec : Domenica et le marquis de Sampierre y furent mariés selon le rite schismatique.

Tout de suite après l’Ite missa est, le prélat s’approcha du lit où Michel Paléologue s’était tenu sur son séant, et lui dit en prenant congé, car sa tâche était accomplie :

— Ami, vous êtes chrétien et vous priez Dieu chaque jour de vous pardonner vos offenses comme vous pardonnez à ceux qui vous ont offensé. En mourant, votre fils aîné Constantin a laissé une pauvre orpheline : c’est le sang des empereurs.

— C’est le fruit du péché, rectifia le vieillard inflexible.

— Cette jeune Laura-Maria est, dit-on, bien belle et dans une position indigne de vous.

Le bonhomme répondit, avec colère, cette fois :

— Que m’importe cela ? Je viens de marier la fille légitime de mon second fils à l’homme le plus riche qui soit en Europe !

Il y eut une nuance de pitié dans le soupir du prélat qui se retira sans rien ajouter.

À onze heures, l’autre prélat, Mgr  l’évêque de Sinope (in partibus infidelium) monta à l’autel catholique pour consacrer de nouveau l’union des jeunes époux.

Quand la seconde messe fut finie, le bonhomme Michel dit aux mariés :

— Dans le monde entier, il n’y a personne de si riche que vous. Michela reste pauvre parce qu’elle m’a désobéi. Au cas où quelqu’un viendrait vous implorer, disant : « Je suis le bâtard ou la bâtarde de Paléologue », fermez l’oreille et la main. C’est péché de soutenir le péché. Adieu. Voyagez pendant un mois. Quand vous reviendrez, je vous aurai fait de la place ici-bas.

Ayant ainsi parlé, il se retourna vers sa ruelle.

Le lendemain, il n’y avait plus que lui dans la grande maison vide.

Huit jours après, le 25 mai, un médecin fut introduit dans la chambre à coucher du bonhomme.

C’était la première fois qu’il recevait pareille visite.

Et c’était le médecin des morts.

Au convoi, très-simple, mais suivi par bon nombre d’équipages armoriés où il n’y avait personne, une jeune fille de quinze ans, remarquablement belle, marchait à pied derrière le char.

Elle portait le grand deuil, mais elle ne pleurait pas.

Un homme de tournure grave l’accompagnait.

Le vieux valet de Paléologue la salua tristement.

Parmi les curieux qui regardaient passer le cortège, il y en eut deux ou trois pour reconnaître en elle la jeune somnambule Maria-Laura et son « cornac », le docteur Philippe Strozzi.


II

LAURA-MARIA


Cette petite fille qui suivait le convoi solitaire du prince Michel était juste du même âge que l’heureuse Domenica. Elle était aussi belle que Domenica : plus belle. Au-dessus de Domenica, elle avait en outre l’intelligence et la volonté.

Son enfance avait été misérable ; sa jeunesse était la bataille de celles qui vivent d’aventures.

Elle faisait le métier de somnambule auprès d’un docteur de hasard qui la traitait avec un respect théâtral devant sa clientèle, mais qui la battait dans le tête-à-tête.

Qui l’avait battue, du moins, beaucoup et longtemps, jusqu’à un certain jour où la petite, sans récriminer ni se plaindre, le mordit d’un coup de stylet entre les deux yeux.

Le docteur garda la cicatrice toute sa vie et ne battit plus jamais.

À l’époque du mariage de Domenica et de M. le marquis de Sampierre, Laura et son docteur Strozzi donnaient des consultations à Paris où la beauté remarquable de la jeune somnambule commençait à produire son effet.

Depuis lors M.  et Mme  de Sampierre voyageaient.

Strozzi abandonna son cabinet et se mit à voyager aussi, les suivant pas à pas avec sa pupille.

M. de Sampierre, véritable marquis de Carabas, avait son palais dans chaque ville principale d’Italie.

Les Strozzi, eux, logeaient partout à l’auberge.

Mais au bout de quelques jours invariablement, un bruit naissait qui établissait de mystérieux rapports entre le palais de M. de Sampierre et l’auberge des Strozzi.

On disait que l’opulente marquise et la pauvre somnambule avaient dans leurs veines le même illustre sang, et que, de fait, sinon de droit, cette belle Laura-Maria était aussi une princesse Paléologue.

Un peu plus de deux ans après l’étrange cérémonie que nous avons décrite aux premières lignes de ce prologue vers la fin d’août 1846, les Sampierre et Strozzi étaient à Milan ; les Sampierre installés royalement au palais Sampietri, avec leurs nombreux domestiques et le joli petit comte Pernola qui ne les quittait pas plus que leur ombre ; les Strozzi campés à l’hôtel des Trois Anglais, avec un gros garçon du pays basque, à la fois compère et valet qui répondait au nom de François Preux et qu’on payait tous les trente-deux du mois.

Cela ne le maigrissait pas : il avait ses industries.

C’était le matin. L’hôtel des Trois Anglais, que vous chercheriez en vain dans le Guide du voyageur en Italie, est une pauvre bicoque, ouvrant ses fenêtres sur une ruelle du quartier populaire de San Lorenzo.

Le Strozzi était déjà debout et arpentait la chambre étroite en fumant sa cigarette, mais Laura-Maria dormait encore. Sur sa couche presque indigente un rayon oblique éclairait la splendeur de sa beauté.

Elle était encore plus merveilleusement jolie que belle, et l’harmonie exquise de ses traits souriait comme un délicieux rêve dans les masses de ses cheveux qui baignaient l’oreiller.

Quelquefois la physionomie parle, même dans le sommeil. Celle de Laura-Maria se taisait. Le regard, en la contemplant, percevait seulement cette saveur que dégage tout chef-d’œuvre.

La porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé. La taille courte et replète de François Preux, le valet, se montra sur le seuil. Il portait un paquet assez volumineux sous son bras.

— C’est pour tantôt, dit-il en déposant le paquet sur une table. Le petit comte Pernola est un malin singe. Il offre cent louis pour l’affaire de la cathédrale, deux cents pour le coup de couteau, et cent mille francs à Paris, dans trois mois, si tout va bien. Comme cela, notre Maria aura toujours un petit morceau de la fortune de ses pères.

— Et les deux messieurs de Tréglave ? demanda Strozzi.

— Une paire de beaux gars, ceux-là ! répondit Preux qui se frotta les mains. Et amoureux ! Ça fait plaisir à voir ! Dès ce matin, le vicomte Jean était déjà à rôder autour du palais Sampiétri, et son jeune frère M. Laurent est installé ici en face, derrière ses rideaux pour regarder la fenêtre de notre Maria. Le plus drôle, c’est qu’ils s’accusent mutuellement de folie. C’est Castor et Pollux pour l’amitié, mais ça ne les empêche pas de se chamailler. Laurent de Tréglave demande à son frère où peut le mener un pareil amour pour une femme mariée et surveillée par un tas de millions qui vous ont des yeux !… Le vicomte Jean riposte en disant : Je ne veux pas que tu épouses une aventurière, une somnambule…

— Tu n’as pas parlé au vicomte Jean ? interrompit Strozzi.

— Si fait ! Il faut bien que je prenne mes gages quelque part : Il m’a donné le portrait de Victor-Emmanuel sur une pièce de vingt francs.

— Pourquoi faire ?

— Pour porter un poulet à la jolie marquise, parbleu !

— L’as-tu remis ?

— Oui, au Pernola, comme les autres. Et voilà pourquoi la chose est pour ce soir, puisque j’ai porté la réponse de Mme  la marquise à ce benêt de vicomte Jean.

— La réponse était de Pernola ?

— Naturellement… La marquise y promet d’assister, ce soir, au salut de la cathédrale, voilée a maschera, robe grise garnie de dentelles noires. Vous pouvez visiter.

Strozzi dénoua le paquet qui contenait une élégante toilette de femme en taffetas gris-perle avec des volants de point noir de Chantilly.

— Va déjeuner, dit-il. C’est bien joué, tu auras ta part :

François Preux sortit.

Quand le docteur se retourna vers le lit, la belle jeune fille était éveillée. Elle regardait la robe qui était élégante et parisienne au suprême degré. Ses yeux brillaient.

— Je rêvais justement de cela, murmura-t-elle, et de Laurent.

Strozzi se mit à rire.

Laura-Maria sauta hors de sa couche, arrangea en un tour de main le magnifique désordre de ses cheveux et passa la robe. Ce fut rapide comme un escamotage.

— Quelle comédienne tu ferais ! pensa tout haut le docteur.

C’était un garçon d’une trentaine d’années, l’air grave et portant haut : un assez beau charlatan à la douzaine. Mais vous en avez tant vu tout le long du boulevard que j’aurais honte de vous attarder à lire cette vulgaire photographie.

Maria, à la bonne heure ! Il me faudra vous la peindre dix fois plutôt qu’une, en buste, en pied, de face et de profil. Ce n’était pas, celle-ci, la femelle de Fontanarose ; c’était l’arme vivante et choisie : la femme de combat qui, toute bardée de vaillance, de cruauté et de beauté, taille sa route dans la foule, comme le mineur éventre le roc.

Elle était déjà debout devant la pauvre glace qui pendait à la muraille nue. Elle se regardait avec une naïve admiration et sa voix trembla légèrement pendant qu’elle disait :

— Je voudrais que Laurent me vit ainsi !

— L’aimes-tu ? demanda Strozzi qui fronça le sourcil.

Au lieu de répondre elle dit en souriant :

— Et c’est cette lourde fille du Danube, cette Domenica qui est marquise et princesse ! Moi je ne suis rien que belle !

En prononçant ce dernier mot, elle se retourna, rayonnant un charme si puissant que Strozzi devint pâle et resta comme ébloui.

— L’aimes-tu ? répéta-t-il en baissant la voix malgré lui.

Elle garda encore le silence. Sa prunelle éclatait, limpide et dure comme le diamant.

— Je suis fou ! murmura Strozzi, tu n’aimes que toi et tu fais bien. Parlons affaires : Je vais t’apprendre ton rôle de ce soir, si tu veux.

— Je sais mon rôle, répliqua cette fois la belle fille. Je ne dormais pas, j’ai entendu. Je hais Domenica parce qu’elle m’a fait l’aumône.

Tout à coup, elle prêta l’oreille. Un pas montait l’escalier.

La riche toilette fut dépouillée avec la même rapidité féerique, et pendant que le docteur la serrait vivement, Maria passa la jupe courte et la simple basquine qui étaient son négligé ordinaire du matin.

Elle était de celles qui gagnent à tout changement et qu’on s’émerveille de trouver plus jolies, toujours, soit qu’on les couvre de parures, soit qu’on emprisonne sous l’humble cotonnade le miracle de leur beauté.

On frappa timidement. Maria s’assit sur le pied de son lit et ajouta tout bas :

— Je hais aussi Jean de Tréglave.

— Pourquoi ? demanda Strozzi.

— Parce que je l’aurais peut-être aimé.

Elle reprit en élevant la voix :

— Entrez, Laurent de Tréglave. Je dors.

Un jeune homme à la physionomie ouverte et loyale franchit aussitôt le seuil. Il serra la main du docteur et baisa celle de Maria avec un respect ému. Celle-ci dit :

— Nous nous occupions de vous. Le docteur me reproche d’avoir sans cesse la même pensée… ne m’interrompez pas : je suis lucide. Votre frère Jean est menacé d’un grand danger. Si vous faites tout ce que je vais vous ordonner, vous le sauverez. Avez-vous confiance en moi ?

Laurent de Tréglave, qui avait pâli terriblement, mit la main sur son cœur, et répondit :

— Comme en Dieu !


III

DEUX COUSINS


Ce même jour, vers cinq heures de l’après midi, M. le comte Pernola tenait compagnie à M. le marquis de Sampierre, son riche cousin, dans le cabinet de travail de ce dernier. C’étaient deux jolis italiens, aux yeux brillants comme des billes de jais, à la peau blanche et lustrée, et coiffés tous les deux de soie noire. Vous eussiez dit qu’il y avait du vernis sur leurs sourcils.

On ne compte pas en Europe beaucoup de familles qui puissent le disputer à ces Sampiétri pour la noblesse et la richesse. Ils portent dans leurs armoiries les clefs de Saint Pierre, parce qu’ils descendent en directe ligne (disent-ils) du prince des apôtres. Leurs domaines couvrent la Sardaigne, le pays de Catane, en Sicile, le royaume de Naples et les États de l’Église.

Le père de M. le marquis s’était fait naturaliser français en 1820 lors de la révolution du Piémont. La branche à laquelle appartenait Pernola était restée sicilienne.

M. le marquis avait un peu plus de trente ans. Son visage était sérieux et doux. Il avait grand air, mais à la façon d’Italie, qui sent toujours un peu son théâtre. Au premier coup d’œil, vous l’eussiez pris pour un homme d’intelligence supérieure et de vaste volonté. Au second, je ne sais trop. L’éclat de son regard gênait et inquiétait. Son vaste front sonnait le vide.

M. le comte atteignait à peine sa vingtième année. Il était plus sérieux encore et plus doux. On l’avait pris plus d’une fois en sa vie pour une gentille fillette bien sage, déguisée, je ne sais pourquoi, en cavalier. Au séminaire de Rome, où il avait étudié pour être abbé, il possédait, au dire de plusieurs, une excellente réputation de candeur et de mignonne austérité. D’autres, il est vrai, prétendaient qu’on l’avait expulsé pour coquinerie.

En ce misérable monde, la calomnie s’attaque ainsi aux natures les plus angéliques.

Malgré son âge encore si tendre, ce cher petit comte Giambattista Pernola était le guide, le conseiller, le mentor, en un mot, de son grand cousin le marquis. Il le menait par le bout du nez, mais avec un religieux respect. Il avait ce redoutable don d’humilité qui, à la longue, transforme les domestiques en maîtres.

Le cabinet du marquis, large salle à l’ameublement sévère, restait froid malgré la brûlante chaleur qui régnait au dehors. Par les interstices des rideaux rabattus, on apercevait les beaux arbres d’un jardin.

Tout un côté du caractère du maître était révélé par les objets qui l’entouraient : un grand piano, chargé de musique savante dont les cahiers laissaient lire çà et là les noms de Reicha, de Porpora et de S. Bach, un bureau couvert de livres de philosophie, de mathématiques et de médecine, des instruments de physique, une statuette ébauchée, une toile sur son chevalet, présentant l’esquisse d’un portrait de la marquise, avec un petit enfant dans ses bras.

Sur trois côtés de la pièce, une bibliothèque régnait ; deux pupitres à hauteur d’homme soutenaient des atlas ouverts : l’un de géographie, l’autre d’anatomie, et une énorme sphère céleste tournait sur son pivot entre les deux croisées. Une portière à demi soulevée laissait voir l’intérieur d’une chapelle.

Le comte Pernola, en costume de ville élégant et même assez coquet, était assis auprès du piano. Il tenait à la main une lettre dépliée et semblait la lire fort attentivement. M. de Sampierre se promenait de long en large, vêtu d’une dalmatique de velours noir qui était sa robe de chambre. Il s’arrêtait de temps en temps, soit devant la statuette, soit devant le portrait, donnant un coup d’ébauchoir à l’une, un coup de pinceau à l’autre. Quand sa route le rapprochait du piano, il frappait quelques accords et prenait le soin de les noter ensuite religieusement.

Un bruit d’éclats de rire monta du jardin. M. le marquis entr’ouvrit les rideaux d’une croisée et vit un spectacle charmant. Domenica toute brillante de jeunesse et de gaieté jouait avec son fils, le petit comte Roland qui riait dans ses atours enfantins. Ils étaient tous les deux, la mère et son baby, sur une miniature de char valaque avec ses quatre roues égales et sa barre d’avant-train peinte en rouge, où une belle fille aux cheveux noirs, enveloppée dans une mousseline flottante, jouait le rôle du cocher, crânement posée en équilibre. Deux poneys-bijoux traînaient au galop cet équipage sur le sable d’une longue allée.

Et la marquise Domenica, serrant dans ses bras son bambino tout rose criait, plus divertie que le Jésus lui-même :

— Galope, Phatmi ! n’aie pas peur !

M. de Sampierre soupira et regarda le ciel.

— Dieu m’a comblé ! murmura-t-il. Dans l’art comme dans la science, je suis un maître. Fortune sans pareille, noblesse sans rivale, la plus adorable des femmes…

— J’ai lu, dit le joli comte Pernola.

— Et le modèle des amis ! acheva M. de Sampierre d’un ton pénétré.

Pernola reprit de sa douce voix qui eût fait les délices de la chapelle Sixtine :

— Je ne vois rien de mal dans cette lettre.

M. de Sampierre eut un sourire et répondit :

— À votre âge, Battista, vous ne pouvez lutter de pénétration avec moi.

— Quand même je vivrais cent ans, répliqua le comte, je resterais toujours votre inférieur. Je vous demande la permission de parler avec franchise, Giammaria : vous avez eu tort de soustraire cette lettre. Ma chère, ma noble cousine ne mérite pas vos soupçons.

M.  de Sampierre vint s’asseoir auprès de lui. Il prit la lettre qui était signée Michela, princesse d’Aleix, et lut à haute voix :


« Chère Domenica,

« Je n’ai plus que vous, Dieu m’a pris ma pauvre petite Carlotta ; je vous aime comme si vous étiez ma fille. J’ai passé près de vous quinze jours bien heureux, et pourtant, j’ai emporté de votre maison une inquiétude : votre mari est jaloux… »


— C’est le tort que vous avez, interrompit Pernola avec une certaine sécheresse : le grand tort !

M.  de Sampierre lui adressa un signe de tête caressant.

— Vous êtes un généreux cœur, Battista, dit-il, mais Mme la princesse d’Aleix en sait plus long que vous. Elle écrit comme une femme. Moi, je comprends sa pensée secrète à travers les lignes. Écoutez seulement.

Il continua sa lecture :


« Votre mari est jaloux. Savez-vous pourquoi ? C’est qu’il ne peut voir en vous qu’une jeune fille portant un enfant dans ses bras. Éveillez-vous, devenez femme, aimez celui qui a droit à votre amour, et le bonheur entrera dans votre maison. »


— Ce sont des mots ! fit Pernola qui haussa les épaules. Comment Domenica ne vous aimerait-elle pas ? Y a-t-il au monde un homme plus digne que vous d’être aimé ?

M. de Sampierre replia la lettre et la serra dans son portefeuille.

— Ma supériorité me fait peur quelquefois ! murmura-t-il noblement.

Il ajouta d’un air soucieux :

— Et encore, Mme la princesse d’Aleix paraît ignorer l’existence de ce Jean de Tréglave !

— Que vous importe celui-là ! s’écria le petit comte avec une colère très-bien jouée, j’ai interrogé les anciens valets de Paléologue, car mon dévouement pour vous me conduit à des actes indignes de mon caractère ; j’ai interrogé Phatmi, la Tzigane, qui était autrefois la bonne de Domenica et qui est maintenant sa première femme de chambre ; j’ai interrogé le serbe Pétraki, mari de Phatmi, et qu’ai-je appris ? Rien ! Le prince Michel habitait à Vienne le palais Esterhasy. Les fenêtres du consulat de France donnaient sur les jardins du palais. Les deux fils du consul, qui était M.  de Tréglave, regardaient jouer l’enfant, et l’enfant leur souriait quelquefois. Elle avait dix ans ! Et depuis lors, rien.

M.  de Sampierre tenait maintenant les yeux baissés, et ses sourcils étaient contractés violemment.

— Domenica devrait m’adorer, dit-il après un silence, accordez-vous cela ?

— Certes.

— Eh bien ! elle ne m’adore pas… je crains cet homme.

— Un gentillâtre ! s’écria Pernola, un Jean de Tréglave ! un employé d’ambassade qui n’a pas le sou !

— Je l’ai trouvé à Rome au lendemain de notre mariage, prononça lentement le marquis. Je suis allé à Naples, je l’y ai retrouvé. J’ai quitté l’Italie. Quinze jours après notre arrivée à Genève, j’ai lu son nom sur le registre de l’hôtel des Berghes. Alors j’ai traversé d’un temps toute l’Allemagne, j’ai acheté le palais de Kaunitz, à Dresde, et j’ai rencontré cet homme dans ma rue, avant même d’en avoir fini avec mes tapissiers. J’ai vendu mon palais ; j’ai voulu fuir jusqu’à Bucharest ! J’avais pour prétexte mon désir de visiter les domaines de Paléologue. Je m’embarquai à Vienne sur le Danube : cet homme m’attendait au passage, à Pesth. Je m’arrêtai, puis je changeai de route : je gagnai Venise par Trieste. C’était hier cela ! je me trouvai face à face avec lui devant le tombeau de Catherine Cornaro… Je suis très-brave, personne ne l’ignore…

— Pas un mot de plus ! interrompit le petit comte. Je vous mépriserais si l’idée vous était venue jamais de croiser l’épée avec ce hobereau !

— L’idée ne m’en est pas venue, répondit franchement M.  de Sampierre, puisque me voici à Milan. Mais je crois avoir montré assez de patience, et s’il me poursuit jusqu’à Milan, malheur à lui !

On gratta à la porte. Un grand garçon portant le costume serbe entra. Il tenait à la main un plat de vermeil.

— Qu’est-ce, Pétraki ? demanda le comte.

— Une lettre pressée pour le maître.

M. de Sampierre la prit et l’ouvrit. Aussitôt que son regard eut touché la première ligne, il pâlit.

— Va, dit-il à Pétraki. Fais atteler. Mon cousin Pernola va sortir.

Puis, se tournant vers le comte, il ajouta d’une voix tremblante :

— Avez-vous remarqué la robe que portait hier madame la marquise de Sampierre ?

— Taffetas gris, dentelles noires, répondit Pernola d’un air innocent : une merveille d’élégance ! Ma cousine l’avait reçue le matin même de Paris.

— Saviez-vous que madame la marquise eût assisté hier aux vêpres de la cathédrale ?

— Non, mais qu’importe cela ? Et pourquoi vais-je sortir, s’il vous plaît ?

— Connaissez-vous… ou croyez-vous que vous pourriez trouver sur-le-champ un homme sûr ?

— Quel genre d’homme sûr ?

— Le vicomte Jean de Tréglave est ici, dit M. de Sampierre à voix basse, au lieu de répondre.

— J’ai l’homme, dit Pernola froidement.

Le marquis lui tendit la main et reprit :

— Le salut de la cathédrale est à huit heures. Avez-vous le temps de prendre vos mesures ?

— J’ai le temps. Mais souvenez-vous de ceci : L’agneau n’est pas complice du loup qui rôde autour de la bergerie, Domenica est pure comme les anges de Dieu. Vous êtes mon parent, mon ami, mon bienfaiteur et mon maître ; je vous appartiens, Giammaria, contre l’univers entier, mais n’attaquez jamais votre femme, car je la défendrais !

— Même contre moi, Battista ?

— Même contre vous !

M.  de Sampierre l’attira sur sa poitrine et l’y pressa en murmurant :

— Cœur d’or !

Puis il ajouta :

— Prenez deux hommes plutôt qu’un, et fournissez-leur de bonnes armes.


IV

LA ROBE GRISE


Le jour allait déjà baissant dans les jardins de Sampietri. Domenica, fatiguée de jouer, s’était assise sous un platane et berçait le petit Roland endormi. Phatmi, la belle tzigane aux formes masculines, à la lèvre ombragée de duvet, se couchait sur l’herbe aux pieds de sa maîtresse.

Domenica était jolie comme les petits Amours qui voltigent parmi les fleurs dans les tableaux du temps de Louis XV. Sur ce front d’enfant aux blancheurs rosées il n’y avait pas place pour la pensée du mal. Ce qui frappait en elle, c’était une mollesse gracieuse et un peu ennuyée, avec cette candeur d’espèce particulière qui se rencontre, dit-on, au sérail. C’est le repos absolu et l’ignorance profonde, enveloppés dans cette ouate morale qui a nom l’inertie.

Volontiers eussiez-vous pris cette chère Domenica pour la sœur aînée du petit qui souriait entre ses bras.

M. de Sampierre aurait donné beaucoup pour savoir ce qu’elle disait à Phatmi, qui l’écoutait d’un air distrait. Il était à son poste, M. le marquis, derrière les rideaux, interrogeant d’un œil avide le mouvement paresseux et lent des lèvres de Domenica, dont les beaux yeux se fermaient à demi.

S’il avait su ! Entre ces fraîches lèvres un nom passait : justement le nom qu’il redoutait le plus !

Domenica disait, mais en réprimant une légère envie de bâiller qu’elle avait :

— C’est danser que j’aimerais ; je n’ai jamais été au bal ; à quoi me sert d’être si riche ? Mon cousin Pernola ne doit pas bien danser, mais Jean de Tréglave, par exemple !…

— Est-ce que vous pensez à lui quelquefois, maîtresse ? demanda Phatmi, qui souriait bonnement.

— Oui, quelquefois. Je m’amusais mieux dans ce grand jardin d’Esterhazi quand il était à sa fenêtre avec Laurent. Je n’ai plus revu Laurent, mais le vicomte Jean nous suit partout. Je crois qu’il est amoureux de moi.

Cette fois, elle bâilla tout à fait. La Tzigane garda le silence. Domenica reprit :

— Elle est donc bien malheureuse, cette Laura-Maria ? Il faudra lui porter encore de l’argent. Princesse Michela dit qu’elle est peut-être ma cousine. J’ai perdu la lettre où Michela me recommandait d’aimer beaucoup, beaucoup M.  de Sampierre… Tiens, voilà que je pense encore à danser !

Ses paupières battaient.

— Et au vicomte Jean ? murmura Phatmi, qui riait tout à fait.

— Oui, balbutia Domenica dont la tête charmante se renversa sur son épaule : justement. Je n’ose pas demander à M.  de Sampierre qu’il me mène au bal. Ce serait drôle de le voir danser, lui, M.  de Sampierre…

Elle dormait. Petraki se montra sous les arbres. Il était depuis peu le mari de la grande Phatmi, et il avait la taille voulue pour cela.

— Ce soir, dit-il, à l’Arène, il y a course de carrosses aux flambeaux. La Domenica s’y amuserait comme une reine !

M.  de Sampierre n’était plus à la croisée. Il avait repris sa promenade de long en large et relisait la lettre que Petraki lui avait remise tout à l’heure. Elle était d’une écriture de femme et disait :


« Marquis, tu es plus vieux que tes trente-cinq ans. Le sais-tu ? Ta femme avait hier, aux vêpres du Dôme, une délicieuse robe de Paris : l’as-tu vue seulement, toi qui ne vois rien ? La marquise remettra cette robe pour venir au salut, ce soir, parce que le vicomte Jean lui a dit : elle vous va bien. »


Huit heures sonnant, M.  de Sampierre traversait à pied la place de la cathédrale, appuyé sur le bras du comte Pernola. Ils marchaient lentement, le nez dans leurs manteaux. La nuit était tout à fait tombée.

— Le bonheur de ma cousine Domenica, disait le comte, doit susciter bien des jalousies. Toutes les femmes voudraient être à sa place. Ce n’est qu’une lettre anonyme.

— Vous avez beaucoup de bonté, Battista, répliqua le marquis. Je crois, en effet, que la position de Mme  la marquise excite quelque envie, et il y a de quoi ; je suis calme, très-calme ; je vais juger par mes yeux.

— Je parie, s’écria Pernola en s’arrêtant brusquement, que ma noble cousine est en ce moment à la maison, souriant au sommeil de son cher enfant !

— Il se peut, Battista. Je l’espère. Entrons et nous verrons.

Les sons de l’orgue, passant à travers les hautes fenêtres, arrivaient jusque sur la place. Les deux cousins franchirent le seuil et aussitôt que Pernola eut offert l’eau bénite, M.  de Sampierre se prosterna sur les dalles avec une majestueuse humilité.

Il admettait la grandeur de Dieu comme étant supérieure même à la sienne propre, mais il pensait que le ciel devait lui tenir compte de cette concession, et sa prière sous-entendait invariablement cette pensée :


« Seigneur, quittez, s’il vous plaît, vos autres occupations pour m’écouter, car je suis M.  le marquis de Sampierre. Vous ne pouvez me faire ni plus riche, ni plus noble, ni plus savant, ni plus grand, ni plus beau ; mais c’est égal, Seigneur, je n’ai point d’orgueil et me voici agenouillé comme le premier venu, pour entretenir les bonnes relations qui existent entre vous et moi. »


L’immense église de marbre était éclairée fort inégalement et les nefs latérales restaient presque vides, pendant qu’un noyau compacte se pressait aux environs du chœur où la Congrégation chantait le salut. Autour de cette foule pieuse, des curieux allaient et venaient, comme toujours en Italie. Là-bas, chacun fait un peu comme M.  de Sampierre et met quelque chose dans son oraison : des rendez-vous, par exemple. Dieu est si bon enfant, là-bas !

Les deux cousins faisaient en vérité contraste avec la frivole apparence des promeneurs qui entouraient la Congrégation. M.  de Sampierre, pénétré des bontés qu’il avait pour l’Éternel, se drapait dans son recueillement de première classe, et Pernola le suivait, si fervent et si doux qu’il lui poussait une auréole autour du front.

— Battista, dit le marquis en approchant du chœur, ayez la bonté de regarder à droite pendant que je veillerai à gauche.

— C’est pour vous obéir, Giammaria, répondit l’excellent petit comte, ni vous ni moi, nous ne verrons rien.

Ils regardèrent tous les deux. Le marquis ne vit rien, en effet, mais Pernola avait l’œil d’Italie, bien supérieur, quoi qu’on dise, à l’œil américain. Du premier coup, il distingua les profils d’un cavalier de grande taille, dissimulé dans l’ombre d’un pilier, dans la nef transversale où est le tombeau de Médicis.

C’était un beau jeune homme et un solide gaillard. L’élégante sévérité de sa mise le dénonçait français. Il attendait, adossé au marbre de la colonne et semblait rêver. Il était immobile comme une statue.

Pernola sourit, mais non point dans sa barbe, car il avait la joue plus lisse que Ganymède. Il garda pour lui la satisfaction sincère qu’il éprouvait en reconnaissant que ce beau cavalier était bien le vicomte Jean de Tréglave.

Mais il fallait deux personnages pour la comédie complotée. La dame manquait encore.

— Je n’ai rien vu, dit M.  de Sampierre, et vous ?

Pernola répondit :

— Je vous l’avais dit d’avance, j’étais certain de ne rien voir.

M.  de Sampierre l’eût embrassé de bon cœur.

— Me voilà qui espère malgré moi… commença-t-il.

— Vous savez, interrompit Pernola, je tiens toujours mon pari. J’ai foi aux anges, moi !…

Il s’arrêta si brusquement que le marquis eut un choc.

Une femme sortait de l’ombre qui emplissait le bas-côté. Sa démarche était timide et toute gracieuse. Un voile épais lui couvrait le visage. Elle portait une de ces robes chiffonnées à la parisienne et qui se reconnaissent si bien, surtout quand on est loin de Paris. La robe était en, taffetas gris avec des volants de dentelle noire.

M.  de Sampierre pesa avec force sur le bras de Pernola, qui demanda innocemment :

— Qu’avez-vous, mon cousin ?

Le marquis ne répondit pas tout de suite. Sa poitrine râlait et il avait les yeux d’un fou.

— Ne la voyez-vous pas ? balbutia-t-il enfin : c’est elle ! je le jurerais !

Le petit comte fit mine de suivre le regard du marquis et courba la tête. Il peignait le découragement.

En dépassant le pilier, la robe grise toucha du doigt ses lèvres, à travers son voile. Le vicomte Jean se redressa. Il y avait dans sa pose nouvelle un doute et un étonnement.

La robe grise alla s’agenouiller près du tombeau de Médicis. Les lueurs de l’autel l’effleuraient. M.  de Sampierre dit pour la seconde fois :

— C’est elle ! J’en suis sûr !

Il avait peine à se soutenir.

Le bon petit comte semblait plus malheureux que lui.

Au bout d’une minute, la robe grise se releva et marcha vers la porte latérale, ouverte à gauche du chœur. Un second signe avait été échangé entre elle et le vicomte Jean, qui s’ébranla enfin.

Ce fut lui qui donna l’eau bénite.

— Courez ! s’écria le marquis dont les doigts convulsifs s’incrustèrent dans la chair de Pernola : Courons !

— À quoi bon ? demanda ce dernier.

— Donnez vos ordres sur-le-champ ! je le veux !

— Ils sont donnés.

— Pouvez-vous répondre… ?

— Je réponds de tout ! interrompit Pernola avec résolution. Je ne croyais pas ; Dieu sait même que je doute encore, malgré le témoignage de mes yeux ! mais vous avez ordonné, j’ai obéi ; tout est réglé : Celui qui vient de tremper ses doigts dans le bénitier est un homme mort.

En ce moment la robe grise sortait de la cathédrale, et le vicomte Jean disparaissait derrière elle.


V

PER LA SANTITÀ DEL SACRAMENTO


Quand le vicomte Jean de Tréglave fut hors de l’église, il vit la femme voilée qui glissait rapidement sous les lueurs du gaz et qui était déjà à plus de vingt pas de lui.

Elle allait dans la direction de la place des Tribunaux, mais elle tourna court au coin de la rue étroite et tortueuse qui passe derrière le Théâtre-Roi, pour conduire au Casino des marchands.

Dans cette rue, sous le premier réverbère, une voiture stationnait, dont la portière était ouverte.

Un instant, le réverbère éclaira vivement la robe grise qui courait tout éperdue et qui se lança dans la voiture.

Ce mouvement fit flotter le voile.

Jean de Tréglave ralentit sa course, comme si un doute fût entré en lui.

Mais juste à ce moment, et comme il passait devant une noire allée, il tomba, frappé d’un coup de stylet à la hauteur du cœur, par derrière.

Une voix sortit de la nuit, et dit :

Per la santità del sacramento ! (Pour la sainteté du mariage.)

Et la porte de l’allée se ferma.

La rue était déserte.

La voiture où la robe grise venait d’entrer n’avait pas bougé. Pendant une minute, Jean de Tréglave resta couché en travers de la rue, immobile et baigné dans son sang.

Au bout de ce temps, le cocher de la voiture, gros homme qui ressemblait fort à François Preux, le valet du ménage Strozzi, descendit de son siège, vint s’agenouiller auprès du corps du vicomte Jean, et dit après lui avoir tâté la poitrine :

— En voilà un qui a la vie dure !

— Il n’est pas mort ? demanda-t-on dans le carrosse.

Ce n’était pas une voix de femme.

En effet, le docteur Strozzi sauta sur le pavé au moment où quelques passants tournaient l’angle de la place des Tribunaux pour s’engager dans la rue.

Derrière lui, Laura-Maria sortit aussi de la voiture, où il ne restait plus rien que la robe grise, pliée avec soin, dans le coffre.

Maria était maintenant vêtue de noir.

Quand les passants approchèrent, ils trouvèrent le docteur et Laura-Maria donnant les premiers soins. Un peu de foule vint, sortant on ne sait d’où, à l’odeur du sang, mais l’émotion ne fut pas très-grande, parce que ce n’était, après tout, que du sang français.

On aida à transporter le blessé dans la voiture, qui prit au pas le chemin de l’hôtellerie où logeaient les frères Jean et Laurent de Tréglave.


VI

DEUX CENT SOIXANTE-DIX JOURS


M.  de Sampierre et le comte Pernola étaient restés dans l’église, à la même place. Au bout de quelques instants, le marquis se dirigea en silence vers la porte latérale par où la robe grise et Jean de Tréglave étaient sortis.

Le marquis prit et donna l’eau bénite avant de passer le seuil.

Mais une fois dehors, il fut obligé de s’appuyer au bras de Pernola. Tout son corps tremblait.

— Je vous prie de regarder pour moi, Battista, dit-il : je n’y vois plus.

— Je ne les aperçois ni l’un ni l’autre, répliqua le comte : ils ont eu tout le temps de s’éloigner.

— C’est vrai ! fit le marquis en un gémissement. Rentrons.

Le comte appela un brougham de place.

M.  de Sampierre tomba sur le dur coussin et y resta sans mouvement.

— Au palais Sampietri ! ordonna Pernola.

— Auparavant, murmura M.  de Sampierre, je voudrais voir l’homme mort.

Mais il se reprit aussitôt et ajouta :

— Non ! il faut que je m’assure de mon malheur. Rentrons.

On aurait pu l’entendre, un instant après, marmotter les versets latins du De profundis, à l’intention de « l’homme mort. »

Et quand ce fut fini, il demanda :

— Vous pensez qu’on ne l’aura pas manqué, Battista ?

Pernola l’entourait de soins doux et presque féminins, mais cela ne l’empêchait pas de prendre ses précautions.

— Ne songez plus à ce malheureux, dit-il, son crime a été d’inquiéter un homme tel que vous, et, rien que pour cela, il a mérité son sort.

— Croyez-vous donc encore, s’écria M. de Sampierre, que Domenica n’est pas coupable ?

Pernola lui baisa la main et répondit :

— Souvenez-vous de mes paroles : Je crois qu’elle est à la maison, souriant au sommeil de son cher enfant.

Il faisait mieux que croire, il était sûr. Aussi, ajouta-t-il dans la perfidie de son apparente candeur :

— Si vous m’objectiez qu’elle a eu tout le temps de rentrer et de changer de costume, je vous répondrais…

— Je n’objecterai rien, fit M.  de Sampierre qui était fort abattu. Que Dieu me pardonne si je me suis trompé ! J’achèterai pour cinq cents louis de messes à l’intention de ce malheureux jeune homme. On ne peut faire davantage, même pour un ami.

Ils arrivaient au palais. Aucune question ne fut adressée au concierge ni aux domestiques, mais ceux-ci virent bien que le regard de leur maître était fou.

Parvenu à la porte de l’appartement de sa femme, M. le marquis entra sans frapper.

La chambre à coucher était vide. Dans la nutriceria, il n’y avait que Mitza, la seconde femme de chambre, veillant sur le sommeil du petit Roland.

Ce fut le cher Pernola qui trembla, cette fois, sur ses jambes, tant sa surprise était profonde. Domenica n’était pas là. Où pouvait être Domenica ?

M. de Sampierre se tenait droit et froid. Sa main désigna la porte d’un geste roide. Pernola sortit précipitamment.

Mitza joignit les mains et tomba sur ses genoux ; et en effet le visage de son maître était effrayant à voir.

— Ne me tuez pas ! supplia-t-elle.

M.  de Sampierre la releva et lui mit dans la main une pleine poignée de pièces d’or.

Mitza sauta de joie, mais elle dit :

— Pour or ni pour argent, je ne parlerai mal de la Paléologue !

— Elle est sortie ? demanda M.  de Sampierre.

— Oui, avec Phatmi.

— Pourquoi est-elle sortie ?

— Eh bien ! elle s’ennuyait comme à l’ordinaire, pauvre agneau ! Elle voudrait tant se divertir et danser comme les autres. Ce n’est pas péché d’aller à l’Arène voir la course des carrosses.

— Elle était sortie hier déjà ?

— Pour faire ses dévotions : y a-t-il du mal à cela ?

— Non, certes. Quelle robe avait-elle, ce soir ?

Mitza fut reprise de toute sa terreur et répéta :

— Quelle robe ?

— Sa robe d’hier ? fit le marquis en insistant : la robe qui est arrivée de Paris ?

Mitza tomba à genoux.

— Je ne sais rien sur la robe ! s’écria-t-elle. Je vous en fais serment, ce n’est pas moi qui ai volé la robe !

M.  de Sampierre n’avait plus d’argent sur lui. Il arracha la bague de diamant qui étincelait à sa main droite et la passa au doigt de Mitza stupéfaite.


Pernola attendait dans le cabinet. Il avait peur. L’absence de la marquise était pour lui une énigme. Il se précipita au-devant de M.  de Sampierre quand celui-ci rentra.

— Ce n’est peut-être rien, dit-il, je vous supplie de ne pas juger sur les apparences.

M.  de Sampierre le repoussa. Il semblait avoir recouvré quelque calme, mais sa pâleur était livide.

— Ce n’est rien, en effet, prononça-t-il très-bas. Il est juste qu’elle se divertisse. Je veux qu’elle danse, Battista, c’est de son âge.

Battista écoutait bouche béante, comme un homme qui croit rêver.

M.  de Sampierre traversa la chambre pour gagner sa chapelle où il s’agenouilla. Il resta ainsi longtemps, priant et se frappant la poitrine.

Quand il se releva, il gagna son bureau d’un pas grave.

— C’est à Paris qu’on danse, reprit-il. Battista, nous irons à Paris.

Et comme le jeune comte cherchait en vain réponse à ces étranges paroles, M.  de Sampierre poursuivit en fixant sur lui ses yeux qui rayonnaient un morne éclat :

— Elle dansera. Dieu m’a parlé. La robe a été volée. Elle dansera tant qu’elle voudra. Raisonnons. C’est hier seulement qu’ils ont pu se voir. Aujourd’hui, quand même ce serait elle, cette femme de la cathédrale, vous savez bien que le temps leur aurait manqué pour mal faire.

Il trempa sa plume dans l’encre et ouvrit un agenda.

— Je ne vous comprends pas, Giammaria, murmura le jeune comte.

— En conséquence, continua M.  de Sampierre, j’inscris la date d’hier, 26 août 1846. C’est la vraie… la seule ! Je vous dis que Dieu m’a parlé.

Il écrivit cette date sur l’agenda et reprit :

Je compte maintenant deux cent soixante-dix jours, ce qui nous mène au 23 mai 1847. Est-ce juste ?

Pernola compta et répondit :

— C’est juste.

M.  de Sampierre écrivit la seconde date et demanda :

— Comprenez-vous, maintenant ?

— Non, répondit Pernola.

M.  de Sampierre se dressa de sa hauteur.

— Ma pensée va trop vite et trop loin, dit-il, vous ne pouvez la suivre. Je consens à m’expliquer, soyez attentif : L’homme est mort ; restent la femme et l’enfant qui peut naître…

— L’enfant !… balbutia Pernola stupéfait.

Il y eut un vague sourire autour des lèvres de M.  de Sampierre. Son grand front avait comme une auréole de solennelle extravagance.

— Je n’affirme rien, acheva-t-il ; j’attendrai deux cent soixante-dix jours. C’est le terme assigné par la nature. D’ici là, je vous défends de faire allusion à ce qui s’est passé.


VII

RÈGLEMENTS DE COMPTES


Ces deux Tréglave, Jean et Laurent, étaient les fils d’une race de chevaliers. Ils avaient vu autrefois le troupeau joyeux de leurs frères et de leurs sœurs entourer leur mère adorée dans la maison de famille, toute pleine de bonheur.

Un jour, le deuil s’était glissé dans le vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, qui portait leur nom. Une fois entré, le deuil ne sort plus. Jean et Laurent restaient maintenant seuls héritiers de toutes les tendresses qui vivaient jadis et jouaient autour du foyer paternel. Ils s’aimaient profondément.

Vers dix heures du soir, en cette même journée où M.  de Sampierre avait fait ses dévotions à la cathédrale de Milan, le vicomte Jean de Tréglave était couché sur son lit d’auberge, inanimé et comme mort. Laurent, agenouillé à son chevet, cachait dans les couvertures son visage baigné de larmes.

Il venait de rentrer. Une indication erronée l’avait dirigé sur une fausse piste, et il montait la garde derrière les jardins du palais Sampietri, au moment où son frère était poignardé aux environs du Dôme.

Le docteur Strozzi et Laura-Maria s’empressaient autour du patient.

Un bruit se fit dans la pièce voisine, et François Preux, entr’ouvrant la porte, montra sa grosse figure fûtée.

Il leva un doigt. Laura-Maria vint à lui. Il dit :

— C’est le Pernola qui apporte l’argent.

— Prenez l’argent, répliqua tout bas la belle fille, et renvoyez le Pernola.

— C’est que, reprit François Preux : il voudrait voir.

On a ce droit-là quand on paye. Maria hésita pourtant.

Mais ce ne fut pas long. Elle rabattit précipitamment son voile, passa le seuil et se trouva en présence du petit comte.

Les yeux de celui-ci, étincelants de curiosité, essayèrent de percer le voile. Il salua jusqu’à terre.

— Suis-je assez heureux et honoré, dit-il de sa voix la plus douce, pour me trouver en présence de la noble Maria Paléologue ?

— Oui, lui fut-il laconiquement répondu.

— Ne me sera-t-il point permis de reconnaitre par moi-même cette ressemblance de famille qu’on dit si frappante ?

— Non, interrompit Laura-Maria.

Elle ajouta en ouvrant la porte grande :

— Ce qu’il vous importe de voir, le voici. Regardez.

La lumière de la lampe tombait sur les traits livides du vicomte Jean. Pernola eut un mouvement de femmelette effrayée.

Laura-Maria referma la porte.

Pernola, presque aussi pâle que ce mort qui gisait entre ses draps sanglants, atteignit son portefeuille et y prit un paquet de billets de banque qu’il tendit à Maria. Celle-ci les compta d’une main très-ferme et dit :

— J’ai demandé cent mille francs. Ceci n’est qu’un misérable à-compte. Quand vous aurez tout payé, vous ne serez pas quitte encore.

Elle indiqua du doigt la sortie, et le joli petit comte prit congé avec toutes les marques du respect le plus soumis. Dans l’escalier ses dents claquaient.

Maria rentra et s’approcha du docteur Strozzi avec qui elle échangea quelques paroles à voix basse. Laurent de Tréglave restait abîmé dans sa douleur ; il n’avait rien vu.

Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La voix de Maria venait de s’élever dans le silence. Elle disait :

— Docteur Strozzi, écoutez-moi : je dors et je suis lucide. Je vais vous enseigner ce qu’il faut faire pour sauver le frère de celui que j’aime.

Laurent joignit les mains et voulut parler. Strozzi mit un doigt sur sa bouche. Il ouvrit sa boîte à médicaments. Maria, sans tâtonner, y choisit une fiole.

Après quoi, elle rabattit son voile, disant :

— Approchez cet élixir de ses lèvres.

Le docteur obéit. Maria ajouta :

— Ouvrez les yeux, Jean de Tréglave, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Les paupières du prétendu mort se soulevèrent à demi. Laurent se traîna sur ses genoux et baisa les mains de la belle fille en pleurant.

Pendant cela, le comte Pernola rentrait au palais Sampietri.

Il trouva M.  le marquis de Sampierre assis à son piano et jouant un menuet de Mozart avec ce grand air de gravité qu’il mettait à toutes choses.

— J’ai vu, dit Pernola qui tremblait encore.

M.  de Sampierre acheva les dernières mesures et demanda :

— Vous êtes sûr de ne vous point tromper ?

— Je suis sûr.

M.  de Sampierre ajouta :

— Ne me parlez plus jamais de cet incident avant le délai que j’ai fixé. Nous partons demain pour Bade. On y danse et Domenica a envie de danser. C’est un plaisir innocent qui fut connu et honoré dès l’antiquité la plus reculée. Je deviendrai habile dans cet art comme en tout…

— Je voudrais, interrompit le jeune comte, vous dire quelques mots de cette Laura-Maria.

Mais M.  de Sampierre lui imposa péremptoirement silence et reprit :

— Les femmes sont des enfants frivoles ; je donnerais des millions pour être aimé de Domenica. Vous écrirez à Paris demain, écrivez à l’instant même ! Que l’hôtel Paléologue soit restauré de fond en comble. Que tout y soit beau, riant, gracieux ! Et qu’on se hâte ! Nous y passerons l’hiver. Domenica dansera, Domenica m’aimera ! Réglez les messes à dire pour le défunt, et trouvez-moi un professeur de danse.


VIII

EXTRAITS AUTHENTIQUES


Ce fut seulement au commencement de janvier 1847 que la princesse-marquise (on appela tout de suite ainsi notre Domenica) fit son apparition dans le monde parisien. Les travaux exécutés à l’hôtel Paléologue avaient pris les cinq derniers mois de la précédente année. Vous n’eussiez pas reconnu la vieille maison si triste. Elle était digne en tout maintenant de cette charmante Domenica.

On s’occupa d’elle beaucoup. Il y eut « sensation ». En écrivant, j’ai sous les yeux des journaux de l’époque et je demande la permission d’en citer quelques lignes choisies. Cela nous épargnera bien des pages.

Je commencerai par le Miroir des salons, où Mme la baronne de Vatenville rédigeait alors avec tant d’éclat les articles « élégants ».


« … Il y a eu un début au premier bal de l’ambassade d’Autriche, plus qu’un début : un lever de soleil !

» Tous les autres astres pâlissaient, même la ravissante duchesse de Dino, née de Sainte-Aldegonde (satin bleu, tablier de brocart d’argent, couronne de pensées, sidérées de diamants), même la blonde princesse de Beauvau, dont les toilettes sont comme ses yeux : indescriptibles ! même la duchesse d’Istrie (lilas senti profondément et relevé par des imprévus roses) ; même Mme la princesse de Chimay (Mlle Pellaprat) à qui on avait envie de tendre la main pour la retirer de son bain de pierreries. Heureusement qu’elle sait nager.

» Mais où étaient donc « ces messieurs » ? Auprès de Mme J. de Castellane, correcte comme un pli de la tunique de Rachel ? Non. Auprès de Mme de Nanzouty, la grâce habillée de poésie ? Non. Auprès de la duchesse de Praslin, dont le bonheur a comme un voile de tristesse ?

» Non, non, non, « ces messieurs » étaient ailleurs : le comte d’Orsay, le païen d’Althon-Shée, le chrétien Montalembert, M.  de Châteauvillard, sir Lytton Bulwer, lord Seymour, Morny, le mystérieux, dont le brillant Walewski connaît seul la généalogie, tous les héros de la mode s’étaient tournés du côté de l’aurore…

» Boréale ? Orientale plutôt. Est-ce une beauté ? Éblouissante ! Une fortune ? Absurde, impossible, écrasante ! Ces chiffres-là ne s’écrivent pas. On parle de huit zéros. Je dis huit en vous suppliant de n’y pas croire.

» L’âge ? Dix-huit ans. Le nom ? Il y en a deux : celui du premier pape avec celui des derniers empereurs d’Orient.

» Et de la grâce à pleines corbeilles ! Et de l’esprit ! Et de tout ! Jusqu’à de la naïveté !

» Vous jugez : le reste s’éclipsait. Il n’y en avait que pour la princesse Domenica Paléologue, marquise de Sampierre !

» Toute en tulle blanc sur satin pâleur (nouveau vert-d’eau de la maison Godonèche.) Par devant, rêves et bouillons en treillis, étoilé chacun d’une marguerite de diamants à cœur d’émeraude. Côtelures de petites émeraudes, le long des quilles, avec attaches de marguerites. Sa berthe n’était qu’une guirlande de fleurs en diamants. Dans ses cheveux noirs comme le jais, un feu d’artifice de pierreries. Théophile Gautier a dit : « C’est la symphonie en blanc-majeur ! » Cette créature de lumière semble respirer des rayons…


Vous voyez que, dès cette époque reculée, le style n’était pas inconnu en France.

Voici, sur le même sujet quelques « échos » du Corsaire de Satan :



» Ce qu’il y a de remarquable dans le genre de beauté de la princesse-marquise, c’est son air d’extrême jeunesse. Vous la prendriez pour une petite demoiselle : très-bien nourrie. Son mari porte assez haut ses millions, c’est un joli homme d’Italie.

» La charmante princesse, malgré son sourire enfantin, a déjà donné un héritier à monsieur le marquis. On la dit pour la seconde fois dans une position intéressante. »



» On parle d’une grande fête orientale que la marquise Domenica doit donner, vers la fin du carnaval, dans les salons et jardins d’hiver de l’hôtel Paléologue. La chasse aux invitations a déjà commencé.

» M.  le marquis est un danseur, ce qui ne l’empêche pas d’aimer la science. Il s’est rendu hier acquéreur de la bibliothèque spéciale de feu le docteur P…, le célèbre professeur d’accouchements.

» Il paraîtrait qu’un goût tout particulier l’entraîne vers l’étude de la tocologie. On prétend, en effet (nous n’y avons pas été voir), que M.  le marquis suit incognito les cours d’accouchement à la clinique de l’École de médecine. C’est drôle.



» Un revenant : — au bal de l’ambassade d’Autriche, nous avons serré la main du vicomte Jean de Tréglave qu’on avait fait mourir violemment, en Italie, cet été.

» Le vicomte est muet sur son aventure. Sans doute une affaire d’amour.

» Cela fait deux affaires d’amour dans la famille. En revoyant le cher vicomte, on se demandait, en effet, où pouvait bien être Laurent de Tréglave, car, ordinairement, Pollux ne quitte jamais Castor.

» Pollux voyage. Voici l’histoire qui se raconte : Il était une fois une orpheline, belle comme le jour, mais dont la naissance s’environnait d’un nuage. La nécessité l’avait réduite au métier un peu compromettant de somnambule. Un jeune gentilhomme français la découvrit, l’aima… L’épousa-t-il ? Peut-être.

» Et voilà pourquoi Castor était sans Pollux au bal de l’ambassade… »


IX

FÊTE ORIENTALE


Les citations sont finies ; nous reprenons notre récit :

Le passage de la marquise Domenica dans la haute vie parisienne fut brillant, mais rapide. Précisément à ce bal de l’ambassade d’Autriche, elle gagna je ne sais quel malaise qui emprunta sans doute à son état intéressant un caractère particulier de gravité, car on ne la revit plus ni dans le monde, ni même au théâtre.

Je me trompe, on la vit encore une fois, chez elle, à l’hôtel Paléologue où la fameuse fête orientale eut lieu vers le milieu de février. Je ne saurais expliquer pourquoi cette fête fut à la fois miraculeusement belle et très-triste. Tout ce qui compte à Paris y assistait et l’effet du premier coup d’œil fut tellement féerique, qu’on déclara vaincues à l’unanimité les magnificences des salons les plus renommés.

Ceci n’est rien à vrai dire : avec beaucoup d’argent on achète même le goût. L’élégance et l’art sont à vendre. Mais ce qui est tout : la difficile, la presque impossible, la glorieuse pureté du public ; le choix dans le nombre, la foule restant élite, ce problème que les rois eux-mêmes ne savent jamais résoudre, avait, ce soir, sa solution éclatante à l’hôtel Paléologue.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’argent ne peut pas aussi donner cela, car l’argent donne tout ; mais il faut que l’argent soit aidé par quelque autre chose. Et il y eut parmi les fées hospitalières qui régnaient alors sur Paris un sentiment d’admiration jalouse à l’aspect de cette prodigieuse cohue, faite de deux mille soleils garantis sans tache.

La mémorable réunion avait pour s’étaler un théâtre digne d’elle. Les salons et surtout les serres enchérissaient sur les descriptions des Mille et une Nuits. C’était un palais enchanté, bâti quelque part dans ce pays du rêve éternel : l’Orient, père de l’opium et berger des almées, l’Orient des parfums, des urnes magiques, des perles, des diamants, des lions, des génies ; empire de Salomon, royaume de Saba, empourpré par Tyr, doré par le Potose, où les poètes ont retrouvé épars, les lambeaux du paradis perdu.

L’Orient, tout l’Orient, était contenu cette nuit entre ces vieux murs féodaux du Paris des Valois. Tous les songes prodigieux, toutes les fumées étincelantes de l’ivresse asiatique allaient et ondulaient dans les salons de l’hôtel Paléologue, ivre d’éblouissements, d’harmonies et de parfums.

Et la reine de la fête, la princesse-marquise faisant les honneurs de sa maison avec une grâce paresseuse, réalisait exactement l’idée de la beauté orientale. Elle était, nous l’avons dit, malgré sa toute jeunesse, un peu trop riche de formes, et quoiqu’elle fût sur le point d’être mère pour la seconde fois, ses traits charmants n’avaient rien perdu de leur naïveté enfantine.

Ainsi restent-ils dans leur cage mahométane, ces beaux biseaux humains qui viennent de Circassie, vivant et mourant de mollesse sans apprendre jamais ni la souffrance, ni la joie, ni l’amour.

Les rapports que l’on avait faits sur le mauvais état de santé qui motivait depuis deux ou trois semaines la retraite de la jolie marquise étaient fort exagérés, chacun put bien le voir. En apparence, elle se portait admirablement bien. C’est à peine si on la trouva un peu plus pâle. Son sourire semblait calme et même heureux. Elle dansait de tout son cœur.

Le malade, c’était bien plutôt M.  le marquis de Sampierre, quoiqu’il dansât aussi, comme on accomplit un devoir pénible. Tout le monde put remarquer le changement qui s’était opéré en sa personne. Il avait maigri, ses yeux s’étaient creusés. L’expression de son visage trahissait une souffrance énergiquement combattue.

Ce n’est pas dans une maison en fête qu’on peut juger le degré de cordialité qui règle les rapports du mari et de la femme. Rien ne sépare plus largement que les devoirs de maître et de maîtresse de maison. Néanmoins, les gens qui voient tout crurent deviner que la préoccupation de M.  le marquis avait trait à Mme  la marquise, tandis que, pour la naïve placidité de Mme  la marquise, M.  le marquis n’existait pas.

Mais, en revanche, un jeune parent, le modèle assurément des cousins, M.  le comte Pernola, des marquis Sampietri, conquit, ce soir-là, une jolie réputation de piété collatérale, et ce ne fut que justice.

Ce jeune gentilhomme, fort agréable à voir et parlant le français avec le zézaiement classique des Italiens de comédie, exagérait, comme à plaisir, le type cisalpin. Sa figure finement découpée était blanche avec éclat, ses cheveux étaient incomparablement noirs. Et tout cela brillait comme de l’ivoire travaillé avec de l’ébène. Ces deux matières trop ternes avaient été pourtant remplacées par de l’émail noir et blanc pour la fabrication de ses yeux qui luisaient froidement entre deux longues franges de cils en soie vitrifiée.

Il ne quittait pas le marquis d’une minute ; il l’entourait d’attentions douces et charmantes avec une sollicitude presque féminine.

Cinq duchesses se rencontrèrent dans la bonne pensée d’expliquer l’indifférence de la femme par l’empressement du cousin.

Le bal était travesti. Venise, où l’Orient commence, servait de prétexte au masque. Chacun avait vraiment bonne volonté de faire de la joie, mais nous l’avons dit et nous le répétons : parmi tant d’éléments de plaisir, il y avait comme un vent de tristesse.

L’ennui planait.

Il semblait que toutes ces gaietés somptueuses fussent jetées comme un voile sur les mélancolies de la vieille maison et qu’à travers ce voile on découvrit un deuil, — ou la menace d’un deuil.

La preuve qu’il y avait dans l’assemblée un parti pris de bienveillance, c’est que nul n’exprimait tout haut ses impressions fâcheuses. Peut-être aussi n’osaient-elles point s’avouer, tant elles étaient inattendues et peu explicables. Une ministresse plénipotentiaire, petite-nièce de Pierre le Grand, s’étant échappée à dire : « Il fait froid ici ; j’ai oublié mes fourrures », personne ne releva le mot.

Mais le mot courut tout seul.

Dès deux heures du matin, il commença à se faire très-tard. Les défections étaient rares ; mais on sentait que tout le monde allait prendre congé à la fois.

Tout à coup, une singulière animation se répandit de salle en salle.

Qu’y avait-il ? On ne savait encore. Le mot scandale fut prononcé. Quel genre de scandale ? Personne ne pouvait le dire.

Soyons justes, cela réveille.

Un fait providentiel, c’est que nul ne peut-être jaloux incognito. Cette honteuse maladie est visible comme un eczéma au bout du nez. La délicieuse, la grassouillette marquise était-elle « en amour, » comme disent les Anglaises bien élevées ? Et l’hôtel Paléologue allait-il ajouter un drame, en prime, aux munificences de son hospitalité ?

Notez que les convenances ne doivent jamais se montrer trop curieuses. Il faut se tenir et attendre la pièce.

La pièce vint et prit tout de suite une allure qui n’était pas parisienne. Paris joue si merveilleusement ces comédies ! Ici, c’était tout naïf. Le Gymnase n’en eût pas voulu. Du premier coup la femme était aux abois, le mari vous avait un calme noir qui sentait son mélodrame, et le précieux cousin Pernola se multipliait d’une façon aussi dévouée que désobligeante.

Ne me demandez pas d’où ce nom sortit, mais il fut prononcé ; cinquante voix discrètes murmurèrent :

— On dit que le vicomte Jean de Tréglave est ici !

— Eh bien ! après ? demanda la nièce de Pierre le Grand.

Au fait ! après ? Dans cette maison moitié italienne moitié valaque avait-on des mœurs de l’autre monde ? La Russe avait raison : Après ?

La noble assemblée était désormais au spectacle. On vit des mouvements de domestiques. M.  le marquis se consulta avec son jeune cousin, et celui-ci, à la grande surprise de tous, offrit son bras à la jolie marquise pour la conduire dans ses appartements comme une belle petite qu’on mettrait en pénitence.

En passant elle essaya de sourire, quoiqu’elle eût envie de pleurer, et elle dit d’une pauvre voix d’enfant qui a peur :

— Je vais revenir… excusez-moi… je ne serai pas longtemps.

Où les grandeurs vont-elles se nicher ! En pareil cas, la moins aiguisée des femmes de chambre qui habillaient ces dames eût tenu tête plus congrûment à la situation. Et cette pensionnaire inepte avait trois ou quatre fois la richesse d’une reine !

C’était un baisser de rideau, très-plat, mais très-net. Le drame avortait franchement.

On prit, comme on le devait, la sortie de la marquise Domenica pour un signal de départ ; mais au moment où chacun préparait sa retraite, M.  le marquis de Sampierre manœuvra pour occuper la porte du salon principal et dit d’une voix altérée, où sa volonté bien arrêtée perçait sous un grand trouble :

— Mesdames, je vous prie de vouloir bien rester ; messieurs, personne ne doit sortir d’ici.

Grande surprise et qui fut portée au comble par la rentrée du cousin Pernola, disant avec sa voix de ténor doux :

— Il n’y a malheureusement plus de doute !

Ceci s’adressait à M.  le marquis. Le jeune comte ajouta en saluant respectueusement la noble foule dont les mille regards interrogeaient :

— C’est une aventure déplorable ! Avant de parler, j’ai dû m’assurer de la réalité du fait. On a soustrait à Mme  la marquise un joyau de famille d’une haute valeur, mais dont le prix d’affection est véritablement inestimable.

Tous les yeux se tournèrent vers M. le marquis de Sampierre qui semblait être à la torture, mais qui murmura d’une voix distincte :

— Il faut que l’objet se retrouve.


X

VOL D’UN JOYAU


Ces dernières paroles de M. le marquis furent entendues jusqu’au fin fond de la salle, parce qu’elles tombèrent au milieu d’un silence glacé.

Il y a gros à parier que parmi les assistants nul ne s’était jamais trouvé à pareille fête. Certains essayaient de ne pas comprendre.

La nièce de Pierre le Grand demanda entre haut et bas à sa voisine :

— Est-ce qu’on va nous fouiller, duchesse ?

Bien des gens soutiennent, surtout en Moscovie, que les femmes russes sont les plus grandes dames du monde. Elles appellent presque toujours les choses par leur nom, ce qui est le vrai signe de la race.

Le malheureux marquis entendit et son courage l’abandonna, mais le jeune Pernola était un Italien de ressources.

— Personne n’a pu croire cela ! s’écria-t-il d’un ton pénétré.

Il prit les deux mains de M.  de Sampierre comme pour le laver de cette injure.

Le marquis était incapable de se défendre lui-même ; d’un geste il donna ses pleins pouvoirs et Pernola poursuivit aussitôt :

— Personne ici, je l’affirme, n’a le droit de mettre en doute le respect de mon cousin de Sampierre pour ses hôtes. Nous sommes à vos pieds, mesdames : seulement, et ce sera mon dernier mot, personne non plus ne peut avoir intérêt à couvrir la retraite d’un malfaiteur qui se serait introduit, sous le masque, dans une si noble assemblée.

Ceci fut dit avec une conviction ferme et modeste qui trancha d’un seul coup la difficulté. Évidemment la convenance était sauve. Tous les hommes se démasquèrent, et ce fut de bon cœur.

Le regard du marquis jaillit en gerbe et couvrit à la fois tous ces visages.

Il n’y avait pas un seul intrus.

Pernola remercia d’un salut profond, envoyé à la ronde.

Le marquis baissa les yeux et prononça tout bas :

— Le malfaiteur peut se cacher sous un domino…

Pernola sembla faire effort sur lui-même.

— Je ne demanderais rien de plus, à votre place, murmura-t-il. Nous en ayons assez dit… Nous en avons trop dit !

— À notre tour, mesdames ! s’écria la Russe. Soyons victorieuses dans ce combat de générosité : Je m’exécute.

Elle portait justement le voile des almées, et comme elle était de taille avantageuse, on aurait très-bien pu dissimuler un bel homme sous son costume. En un tour de main, elle rejeta ses draperies et découvrit gaiement son visage qui n’y perdait rien.

Les autres l’imitèrent avec plus ou moins d’empressement, selon leur âge. Il vient une saison où l’on est en vérité très-bien sous un masque, on s’y plaît, on y veut rester. Il y a là des souvenirs attendris, des rêves remontants, toute une provision de chers fantômes qui ne se peuvent évoquer ailleurs et qu’on laisse échapper à regret.

Vous qui vivez dans le passé, voulez-vous tenter une curieuse épreuve ? Placez-vous devant un miroir, mettez un domino pour que la taille ne proteste pas et regardez-vous à travers les yeux d’un masque, vous reverrez votre figure de vingt ans.

Mais, malgré tout, les dames à dominos et à costumes décevants s’exécutèrent d’assez bonne grâce. Il ne resta pas un seul loup dans le salon.

Le comte Pernola salua de nouveau et son regard d’émerillon parcourut d’un temps l’assemblée. Vous n’auriez point su dire s’il était content ou fâché du résultat de son rapide examen.

Hélas ! l’infortuné Giammaria, marquis de Sampierre, se trouva incapable d’aller si vite en besogne. Loin de diminuer, sa détresse semblait grandir, et certes on avait sujet de s’étonner qu’une émotion pareille fût produite par la perte d’un joyau quel qu’en fût le prix. Lui avait-on volé quelque chose comme le Régent de France ou la Lumière du grand Mogol ?

— Je ne peux pas vous voir tous à la fois ! balbutia-t-il d’un accent découragé.

— Au défilé ! commanda la Russe impitoyable. Mesdames, passons la revue !

Et comme il était dit il fut fait. M.  le marquis se tenait près de la porte, brisé, défait, appuyé au chambranle. On défila dans toute la force du terme devant lui. La porte donnait du grand salon dans la galerie. Tout Paris, le plus grand « tout Paris » qu’on eût vu rassemblé, choisi, mis en bouquet depuis bien longtemps, passa là docilement et lentement, comme à la parade.

Mais il ne s’arrêta point dans la galerie. Chacun continua sa route sans regarder derrière soi, jusqu’au vestibule, puis jusque dans la rue.

Les merveilles de l’hôtel Paléologue ne devaient pas servir deux fois.

Pendant que les équipages, appelés tous ensemble, embarrassaient leurs manœuvres à grand fracas, la Russe dit (ah ! elle était franche) :

— Les empereurs d’Orient sont morts, les millions n’y font rien. Ce pauvre bonhomme et sa femme sont des petites gens d’Italie, et leur bijou perdu, qui s’appelle Jean de Tréglave, s’est sauvé par une fenêtre !

Une heure après, M.  le marquis de Sampierre, plus pâle qu’un mort, la marche chancelante et les yeux fous, errait tout seul, comme une âme en peine, dans ce palais vide qui devenait sinistre à force d’être éblouissant.

Il appela, un domestique vint et reçut l’ordre d’aller chercher Phatmi, la première femme de chambre de Mme  la marquise.

Celle-là était encore l’Orient, mais le vrai. Pas un costume dans la fête qui venait de finir n’aurait pu rivaliser avec le sien pour le caractère et la couleur.

C’était une robuste fille à l’aspect vaillant dont les sourcils joints abritaient des yeux de feu. Elle avait la jupe de laine à ramages brodés des Tziganes de Bucharest, le tablier de cachemire, largement lamé d’argent, la grande chemise de percale jetée sur le tout et serrée aux hanches par une ceinture à franges.

Sur sa tête, une écharpe de mousseline serrait ses tempes et laissait échapper la profusion de ses cheveux noirs nattés, rejetant par derrière des bouts énormes qui tombaient jusqu’à ses pieds.

Elle avait aux oreilles deux anneaux d’or, grêles et ronds, soutenus en dedans par des S ; à son cou pendait le fameux collier-dot, composé de doubles lires roumanes dont chacune valait à peu près deux guinées et qui se plaquaient comme un hausse-col, soudées qu’elles étaient à un cercle d’argent.

La Valachie est un loyal pays où les épouseurs ne sont jamais trompés que par les pièces fausses.

Phatmi vint se planter devant son maître.

— A-t-elle pleuré ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle.

— A-t-elle pleuré longtemps ?

— Non.

— Beaucoup ?

— Non.

— Et maintenant, que fait-elle ?

— Elle dort.

M.  de Sampierre pressa son front entre ses mains.

— Et qu’a-t-elle dit ? murmura-t-il.

— Rien, répliqua Phatmi.

Le comte Pernola s’approchait. Sur un signe, Phatmi se retira comme elle était venue.

— Elle dort ! s’écria le marquis en faisant un pas vers son jeune cousin. Entendez-vous ! Elle dort ! Si c’était un ange, pourtant !

Pernola lui tâta le pouls affectueusement.

— Après tout, continua le marquis, cet homme n’était pas là. Un à un j’ai regardé tous les visages. J’affirme qu’il n’était pas là !

Sur les traits du jeune comte il y avait une douce compassion.

Il prit son parent par le bras et le conduisit sans mot dire jusqu’à la grande porte, splendidement habillée, qui donnait sur la partie non couverte des jardins. Il l’ouvrit à deux battants.

L’éclairage de la fête projeta un éventail luminèux sur les gazons tout blancs de neige.

À travers ce tapis sans tache il y avait une ligne de pas, marquée distinctement et que le plein jour n’aurait pas plus clairement dénoncée. Ils allaient, effacés peu à peu par la distance, puis se perdaient au loin dans la nuit.

M.  le marquis de Sampierre regarda cela et se mit à pleurer silencieusement.


XI

NUIT MYSTÉRIEUSE


23 mai 1847. — Nous sommes encore à l’hôtel Paléologue dans la chambre du premier étage où avait eu lieu la cérémonie double du mariage, sous les yeux du vieux Michel expirant.

Cette chambre servait maintenant à M. le marquis de Sampierre, et, malgré la richesse de l’ameublement, elle n’était pas beaucoup plus gaie qu’autrefois. Il y régnait en effet un singulier désordre. L’encombrement produit par les livres de médecine, les atlas, les estampes anatomiques arrivait à figurer le chaos.

Toute l’énorme bibliothèque de feu le professeur d’accouchements P… était là éparpillée, amalgamée, ouvrant dans tous les coins ses volumes entassés et poudreux.

Il y en avait sur les tables, sur les sièges, sur les commodes ; il y en avait par terre qui empêchaient les portes et les fenêtres de jouer, il y en avait dans la cheminée et le lit en était couvert.

Dès qu’on passait le seuil, l’âcre odeur du vieux papier, des vieilles encres et du vieux cuir vous saisissait à la gorge en même temps qu’un redoutable goût de poussière scientifique.

Le marquis Giammaria ne permettait jamais à un plumeau d’entrer chez lui :

Il était là, sur une chaise, dans un petit trou qu’il s’était ménagé libre au devant de sa table. Il avait repris quelque apparence de santé depuis la fête. Son visage, toujours beau, gardait ces tons polis qui sont l’honneur des salons de cire. Pas un pli à sa joue, pas une ride à son front. Seulement quelque chose de rigide était sous l’implacable couche de ce vernis. Ce n’est pas sans dessein que nous avons parlé salon de cire. Ses yeux larges ouverts faisaient froid. Son aspect éveillait une sensation bizarre. Il glaçait par le regard comme le marbre par le toucher.

Au milieu de ce tohu-bohu dévergondé où le moindre souffle de vent eût déterminé des tourbillons de poussière comme sur la grande route en été, M.  le marquis était d’une propreté recherchée. Il portait l’habit noir et la cravate blanche, ses beaux cheveux étaient roulés avec tout l’art cérémonieux que les coiffeurs réservent pour leurs clients de choix, fils de hautes familles ou garçons de café. Ses mains, qu’il avait fines et belles, étaient gantées de frais.

En soi, chacune de ces choses n’avait rien de triste, et pourtant c’était triste, terriblement.

Dehors, au contraire, les feuilles de mai riaient franchement au soleil. Entre les plis sombres des rideaux, on voyait jouer la brise dans les touffes de lilas qui agitaient leurs masses fleuries, et le printemps sans défiance frappait aux carreaux de la croisée.

Je l’ai dit : on était au 23 mai.

Mais le printemps n’entrait pas, ni le parfum des fleurs, ni le sourire de la jeune année.

Devant M.  le marquis, sur la table, dans l’étroit espace ménagé entre les livres, on voyait un journal, un cahier de papier et une pelote sur laquelle était piqué à l’aide d’une épingle un memento ainsi conçu : « 26 août, 23 mai— 270 jours.

Le memento piqué sur la pelote était très-apparent. Les deux dates qu’il rappelait se trouvaient répétées sur la feuille qui couvrait le cahier de papier et qui portait cette mention inachevée : « du 26 août 1846, à Milan, jusqu’au 23 mai 1847, à Paris… »

Le titre du journal était : La Gazette des Tribunaux.

Le marquis Giammaria se tenait immobile, les yeux grands ouverts, le corps droit, mais le cou incliné. Ses deux mains se croisaient sur ses genoux. Il ne regardait rien. Il songeait sans doute, mais sa physionomie à la fois brillante et morne ne laissait lire aucune espèce de pensée.

La pendule sonna une heure après midi.

— Encore soixante minutes ! dit-il.

Sa voix parlait en dedans et tombait au ras de ses lèvres.

Il prit sa montre qu’il régla avec soin sur la pendule.

Puis d’un geste plein de lassitude, il déchira la bande du journal.

— J’ai tout appris, murmura-t-il avant de lire, j’ai tout comparé, il n’y a pas au monde un médecin qui puisse m’enseigner quoi que ce soit. Je sais le vrai, je sais le faux, j’ai regardé à travers tous les systèmes. Et de cette laborieuse interrogation que j’ai adressée à la science, qu’est-il sorti ? La réponse que m’aurait faite la sage-femme du coin. Deux cent soixante-dix jours, voilà la règle posée par l’immense majorité des cas, règle confirmée par une énorme variété d’exceptions. De certitude, pas l’ombre ! une probabilité de 60 à 95 pour 100, selon les spécialistes. C’est assez. J’accepterai le jugement de Dieu sur cette base.

Son regard tomba sur le journal déplié. En tête de la première colonne, un titre, bien détaché, sautait aux yeux, criant :


AFFAIRE PRASLIN

Les yeux du marquis Giammaria se fermèrent.

Il remit le journal en place et croisa de nouveau les mains sur ses genoux.

— Cet homme est un martyr, dit-il, un monstre ou un fou !

Il ajouta après un silence :

— Moi je suis un juge !

On frappa très-doucement à la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt après, sans attendre une permission donnée. L’autre cousin, le comte Giambattista Pernola, montra son sourire sur le seuil.

Il était vivant, celui-là, quoique émaillé. Son vernis avait l’éclat du neuf. Rien n’était dérangé ni fatigué dans les ressorts qui mettaient en mouvement son embompoint de jeune chanoine.

Il traversa la chambre, marchant parmi les obstacles avec le pas léger et silencieux des chats.

— Le docteur est-il venu ? demanda M. de Sampierre sans relever les yeux.

— Je le quitte, répondit la voix suave de Pernola.

— A-t-il vu Domenica ?

— Elle a toujours du plaisir à le voir.

— Que dit-il ?

— Il dit que ma chère et noble cousine est admirablement bien pour son état.

En répondant ainsi, le jeune comte prit la main de son parent et la baisa comme par manière d’acquit.

On pouvait reconnaitre que c’était le salut adopté entre eux, car le marquis murmura avec nonchalance :

— Bonjour, mon cousin, bonjour. Si je ne vous avais pas, je serais un abandonné.

Il ajouta :

— Le docteur entend-il par ces mots « admirablement bien » que la crise est encore éloignée ?

— Il ne s’est pas expliqué là-dessus, mais j’ai cru comprendre qu’il n’attend rien d’immédiat.

M.  de Sampierre secoua la tête et murmura :

— Le docteur n’est pas infaillible.

— C’est le médecin de S. A. R. Mme  la duchesse d’Orléans, répliqua le comte ; mais vous avez raison, personne n’est infaillible.

— Avez-vous quelque chose à me dire ? demanda M.  de Sampierre.

— Rien de bien important. Le rôdeur nocturne est venu comme à l’ordinaire ; l’agent que vous avez obtenu de la préfecture l’a guetté à distance. Mais comme vous avez défendu à l’agent de l’accoster…

— Inutile de déranger l’agent désormais, interrompit le marquis. Payez cet homme et dites-lui qu’on n’a plus besoin de ses services.

— Ah ! bah ! fit le comte.

— Le rôdeur de nuit ne viendra plus.

— Qu’en savez-vous ?

— C’était moi.

— Comment ! vous ! s’écria Pernola.

M.  de Sampierre s’inclina gravement.

Le comte réprima un sourire et murmura :

— Eh bien ! je m’en doutais ! c’est un véritable enfer que votre vie ! Ah ! ah ! ajouta-t-il en pointant du doigt la Gazette des Tribunaux, vous avez vu le résultat de cette diabolique affaire ?

— Non, répliqua M.  de Sampierre.

— Voulez-vous le savoir ?

— À quoi bon ? c’est un duc…

Pernola eut un bon petit rire et repartit :

— Alors, vous pensez qu’on ne peut pas condamner un duc ? Les avis sont très-partagés. Chacun juge selon sa passion. Moi je ne dédaigne personne, vous savez : Hier soir, chez votre concierge, on causait de cette histoire-là… On en cause à tous les étages de toutes les maisons et ce vieux fou de Paris rajeunit de cent ans quand il tombe sur pareille matière à bavardage. Le portier, qui est un don Juan, disait que madame la duchesse était une béguine insupportable, une rabat-joie, une SAINTE !… et si vous saviez quel amer dédain contenait ce mot-là ! — Était-ce une raison pour la hacher ? s’écriait la portière. Les maris vont-ils nous tuer maintenant pour notre bonne conduite ? Si on s’amuse, un coup de couteau, si on ne s’amuse pas, cent coups de hache ! Et ça n’est plus seulement les malheureux. Voilà les pairs de France qui mettent la main à la pâte ! On va bien voir si les juges osent donner son compte à ce coquin-là ! Il faut qu’il aille à la guillotine !

M.  le marquis avait écouté attentivement.

— Eh bien ! dit-il, c’est précisément mon point de vue.

— D’accord ! fit le jeune comte dont le sourire devint presque espiègle, mais ce n’est pas celui de M.  le duc de Praslin qui a essayé de se tuer dans sa prison.

— Il a bien fait.

— D’autres disent qu’on l’a empoisonné…

— On a bien fait.

Dans le silence qui suivit, la pendule sonna deux heures. Le marquis se leva aussitôt. Il prit dans le tiroir de sa table une très-belle trousse de chirurgien et la mit sous son bras.

— Voici le moment, dit-il d’une voix altérée. Ce jour-là, à Milan, ce jour maudit, quand deux heures sonnèrent, elle n’était déjà plus au palais Sampietri. Mon regard ne pouvait plus veiller sur elle.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Pernola qui essayait en vain de garder son sourire.

M.  de Sampierre le regarda fixement.

— Vous avez beaucoup contribué à l’arrêt que je vais porter, dit-il.

— Giammaria ! mon bien-aimé cousin ! s’écria le jeune comte, vous vous méprenez, je vous le jure sur mon honneur ! Moi soupçonner ma noble cousine ! jamais ! C’est mon dévouement pour vous, mon respect… Voyons, corbac ! parlons raison ! nous sommes à Paris et voici la Gazette des Tribunaux ! Ce n’est plus comme en Italie, au bon vieux temps. Nous vivons dans un siècle et dans un pays où l’on envoie les ducs et à plus forte raison les marquis à l’échafaud, au bagne, partout ! absolument comme si c’étaient de simples notaires !

— Pourquoi non, demanda M.  de Sampierre, si les ducs et les marquis le méritent ?

Il se tenait droit, son front avait d’austères fiertés. Celui-là, dans le fond de sa pauvre âme, n’était ni un homme corrompu, ni un méchant homme.

Pernola eut peur de ce calme.

— Au nom de Dieu, répéta-t-il, qu’allez-vous faire !

— Rendre justice au nom de Dieu, répondit le marquis.

— Cousin, prenez garde ! vous êtes d’autrefois ! Le droit a changé, les mœurs aussi, réfléchissez !…

— J’ai réfléchi pendant deux cent soixante-dix jours.

Ce disant, M.  de Sampierre marcha vers la porte.

Pernola fit mine de se mettre au-devant du seuil, mais il fut écarté et M.  de Sampierre lui dit :

— Giambattista, quoi qu’il arrive, vous n’aurez aucune part de responsabilité, je témoignerai que vous avez essayé de m’arrêter… Je vous défends de me suivre. Je vais à mon devoir.

Il sortit. Le jeune comte, arrêté près de la porte, le regarda s’éloigner dans le corridor. Le voile retombait sur l’énigme de son visage, d’où toute trace d’émotion avait déjà disparu.

Quand le pas de son riche cousin cessa de sonner dans la galerie, il dit comme Pilate :

— Je m’en lave les mains.

Pour aller de son appartement à celui de Domenica, M.  de Sampierre avait à traverser toute la longueur de la maison. Il marchait à pas lents et les yeux baissés dans le demi-jour de la haute galerie, où son goût avait rassemblé des toiles espagnoles et quelques pages de l’école de Vérone. Les pâles regards de ces figures semblaient le suivre, morne et mystique comme elles.

Il ne rencontra personne en chemin. Il entra sans frapper chez sa femme, ce qu’il n’avait jamais fait qu’une seule fois en sa vie. Phatmi, la servante tzigane, vint le recevoir et frissonna de frayeur à sa vue.

Il y avait deux autres servantes valaques qui le regardaient curieusement. Le marquis avait sa trousse d’une main, sa montre de l’autre. Il resta d’abord muet comme s’il eût oublié les paroles qui devaient expliquer le motif de sa venue.

— Elle dort, dit Phatmi après un silence. Savta et Mitza veillent sur elle tour à tour.

M.  de Sampierre se recueillit, répétant tout bas :

— Elle dort ! Combien y a-t-il de temps que je n’ai dormi !

Puis il prononça tout haut :

— Nous ne la réveillerons pas. Ma place est au chevet de ma femme. Renvoyez Mitza et Savta. Je désire être seul avec madame la marquise. Qu’elles emportent le berceau de notre petit Roland. Il ne faut pas de bruit auprès des malades.

Pendant que Phatmi obéissait, M.  de Sampierre resta dans la chambre d’entrée. Ses yeux étaient cloués au parquet.

— Et moi ? demanda Phatmi, quand ses compagnes se furent éloignées avec l’enfant.

Le marquis sembla hésiter. Il releva sur elle son regard doux et froid.

— Restez, murmura-t-il. Vous avez acquis depuis peu l’expérience des jeunes mères. Il se peut que j’aie besoin de votre secours.


Cette Phatmi, sous son pittoresque costume de tzigane, avec sa peau basanée, ses longs yeux frangés de noir, ses traits aquilins, taillés hardiment, faisait vraiment une belle créature et semblait forte comme un jeune gars. Elle aurait, selon l’apparence, lancé M.  le marquis par la fenêtre en se jouant, pour peu que sa fantaisie l’y eût poussée.

Elle était née sur la terre de Paléologue. Peut-être eût-elle résisté si M.  de Sampierre avait voulu l’éloigner de force.

À sa manière, elle aimait sincèrement Domenica.

— Vous êtes le maître, dit-elle. Entrez si vous voulez, puisque je suis là.

Dans la chambre à coucher de Domenica on se serait cru à mille lieues de ce réduit presque lugubre où M.  le marquis abritait ses études. Ici, tout était riant et gracieux.

La jolie marquise n’était pas une femme de très-grand esprit, ni d’un goût particulièrement élevé ; elle appartenait tout uniment au troupeau de celles qui sont charmantes, ni plus, ni moins. L’écusson à couronne impériale et le prestige des millions vont aussi bien à celles-là qu’à toutes autres. Nous sommes au siècle des reines bourgeoises.

Entre tous les luxes, Domenica, suivant franchement son attrait, avait choisi celui qui règne dans le Paris jeune et joyeux. Elle allait avoir dix-huit ans. Tout ce qui l’entourait était de son âge : rose, frais, coquet et d’un prix fou.

Elle était jolie comme un cœur dans son buisson de dentelles fleuries.

Elle dormait paisiblement, gardant ce sourire des enfants qui s’obstinait autour de ses lèvres.

J’aime ces chères créatures que le hasard accable de noblesse et de richesse sans les pouvoir élever au-dessus du niveau des délicieuses médiocrités. Avec elles, je défie le plus éloquent des écrivains « à thèses » de fabriquer aucune mécanique civilisatrice, spécialement propre à gonfler la consommation du crime interconjugal.

En entrant, M.  de Sampierre alla droit au lit. Phatmi le suivait à trois pas de distance.

Elle avait conscience de suffire amplement comme garde du corps.

Domenica était tournée vers le grand jour. Le sommeil avait dû la surprendre pendant qu’elle était encore à demi relevée, car sa tête reposait sur son bras rose et potelé. Aucune trace de souffrance ne se montrait chez elle.

Le marquis déposa sa trousse et sa montre sur la table de nuit. Il se tourna ensuite vers sa femme qu’il examina attentivement.

Phatmi le guettait.

Peut-être y avait-il dans le regard avide de la Valaque autant de curiosité que de dévouement.

La physionomie de M.  de Sampierre n’était pas bavarde. Il aurait fallu quelqu’un de plus habile que Phatmi pour déchiffrer ce livre aux caractères effacés. Néanmoins dans l’immobilité de ces traits il y avait comme une douceur grave et compatissante, un recueillement, une grandeur.

Phatmi fut surprise et contente. Elle pensa :

— Il y a des fous qui ne sont pas dangereux.

Le marquis Giammaria tâta le pouls de sa femme, les yeux fixés sur la montre, pendant toute une minute. Il parut satisfait. D’un signe il ordonna à Phatmi de laisser retomber les rideaux des fenêtres. Elle comprit et obéit. Le jour trop vif s’adoucit comme il convient dans une chambre de malade.

Mais quand Phatmi voulut ensuite se rapprocher, le marquis lui désigna un siège tout à l’autre bout de la chambre. Elle obéit encore et s’assit.

M.  de Sampierre se pencha ; ses lèvres effleurèrent le bout des doigts de la marquise.

— Quant à ça, il l’aime bien ! se dit Phatmi. Pauvre homme !

Elle ajouta, en prenant son ouvrage :

— Mais ce qu’il a dans la tête, le diable le sait !

Après avoir tiré deux ou trois fois son aiguille, elle s’arrêta de broder, parce que M.  de Sampierre venait de se mettre à genoux devant le lit.

Domenica dormait toujours.

Évidemment le marquis priait. On pouvait entendre par intervalle le murmure qui tombait de ses lèvres. Par contagion, Phatmi fit le signe de la croix à la grecque. Un malaise vague lui serrait la poitrine.

La prière du marquis Giammaria dura longtemps. Quand il se releva, Phatmi avait repris son ouvrage et se bornait à le surveiller du coin de l’œil. Il avança un fauteuil jusqu’au chevet du lit et s’assit en disant :

— Dieu est juste, l’homme doit être clément.

Selon l’apparence il avait oublié la servante valaque et se croyait seul.

C’est un quartier tranquille entre tous. Paris n’y fait pas de bruit. Dans cette chambre souriante un calme profond régnait. Le soleil envoyait aux rideaux les silhouettes mouvantes des arbres, et le jardin plein d’oiseaux chantait.

M. de Sampierre, immobile et muet dans son fauteuil, croisait ses bras sur sa poitrine.

Au bout d’une heure, Domenica poussa un soupir et changea de posture sans s’éveiller. Un nuage passa sur la sérénité de son front. Le marquis s’était penché en avant et retenait sa respiration. Il regardait, il écoutait. Le souffle de la jeune femme redevint doux et régulier, celui du marquis aussi.

Quelques minutes après, on gratta discrètement à la porte. Le marquis eut un mouvement d’impatience. Phatmi s’était levée.

— Ah ! fit M. de Sampierre, c’est vrai, vous êtes là, ma bonne. Allez dire à M. le comte Pernola que je lui défends expressément l’entrée de cette chambre avant que la huitième heure après-midi ait sonné.

— Mais, demanda Phatmi, si c’était le docteur ?

— Ce n’est pas le docteur, allez.

Phatmi gagna la porte sur la pointe des pieds et prit plaisir à rendre aussi désagréable que possible la teneur de son message. Je ne sais pourquoi personne ne pouvait souffrir Giambattisita Pernola, ce joli jeune homme. Il remercia la tzigane comme si elle lui eût offert des dragées et demanda des nouvelles de sa bien-aimée parente. Avant de se retirer docilement, il dit :

— Puisque je ne suis pas utile, je vais profiter de l’occasion pour m’absenter ce soir.

Aucun incident nouveau n’eut lieu jusqu’à cinq heures. C’était le moment du dîner à l’hôtel Paléologue. Phatmi s’avoua qu’elle avait faim quand l’horloge de l’église Saint-Paul parla. Elle était d’un pays qui deviendra quelque jour allemand et qui le mérite par la grandeur de son appétit.

Elle resta néanmoins à son poste et reprit sa broderie. Elle se disait :

— Cet homme-là est plutôt un innocent qu’un fou. Il n’a pas de méchanceté, quoique ce soit un Italien. Je pourrais bien aller dîner.

— Phatmi ! prononça tout bas M. de Sampierre.

Elle s’approcha aussitôt. Le marquis lui demanda en baissant la voix encore davantage :

— Vous souvenez-vous de ce jour où Mme  la marquise reçut ses modes de Paris, à Milan ?

— Au mois d’août dernier ?

— Le 26 du mois d’août.

— Oui, maîtresse fut si contente ! Il y avait une robe surtout…

— La robe grise avec des volants de dentelle noire ?

Phatmi le regarda bouche béante.

— Vous aviez remarqué cela, maître ! dit-elle : vous !

Mme  la marquise sortit, ce jour-là, reprit M.  de Sampierre presque timidement : elle sortit de bonne heure ?

— C’est vrai : de bonne heure… pour montrer sa robe.

— À qui ? interrompit le marquis.

Phatmi se prit à rire.

Elle ouvrait la bouche pour répondre, mais M.  de Sampierre ne lui en laissa pas le temps. Un peu de rouge vint à son front. Il baissa les yeux et fit un geste qui était l’ordre de s’éloigner.

On eût dit qu’il avait honte.

Quand Phatmi regagna sa chaise, sa tête travaillait. Elle compta tout à coup sur ses doigts et pâlit.

— 26 août ! pensa-t-elle : 23 mai ! Juste le temps ! Les fous ont de ces idées-là !… Attention ! J’appartiens à Paléologue puisque je n’ai jamais mangé d’autre pain que le sien. Celle-ci est la dernière Paléologue et je l’ai vue toute petite.

Son regard glissa vers le marquis, ses sourcils étaient froncés.

Elle cessa un instant d’écouter la voix de son appétit.

Le temps passait, six heures sonnèrent. Rien ne troublait le sommeil de Domenica. Phatmi avait grand’faim. Elle se disait :

— Si mon mari avait seulement l’idée de m’apporter ma part, mais il va manger pour nous deux, le gourmand de Serbe ! Et mon petit Yanuz doit pleurer après sa mère…

— Chez le marquis Giammaria les domestiques vivaient bien. Le cocher Pétraki et Phatmi, sa femme, avaient un bon logis dans les communs. Leur enfant restait là pendant le jour aux soins d’une gardienne.

Ils étaient gens de conduite tous les deux et faisaient un heureux ménage.

Vers sept heures, l’estomac de Phatmi devint éloquent tout à fait et lui montra son maître sous un aspect absolument rassurant.

— C’est cette histoire de la duchesse hachée par morceaux qui m’a mis des folies plein la tête ! se dit-elle. Dieu ! les hommes ! si Pétraki levait seulement la main sur moi !… mais il le sait bien ! M.  le marquis ne ressemble guère à un tigre, non ! Il est doux comme une demoiselle. Et deux heures de retard pour mon dîner ! Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais si grand’faim.

Elle releva les rideaux de la fenêtre, parce que le jour allait baissant.

En se retournant, elle regarda M.  de Sampierre, qui était debout et tenait sa montre à la main.

Elle le trouva changé ; ce n’est pas assez dire, elle le trouva transfiguré.

Il y avait un rayonnement autour de son front. Cette joie avait quelque chose de si étrange, que Phatmi resta bouche béante à la contempler, se demandant quelle mystérieuse bénédiction avait passé sur son maître.

Il dit tout à coup comme s’il eût voulu modérer lui-même son triomphe :

— Je ne prétends pas que l’épreuve soit décisive au point de vue scientifique, non.

Puis, s’interrompant, il ajouta, soulevé par un enthousiasme irrésistible :

— Mais c’est le jugement de Dieu ! j’avais dit à Dieu : Soyez juge !

M. de Sampierre avait peine à contenir la joie qui débordait hors de lui ; il étendit la main au-dessus du souriant sommeil de Domenica et une ardente bénédiction s’exhala de ses lèvres.

Phatmi essayait de comprendre.

Elle regardait les yeux de son maître, brûlants et brillants qui suivaient la marche de l’aiguille sur le cadran de la montre.

— Il faut me pardonner, princesse, reprit le marquis en s’adressant à sa femme endormie et d’une voix profonde où les larmes tremblaient : je n’ai pas encore trouvé le chemin de votre cœur. Je chercherai. Ce sera l’œuvre unique de ma vie. Je suis jaloux parce que je vous aime, parce que vous ne m’aimez pas. Je ne l’ai dit qu’à un seul être au monde, c’est un de trop. Mon cousin Battista s’éloignera, je le veux… je le hais ! Qu’ai-je besoin de lui, si désormais vous êtes là, près de mon cœur ?…

Phatmi fit un mouvement, il se retourna vers elle ; mais, loin de s’irriter, il l’appela d’un geste amical.

— Tu es témoin, ma fille, dit-il, sois discrète. Elle ne doit rien savoir, son âme doit rester blanche et pure de toute mauvaise pensée. Je m’ouvre à toi ne pouvant me confesser à elle. Écoute : Une fois je la perdis de vue, l’espace de quelques heures, et l’enfer entra en moi. Je demandai l’aide de Dieu, et Dieu m’envoya une pensée. Pendant deux cent soixante et dix jours, j’ai attendu. Tu es femme et tu es mère, ma bonne fille, me comprends-tu ?

— Dame ! fit la servante, qui cherchait en vain des paroles : Je commence… deux cent soixante-dix jours, ça fait neuf mois.

— Je suis entré ici, poursuivit Giammaria, dans la loge d’épreuve, à deux heures sonnant, et j’ai dit à Dieu mon créateur : « La science donne des probabilités, toi seul es la certitude. Je fais un pacte avec toi, Seigneur, principe de vérité qui ne peux ni mentir ni faillir. Je donne six heures à Satan pour revendiquer le mal, si le mal existe ; de deux à huit ! » Et tout au fond de moi une voix répondit : « Ainsi soit-il ! » Dieu avait parlé… Regarde !

D’un double geste il désigna sa montre et sa femme.

L’aiguille allait toucher huit heures, la marquise dormait paisiblement.

Phatmi, cette belle grande fille de Bohème, n’était pas une élégie en chair et en os. Elle avait compris. Son œil s’abritait sournoisement derrière la frange noire de ses cils, parce qu’elle avait peur de rire.

Elle pensait :

— Et c’est ce pauvre homme-là qui m’a donné la chair de poule !

— Regarde ! répéta M. de Sampierre, dont le doigt tremblant bénissait le sommeil de Domenica, vois ce sourire d’ange ! Si la première douleur était venue pendant le temps fixé pour l’épreuve… Mais cette beauté heureuse, ce calme, ce repos doux et charmant. Dieu a parlé, ma fille !

— C’est ça ! dit Phatmi qui se dirigea vers la porte, Dieu a parlé, et moi, je peux aller manger un morceau !

Avant de franchir le seuil, elle ajouta :

— Là, vrai, vous êtes un brave homme !

M. de Sampierre ne l’entendit pas ; Phatmi contenta son envie de rire en gagnant l’office. L’idée lui semblait drôle tout à fait.

Et certes, désormais, elle n’avait garde de craindre son maître.

Pourtant, dans l’espace d’un quart de minute, les choses avaient bien changé à l’intérieur de la chambre. Au bruit de la porte qui se refermait, Domenica avait tressailli faiblement. Un voile de pâleur se répandit et s’épaissit à vue d’œil sur son gracieux visage. Sa main, agitée de tressaillements, chercha son flanc. Elle s’éveillait.

Juste à ce moment, l’horloge de Saint-Paul sonnait le premier coup de huit heures.

On n’entendait plus les pas de Phatmi dans le corridor.

Avant que l’horloge eût fini de tinter les huit coups, Domenica, relevée sur son séant et tordant ses couvertures d’une main convulsive, appelait au secours.

Elle n’avait pas vu d’abord son mari, tant le douloureux réveil l’avait prise en sursaut.

Quand elle vit son mari, elle se rejeta tout au fond de sa ruelle avec terreur.

L’angoisse physique faisait trêve. Elle fixa sur M.  de Sampierre des yeux étonnés et troublés.

— Que me voulez-vous ? dit-elle. Où est Phatmi ? où sont Savta et Mitza ? Ordonnez qu’on aille chercher le docteur. Qu’on aille bien vite ! m’entendez-vous ?

M.  de Sampierre ne répondit pas. Domenica se mit à trembler de tous ses membres, et balbutia :

— Monsieur, que faites-vous chez moi tout seul ? Pourquoi ne parlez-vous pas ? Jamais je ne vous ai vu ainsi, Giammaria… Phatmi me parlait ce matin de ce duc qui a tué sa femme. Je ne vous ai pas fait de mal, moi…

Une angoisse lui coupa la parole. Elle jeta un cri. M.  de Sampierre lui dit rudement :

— Taisez-vous !

Elle eut la force d’obéir, tant son épouvante était grande.

Et, il faut bien le dire, l’homme qui se tenait debout devant elle était terrible à voir. La fureur concentrée qui le possédait ne se traduisait par aucun des signes extérieurs et habituels de la colère. Son visage exsangue restait immobile, ses yeux demeuraient baissés. Aucun tressaillement n’agitait ses mains tombantes et molles. Chez lui, en ce premier mouvement, le courroux était plutôt du désespoir :

Quelque chose de mortel. Une menace muette et sourde, et profonde comme une agonie.

Domenica perdait le souffle à le regarder et à se taire.

Elle voyait, quoiqu’il fût à contre-jour, le poli de sa joue se rayer de rides, le blanc de son front se maculer de taches bistrées. Il lui semblait que ses cheveux soulevés remuaient, agités par un vent. Deux cercles sombres s’élargissaient sous ses paupières, et, par intervalles réguliers, des gouttes de sueur, tombant de lui, mouillaient le parquet.

Domenica ne savait rien des choses de la vie, mais on n’a pas besoin de savoir pour trembler.

Les enfants voient le danger comme les hommes.

Domenica eut la pensée qui devait venir à un enfant. Elle se vit seule et sans défense au pouvoir d’un fou.

Se trompait-elle ? Le marquis Giammaria était-il fou ? Du moins, était-il plus fou aujourd’hui qu’hier ? plus fou maintenant dans son chagrin poignant que tout à l’heure dans la triomphale expression de son allégresse ?

Question oiseuse, assurément, pour la pauvre jeune femme, dont le réveil était cet horrible cauchemar.

Mais question que nous devons souligner parce qu’elle établira aux yeux du lecteur, mieux que la plus minutieuse analyse, l’état exact du cœur et de l’esprit de M.  de Sampierre.

Il avait interrogé la science, cet ignorant, et la science, qui ne répond pas toujours aux savants eux-mêmes, l’avait laissé dans la nuit. Alors, maniaque et jaloux, amoureux, dévot, superstitieux et faible, il s’était adressé à Dieu comme la passion antique en appelait aux sorts et aux augures.

Le païen, esclave ou philosophe, disait :

« Que Jupiter tonne à droite pour le malheur, à gauche pour le bonheur. J’écoute. »

M. de Sampierre avait dit : « Dieu tout puissant, j’écoute : vous avez six heures pour me répondre, les heures propices et indiquées par le suffrage universel des livres de médecine. Je vous somme de parler ! »

Et nous savons dans quelle anxiété recueillie il avait passé ce quart de journée dont chaque minute pouvait entendre la réponse de la foudre.

Nous l’avons vu écrasé sous l’attente mystérieuse, nous l’avons vu incapable de contenir l’explosion de sa joie, devancer l’heure d’une minute et entamer prématurément le cantique du triomphe. Cela nous donne la mesure de la complète, de l’immense confiance que lui inspirait l’oracle.

Il avait cru aveuglément à l’arrêt surnaturel qui absolvait Domenica, aveuglément il crut au verdict qui la condamnait. En quelques secondes il tomba précipité du comble de la certitude heureuse au plus profond du découragement.

Le tonnerre avait répondu. Dans la conscience de ce malheureux homme le doute n’essaya même pas de naître. Il fléchit sous le coup, puis il se redressa, éperonné par la notion vague et menaçante de ce fait qu’il était le juge, le maître !

Que faire ? il le savait. Les plus faibles ont leur parti pris avant de provoquer l’oracle.

Pendant un temps qui sembla très-long aussi bien à la femme qu’au mari, la crise entamée violemment s’arrêta. Le sang remonta aux joues de Domenica et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Avouez-vous ? demanda M. de Sampierre, qui détourna d’elle son regard.

Au lieu de répondre elle demanda à son tour :

— De quel droit me soupçonnez-vous ?

Puis, cédant à un brusque élan de révolte, elle appela :

— Phatmi, Savta, je veux quelqu’un ! J’ai peur !

M. de Sampierre lui serra le poignet. Elle redevint très-pâle et se tut.

Le jour avait baissé déjà dans la chambre, mais Domenica put voir que la figure de son mari changeait d’expression pour la seconde fois.

Sur ses traits, la colère faisait place à une sorte de calme.

Il commanda le silence d’un signe raide et froid ; puis, marchant d’un pas pénible, il gagna la porte qu’il ferma à clef en dedans.

Puis encore il revint et s’assit devant la tête du lit.

De nouveau sa figure était de pierre.

Il fixa son regard clair et froid sur la jeune femme, qui essayait en vain de baisser et de détourner les yeux.

Ce regard la fascinait en la blessant. Tout d’un coup elle chancela sur son séant, et, tombant en arrière, sa pauvre tête effarée se renversa parmi ses grands cheveux.

Elle était évanouie.

M.  de Sampierre ne bougea pas.


Quand Domenica reprit ses sens, il faisait nuit noire dans la chambre. C’est à peine si elle put distinguer la silhouette de son mari, toujours assis à la même place.

Un bruit se faisait du côté de la porte qui était secouée du dehors. La voix de Phatmi appelait et disait :

— Monsieur le marquis ! ouvrez, je vous en prie !

Elle venait d’arriver sans doute, car son accent n’indiquait encore que de la surprise et un commencement d’impatience.

— Giammaria, murmura la marquise, allumez une lampe, je souffre comme pour mourir.

Le marquis demanda pour la seconde fois :

— Avouez-vous ?

De l’autre côté de la porte, la Tzigane s’effrayait et criait :

— M’entendez-vous, monsieur le marquis ? Pourquoi avez-vous tourné la clef ? Si vous dormez, éveillez-vous !

Comme M.  de Sampierre ne répondait point, Phatmi ébranla la porte,

— Princesse ! appela-t-elle d’une voix qui tremblait déjà : Domenica ! parlez ! que s’est-il passé là-dedans ?

Le marquis s’était levé. Il appuya la main sur l’épaule de sa femme.

Sa main était de glace.

Ce ne fut ni sa parole ni son regard qui commanda le silence, car il resta muet et son visage disparaissait entièrement dans l’ombre. Pourtant, la pauvre princesse balbutia comme si elle eût répondu à un ordre impérieusement exprimé :

— Je me tairai ! Je me tairai !

Elle ajouta en étouffant un gémissement que lui arrachait son atroce souffrance :

— Giammaria, est-ce que vous allez me tuer ?

C’était une plainte d’enfant. M.  de Sampierre se pencha malgré lui au-dessus d’elle. Elle lui jeta ses deux bras autour du cou. Il frissonna, pensant tout haut :

— Dieu a parlé… Et n’avais-je pas vu les pas dans la neige ?

Elle dit de sa pauvre voix brisée, en voyant qu’il se reculait :

— Ah ! je souffre trop ! Tuez-moi ou secourez-moi, je vous aimerai !

On n’entendait plus rien du côté de la porte. Phatmi s’était lassée, ou bien elle avait été chercher de l’aide. Entre deux angoisses, Domenica pleurait tout bas, épuisée.

Au moment où la douleur l’attaquait de nouveau, plus violente, des pas sonnèrent dans le corridor. Il y avait plusieurs personnes et on marchait vite. Domenica, exaltée par sa torture, bondit à moitié hors du lit. On entrait dans l’antichambre.

— C’est le docteur Raynaud ! cria Phatmi du dehors : Vous allez ouvrir, peut-être !

La main de M.  de Sampierre ferma comme un bâillon la bouche de sa femme. Il y eut une lutte courte, mais horrible. Domenica retomba inanimée.

M.  de Sampierre quitta le lit et se dirigea vers la porte, disant à ceux du dehors :

— Attendez, je ne veux pas faire de bruit, elle repose.

Le médecin de l’hôtel Paléologue était, cela va sans dire, un praticien de valeur et d’autorité. Il demanda d’un ton de reproche :

— Pourquoi tenez-vous madame la marquise enfermée ?

M.  de Sampierre ouvrit, mais il resta en travers de la porte. La lumière que tenait Phatmi éclaira l’éternelle immobilité de son visage.

— Bonsoir, docteur, dit-il très-doucement et avec un calme parfait. Elle m’a fait promettre de ne pas l’éveiller. La lumière la gênait, je l’ai éteinte sur son désir. Elle m’a fait promettre encore de la veiller tout seul : caprice d’enfant malade. Du reste, soyez sans inquiétude, ce ne sera ni pour cette nuit ni pour demain.

Pendant qu’il parlait, Phatmi prêtait l’oreille aux bruits de l’intérieur. Elle était derrière le médecin et lui dit tout bas :

— Pour méchant, il n’est pas méchant, le pauvre homme ! Je peux répondre de cela. Seulement ça m’étonne que madame ait eu des caprices de malade avec lui.

— Ma bonne, reprit M.  de Sampierre en s’adressant à elle, je veux respecter les moindres fantaisies de madame la marquise. Pour aujourd’hui, faites votre lit dans l’antichambre. Vous serez à portée de la voix… Je vous remercie de votre visite, docteur, et je compte sur vous à toute heure de nuit. En cas de besoin, on vous ferait immédiatement prévenir. À vous revoir.

Il salua de la main et referma la porte avec tout plein de précautions.

Phatmi et le docteur restèrent un instant à se regarder.

— Comment la journée s’est-elle passée ? demanda le médecin.

— Madame a dormi presque constamment.

— D’un bon sommeil ?

— Excellent.

— Pas d’apparence d’inquiétudes ? de malaises ?

— Pas l’ombre d’apparence !

— Et pour ce qui regarde M.  le marquis… soupçonnez-vous quelque arrière-pensée ?

La Tzigane se mit à rire.

— Il a eu des soupçons, ce matin, dit-elle, mais il n’en a plus ce soir, Dieu lui a parlé.

Le docteur, qui avait fait un mouvement pour s’éloigner, revint.

— Dieu ?… répéta-t-il. Expliquez-vous, ma fille.

Phatmi se toqua le front en riant.

— Il a un coup de marteau, reprit-elle, mais ce n’est pas bien dangereux. Il est si bête ! Et Dieu lui a dit la vérité tout de même : notre Domenica est innocente autant qu’un Jésus de six mois.

Le docteur réfléchit un instant.

— Je ne vois rien qui puisse motiver ni même excuser mon intervention, dit-il, mais ne quittez pas cette pièce et veillez. À toute heure, je suis aux ordres de madame la marquise.

Il sortit. Une préoccupation restait en lui.

Au moment où il rejoignait sa voiture qui l’attendait dans la rue Pavée, un bras se passa sous le sien.

C’était un beau jeune homme à la figure franche et bonne.

— Le vicomte de Tréglave ! dit le docteur : à Paris ! je vous croyais attaché à l’ambassade de Saint-Pétersbourg !

Au lieu de répondre, le vicomte Jean dit :

— Si vous voulez me donner une place dans votre voiture, j’ai besoin d’une consultation.

Ils montèrent tous deux.

— Vous êtes son médecin… commença Jean de Tréglave, dès que la portière fut refermée.

Le regard du docteur exprima un soupçon. Le vicomte Jean reprit en lui serrant la main fortement :

— Je ne vous prendrai qu’une minute, car mon métier ce soir est celui d’une sentinelle. J’ai le temps de vous dire néanmoins que la dernière volonté du prince Michel Paléologue ne brisa qu’un seul cœur. Domenica n’aime en moi que son frère. Ne me cachez donc rien. Que se passe-t-il ?

— Vous-même, vicomte, que craignez-vous ? demanda le docteur au lieu de répondre.

— Tout ce qu’on peut craindre d’un jaloux et d’un fou, répartit Jean de Tréglave.

Le docteur Raynaud garda le silence. Jean de Tréglave mit la tête à la portière et pria le cocher d’aller au pas.

— Je ne veux pas trop m’éloigner de l’hôtel, dit-il en forme d’explication.

— Sait-elle que vous veillez ? demanda enfin M. Raynaud.

— Je le lui ai fait dire à tout hasard.

Ils se regardaient en face. Le docteur était une physionomie de Paris : souriante, bienveillante et sceptique. Sur les traits de ce beau garçon de Tréglave, tout était cœur, même l’esprit.

— Ma foi, s’écria M.  Raynaud, je ne sais plus que dire. Si vous n’étiez pas là, je n’aurais pas la moindre inquiétude. Tout me paraît aller bien, mais votre présence… Voyons ! il n’y a rien entre vous ?

— Rien.

— Sur votre honneur ?

— Sur mon honneur !

— Et vous avez quitté votre poste pour elle ?

— Oui, sans hésiter.

— Vous jouez ainsi tout votre avenir ?

— Je jouerais aussi bien ma vie.

— Alors, comment voulez-vous que je n’aie pas peur !

La voiture s’arrêta au coin de la place Royale. M.  de Tréglave descendit.

Ils échangèrent encore quelques paroles, puis le docteur dit :

— Je vous promets d’y retourner aux environs de minuit, en rentrant chez moi : c’est tout ce que je puis faire.

Le vicomte Jean le remercia de la main et s’éloigna rapidement dans la direction de l’hôtel. En chemin, il s’enveloppa de son manteau qu’il avait porté jusqu’alors sur le bras.


La rue Neuve-Sainte-Catherine est sombre tant qu’elle longe le jardin de l’hôtel Paléologue dont le grand mur n’a pour vis-à-vis que des maisons sans boutiques. Il y avait là un fiacre qui stationnait à la porte d’un pauvre garni, Jean de Tréglave y monta, et le fiacre continua de stationner dans le noir.

Il était alors aux environs de dix heures du soir. Pour ce quartier c’est plus tard que minuit dans le Paris vivant.

Aux fenêtres de l’hôtel il n’y avait pas une seule lumière, au moins de ce côté.

On n’y dormait pas pourtant. Les trois servantes de Domenica étaient rassemblées dans l’antichambre où Pétraki, qui était le cocher et le factotum de la maison, dressait un lit provisoire pour sa femme Phatmi.

Il était Serbe de naissance et il est rare que les fils de cette pauvre race arrivent à la dignité de cocher en titre ou de premier valet de chambre, mais Pétraki sortait de la moyenne par la multiplicité de ses talents. Il avait servi de secrétaire aux vieux prince Michel qui lui confiait ses bric-à-brac à raccommoder. Il savait tout faire.

Les deux servantes valaques, Savta et Mitza, mises dehors par l’invasion de M.  de Sampierre, avaient profité de la circonstance pour faire une promenade dans Paris. Comme elles étaient jolies filles et drôlement costumées, Paris galant leur avait offert à dîner. Elles revenaient la joue écarlate, l’estomac chargé, mais la conscience nette. Dans leur pays, ce n’est pas un péché que de prendre du bon temps.

Leur étonnement fut sans bornes quand elles virent que l’appartement de la marquise restait fermé pour elles. En ville, elles avaient entendu parler tout le jour du « drame de l’hôtel de Praslin. » Quand Paris, glouton de crimes, tient un pareil morceau sous sa dent, il s’en empiffre jusqu’aux yeux et sans jamais s’incommoder. Vous souvenez-vous de Troppmann et des prodigieux tours de radotage que la grande ville exécuta à cette occasion ? Mitza et Savta ne rêvaient que nobles salons souillés de sang, ravages de velours, de satin, de dentelles, et duchesses réduites en hachis. Paris les avait bourrées de tout cela.

Était-ce une autre cause célèbre qui se préparait à l’hôtel Paléologue ? Phatmi était muette, Pétraki gardait un silence refrogné.

On envoya Savta et Mitza aux communs où elles s’endormirent comme deux souches en échangeant l’espoir d’apprendre le lendemain matin quelque chose d’épouvantable.

Phatmi et son mari restèrent seuls : une Tzigane et un Serbe : tous deux dévoués à leur manière, qui n’est pas du tout la manière des serviteurs modèles célébrés par notre Morale en actions. Pour la Tzigane comme pour le Serbe, la bataille de la vie est trop dure à soutenir : chacun d’eux est armé.

Quand le factotum eut achevé de dresser le lit, il demanda :

— Qu’y a-t-il derrière cette porte ? tâche de me parler droit.

Phatmi répondit :

— Il y a Domenica et le maître, tu le sais bien.

— C’est lui qui a voulu rester seul avec la Paléologue ?

— C’est lui.

— Pourquoi ?

— Demande-le-lui, moi, je ne le sais pas.

Pétraki dit :

— C’est bien.

Puis, il s’assit auprès de sa femme. Après un silence, il reprit :

— Où est le Pernola ?

— Dehors.

Phatmi, qui avait fait cette réponse d’un air distrait, reprit tout à coup :

— J’ai couru le chercher quand le maître m’a refusé l’entrée de la chambre à coucher après mon repas. N’est-ce pas à lui qu’il faut toujours demander : Doit-on faire cela ? Mais le maître, sur le tantôt, lui avait laissé voir qu’il désirait rester seul. Et alors le Pernola a bien vite profité de l’occasion pour aller à ses affaires. Les absents peuvent toujours dire, après l’événement : « Je n’étais pas là ! je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé. » Ça s’appelle un alibi.

Pétraki lui prit la main affectueusement.

— Tu es très-pâle, dit-il. Tu as bon cœur. Tiens ! te voilà qui frissonnes !

— C’est que j’ai froid.

— Froid ou peur ?

— Les deux.

— Peux-tu me dire de quoi tu as peur ?

— Je ne sais pas.

— C’est bien.

Il se leva sans colère aucune, et ajouta :

— La Paléologue a un secret. Tant pis pour elle. Bonsoir.

Phatmi garda le silence. Le Serbe prêta l’oreille un instant dans la direction de la chambre à coucher. On n’y entendait aucun bruit.

Comme il se dirigeait vers la sortie, Phatmi le rappela.

— C’est fermé à clef, dit-elle en montrant la porte de Domenica.

Pétraki s’arrêta aussitôt.

— Tu saurais ouvrir ? continua la Tzigane.

— Assurément, puisque c’est moi qui ai replacé la serrure.

— Peux-tu faire que je sache aussi ouvrir ?

Ordinairement, Pétraki avait un pas retentissant et lourd. Il traversa l’antichambre avant de répondre et se rapprocha de la porte. Ses pieds chaussés de forts souliers ne produisirent absolument aucun bruit.

Phatmi, qui avait les sourcils froncés, se mit à sourire.

— Tu ne vieillis pas ! murmura-t-elle : je t’aime bien.

Le Serbe s’était penché pour examiner la serrure. Il dit :

— La clef est en dedans.

— Est-ce plus difficile ?

— Pas pour moi.

De la poche latérale de sa casaque rouge, il retira une pleine poignée d’objets parmi lesquels était un étui de cuir noir qu’il ouvrit. L’étui contenait une certaine quantité de petits outils en acier. Il en choisit un.

— Ce n’est pas pour maintenant, dit la Tzigane.

— Pour quand donc ? demanda Pétraki.

— Je ne sais pas.

C’était la troisième fois qu’elle répondait cela.

Le Serbe haussa les épaules et fit mine de remettre l’étui dans sa poche ; mais Phatmi, qui s’était levée à son tour, l’arrêta disant :

— Montre-moi la manière d’ouvrir, je t’en prie.

Il hésita.

— S’il y a du danger là derrière, dit-il, mieux vaudrait que ce fût pour moi.

Elle sourit orgueilleusement.

— Certes, certes, fit-il, tu es forte, mais tu es une femme.

— S’il y a du danger, je t’appellerai, dit-elle, mais montre-moi.

En rouvrant son étui pour obéir, Pétraki secoua la tête et répéta :

— La Paléologue a un secret !

Puis il ajouta :

— Le maître aussi ! et il fait noir là-dedans !

Il choisit deux outils, tous les deux recourbés, mais dont l’un avait un crochet très-court. Ce fut celui-là qu’il introduisit dans la serrure.

— Regarde, dit-il. La clé doit d’abord être enlevée. Pour cela il faut la ramener toute droite dans le sens du trou. C’est fait.

En parlant il avait manœuvré avec une telle adresse que ni le crochet ni la clé n’avaient grincé.

— C’est la moitié de la besogne, reprit-il, et elle va rester faite puisque nous laisserons la clé ainsi. Pour ouvrir maintenant, il n’y a plus qu’à rejeter la clé et à tirer le pène. Pour rejeter la clé, tu prends l’autre bout de l’outil et tu pousses. C’est affaire de tact. Pour attirrer le pène, tu prends le second outil qui est juste de mesure, tu entres, tu tâtes, tu accroches et tu pèses…

La Tzigane était tout oreilles et ses yeux ardents avaient suivi le jeu de la démonstration. Elle prit les deux outils et répéta par deux fois les mouvements indiqués.

— Va-t-en, je vais dormir, dit-elle.

Le Serbe répondit : « C’est bien, » et se retira aussitôt.

Quelques minutes après sa sortie, parmi le silence qui régnait dans l’hôtel et aux environs, l’horloge de Saint-Paul envoya onze coups. Phatmi colla son oreille à la serrure.

— On ne les entend même pas respirer ! pensa-t-elle tout haut. Je l’ai eue sur mes genoux et j’ai vécu du pain de son père. Je ne dormirai pas.

Elle se jeta toute habillée sur le cadre sans éteindre la lumière. Elle était très-lasse, mais elle comptait sur sa volonté pour résister au sommeil. Son inquiétude devait suffire à tenir ses yeux ouverts.

Par le fait, elle entama sa faction en sentinelle vigilante. Elle entendit, dans la nuit muette, la demie de onze heures, minuit et la demie de minuit.

Puis elle se dit : « Je m’engourdirais, il faut que je marche un peu… »

Vous connaissez tous ce rêve de l’enfant paresseux qui tarde à se lever et qui se rendort en pensant : « Je m’habille… »

La Tzigane se voyait arpentant l’antichambre d’un pas furtif, — remontant sa lampe, — et s’arrêtant chaque fois qu’elle revenait vers la porte, pour écouter au trou de la serrure.

Elle se sentait sûre d’elle-même et raillait ses récentes inquiétudes.

Avoir eu peur de ce malheureux homme ! Et peur de quoi ? dans une maison pleine de domestiques ! Au milieu de ce quartier si paisible !

Domenica dormait sans doute sur son lit et le marquis dans son fauteuil : tous deux bien tranquillement.

Elle continuait à faire sentinelle, cette brave Phatmi, mais c’était bien pour l’acquit de sa conscience…

Cependant son rêve tourna. Elle ne marchait plus. Elle essayait de repousser le cauchemar assis sur sa poitrine, mais le cauchemar plus fort qu’elle, la garrottait, impuissante, sur son lit.

Et toutes ses inquiétudes devenaient terreurs, car le silence de la nuit prenait une voix…

Elle croyait ouïr des plaintes de l’autre côté de la porte — mais faibles, faibles !

Et quelqu’un, tout bas, disait à ces gémissements de se taire.

Une allumette grinça. Il y eut des pas qu’on essayait d’étouffer.

Quelque chose en acier vibra sec comme les outils d’une trousse qu’une main tremblante eût ouverte maladroitement…

Un enfant ! Il y eut le premier cri d’un enfant qui s’étouffa, avant d’être achevé.

Puis un autre cri déchirant, terrible : le cri d’une agonie.


Le dernier cri réveilla la Tzigane en Sursaut, et la jeta haletante hors de son lit. C’était Domenica qui l’avait poussé : à cet égard, pas de doute.

Phatmi écouta, étourdie qu’elle était comme si elle eut reçu un coup d’assommoir sur la tête.

Le cri ne se renouvela pas, mais il y eut sur le parquet le bruit d’une chute pesante.

Et après la chute plus rien.

Phatmi se prit le front à deux mains. Il n’y avait dans sa cervelle que confusion et trouble.

Elle gagna en chancelant la porte de Domenica.

Elle eût donné de son sang pour entendre un bruit quel qu’il fût.

Mais rien ! Il semblait désormais que la chambre fût vide.

Et pourtant, la Tzigane n’eut pas l’idée d’appeler.

Pétraki, le Serbe diplomate et propre à tout, avait dit : « La Paléologue a un secret. » Phatmi ne voulut pas se fier même à Pétraki.

Ce qu’il y avait à faire devait être fait par elle seule.

Comme elle n’avait pas les nerfs d’une Parisienne, elle se retrouva vite. Son mari lui avait laissé les crochets, elle attaqua la porte.

Mais on a beau être adroite, chaque métier veut son apprentissage nécessaire. Dès le premier mouvement qu’elle fit, la Tzigane, trop empressée à rejeter la clé, poussa à faux et l’engagea en travers. Dès lors, tous ses efforts devaient rester inutiles. La colère la prit. Elle se mit les mains en sang et brisa les deux outils.

Puis, le front ruisselant de sueur, elle écouta.

Rien encore. De l’intérieur personne n’avait donc entendu le bruit qu’elle faisait !

Qu’y avait-il là dedans désormais ?

Une morte ?

Ou deux morts ?

Phatmi rugit comme une lionne ; elle se lança à corps perdu contre la porte, faisant un bélier de son épaule. La porte solide la repoussa, meurtrie. Elle regarda tout autour d’elle avec détresse, disant :

— J’ai dormi ! je ne devais pas dormir. J’ai mangé son pain : j’entrerai !

Dans la cheminée de l’antichambre, le dernier feu, dressé pour les froides matinées d’avril, restait intact.

La Tzigane bondit et jetant de côté les pièces de bois étagées sur le devant du foyer, elle saisit à deux mains la grosse bûche du fond qu’elle leva au-dessus de sa tête.

Ainsi chargée, elle reprit son élan. La bûche énorme heurta la porte à la hauteur de la serrure ; cela vaut tous les crochets du monde ; le pêne sauta.

Phatmi, avant de franchir le seuil, retint son souffle pour écouter.

À ce grand bruit aucun autre bruit ne répondait.

Alors ses jambes tremblèrent et son cœur manqua. Elle fut obligée de se prendre au chambranle pour ne point tomber.

— Domenica ! maîtresse ! appela-t-elle.

— Viens donc, répondit une douce voix qui parlait avec précaution.

Phatmi qui crut encore rêver avança la tête et regarda.

Il y avait une bougie allumée sur la table de nuit de la princesse-marquise, et sa lumière arrachait des étincelles aux instruments tout neufs de la trousse, ouverte au pied du flambeau : la trousse de M.  de Sampierre.

Domenica, assise sur son lit, un peu pâle, mais souriante, tenait un petit enfant dans ses bras.

Elle le berçait, emmaillotté qu’il était déjà.

La figure de l’enfant était tout contre ses lèvres.

Devant le lit, par terre, le marquis Giammaria était étendu tout de son long à la renverse.

La princesse-marquise répéta non sans impatience :

— Viens donc, Phatmi, je ne peux pas parler trop haut, je l’éveillerais… Pas mon mari, l’enfant, mon petit Domenico chéri.

Elle ajouta, comme la Tzigane approchait :

— N’aie pas peur, tu vois bien que mon mari est mort.

La Tzigane lui jeta un regard tout plein de soupçonneux effroi.

— Oh ! fit Domenica avec cet accent enfantin qu’elle ne devait jamais perdre, ce n’est pas moi qui ai fait cela. Le bon Dieu l’a puni parce qu’il voulait tuer son petit garçon.

Son petit garçon ! répéta Phatmi dont le visage s’éclaira.

Elle fit le dernier pas, enjambant le corps du marquis et vint baiser la main de sa jeune maîtresse avec un respect attendri.

— L’enfant est donc bien à lui ? murmura-t-elle. Dites sur la Vierge qu’il est à lui !

Domenica la regarda d’un air stupéfait.

— Je suis folle ! se reprit Phatmi, j’ai eu si grand’peur !

Domenica berçait le petit et le baisait.

— Je ne voulais pas de mal à mon mari, dit-elle en se parlant à elle-même, mais il aurait tué l’enfant : j’en suis sûre ! Je dirai pour lui des prières de bon cœur.

Et comme la Tzigane faisait mine de se baisser pour examiner M.  de Sampierre, la marquise reprit :

— Regarde plutôt mon Domenico ! Il s’appelle Domenico. Je ferai maintenant tout ce que je voudrai… Mais Giammaria aura un tombeau grand comme un palais, et je ne l’oublierai pas.

En même temps, elle retourna l’enfant qu’elle éleva dans ses bras.

Phatmi vit alors que ses langes avaient une tache rouge assez large à la naissance du cou.

— Est-ce que ?… commença-t-elle.

— Oui, oui, interrompit la jeune mère, rougissant depuis le front jusqu’à la poitrine, il l’a frappé comme il aurait frappé un homme !

L’enfant jeta un cri robuste que sa mère étouffa dans ses baisers.

Phatmi se redressa indignée et repoussa du pied la jambe du marquis pour venir à l’enfant. Quand elle l’eut embrassé elle se ravisa pourtant et dit :

— Il faut savoir !

Elle mit la main sur le cœur de son maître.

— N’est-ce pas qu’il est mort ? demanda Domenica.

La Tzigane fut du temps avant de répondre, puis elle dit :

— S’il vivait, que feriez-vous du petit ?

La marquise devint plus blanche que le linge de sa couche.

Phatmi, qui fixait sur elle son regard brillant, prononça tout bas en montrant M.  de Sampierre :

— Il faudrait bien peu de chose pour qu’il fût mort…

La marquise lui coupa la parole par un geste d’horreur.

— Non ! oh ! non ! fit-elle, jamais !

Et elle s’enfonça dans son lit toute frissonnante.

— Alors, dit la Tzigane, il faut prendre un parti, car il peut s’éveiller. Devant moi, certes, il ne recommencera pas ; mais je suis sa servante. Les servantes, on les chasse… Voulez-vous me charger de l’enfant ?

— Non, répondit la jeune mère qui semblait penser profondément.

Elle ajouta, après un silence :

— Mon Domenico a un protecteur.

Et regardant la Tzigane bien en face avec des yeux où éclataient l’ignorance — et l’imprudence d’une fillette, elle dit :

— Si je veux, il remportera dans ses bras jusqu’au delà de la mer !

— Il, qui ? demanda Phatmi.

Domenica rêvait. Elle garda le silence.

— Et le voudrez-vous, maîtresse ? demanda encore la Tzigane.

Domenica regarda son mari, toujours renversé sur le parquet, et répondit en serrant l’enfant contre son cœur :

— Je veux qu’il vive, et ce fou le poignarderai !

Sur un signe, Phatmi s’approcha d’elle.

La jeune mère mit sa bouche tout contre l’oreille de la servante et parla à voix basse.

— Attend-il encore à cette heure ? demanda la Tzigane quand Domenica eut achevé.

Cette dernière répondit, et son sourire était imprégné de naïf orgueil :

— À toute heure de nuit et de jour, demain, la semaine prochaine, dans dix ans, tant que je vivrai et tant qu’il vivra, il m’attendra toujours !

— Maîtresse, dit Phatmi, je vous obéirai, mais le maître avait raison d’être jaloux.

Domenica embrassa pour la dernière fois son enfant.

— Devant Dieu et sur la vie de mon pauvre ange, dit-elle, M.  le marquis de Sampierre n’a rien à me reprocher.

Cette fois, tout en elle, accent et regard, était d’une femme.

Phatmi enveloppa l’enfant dans un châle et sortit.

Comme elle ne pouvait quitter la maison par l’issue commune sans passer sous le regard des concierges, elle alla éveiller son mari qui lui ouvrit la porte du jardin.

Juste en face de la porte, dans l’ombre, stationnait le fiacre dont le cocher dormait.

La Tzigane dit à Pétraki :

— Il ne faut ni écouter ni voir.

Pétraki s’éloigna aussitôt.

Phatmi traversa la rue et vint à la portière du fiacre.

— Monsieur le vicomte, dit-elle, on n’a pas prononcé une seule fois votre nom, mais je l’ai deviné. Je me souviens des fenêtres qui donnaient sur les jardins d’Esterhazy, à Vienne. Je vous apporte un enfant qui vient de naître ; il paraît qu’il est à vous.

— Il est à moi du moment qu’on me le donne, répondit Jean de Tréglave, qui avança les deux mains. Son père est mon ennemi, sa mère est une sainte.

Phatmi éleva l’enfant jusqu’à la portière et Jean le prit.

— Il a nom Domenico, dit-elle encore. Il a été blessé au moment de sa naissance.

— Par accident ?

— Qu’importe ? pensez ce que vous voudrez. Il doit être mis à l’abri au delà de la mer.

— Celle qui vous envoie sera obéie. Je passerai la mer. Dois-je partir sans la voir ?

— Je suis chargée de vous faire ses adieux.

— Voici les miens : Dites-lui que l’homme à qui elle a donné autrefois le nom de frère sera demain en route pour l’Amérique, si l’avis du médecin est que l’enfant puisse, sans danger, supporter le voyage. Dites-lui que son fils aura de tendres soins et qu’on lui apprendra à aimer sa mère. Dites-lui que ma mort elle-même ne le laisserait pas sans soutien, car nous sommes deux Tréglave, et nous n’avons qu’un cœur. Que Dieu la fasse heureuse !

Il éveilla le cocher et le fiacre s’ébranla.

Phatmi resta longtemps à la même place, ne songeant point à s’en aller.

En rentrant elle dit à Pétraki :

— Je ne verrai rien de si drôle en toute ma vie ! Ces Français vous ont des idées !

Et à Domenica, quand elle eut regagné le chevet de l’accouchée :

— Maîtresse, vous êtes entre deux fous. S’il vous était tombé un beau jeune garçon fait comme tout le monde, à mi-côte entre le maître qui est trop bas et l’autre qui est trop haut, il n’y aurait pas eu de princesse si heureuse que vous sous le soleil ! Vous pouvez être tranquille au sujet de l’enfant. Cet homme-là sera son père et sa mère.

Ayant ainsi parlé, la Tzigane s’occupa enfin du marquis Giammaria.


XII

LES CERISES NOIRES


Il y eut une chose assurément fort singulière, c’est que de tout cela rien d’immédiat ne résulta.

La fin de la nuit mystérieuse fut aussi platement calme que les débuts en avaient été orageux.

Aux premiers soins de la Tzigane, M. le marquis reprit ses sens ; le précieux Pernola rentra tout exprès pour lui offrir le bras, quand il fut temps de le ramener dans son appartement, et le lendemain matin personne n’ouvrit la bouche sur ce qui s’était passé.

Personne. Les domestiques ne savaient rien, excepté Pétraki, le propre à tout, qui ne savait pas grand’chose ; les concierges étaient dans l’ignorance la plus complète ; le doux Pernola lui-même s’était arrangé pour ne point savoir ou ne point en avoir l’air.

Il n’y avait qu’un témoin : Phatmi, et Phatmi était muette.

Phatmi avait remis la grande bûche au fond de la cheminée pendant que Pétraki guérissait en un tour de main les contusions de la serrure. Aux questions de Savta et de Mitza qui venaient reprendre possession de leur emploi, la Tzigane répondit : « J’ai dormi comme un loir ! »

On envoya un très-beau cadeau d’argenterie au docteur Reynaud qui avait trouvé porte close lors de sa visite nocturne. Le docteur refusa. C’était un original.

Un vent d’apaisement semblait avoir passé à travers l’atmosphère de cette splendide demeure, hier encore si pleine de tristesses et de menaces. Le marquis Giammaria désertait ses livres pour tenir compagnie à sa jeune femme qui souriait, heureuse, dans son nuage de dentelles. On parlait de plaisirs, de voyages. On faisait des projets pour la saison : j’entends dès le lendemain de la fameuse nuit.

Des projets superbes !

D’explication pas la moindre. Entre les époux recommençant la lune de miel, un accord tacite, mais complet supprimait le drame.

Rien ne s’était passé. M.  de Sampierre n’était plus fou, il n’avait jamais été jaloux, et cette charmante Domenica, dodue comme le bonheur, gardant aux lèvres le sourire un peu ennuyé des cœurs trop contents, n’avait certes jamais non plus versé une larme, ni dissimulé une inquiétude.

Seulement, tout le monde avait connu sa grossesse : qu’était devenu l’enfant ?

À l’hôtel Paléologue cette question-là se murmurait bien bas, entre deux portes ou le long des corridors, quand on s’y rencontrait à deux curiosités.

Chez les concierges, on en parlait déjà un peu plus haut.

Dans le quartier, cela faisait tapage.

Qui donc avait instruit le quartier ? Le quartier savait tout et bien d’autres choses.

Le quartier connaissait jusqu’à l’endroit du jardin où le pauvre petit cadavre dormait sous le gazon.

C’était encore un crime de prince, un bon ! Et la Gazette des Tribunaux, qui venait d’en finir avec M.  le duc, allait prendre M.  le marquis.

Et dans cette nouvelle affaire, il y avait dix fois plus de millions que dans l’autre.

Sous le règne de Louis-Philippe on se divertissait presque autant qu’aujourd’hui !

Un soir, au bout de huit jours, M.  de Sampierre fut pris d’un besoin de se confesser. Il enferma son cousin Pernola dans son cabinet et lui raconta toute l’histoire.

Pernola joua l’étonné dans la perfection.

— Que pensez-vous du silence de Domenica ? demanda le marquis. En la voyant sourire, il y a des moments où je crois avoir rêvé.

— Il faut une explication, répondit le jeune comte. Je m’en charge.

Il fit demander une audience à Domenica. Elle le reçut. Ils causèrent un quart d’heure, après quoi le Pernola revint disant :

— J’ai préparé les voies, allez signer le traité.

Entre les deux époux, l’entrevue fut courte et toute aimable.

— Puis-je faire quelque chose qui vous plaise ? demanda la princesse-marquise déjà relevée et plus charmante que jamais sur sa chaise longue.

— Tout ce que vous faites me plaît, mais si vous n’éprouviez aucun chagrin à vous séparer de votre première femme de chambre…

— Phatmi ? pas le moindre, du moment que vous le désirez… Tenez-vous à garder notre cousin Pernola, entre nous ?

— Pas le moins du monde, du moment qu’il vous gêne !

Elle lui tendit sa blanche main qu’il baisa.

Ainsi naissent les bons ménages.

Le lendemain, avant le jour, toute la maison partit pour l’Allemagne. Il ne restait à Paris que Giambattista Pernola, installé à l’hôtel de Bristol, et Phatmi qui avait couché, ainsi que son mari, à l’auberge.

Ce fut un cri dans tout le quartier. La cause célèbre prenait la clef des champs !

On fit émeute à la porte de l’hôtel Paléologue. Les concierges criaient plus haut que les autres et les gens de justice furent abondamment sifflés quand ils arrivèrent, sur le coup de midi, pour interroger la maison vide.

Le soir, il y eut dans quelques journaux un article vague, annonçant le départ d’un richissime ménage étranger. On y parlait de rumeurs sinistres et d’émotions populaires. Cela se terminait par la formule consacrée : « La justice informe. »

Le comte Pernola prit la peine d’aller jusqu’au palais de justice et se mit à la disposition du parquet. Toujours utile, ce cher garçon !


Deux ou trois semaines après, vers le milieu du mois de juin, dans une chambre assez propre dont la croisée regardait Paris du haut de Ménilmontant, un ménage d’ouvriers aisés achevait son repas du soir.

Il n’y avait plus sur la table qu’un reste de cerises, dont le jus marquait de larges taches rouges un lambeau de journal.

Par terre, sur une couverture de soldat étendue, un beau bébé se roulait.

— L’argent s’en va, dit Phatmi qui avait l’air triste. Je ne sais pas le métier des femmes de chambre de Paris, et il est trop tard pour apprendre.

— Il faut venir à Paris, répondit l’ancien factotum de l’hôtel Paléologue, pour savoir ce que valent nos pays. C’est misère et vanité, ici : ça fait pitié. Notre argent s’en va.

— Et il y a notre petit Yanuz, ajouta la Tzigane qui saisit le bébé demi-nu à la volée pour le caresser plus à l’aise sur ses genoux.

À peine celui-ci fut-il à portée des cerises qu’il tendit ses deux mains.

— Vois donc, dit Phatmi, combien nous avons dans le sac.

Et pendant que Pétraki allait vers l’armoire, elle ajouta :

— Domenica n’avait pas de cœur pour l’homme qui l’aimait. Elle s’est séparée de son enfant sans pleurer. Pourquoi aurait-elle défendu sa servante ?

— Le fait est, répondit Pétraki, la tête dans l’armoire, que cette jolie poupée nous a mis de côté comme sa dernière paire de souliers ! Ceux qui se dévouent sont des brutes.

— Je l’aimais bien, murmura la Tzigane, et peut-être que l’âme lui viendra quelque jour.

Pétraki haussa les épaules en refermant l’armoire. Il avait un sac de cuir à la main.

— C’est pire que les Français, dit-il, ces gens qui ont eu des esclaves !

Il revint vers la table et y déposa son sac.

Le bébé se bourrait de cerises dont la mère enlevait d’avance les noyaux.

Elles appartenaient à cette espèce vulgaire, mais succulente et sucrée qu’on appelle cerises noires et aussi mauricaudes. Leur inconvénient est de tacher les doigts outrageusement. Ceux de Phatmi étaient teints jusqu’à la troisième phalange en carmin foncé, tirant sur le bleu.

Et le bébé avait des moustaches de la même couleur qui envahissaient son nez et ses joues.

Dans le sac, il y avait vingt-cinq doubles lires d’or de Bucharest qui étaient l’ancien collier-dot de Phatmi, deux magnifiques Charles-Albert de Sardaigne de cent trente-quatre francs chacun et qui venaient du marquis, une vingtaine de ducats d’Autriche et un rouleau de cinquante louis, non encore défait, plus de la monnaie d’argent et même de cuivre.

Les cinquante louis étaient le cadeau de congé de Domenica.

— En tout, dit l’ancien factotum, ça ne va pas à quatre mille francs d’argent de France. Chez nous ils ont beaucoup, mais ils donnent peu.

— Avec ça, répliqua la Tzigane, on pourrait s’établir là-bas, à Bucharest. Mais nous n’y sommes pas, et le voyage mangerait tout.

Elle soupira gros, son mari alluma une pipe.

On fut quelque temps sans parler.

Le petit garçon, repu de cerises, renversa bientôt sa tête blonde sur le sein de sa mère et s’endormit.

Une goutte vermeille, glissant de ses lèvres à son menton, était tombée jusque sur son cou.

Elle y restait humide.

Du bout de son doigt, d’abord et assurément sans y songer, puis à l’aide d’une queue de cerise, employée en manière de pinceau, Phatmi se prit à étendre la tache de carmin en divers sens, de manière à former un dessin bizarre et sinistre.

— Vois ! dit-elle tout à coup.

Pétraki regarda et ses sourcils se froncèrent.

— Quel jeu est-ce là ? demanda-t-il.

— C’est très-ressemblant, répondit la Tzigane à voix basse.

— Ressemblant à une gorge coupée… efface cela !

— Ressemblant à la blessure du petit Domenico, la nuit de sa naissance.

— Tu l’as donc vue, la blessure du petit Domenico ? dit le Serbe qui baissa la voix à son tour.

— Oui, je l’ai vue… et tu la vois aussi, car la voilà.

Il y eut encore un silence. Ce fut la Tzigane qui reprit, avec un certain embarras et en se donnant l’air de plaisanter :

— Le petit Domenico ne reviendra jamais, et quelque jour, la Paléologue sera veuve. Un enfant qui dans vingt ans d’ici porterait une cicatrice pareille à cela sous sa cravate aurait des millions, mon mari.

— Mais il y a l’autre, l’aîné, le comte Roland…

— Quand notre petit Yanuz ne ferait que partager… Je ris, tu vois bien… mais tu as étudié pour soigner les chevaux de Paléologue, tu es presque un chirurgien, et d’ailleurs, tu sais tout faire. Si tu voulais…

— Tais-toi, dit le Serbe, nous sommes de bonnes gens : restons ce que nous sommes.

Il se leva, mouilla sa serviette et lava le cou du petit Yanuz.

Phatmi dit :

— Je plaisantais.

— C’est bien, répondit le Serbe. Ne plaisante plus de la sorte.

Le lendemain, il y avait encore des cerises. C’était la saison.

Au dessert l’ancien factotum était pensif. Il rougit deux ou trois fois comme si une parole difficile à prononcer lui eût pendu de la langue.

— Le petit comte Roland, dit-il, n’est pas grand pour son âge.

— Depuis qu’il est au monde, répondit Phatmi, il est toujours malade.

— Comme notre gars se porte bien ! reprit le Serbe. Le petit comte Roland sera prince Paléologue et marquis de Sampierre. Rien que les biens entre Bucharest et Giurgevo valent douze belles fortunes de ce pays de France. Il héritera du tout…

— S’il vit, fit observer la Tzigane.

— Oui, s’il vit, répéta Pétraki. Fais donc encore avec les cerises sur la gorge de notre petit Yanuz.

Mais Phatmi serra l’enfant contre sa poitrine en frissonnant.

— Non, non ! s’écria-t-elle, je ne veux pas qu’il ait du mal !

Le Serbe dit.

— Ne vois-tu pas que je plaisante !

Le troisième jour, en mangeant des cerises, on parla encore de cela. Ni l’un ni l’autre ne plaisantait.

Phatmi demanda :

— Mon homme, es-tu bien sûr de ne pas le blesser ?

— J’en suis bien sûr, ma femme.

Ils s’enfermèrent, et les voisins entendirent le petit Yanuz qui poussait de lamentables cris.


XIII

EXTRAIT D’UN RAPPORT DE POLICE


Marqué : Auxiliaire no 17, 2e  division. Cachet de la préfecture.

» M. le comte Pernola dei marchesi Sampietri, de Sicile (Giovanni-Battista-Pio — sub intercessione OO. SS.), est un jeune homme de vie pure et de mœurs respectables qui, après avoir étudié aux séminaires de Naples et de Rome, est rentré dans le monde par défiance de sa vocation.

» Il habite une chambre modeste de l’hôtel Bristol, place Vendôme.

» Malgré son âge (il n’a pas encore vingt ans), M. le comte Pernola occupait une position de haute confiance chez son parent, M.  le marquis de Sampierre, lequel l’avait jusqu’à présent comblé de preuves d’affection. Sans avoir le titre d’intendant qu’il eût repoussé comme humiliant et incompatible avec sa naissance, il faisait toutes les affaires de cette maison, une des plus opulentes de l’Europe.

» M.  le comte Pernola n’a fait aucune difficulté pour répondre.

» Il a déclaré que, selon lui, M.  le marquis de Sampierre est un gentilhomme de haute vertu, incapable de toute action contraire aux lois ou à l’honneur, et que la princesse Domenica Paléologue, marquise de Sampierre, a toujours mené une vie irréprochable. Il rougit pour ceux qui n’auraient pas honte de la soupçonner dans sa conduite. Un seul mot, selon lui, convient pour caractériser Domenica Paléologue : c’est un ange.

» Il résulte de ses déclarations que, même antérieurement au mariage, M.  le vicomte Jean de Tréglave avait manifesté à l’égard de la jeune Domenica Paléologue, qui était encore un enfant, des empressements pouvant mériter la qualification de romanesques.

» M.  Jean de Tréglave ne fréquentait pas la maison du prince Michel Paléologue, à Vienne, mais il y avait eu, entre lui et la jeune Domenica, des conversations, des rencontres, le tout fort innocent. M.  le marquis de Sampierre ignorait ces circonstances lors de son mariage, qui eut lieu à Paris le 17 mai 1844.

» Tout de suite après le mariage, les jeunes époux voyagèrent. Ce fut le commencement de la persécution (c’est le mot employé par le comte Pernola).

» Partout où les nouveaux mariés allèrent, M.  de Tréglave les suivit. M.  de Sampierre est d’origine italienne, il a le tempérament soupçonneux ; ses méfiances prirent un corps à Milan, dans une occasion frivole, au mois d’août 1846. M.  le vicomte de Tréglave était alors à Milan. Une nuit, la nuit du 26 août, dans une rue voisine de la cathédrale, M.  de Tréglave fut frappé d’un coup de poignard vers la région du cœur.

» Bien entendu M.  de Sampierre resta complétement étranger à cette tentative de meurtre.

» L’hiver suivant, le jeune et illustre ménage fit une entrée brillante dans le grand monde parisien. M.  de Tréglave, guéri de sa blessure, était revenu à Paris.

» Lors d’une grande fête de style oriental, qui fut donnée à l’hôtel Paléologue, M.  le marquis de Sampierre crut avoir des motifs pour soupçonner la présence de l’homme qu’il regardait comme son rival.

» Le comte Pernola fit de son mieux pour le guérir de cette fièvre jalouse ; mais tout fut inutile, et la fête se termina par un éclat malheureux, qui fit presque scandale.

» En suite de quoi, l’hôtel Paléologue devint désert. Le monde en oublia le chemin.

» Sur le fait des études médicales attribuées par l’accusation à M.  de Sampierre, spécialement au point de vue de la clinique obstétricale, le comte Pernola ne nie point l’achat de la bibliothèque du docteur P…

» Il convient aussi que M.  le marquis se procura à prix d’argent une carte d’étudiant en médecine qui n’était pas à son nom, mais il ajoute que le caractère généralement studieux de son parent et le besoin qu’il avait d’occuper son oisiveté solitaire, après sa rupture avec le monde, expliquent surabondamment cette excursion tentée dans le domaine de la science.

« Quand on arrive aux événements du mois de mai qui ont motivé la présente enquête, le même caractère de bienveillance et de bonne foi se retrouve dans les déclarations du jeune comte Pernola.

» Son point de départ est celui-ci : il n’a rien vu, par la raison toute simple que M.  de Sampierre l’avait engagé à choisir ce jour-là (le 23) pour aller à ses affaires ou à ses plaisirs.

» Madame la marquise a dû mettre au monde un enfant, puisque le 23, à midi, on attendait ses couches d’heure en heure et que le 24 au matin elle était délivrée : ceci paraît certain.

» L’aide du docteur Raynaud ne fut point réclamée, c’est un fait acquis.

» Mais M.  le comte Pernola ne pense pas qu’on ait positivement, ni surtout volontairement écarté ce savant praticien au moment critique.

» S’il était permis de rapporter des on-dit, le comte Pernola déclarerait que le bavardage intérieur de l’hôtel Paléologue dénonçait la présence d’un fiacre dans la rue Neuve-Sainte-Catherine, le long du mur du jardin, cette nuit-là, depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin.

« À trois heures, une femme sortit de l’hôtel par la petite porte du jardin ; elle avait entre ses bras un fardeau, enveloppé dans une mante : elle remit le paquet à un homme qui était dans le fiacre, et le fiacre partit.

» Le comte Pernola n’affirme en aucune façon l’authenticité de ce dernier détail.

» Il est convaincu, jusque dans le fond de l’âme, que tous ces mystères, en apparence si obscurs, s’éclairciront à l’avantage de M.  le marquis et de Mme  la marquise de Sampierre, dont il reste le dévoué parent, les tenant tous les deux pour des modèles d’inattaquable vertu… »


À la suite de ce rapport était cette mention :

« Notes pour M.  le préfet.

» Agent tout jeune, fils d’employé. Nom : V. Chanut.

» Ira bien. »


I

DÉCLARATIONS ET TÉMOIGNAGES

Extrait d’un dossier contenant cinq numéros. 2e  division, 2e  bureau. Cachet de la Préfecture.


No 1.

» Les concierges :

» Déclarent, le mari et la femme, qu’un meurtre a été commis à l’hôtel Paléologue, dans la nuit du 23 au 24 juin 1847, sur un enfant nouveau-né dont le sexe leur est inconnu.

» N’ont rien vu ni entendu qui puisse appuyer leur dire, mais y persistent.


No 2.

» Chardon Joseph, employé du gaz :

» A vu ouvrir la porte du jardin dans la nuit du 23 au 24, une femme sortir et s’approcher du fiacre.

» N’a pas remarqué le paquet (ou l’enfant). Ne sait autre chose.


No 3.

» Pétraki, Serbe de naissance et ancien cocher des Sampierre.

» Ne sait rien.

(A été congédié par ses maîtres la veille de leur départ de Paris).


No 4.

» Phatmi, femme Pétraki, ancienne première femme de chambre de Mme  la marquise de Sampierre, déclare que M.  le marquis, vers neuf heures du soir, lui défendit l’entrée de la chambre, où elle avait laissé sa jeune maîtresse endormie ;

» Qu’elle n’a pu, en conséquence, rien entendre ni rien voir ;

» Mais qu’à aucun degré elle ne soupçonne ses anciens maîtres.

» Nota. — De même que son mari, la femme Phatmi a été congédiée la veille du départ.

» Elle est d’origine Tzigane. Les Tziganes sont ce qu’on appelle chez nous des Bohêmes : race demeurée à l’état barbare et dépourvue de toute religion.


No 5.

» M.  le docteur J. B. Raynaud, professeur titulaire, chef de service à l’hôpital Saint-Louis, officier de la légion d’honneur.

» Déclare n’avoir connu M.  et Mme  de Sampierre que depuis très-peu de temps, et sous les plus excellents rapports ;

» Avoir été refusé deux fois : la première à la porte de l’accouchée, par M. le marquis lui-même, la seconde sous un vestibule par un domestique, dans la soirée du 23 mai, à neuf heures et aux environs de minuit :

» S’être étonné vivement de ce procédé, mais ne pouvoir point en tirer des conséquences qui lui sembleraient trop graves.

» Nota. — M.  le docteur Raynaud ne croit pas à un meurtre. »

II

RÉSUMÉ GÉNÉRAL

Inspecteur, No 8, Cabinet (Cachet).

» Dans le quartier du Marais, l’émotion, loin de diminuer, augmente. Le départ de la famille du marquis de Sampierre a mis le comble au mécontentement du public.

» Croyance générale à un meurtre. Présomption d’adultère. Énorme quantité de bruits très-affirmatifs, mais qui ne reposent sur aucun fondement bien précis.

» Travail politique : on rapproche cette douloureuse affaire du crime de l’hôtel de Praslin. Les « frères et amis » se remuent.

» Détestable effet.

» Urgence absolue d’une instruction qui fasse au plus tôt la lumière. »


III

RAPPORT

Préfet, Cabinet, (Cachet.)

» Sur l’ordre de Sa Majesté, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence copie du travail transmis au cabinet du roi.

§ Ier

» Sur la première question, ainsi conçue :

» Dans quelle mesure le parti de l’agitation a-t-il exploité l’événement de l’hôtel Paléologue ?

» Réponse :

» Les comités ont tenu séance aux bureaux de la Réforme, au carré Saint-Martin, rue Pascal et faubourg Saint-Antoine. Les attroupements du soir persistent aux alentours de l’église Saint-Paul. Peu de cris séditieux, mais émotion qui se prolonge et effets déplorables à tous égards. C’est de l’huile jetée sur l’incendie Praslin. Il faut désormais un temps moral pour atteindre la période d’apaisement.

» Du reste aucun danger immédiat.


§ II

» Sur la seconde question :

» Est-il opportun de pousser l’enquête à la rigueur ?

» Réponse :

» Non, quoiqu’il fût peut-être dangereux de la supprimer complétement.

» La presse de toutes nuances est éternellement complice de l’agitation, parce qu’elle fait commerce de fièvre. Les journaux s’en vont de langueur quand le pays est calme ; ils boivent le scandale comme la laitue a soif d’eau grasse et faim de fumier. L’important est de ne pas fournir aux braillards un texte pour varier leur boniment à la foire de la vente au numéro.


§ III

» Sur la troisième question :

» Y a-t-il apparence que l’affaire, poussée avec vigueur, pût avoir sa solution rapide ?

» Réponse :

» Non. Quelques convictions peuvent être formées et les passions ignorantes ont pu se faire une opinion, mais la lumière manque et le fil conducteur est brisé dès les premiers pas. La plus considérable présomption git dans l’absence même des époux de Sampierre.

» On ne connaît pas leur résidence nouvelle et pourtant ils ont traversé la France entière sans précaution d’aucune sorte, emmenant toute leur maison avec eux.

» Je dois déclarer que l’ensemble des rapports reçus laisse l’instruction au point exact où elle était le premier jour. Parmi les agents les opinions sont partagées.

» Moi, je n’ai pas d’opinion. Le temps parlera.


§ IV

» Sur la quatrième question :

» Y aurait-il opportunité à étouffer l’affaire ?

» Réponse :

» Il y a opportunité à déblayer les pierres qui peuvent faire verser la diligence dans le fossé du chemin. Je prendrai donc la liberté de changer légèrement le libellé de la question, et je me demanderai s’il y a possibilité d’étouffer l’affaire.

» Je réponds : Oui, avec de la prudence. Les choses elles-mêmes semblent s’y prêter. L’hôtel Paléologue est vide. Les éléments d’une instruction judiciaire manquent ou sont dispersés. Il n’y a pas un seul témoin. Et personne même ne saurait dire si le fameux enfant, prétendu supprimé, n’est pas tranquillement en nourrice.

» Il y a donc possibilité ; il y a même facilité.

» Je dirais presque : il y a nécessité. Nous assistons à ce douloureux spectacle d’un règne prospère et glorieux attaqué par en bas et en quelque sorte ébranlé au choc d’une multitude de faillites morales. Il ne faut pas afficher le choléra sur les murailles, car la peur fait la contagion.

» Le remède au bruit, c’est le silence. »


IV

ÉCHO DU JOURNAL « LE CORSAIRE »

(Extraits.)

Du mois de décembre 1847 :

« Une famille richissime et très-noble, autour de laquelle Paris faisait beaucoup de bruit l’an dernier à pareille époque, voyage aujourd’hui modestement en Italie.

» M.  le marquis de Sampierre et la princesse-marquise sont à Rome après avoir passé tout le mois de novembre à Cannes.

» Nous ne sommes pas curieux, mais nous voudrions bien savoir si les sphinx de la préfecture et du palais ont deviné, depuis ce temps l’énigme de l’hôtel de Paléologue… »


Du mois de janvier 1848 :

« San Francisco de Californie, la nouvelle ville qui se bâtit dans la boue avec de l’or, est décidément à la mode. On cite parmi les aventuriers hardis qui explorent le moderne Eldorado, deux des membres les plus distingués et les mieux aimés du high-life parisien : le vicomte Jean de Tréglave, dernièrement encore attaché à l’ambassade de Saint-Pétersbourg, et son frère le chevalier Laurent de Tréglave.

» On dit tout bas qu’il y a au fond de cet exil volontaire une étonnante histoire d’amour et un grand deuil, sans parler d’un rare exemple de dévouement fraternel.

» Pour ce qui regarde le brillant vicomte, nous devons taire « les racontars » qui circulent ; mais à l’égard du chevalier Laurent, personne n’a oublié l’étrange roman de ses amours avec Laura-Maria Stozzi, la belle somnambule, qui disparut le matin même du jour où Laurent de Tréglave, brouillé pour elle avec toute sa famille, allait la conduire à l’autel.

» Les deux frères ont pris le chemin des mines. Bonne chance ! »







FIN DU PROLOGUE


I

UN MYSTÈRE DE PARIS


Il s’est écoulé vingt ans depuis notre prologue. Nous sommes au mois d’août 1867, et nous pénétrons avec vous dans un des trous les plus curieux du Paris démoli.

On commençait à bâtir la maison qui masque maintenant, du côté de la rue de Babylone, ce village inconnu qui n’avait point de nom officiellement inscrit au plan de la grande ville, mais que les voisins de la caserne appelaient le passage Donon. Je ne garantis pas cette orthographe. J’ai vu écrire aussi Daunon et même d’Aunont.

Cela longeait un parc, le dernier parc existant dans Paris, car l’enclos des Ternes était déjà coupé par le chemin de ceinture, et la municipalité dorait les grilles de Monceau, devenu jardin public. Dans le parc il y avait un château qu’une princesse de la famille d’Orléans avait habité pendant le dernier règne et que le faubourg Saint-Germain connaissait maintenant sous le nom d’hôtel de Sampierre.

C’était une vaste maison, bâtie sous Louis XVI et qui n’avait rien de monumental. Sa grande tournure lui venait surtout des admirables bosquets dont elle était flanquée. Au bout des parterres et non loin du mur de clôture s’élevait un pavillon, datant des premières années de Louis-Philippe.

Le passage Donon suivait le mur oriental du parc selon l’épaisseur presque totale de cet énorme pâté qui sépare les rues de Babylone et de Varenne. Il était tantôt étroit comme un boyau, tantôt large comme ces renflements des chemins villageois où s’établissent les vaines pâtures. La boue s’y produisait tout naturellement en abondance et, par place, il y venait des landes d’orties et de chardons.

À quatre ou cinq cents pas de la rue de Babylone, une seconde ruelle, plus capricieuse encore et perdue dans des détours inextricables, coupait la « grande rue Donon » à angle droit pour rejoindre la rue Barbet-de-Jouy.

On appelait ce second boyau : le Boulevard, soit par moquerie, soit à cause d’un orme de très-belle venue qui vivait là et s’y portait bien en dépit de tout sens commun.

Ce coin était un monde. Il avait son aristocratie, ses bourgeois et son peuple. Depuis que les maçons obstruaient l’entrée, vers la rue de Babylone, le trou Donon, regrettant une prospérité passée qui jamais n’avait existé, pleurait son âge d’or absolument fantastique et disait : « Les affaires ne vont plus ! »

La grande rue, bordée dans tout son parcours par la haute muraille du parc de Sampierre, n’avait d’habitations que d’un côté et n’était pas gaie. Il y avait « la grande maison » pour l’aristocratie, les simples maisons pour les bourgeois et les bouges pour le petit peuple.

La grande maison avait deux étages et deux fenêtres de façade, les maisons étaient des masures bâties avec des tessons de bouteilles, des pavés, des boîtes à sardines, des fonds de chapeaux, des bouchons, des os, de la poussière, du crachat et de la paille : quant aux bouges, rien ne peut dire ce qu’ils étaient. Dans l’un d’eux, qui portait une enseigne de cabaret, on jouait la poule.

Il y avait en tout quinze à vingt feux, y compris la grande maison, habitée par le père Preux, dit le Poussah, homme de deux cent cinquante livres, au bas mot, prêteur à la semaine et sur gages, courtier à la Bourse, négociant en chiffons, et principal locataire de la cité. Car le trou Donon était une cité.

Le « principal, » comme l’appelaient généralement ceux qui reculaient devant la trop grande familiarité du mot Poussah, perdait le souffle au bout de quatre pas. Il allait néanmoins tous les jours à la Bourse dans une charrette à bras qui le menait jusqu’à l’omnibus où son entrée suscitait de sauvages protestations. À la Bourse, il avait la spécialité de faire pour les « dames. » Il en avait couché des centaines sur la paille : cela attirait les autres.

Avant d’entrer en matière, nous noterons un dernier détail descriptif très-nécessaire à l’intelligence de ce qui va suivre.

À moitié chemin entre la rue de Babylone et ce boyau ironique titré de boulevard, le mur du parc de Sampierre présentait une large solution de continuité, défendue par un saut de loup profond qui dessinait une ligne courte rentrante. Le raccord entre les murs et le saut de loup se faisait au moyen d’une murette, bâtie en biseau et dont le sommet se hérissait de fer forgé, disposant ses paraphes de façon à valoir chevaux de frise.

Évidemment, à une époque antérieure, on avait ménagé cette échappée pour avoir vue sur la campagne.

Plus tard, pour éviter l’aspect misérable et trop voisin du trou Donon, les propriétaires du parc avaient acheté toute la partie qui faisait face au saut de loup. Ces terrains restaient à l’état de friche, fermés par un bouquet d’arbres qui, pour le parc, faisaient rideau de fond.

De sorte que la cité était coupée en deux par cette manière de petite plaine où la tolérance des riches voisins laissait semer quelques laitues et planter quelques choux. On y voyait ordinairement une chèvre maigre qui faisait semblant de brouter.

La nuit, le trou Donon manquait de tout système d’éclairage. « La place, » comme on appelait complaisamment le terrain vague, était un véritable désert, mais un désert peu dangereux parce qu’il n’y passait personne. En été, à dix heures, en hiver dès huit heures, le trou Donon dormait à l’unanimité.

La grande maison s’élevait, flanquée de trois masures, entre la place et la rue de Babylone. De l’autre côté de la place, il y avait une demi-douzaine de masures et autant de réduits sans nom, habités ou vides.

Le 3 août 1867, à sept heures du soir et par une chaleur étouffante, toutes les pauvres demeures composant le trou Donon avaient vomi leurs locataires au dehors. La place était dans toute sa gloire, et vraiment, personne n’aurait pu soupçonner à quel chiffre se montait la population de ce coin. Il y avait de véritables bandes d’enfants grouillant dans la poussière et taquinant la chèvre, pendant que les parents prenaient l’air, assis par groupes ou couchés paresseusement partout où le hasard avait mis un brin d’herbe.

La physionomie de ces Tuileries de la misère était triste, mais non point menaçante. Ce n’était pas du tout une de ces cours des Miracles où le meurtre et le vol campent au beau milieu de Paris, et c’est à peine si le cabaretier avait trois ou quatre clients à ses tables vermoulues.

On était neutre dans ce pays perdu qui semblait affaissé et résigné sous le faix de l’indigence. Rien n’y perçait, ni le bien ni le mal.

Paris était évidemment à cent lieues, sans qu’on fût pour cela plus voisin de la campagne. Vous n’eussiez pas trouvé ici trace de l’effort qui relève. On travaillait, mais à des métiers paresseux ; les chasseurs de chiffons étaient en majorité. Peu de querelles, peu de bienveillance aussi ; une seule haine : le Principal ; une seule curiosité : la Tartare.

La Tartare, c’était cette grande femme assise là-bas, à l’écart, sur une pierre, qui soutenait dans ses bras une enfant malade et endormie.

L’enfant était une femme de dix-huit ans, quoiqu’elle ne parût pas avoir atteint sa quinzième année, et son mari, Joseph Chaix, était le seul ouvrier véritable qui habitât le trou Donon.

Celui-là partait de bon matin et rentrait tard. Il adorait sa petite femme, il aimait sa belle-mère ; il rapportait tout ce qu’il gagnait bien fidèlement, mais ses journées se passaient à chercher du travail, plutôt qu’à travailler. Pourquoi ? Le trou Donon tout entier vous aurait répondu : « La Tartare portait malheur. »

Il y avait déjà longtemps qu’elle était arrivée, un matin, avec son gendre et sa fille, si pâle et si jolie. Le Poussah leur avait loué, le plus cher possible, la plus belle de ses masures qui avait deux chambres, dont une à cheminée. Les voisins avaient oublié tout de suite un nom étranger qu’elle avait pour l’appeler la Tartare, parce que chaque dimanche, quelque temps qu’il fit, elle prenait son bâton pour traverser Paris tout entier et se rendre à l’église russe dont les dômes dorés se voient du boulevard de Courcelles. Ses grands yeux noirs brillants et bien ouverts avaient un regard étrange… On avait été longtemps avant de savoir qu’elle était aveugle.

La chronique ajoutait : à force de pleurer.

Elle était encore belle, en ce temps-là. Sa taille fière se drapait dans des vêtements usés qui n’étaient point ceux d’une Française ; ses cheveux sombres, où pas un poil blanc ne se montrait, s’enveloppaient dans une vieille mousseline, toujours propre, dont les bouts longs et larges flottaient derrière ses épaules et retombaient jusqu’à ses pieds.

On lui avait vu, le premier mois, des boucles d’oreilles de dimension inusitée, toutes rondes et armaturées par des S en or. Le Poussah, au premier terme échu, l’en avait débarrassée.

Aujourd’hui, les pauvres gens du trou Donon la regardaient du coin de l’œil st se disaient :

— La voilà au bout de son rouleau.

D’autres répondaient.

— Savoir ! il y a du monde à l’hôtel de Sampierre. La princesse Charlotte est revenue de la campagne ; la Tartare aurait encore chance de payer son terme, si elle n’avait pas tant d’orgueil.

— Mais la princesse Charlotte n’est pas avertie et la Tartare a trop d’orgueil.

— Et c’est demain le dernier délai : à midi, le Poussali les mettra dehors !

Ces paroles étaient échangées sans plaisir ni peine. Il faut bien causer à la promenade.

Celle qu’on appelait la Tartare ne les entendait pas. Elle veillait, immobile et grave, sur le sommeil de sa fille.

Le Poussah, lui, le père Preux, le lord-maire de cette cité — « Monsieur le Principal » — était au second étage de la grande-maison, soufflant auprès de sa fenêtre ouverte. Il vivait seul. Son ménage était fait par ce soldat de la caserne Babylone qui le voiturait aussi jusqu’à l’omnibus.

Pour monter ses étages, il avait les locataires en retard, tantôt l’un, tantôt l’autre, qui poussaient par derrière pendant que le soldat tirait en avant.

D’apparence, le père Preux était un vieillard apoplectique et menacé de mort à chaque instant par la courte haleine. Il mesurait dans sa veste de tricot rouge, immense et pleine à crever, la circonférence d’un hippopotame.

En réalité, il n’avait pas cinquante ans.

Sa figure, déformée par l’obésité, pendait littéralement sur son gilet ; mais au milieu de cette masse molle il y avait un nez aquilin, arrêté vivement, et deux yeux vivants, à l’émail teinté de rose, qui regardaient rond comme ceux des oiseaux de proie.

Il avait achevé son dîner et faisait ses comptes du jour entre sa pipe et une vaste cruche de bière. On l’entendait gémir et respirer d’en bas. Cela ne l’empêchait pas d’être de bonne humeur, car il chantonnait une gaudriole en s’arrêtant deux fois par mesure pour souffler.

César dictait à je ne sais plus combien de secrétaires. Le Poussah était aussi fort que César, car tout en soufflant, chantonnant et additionnant, il trouvait encore moyen de causer tout seul.

— C’est un damné gredin ! pensait-il, et je parierais ma tête qu’il aura les millions en fin de compte : Voilà trois fois qu’il vient ici, c’est drôle. Que peut-il me vouloir, cet Italien, confit à la pommade ?

Un bruit de pas se fit au-dehors dans la ruelle. Le Poussah tira tout doucement une ficelle qui releva un petit miroir, de ceux qu’on nomme « espions. » Ce miroir, incliné au coin de la fenêtre, selon l’angle voulu, lui renvoya la partie de la grande rue qui montait à la rue de Babylone.

Un homme d’apparence jeune encore et très-élégamment vêtu s’approchait, manœuvrant avec précaution ses bottes vernies dans l’épaisse poussière du chemin.

— C’est lui ! gronda le Poussah, dont la grosse figure prit une expression avide et rusée. C’est fin, les oiseaux d’Italie, mais celui-là vient trop souvent au trébuchet. Je l’aurai !


II

INTÉRIEUR DE CAPITALISTE


La porte qui donnait sur l’escalier était grande ouverte pour établir un courant d’air. Le Poussah agitait en outre, à tour de bras, un vaste éventail en papier vert dont la ventilation tempétueuse ne suffisait pas à tarir les ruisseaux de sueur qui se croisaient sur ses joues.

Il but un bon verre de bière et attendit.

— Êtes-vous là-haut, voisin ? demanda une douce voix de ténor au bas de l’escalier.

— Montez, montez ! fit le père Preux. Tais-toi Tonneau !

Tonneau était un vieux chien presque aussi gros que son maître, qui grognait, couché derrière le lit. Le père Preux ajouta en s’adressant toujours à Tonneau :

— Tu ne dois affronter que les pauvres et ce coquin-là a de quoi !

Le nouvel arrivant gravit l’escalier d’un pas leste et fit presque aussitôt après son entrée.

À tous égards il mériterait une description particulière si nous ne le connaissions suffisamment par avance et très-intimement.

C’était notre Pernola, le joli comte, l’excellent cousin des Sampierre, dont le jeune âge, il y a vingt ans, était si plein de suaves promesses. Nous devons dire tout de suite qu’il n’avait pas vieilli d’un jour depuis le temps. Il était aussi frais, aussi blanc, aussi battant neuf que le fameux soir de la fête orientale. Il y a parmi ces Italiens des matières premières inusables qui font de véritables confitures d’ingénus.

On n’en voit jamais la fin.

Mais la beauté n’est rien, ce qui frappait dans notre Giambattista parvenu, sans en voir l’air, à la maturité de la vie, c’était la franchise bienveillante et pleine de finesse, la douceur, le moelleux, la galanthommerie, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il était si coulant, si décent, si charmant que les chiens le léchaient dans la rue. Et digne, avec cela, et gracieux et tout !

Que diable un pareil bijou pouvait-il avoir de commun avec le Poussah du trou Donon ?

— Eh bien ! voisin, dit-il en entrant — et cette question banale aquérait un attrait en tombant de ses lèvres — qu’avez-vous fait à la Bourse, tantôt ?

— Asseyez-vous, répondit le père Preux. La Bourse ne va pas mal, merci. On vous offrirait bien un coup à boire, mais il n’y a qu’un verre, et vous ne venez pas ici pour vous rafraîchir, eh ?

Le Pernola prit une chaise qu’il mit à côté du fauteuil de son hôte, bien gentiment.

— J’espère que je ne vous gêne pas, dit-il, en cultivant ainsi le bon voisinage ? Je viens souvent, savez-vous ?

— Voisin, vous avez sans doute vos raisons pour ça.

Pernola sourit et repartit :

— Figurez-vous que je vous avais reconnu tout de suite…

— Et moi, donc ! fit le Poussait. Et Tonneau qui ne vous a jamais mordu, quoiqu’il n’était pas né dans le temps… mais c’était son père : Quelle drôle de chose que la mémoire !

Il ajouta en clignant de l’œil :

— Alors, aujourd’hui, on va mettre dans le coin la finasserie des autres fois et causer un peu raison, nous deux comme de vieilles connaissances ?

Giambattista tendit sa main fine et blanche que le Poussah couvrit avec deux de ses doigts.

— Ça ne nous rajeunit pas, voisin, prononça tout bas l’Italien. Voilà aux environs de vingt ans que nous ne nous étions vus.

— C’est vrai, vingt ans ! Déjà ! Vous souvenez-vous de l’auxiliaire no 17 qui alla vous relancer après l’affaire à l’hôtel Bristol ?

Pernola atteignit sa boîte à cigares, pendant que le père Preux le regardait en secouant la cendre de sa pipe.

— Fumez-en un pour vous changer, dit l’Italien, qui offrit sa boîte ouverte.

Le Poussah en choisit deux et les mit dans sa poche, disant :

— Je colle ça à nos dames, en Bourse.

Et il rebourra sa pipe avec ses grosses mains engorgées qui tremblaient.

— Je parlais de l’agent no 17, reprit-il, parce que je l’ai rencontré ces jours-ci nez à nez.

— Comment s’appelait-il donc, déjà, cet auxiliaire ? demanda le comte en ouvrant un mignon canif pour couper le bout de son cigare.

— Chanut… Vincent Chanut, parbleu !

Le comte frotta une allumette.

— C’est juste, fit-il, je l’avais oublié.

— La mémoire est une drôle de chose ! dit pour la seconde fois le Poussah. À l’époque, ce Vincent Chanut était un tout petit mouchard. Maintenant il a quitté l’administration, mais c’est égal : il ne vit pas de ses rentes. Savez-vous qu’il vous filait de près, le jour où vous apportâtes les soixante mille francs chez le docteur Strozzi ? Hein, cette Laura-Maria ! quel beau brin de fille ! Ma parole, ça fait plaisir de se rappeler comme ça les bonnes farces de l’ancien temps !

Pernola regardait le bout de sa botte d’un air placide.

— Oui, dit-il, ça fait grand plaisir.

Puis il ajouta sans relever les yeux :

— Qu’est-ce que c’est que les Cinq ?

Le Poussah ôta sa pipe de sa bouche.

— Tiens ! tiens ! fit-il. Moi qui croyais que vous veniez ici pour ma locataire aveugle ! La Tartare ! Encore une vieille connaissance, dites donc ? Et votre belle petite mademoiselle d’Aleix venait la voir bien souvent au printemps dernier… Parole d’honneur ! c’était pour vous que j’avais donné congé à la bonne femme, et je croyais que vous me feriez un cadeau d’amitié, mon voisin, pour cette attention-là.

— Qu’est-ce que c’est que les Cinq ? répéta le comte. Vous serez payé comme il faut.

Le gros homme haussa les épaules et répondit :

— Mauvaise piste ! Vous courez la petite bête. Les Cinq sont des viveurs, devenus sauteurs, puis escamoteurs et qui finiront voleurs. Laissez ma clientèle tranquille, voisin, ça ne vous regarde pas.

— Il y a parmi les Cinq deux personnages…

— Mœris et Moffray ? Mauvaise piste. Quand vous voudrez, je vous les donnerai tout cuisinés à cent sous les deux… et, pour la peine, vous me direz où vous avez fourré M.  le marquis de Sampierre, eh ? ça va-t-il ?

Pernola repartit avec beaucoup de calme :

— Mon malheureux parent et ami, tout le monde sait cela, est à Bellevue, maison de santé du docteur Raynaud.

— Vous êtes sûr ?… prononça tout bas le gros homme dont les yeux étaient fermés à demi. Eh bien ! c’est un établissement qui a une bonne réputation. Et de là-bas, au moins, ce pauvre M.  de Sampierre ne peut pas entendre les gens qui chantent et dansent chez lui tous les soirs.

— À qui le dites-vous ! murmura l’Italien avec un gros soupir. Je ne suis pas le maître.

— Pas encore, du moins. Voyons, voisin, moi, j’ai le cœur sur la main, que payez-vous ?

D’un geste délibéré le comte atteignit son portefeuille et l’ouvrit sous le regard du Poussah qui brillait joyeusement. Le comte tira un billet de mille francs et l’offrit de la manière la plus aimable.

— Et avec ça ? demanda le père Preux.

Le comte redoubla sans se faire prier.

— Et avec ça ?

Le comte referma son portefeuille.

— Alors, dit le père Preux en mettant les deux billets de banque sur la table, ce n’est bien sûr pas pour l’affaire du jeune-premier qui fait des visites chez vous en passant par-dessus la grille, au coin du saut de loup, en face ?

— Vous l’avez vu ? s’écria Pernola.

— Dame ! on est ici aux premières loges pour tout voir chez vous, voisin.

— Il a pénétré dans le parc ?

— Sans fatigue, ni douleur, et il y reviendra : c’est leste, à cet âge-là ! S’il me fallait en faire autant, moi…

— Et Charlotte… je veux dire Mlle d’Aleix ?

— La petite princesse ? Ma foi, je n’ai rien pu voir, les massifs sont épais… Mais je n’ai jamais été un rabat-joie, de caractère, et je sais bien comment je me comporterais à la place de la demoiselle. Une jolie paire d’amoureux, voisin, il n’y a pas à dire non !

Pernola fit le geste de rouvrir son portefeuille, mais le père Preux lui arrêta la main :

— Attendez, dit-il, ne mêlons pas les comptes ! J’ai une histoire ancienne qui vaut juste les deux chiffons déjà encaissés. Quand elle sera finie, nous attaquerons une autre opération plus moderne. Ici tout est à prix fixe comme au Gagne-Petit : pas de rabais !

Il vida son verre avec gloutonnerie et reprit :

— Écoutez-moi ça ! J’avais alors l’honneur d’être pour tout faire chez un picaro des environs de Tarbes qui s’était donné un nom italien : Strozzi, pour jeter de la poudre aux yeux des imbéciles. On peut dire que celui-là était le fils de ses œuvres : Il avait été jusqu’à se recevoir médecin lui-même et il menait avec lui la plus jolie coquillette que jamais le diable ait stylée ; la somnambule Laura-Maria, vous vous souvenez bien d’elle.

Un parfait nigaud, M.  Laurent de Tréglave, faisait la cour à la donzelle, qui mit au monde sous son nez une mignonne petite fille sans qu’il s’en aperçût le moins du monde. Vous ne seriez pas fâché de savoir ce que ce Laurent est devenu, son frère Jean aussi ; patience ! Paris n’a pas été bâti en un jour.

La donzelle n’était pas la première venue, elle appartenait de la main gauche à une famille que vous connaissez bien et qui l’avait toujours repoussée trèsdurement. En désespoir de cause et voyant que l’eau ne venait pas au moulin, elle s’était déterminée à épouser cet innocent de Laurent, lorsque le hasard mit entre ses mains, entre les mains de son Strozzi plutôt, un secret qui pourrait mener loin… Je dis très-loin, M.  le marquis de Sampierre et même, c’est mon humble opinion, le jeune comte Giambattista Pernola, son conseiller privé. Hein ? quelle drôle de chose que la mémoire !

Je ne vous avais pas revu depuis Milan, où nous avions eu des rapports assez agréables pour l’affaire de la cathédrale. Comment les Strozzi étaient mêlés à l’histoire de l’hôtel Paléologue à Paris je n’en ai jamais rien su, — à moins toutefois que mon meilleur ami, un certain François Preux ne les eût informés. Ah ! le gros coquin ! Les Strozzi menacèrent et ils firent bien. J’étais là quand vous eûtes l’obligeance de leur apporter soixante beaux billets de banque, de la part du noble marquis, apprenti accoucheur, et j’espérais bien en avoir ma part. Je l’avais gagnée.

Le mariage de la somnambule était fixé au surlendemain. Laurent de Tréglave s’était, ma foi, brouillé avec toute sa famille pour arriver à ce beau résultat, mais la vue des trois mille louis changea brusquement les idées de Laura-Maria. Elle déclara à son Strozzi que l’argent était à elle, comme fille de Paléologue, et qu’elle prétendait s’en faire honneur à son idée.

On vivait assez bien dans ce ménage de polichinelle ; je ne m’y déplaisais pas trop. C’était très-décent devant le monde et très-gai quand le monde était parti. Mais, ce soir, il y eut tapage, on se disputa, on se battit, on se réconcilia pour se battre encore. Dans sa colère, le Strozzi donna plus de vingt-cinq noms au papa de la petite de Maria qui était en nourrice. À la fin on fit monter le champagne : ça se terminait toujours de même. La jeunesse ! et pas de principes : c’est agréable.

À la troisième bouteille, ils étaient si grands amis que j’en avais honte pour eux. On alla se coucher, et je vas vous dire : comme le Strozzi était médecin, j’avais dans mon idée qu’il la soignerait une nuit ou l’autre avec une pincée de mort aux rats…

Mais les somnambules !… Maria-Laura était une fine mouche, et pour du talent, elle en avait ; vous allez voir !


III

LA MÉMOIRE DU PÈRE PREUX


— Bien entendu, reprit le père Preux qui soufflait joyeusement comme une baleine espiègle qui conterait des gaudrioles, j’avais eu ma part de champagne : ils n’étaient pas regardants. Je m’endormis dans la salle à manger même, quoique je porte joliment la boisson.

Le champagne n’était pas drogué d’avance, mais je m’étais servi du verre du docteur…

Vous comprenez déjà, pas vrai ? Bon. Je n’avais eu que la goutte du fond, le docteur avait bu le reste.

Tout en dormant, il me semblait que j’entendais bouger, bouger… La mémoire ! Je jurerais que c’était hier !

Quand je m’éveillai le lendemain matin, la maison se taisait de bout en bout. Pas un souffle.

Auprès de moi, sur la nappe, il y avait une lettre qui n’était pas cachetée et qui portait l’adresse de M.  de Tréglave (Laurent). Je l’ouvris par habitude et dès les premières lignes je me frottai les yeux à tour de bras, car je croyais rêver encore.

Voici ce qu’elle disait ou à peu près, sauf le style que je vais peut-être embellir malgré moi :


« Noble trésor de ma jeune âme innocente, je ne suis plus digne de vous ! Cette nuit, dans une heure de délire, l’homme que j’estimais comme un père a eu la maladresse d’attenter à mon honneur, à la suite de quoi il a terminé brusquement ses jours au moyen de l’asphyxie déterminée par la vapeur du charbon. Malheureux docteur Strozzi, qui eût pensé ça de toi ? Que l’Être suprême te pardonne ! Moi, séduite par l’exemple de Lucrèce, je sais ce qui me reste à faire. Vous ne me reverrez jamais que dans ce papier arrosé de mes larmes. Adieu ! »


Après avoir lu ça, je me mis à rire, flairant quelque coup monté par Maria dans les jambes de ce benêt de Laurent ; je ne croyais pas encore au charbon, mais il y avait autour de moi une coquine d’odeur comme quand on ferme la clef du haut dans les poêles. Ça venait par les bords de la porte de la chambre à coucher.

J’allai voir. Elle était fermée en dedans, mais j’avais le truc pour l’ouvrir. La vapeur du charbon faillit me jeter à la renverse, et quand je me lançai vers la fenêtre pour donner de l’air, je vis que toutes les fentes en avaient été calfeutrées avec du papier collé.

La somnambule avait songé à cela ! Et un soir de champagne encore !

Il y avait deux fourneaux de cuisine qui achevaient de brûler le reste de leurs fumerons, et le docteur Strozzi dormait sur son lit, tranquillement. Jamais il ne s’est éveillé.

Ici, le père Preux cligna de l’œil et se versa à boire.

— Et après ? demanda le comte Giambattista.

— Après, je fis un choix dans ce qu’il y avait de bon pour me payer de mes gages, je mis à la poste la lettre pour l’imbécile de Tréglave, et j’allai faire un tour au pays, là-bas, du côté de Tarbes. Un bon climat.

— La justice n’intervint pas ?

— Si fait. L’éveil fut donné par le Tréglave, qui vint, tout chaud tout bouillant, chercher son Eurydice. Mais le commissaire n’y vit goutte. Est-ce qu’ils savent ! Ils ont leur petit bonhomme de dictionnaire où charbon veut dire suicide et non pas assassinat. Le curé refusa d’enterrer Strozzi en terre sainte, M.  de Tréglave prit le deuil, et ce bijou de Maria fut débarrassée, en une seule fois, de son docteur, de son Laurent et de sa petite fille qui resta à la grâce de Dieu.

— Chez la nourrice ?

— Oui, chez la nourrice. Mais on peut bien vous dire encore cela pour vos deux billets. Il vint une bonne dame qui s’intéressa à l’enfant.

— Qui était cette dame ?

— Je ne m’en souviens pas pour le moment. Ma mémoire est si drôle ! elle a des rats comme les clarinettes.

— Et Laura-Maria, que devint-elle ?

— Maria avait soixante mille francs dans sa poche et son talent. C’est de l’argent, ça !

Le Poussah se mit à « curer » sa pipe en regardant M.  le comte d’un air narquois. Il y eut un silence, après quoi Pernola demanda :

— Et en quoi tout cela me concerne-t-il ?

— Farceur ! répondit le père Preux en émiettant son tabac.

Les beaux sourcils noirs de Pernola se froncèrent. Le Poussah chargea, alluma et reprit :

— Pardonnez-moi ce mot d’amitié, voisin. Vous êtes comme la somnambule, vous avez du talent. Est-ce que vous croyez, vous, qu’on ne peut pas avoir de bons yeux sans avoir passé par la préfecture ? Écoutez encore : il y a aujourd’hui dans Paris un homme qui revient de loin, loin, loin, et qui rapporte de la poudre de perlimpinpin plein son sac. Il se fait appeler capitaine Blunt. Si cet homme-là avait eu l’idée de s’adresser à moi, qui vous parle, au lieu d’entrer dans la stupide boutique du Vincent Chanut, je ne donnerais pas cinquante centimes du trou de mine que vous creusez depuis vingt ans et plus ! Mais ce bonhomme, qui revient de si loin, et qui ne s’appelait pas Blunt autrefois, ah ! mais non ! a toujours visé à côté du cinq cents, et il est maintenant trop vieux pour apprendre à ne plus loucher. Voyons ! ai-je tout dit ? À peu près. Nous parlerons plus tard de Mme  la baronne de Vaudré… Celle-là vous intéresse, eh ?

— Pourquoi ne parlons-nous pas d’elle tout de suite ? dit Pernola vivement.

Il rapprocha son siège si près que le père Preux put lui taper familièrement sur la cuisse en répétant ce mot qui, dans sa bouche, était une caresse :

— Farceur !

Ce fut tout. Il ne plaisait pas au père Preux d’aller plus loin de ce côté.

Il reprit, en changeant de ton brusquement :

— Maintenant, voisin, si le cœur vous en dit, amenez le portefeuille, et nous allons traiter l’opération du jeune-premier qui se permet de chasser dans vos réserves. Mise à prix mille écus pour une incapacité de travail de vingt jours au moins.

— Tope ! dit Pernola sans hésiter.

— Et que donneriez-vous pour un règlement définitif ? demanda le Poussah.

Pernola baissa les yeux. Une rougeur épaisse lui couvrait le visage.

— C’est bien tranquille ici, continua le père Preux, mais passé dix heures, la ruelle est aussi déserte que la forêt de Bondy, et de mémoire d’homme on n’y a jamais vu un sergent de ville. En plus, quoique les mœurs de la cité Donon soient au-dessus de tout éloge, elle contient pas mal de prolétaires qui se procurent difficilement le pain sec de leur dîner. Ça fait de la peine, quand on a le cœur sensible, mais c’est comme ça. Alors donc, s’il arrivait accident à un jeune homme qui court la prétantaine dans les ténèbres, essayant d’escalader la clôture d’une propriété habitée, dame !…

— Faites votre prix, interrompit l’Italien.

— Il est fait : mille écus d’avance pour le cas où ça raterait…

— Et ensuite ?

— Pour le cas où ça ne raterait pas ?

Des tressaillements nerveux agitaient la face de Pernola. Le père Preux le regardait avec bonté.

— Je vous aurais cru plus solide, voisin, murmura-t-il. Mais j’ai connu un brave officier de marine qui avait le mal de mer en passant du Havre à Honfleur. Il y a des gens qui ne peuvent pas s’habituer, — et qui vont tout de même. Ensuite ? Eh bien ! Nous compterons.

L’Italien se leva et jeta les trois billets sur la table.

— Nous compterons, répéta-t-il à demi voix. Quand ?

— Revenez après-demain, répondit le Poussah, car aujourd’hui ma journée est finie. Je ne verrai plus personne.

Le comte se dirigea vers la porte en disant :

— Je reviendrai dans deux jours.

Un peu après qu’il eut passé le seuil, le père Preux lui cria :

— Fermez la porte, les courants d’air sont mauvais à la brune.

Le soleil inclinait vers l’horizon, mais il faisait grand jour encore. Le père Preux étala les cinq billets devant lui sur sa table et se mit à les regarder. Il ne chantonnait plus. Sa pipe s’était éteinte entre ses lèvres. Il oubliait de vider son verre qui était dans sa main, tout plein.

— Quelqu’un qui marcherait sur une vipère pareille, grommela-t-il enfin, je parie trois francs que tous ses péchés lui seraient pardonnés du coup !

Ses yeux s’étaient relevés sur les ombrages magnifiques du parc qui lui faisait vis-à-vis. Il y avait dans sa prunelle un rayon caressant et doux.

— Oui, oui, dit-il encore, on comptera. J’ai mon idée, qui était folie au commencement et qui est devenue sagesse. Pourquoi est-ce que je n’aurais pas, un jour venant, cette maison-là et le pavillon, et les bosquets, et les parterres, et tout ? Il y en a qui s’entêtent d’une jolie jeunesse en la lorgnant par la fenêtre, moi par la fenêtre je suis tombé amoureux de ce beau lopin de terre. C’est moins bête. On peut le garder et se gaudir dedans, on peut le vendre ou y bâtir tout un quartier plus grand que celui de la Bourse… Ah ! c’est certain, nous compterons, voisin ! Tu accepteras, tu refuseras, tu feras tout ce que tu voudras, je m’en moque ; mais, en fin de compte, j’ai trop regardé cet immeuble-là. Il m’a toqué, je le veux, je l’aurai ! un prix de mémoire, quoi !

Au loin, dans une des allées qui allaient serpentant parmi les gazons du parc, deux femmes se montrèrent : une raide silhouette de gouvernante et la forme gracieuse d’une jeune fille.

En même temps une fenêtre s’ouvrit à la façade du pavillon dont une moitié se montrait entre les arbres.

Le Poussah arma une lorgnette et la braqua juste à temps pour distinguer l’adorable profil perdu de la princesse Charlotte d’Aleix, au moment où disparaissaient les deux femmes derrière le coude de la route. Il braqua sa longue-vue sur la fenêtre du pavillon. Personne ne s’y montrait.

— Parbleu ! parbleu ! grommela-t-il, c’est la bouteille au noir. Il y a là plus de devine-devinailles qu’il n’en faudrait pour acheter le quart de Paris et tout Pantin par-dessus le marché ! Je me donne ma parole sacrée que je fumerai ma pipe avant de mourir dans un grand fauteuil à bascule sous les magnolias qui sont là-bas devant le perron. C’est arrangé. Et une jolie petite Mme  Preux avec ça ! Bois une gorgée, gros chérubin de millionnaire ! à la santé de ta mémoire !

Il prit son verre ; mais il ne le porta pas jusqu’à ses lèvres. Un bruit de pas se faisait dans l’escalier. On frappa. Le Poussah déposa sa chope sans rien dire.

On frappa plus fort. Tonneau gronda.

— Je vous entends bien souffler et ronfler, papa Preux, dit une voix sur le carré. C’est moi, le no 5, ouvrez !

— Je n’y suis pas et va-t’en au diable ! repartit cette fois le Poussah.

L’autre se mit à ricaner derrière la porte. En même temps, le père Preux se ravisait pensant :

— Tiens, tiens ! l’affaire du jeune-premier qui passe par-dessus le mur…

— Est-ce toi, mons Fiquet ? demanda-t-il tout haut en faisant disparaître les billets de banque.

— Oui, c’est moi, répliqua-t-on ; mais ne faites pas le méchant et tirez le cordon, papa, ça ne plaisante pas : je viens de la part du no 1 !


IV

TONNEAU


Ces mots « tirez le cordon » n’étaient pas une figure de rhétorique. Un fil de fer terminé par un bâtonnet tombait du plafond entre le père Preux et sa cruche. Comme il se remuait avec une extrême difficulté et qu’il n’avait pas de domestique, il ouvrait lui-même sa porte selon le procédé des concierges.

Il tira le cordon dès que le nouveau venu eut prononcé ces paroles : « De la part du no 1. » Et aussitôt que le cordon fut tiré, un mouvement se fit dans un coin de la chambre, d’où sortit paresseusement Tonneau, le chien le plus gras de l’univers. Ses pattes avaient des mollets.

Il vint se planter comme une formidable barrière au-devant du seuil. Il n’aboya pas, mais sa gorge rendit le propre grognement asthmatique du Poussah et il montra toute la rangée de ses dents.

— À bas, Tonneau, dit le nouvel arrivant. Est-ce que tu ne reconnais pas les amis ?

Tonneau ferma sa gueule, remua sa queue et regagna son coin entre le lit et une caisse de fer du plus robuste modèle, encastrée solidement dans la muraille.

— Fiquet, ma vieille, dit le gros homme, je ne t’ouvrais pas, parce que j’avais idée que tu venais m’emprunter de l’argent.

Fiquet était un grand maigre, chevelu et barbu, habillé à la mode avec mauvais goût, pouvant passer pour un élégant dans de certains milieux ambigus : saveur de l’artiste interlope et du sportman véreux, type fatigué du Parisien qui a tout vu et tout subi : malpropre chose.

Il prit la chaise de Pernola à côté du fauteuil de papa Preux et tendit la main en disant :

— Va bien, Crésus ? payez-vous un verre de bière ?

Le Poussah appartenait à la catégorie des vainqueurs qui tutoient tout le monde, mais que tout le monde ne tutoie pas.

— Non, répondit-il. Est-ce que le no 1 est sorti de prison ?

— Pas encore, mais…

— Je savais que tu mentais, ma vieille. Tu ne viens pas de sa part. Combien veux-tu d’argent ?

— Une centaine de francs…

— J’ai vingt sous à ta disposition, pourvu que tu détales comme un cerf avec parole sacrée de ne pas revenir.

Il prit dans son gousset un franc qu’il mit sur le coin de la table.

— Quand le diable y serait, papa, s’écria Piquet en rougissant de colère, vous êtes le banquier de l’association !

Le Poussah souffla comme un phoque qui vient de plonger.

— Quelle association ? demanda-t-il avec mépris. Il n’y a plus que toi dans les rangs, failli soldat ! Ça prouve que tu étais le meilleur des Cinq : Juge des autres !

— Mais vous ne savez donc pas, père Preux ! Nous avons trois nouveaux, et des rudes !

— Qu’est-ce que ça me fait ?

— Des gaillards tout à fait soignés !

— Je prête sur gages. As-tu ta montre ?

— Pas plus tard que demain, nous avons une affaire sûre et superbe…

— Alors reviens après-demain.

Piquet essaya de sourire.

— Voyons, papa, dit-il, vous ne pouvez pas me laisser dans l’embarras. Je paierai dix pour quarante-huit heures, ça fait dix-huit cent pour cent pour l’an, c’est mignon !

Le Poussah reprit ses vingt sous.

— Disparais ! fit-il, tu m’assommes !

Fiquet prit un air suppliant pour dire :

— Vous savez, Magenta, celle qui a donné son nom au boulevard ? Elle pend la crémaillère et si l’on ne me voit pas là, je suis rasé ! On tombe à plat, dès qu’on ne va plus dans le monde, Faites-moi cinquante francs !

— Tonneau ! appela le Poussah.

Fiquet se leva précipitamment, mais quand il se retourna, la rangée de dents du gros chien apparaissait déjà derrière lui dans le sombre. Le Poussah se mit à rire.

— Attends, Tonneau, dit-il, pas encore… toi, ajouta-t-il en s’adressant à Fiquet, tu n’es pas le no 5, tu es le numéro zéro ! Comment ! tu as besoin d’une demi-douzaine de louis et tu ne sais pas où les prendre dans Paris !… Va-t-en, Tonneau, on te fera signe.

Le chien obéit. Le père Preux reprit après avoir humé une chope :

— Viens ça, imbécile. Veux-tu faire une affaire ? Il y en a partout, même ici : Regarde !

Son doigt gonflé montrait par la fenêtre ouverte la partie du mur de clôture qui rejoignait le saut de loup du parc de Sampierre.

La nuit tombait rapidement.

— Je ne vois rien, dit Fiquet.

— C’est qu’il n’y a rien encore. Et tant que mes locataires resteront à flâner sur la place, il n’y aura rien. Mais, dans une heure, tous ceux qui grouillent dans le terrain ici près, seront à dodo. Comment trouves-tu la muraille vis-à-vis ? Solide, pas vrai ? et de bonne hauteur ? Eh bien ! il y a quelqu’un qui entre dans le parc tous les soirs.

— Un voleur ?

— Un idiot. J’ai eu vingt ans, moi aussi, pendant trois cent soixante-cinq jours, tout juste, mais je n’ai jamais été comme ça. Il risque de se casser le cou, d’abord, et puis de se faire prendre comme malfaiteur, sais-tu pourquoi ? Pour voir un coin de sa prunelle, comme l’Andalouse au teint bruni. C’est un amoureux… au XIXe siècle !

— Après ? demanda Fiquet. Les petits bêtas de cette étoffe-là n’ont pas la banque de France dans leur poche.

— Il a sa montre, j’ai vu la chaîne. Je te flanque deux cents francs sur les deux objets.

— Aller demander la bourse ou la vie… commença Fiquet.

— On ne demande rien, coupa le gros homme, c’est le vieux style, ça ! Voilà une esquisse de l’opération : ici, à vingt-cinq pas, juste derrière le coin, il y a deux ou trois pieds de mur, j’entends en largeur, et six ou sept en hauteur qui ont craqué. Le maître maçon est venu voir aujourd’hui pour replâtrer, on gâchera demain, mais d’ici à demain ça peut servir. C’est fait comme une guérite : au-dessous, le saut de loup ; à gauche, la ruelle ; à droite, la ferraille qui défend la murette. Quand l’idiot a tourné le coin, il prend à deux mains la ferraille pour franchir la murette, et dans ce moment-là, tu conçois, s’il y avait un couteau dans la guérite, la poitrine du gandin serait à six pouces du couteau. Et pas de parade possible ! Et on n’aurait plus qu’à ramasser la montre au fond du fossé.

Tout ceci fut scandé par tranches de trois mots que ponctuait un souffle de chaudière à vapeur. Il n’y avait pas une ombre d’émotion dans le regard ni dans l’accent du Poussah.

Fiquet avait les sourcils froncés et semblait réfléchir.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce petit-là, papa ? demanda-t-il brusquement.

— Rien.

— Qu’est-ce qu’on vous donne pour faire la fin de lui ?

— Néant.

— Alors, pourquoi lui envoyez-vous un coup de couteau ?

Le Poussah se mit à rire.

— Je suis un peu trop dodu, c’est vrai, dit-il, pendant que sa terrible gaîté secouait cent vingt-cinq kilo grammes de chair, le fauteuil et la table, mais je ne compte encore que quarante-huit printemps. Ce n’est pas l’âge de renoncer à plaire. La princesse du parc m’a peut-être donné dans l’œil… Mais ne plaisantons pas ; la gaîté a le don de m’étouffer. Je t’ai dit ça parce qu’il n’y a pas de danger que tu mordes, fanfan ! tu es poltron comme les poules et tu ne t’attaquerais pas à un lapin !

— Eh bien ! sacrebleu ! s’écria Fiquet, c’est ce qui vous trompe, je prends à faire ! Amenez les dix louis et je vous apporte le gage, aussi vrai que nous sommes deux amis !

— Tonneau ! appela le père Preux sincèrement indigné cette fois, voilà une racaille qui demande du crédit !… hors d’ici, propre à rien !

Fiquet ne fit qu’un saut jusqu’au seuil et referma la porte sur le gros chien qui ronflait avec fureur. Il dit à travers les planches :

— Ça tient-il, si j’ai la timbale ?

— Ça tient, et vingt louis si tu apportes la lune dans un sceau d’eau ! comptant !

Les pas de Fiquet descendirent l’escalier, puis sonnèrent dans la ruelle, ils se dirigeaient vers la rue de Babylone.

Le Poussah, resté seul, but deux chopes coup sur coup et ralluma sa pipe.

— Hé ! Tonneau ! gronda-t-il en faisant effort pour croiser ses mains sur son ventre, as-tu confiance dans cet oiseau-là, toi ? moi pas. Mais c’est égal, dis donc ! s’il allait nous bâcler pour mille écus de besogne… ou même nous gagner d’un coup le gros lot ?

À l’aide d’un travail adroit et compliqué, il parvint à rapprocher son fauteuil de la croisée. La nuit était tombée tout à fait. Le bruit allait diminuant sur la place, et par intervalles on voyait une famille regagner son taudis.

Les grands arbres du parc de Sampierre se détachaient en noir sur le ciel gris. Le sable des allées dessinait des méandres qui allaient se perdre au loin dans le sombre. À travers les massifs, on voyait briller les lumières de l’hôtel, et, plus près on pouvait apercevoir une lueur unique et voilée au pignon du pavillon.

— Ce comte Pernola, dit encore le père Preux, est un gentil monsieur, un homme comme il faut. Il a odeur d’argent, hé ! Tonneau ? Il a été du temps avant de se déboutonner, et puis, il a lâché toutes ses agrafes d’un coup, moi j’aime ça. Et toi ? Est-ce que tu croyais que ce voisin-là était un agneau ? Bourrique ! moi, je le connaissais déjà du temps de ton grand-papa. Vois-tu, les allées de ce beau grand jardin, on pourrait les sabler de louis, si on vidait la caisse des Sampierre. Et la petite princesse est rudement agréable. Pas si bête, l’idiot qui saute par-dessus le mur !…

Une ombre traversa la grande allée qui aboutissait au saut de loup, juste en face de la fenêtre. Il fallait en vérité de bons yeux pour la distinguer de si loin, mais le Poussah avait de très-bons yeux. C’était une femme, vêtue de couleur sombre. Elle se dirigeait vers le pavillon, c’est-à-dire en sens contraire de la partie du saut de loup que le gros homme avait désignée à Fiquet comme propice à une embuscade.

L’ombre ne fit que passer et disparut dans les massifs. Le père Preux pensa :

— Elle a lâché sa gouvernante ! Pourquoi ?

L’horloge du couvent des Dames du Sacré-Cœur sonna dix heures à l’autre bout de la ruelle. La place était désormais déserte et silencieuse. Vous n’eussiez pas trouvé une seule chandelle allumée dans toute la cité Donon, car le père Preux lui-même n’avait garde d’éclairer son poste d’observation.

L’aigre sonnerie du couvent vibrait encore, quand un pas lent et comme hésitant se fit entendre dans la ruelle, venant de la rue de Babylone. Le père Preux se pencha et vit passer un homme en costume d’ouvrier qui allait tête baissée.

— Joseph Chaix ! murmura-t-il. Le gendre de la Tartare. L’aveugle et sa famille ne pourriront pas chez moi, puisqu’ils gênent mon bijou de voisin !

L’ouvrier dépassa la place et se dirigea vers les masures qui étaient au-delà. — Puis il s’arrêta. — Puis il revint sur ses pas et s’arrêta encore, — puis, enfin, il étreignit son front à deux mains, et descendit dans le saut de loup.

Le Poussah ne l’avait pas perdu de vue. Il enfla ses grosses joues.

— Tonnerre ! murmura-t-il, est-ce que celui-là aurait l’idée de payer son terme à la papa ?

Au même instant, un autre pas se fit entendre dans la ruelle.

— Pour le coup, c’est Fiquet ! s’écria le Poussah avec un étonnement goguenard. Entends-tu, Tonneau ! Il n’y a plus de poules mouillées ! Voilà Fiquet qui fait en avant deux !

Fiquet atteignit sans bruit aucun l’endroit qu’on lui avait désigné. Il regarda tout autour de lui d’un air craintif et disparut derrière l’angle du mur.

Un troisième pas, léger celui-là, presque bondissant, arrivait déjà de la rue de Babylone.

— Ma parole ! fit le Poussah ! je n’aurais jamais cru que ça mordrait !… Mais ça mord !

Le troisième venant tourna la murette.

L’instant d’après il y eut un cri, un juron et une plainte : trois voix différentes.

Le Poussah avait déjà fermé la fenêtre avec précaution et roulé vers son lit, en disant :

— Il est temps de se coucher, Tonneau. Tu n’as rien vu, pas vrai ? ni moi non plus. Est-ce que tout ça nous regarde, ma fille ?


V

LE SAUT DE LOUP


Le troisième arrivant était un tout jeune homme, tournure d’étudiant, apparence leste et vigoureuse à la fois, casquette de voyage sur les yeux, plaid écossais, quadrillé de noir et de gris, jeté par-dessus sa jaquette.

Il avait traversé la ruelle et tourné tout d’un temps l’angle du mur.

Évidemment, il savait son chemin.

À cet instant, ce gros Pilate de père Preux s’était déjà lavé les mains de l’aventure et faisait gémir son lit sous le poids de son énorme corpulence.

Les choses se passèrent d’abord exactement comme il l’avait réglé lui-même. Le « jeune-premier, » qui était peut-être un étudiant, mais qui était sûrement un étranger, mit son pied sur la marge étroite séparant le mur du fossé et, prenant un élan, saisit de ses deux mains les défenses de fer, rivées au sommet de la murette.

Dans cette position, sa poitrine sans défense frôlait le trou que le Poussah comparait à une guérite. Fiquet frappa du mieux qu’il put, tout près de la chaîne d’or qui brillait dans la nuit.

Le cri appartenait au jeune homme.

Mais le juron était à Fiquet, qui fut saisi à la gorge, ramené en avant, puis lancé au fond de la guérite avec une si puissante vigueur qu’il s’affaissa sur place, privé de sentiment.

Reste la plainte. Elle avait été arrachée à Joseph Chaix, l’ouvrier, gendre de la Tartare.

Notre jeune étranger, pendant qu’il payait sa dette à Fiquet de la main droite, se tenait accroché au fer de la murette à la force de sa main gauche. L’exécution faite, il lâcha prise et tomba au fond du saut de loup, sur ses pieds.

Un homme se dressa près de lui, et, d’une voix qu’il voulait faire menaçante, mais qui chevrotait de peur ou de douleur, l’homme lui dit :

— Il me faut soixante francs, bourgeois !

Quelque chose était dans sa main, qui ressemblait à un pistolet.

Notre jeune homme avait le sang-froid solide, car, tout étourdi qu’il était par sa blessure et par sa chute, il empoigna la main qui tenait l’arme, et leva son autre main sur l’assassin qui se prosterna en gémissant ces mots :

— Tuez-moi, ce sera bien fait !

— Coquin ! dit le jeune homme, tu étais avec l’autre !

— Tuez-moi ! répéta Joseph Chaix. Je souffre trop à les voir souffrir ! Je l’ai mérité : tuez-moi !

Sa tête se pencha sur son épaule. Le jeune homme le lâcha.

Joseph n’essaya ni de se relever ni de fuir.

En ce moment, dans la ruelle Donon, de l’autre côté de la place, une lueur apparut à la fenêtre de la seconde masure, dont la porte venait de s’ouvrir et de se refermer pour donner passage à une jeune femme vêtue de noir.

C’était le logis de cette grande femme aveugle qu’on appelait la Tartare et que le père Preux comptait expulser le lendemain avec sa fille malade et son gendre Joseph Chaix. Un large écriteau, « brossé à la découpure » et collé sur la muraille disait déjà depuis huit jours : Pavillon à louer.

La lumière était dans la pièce d’entrée, éclairant l’aveugle debout et la jeune visiteuse, assise sur sa chaise de paille. Un rayon pénétrant dans la seconde chambre, à travers la porte ouverte, montrait un pauvre lit où dormait cette enfant si pâle qui était la femme de Joseph Chaix.

Tout ici était pauvre jusqu’à la nudité, mais propre et fier. Et je ne sais pourquoi cette atmosphère de fierté ajoutait à la morne tristesse du lieu.

La richesse a une saveur à soi, comme la beauté qui se devine derrière le voile ou même sous le masque. La visiteuse était riche sous sa toilette sombre et d’une extrême simplicité. Elle était surtout jolie à ravir, et belle aussi avec ses grands yeux d’un bleu presque noir qui peignaient la bonté, l’intelligence et la vaillance.

Ce fut elle qui parla la première.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas fait savoir que vous aviez besoin de moi, bonne mère ? demanda-t-elle avec reproche.

— Parce que vous ne me devez rien, Charlotte d’Aleix, répondit l’aveugle. Je vous remercie d’être venue dans ma maison, — car c’est ma maison encore pour une nuit.

— Ce sera votre maison, tant que vous voudrez, ma bonne. Vous venez du pays d’Orient où étaient mes aïeux, et j’ai pour votre fille Hélène une véritable affection.

— Éliane mérite d’être aimée, répondit l’aveugle, en donnant au nom de sa fille la forme roumane. Elle n’est ni dure ni triste comme moi. Vous, pourquoi ne seriez-vous pas bonne ? Vous êtes heureuse.

— Heureuse ! répéta la jeune fille.

Les yeux de l’aveugle s’ouvrirent comme si, n’ayant plus la faculté de voir, ils pouvaient entendre. Elle dit après un silence :

— Maîtresse Michela, votre mère, avait un grand cœur !

— Écoutez, dit Charlotte, je suis obligée de me cacher pour venir chez vous, et nous sommes à Paris où il y a toujours danger pour une jeune fille à se cacher. J’ai eu jusqu’ici toutes les peines du monde à vous faire accepter quelques faibles marques de mon intérêt, et vous m’avez arraché la promesse de ne jamais parler de vous devant ma cousine de Sampierre. Répondez-moi avec franchise : il se peut qu’à mon tour j’aie besoin de vous ou tout au moins de l’un des vôtres : Avez-vous des motifs de craindre ou de haïr la marquise Domenica ?

Sur les joues bronzées de l’aveugle, un peu de rouge était venu. Elle hésita avant de répliquer.

— Celles qui vivent dans la nuit, dit-elle enfin, voient mieux le passé. Je me souviens du soleil. J’ai été une jeune fille rieuse, une femme heureuse, une mère orgueilleuse. Et puis, j’ai tant pleuré que la lumière de mes yeux s’est éteinte dans mes larmes. Je vois mes belles années, et le sourire de la Paléologue passe devant moi comme un rayon… Elle était si fort au-dessus de moi que l’envie ne m’était pas permise. Je ne la crains ni ne la hais. Mais le hasard a creusé un abîme entre sa richesse et ma misère. Qu’elle vive où elle est ; où je suis, je meurs.

— Et si elle avait besoin de votre aide ?… commença la jeune fille.

L’aveugle lui coupa la parole, et dit en faisant un pas en avant :

— Est-ce pour l’enfant ? Est-ce pour le jeune comte Domenico ?

Charlotte d’Aleix resta muette de surprise. L’aveugle continua en se parlant à elle-même :

— L’enfant est mort, l’imposture survit…

Puis d’une voix brisée :

— Qu’elle prenne garde ! ce fut une idée inspirée par Satan ! Les signes peuvent tromper. Ah ! les coupables ont été cruellement punis !

Elle courba la tête. Ses lèvres continuaient à s’agiter comme si elle eut prononcé au dedans d’elle-même des paroles qu’on n’entendait plus. Charlotte d’Aleix la regardait avidement, mais sur ce visage où les yeux avaient perdu leur langage, rien ne parlait.

— Vous savez des choses que vous ne voulez pas me dire ! reprit Charlotte. La richesse peut recouvrir et cacher bien des souffrances… Connaissiez-vous aussi M.  le marquis de Sampierre, autrefois ?

L’aveugle ne répondit pas.

— Et le comte Giambattista Pernola ? poursuivit Charlotte, le connaissez-vous ?

— Qu’importe ? fit l’aveugle. Je ne peux rien, puisque je ne vois rien.

— Vous avez votre fils… voulut dire Mlle d’Aleix.

L’aveugle, à ce dernier mot, se redressa comme si un ressort eut développé tout à coup sa grande taille. Ses sourcils s’étaient froncés violemment.

— Qui a dit cela ! s’écria-t-elle en proie à une colère soudaine : Un fils ! Qui a dit que j’avais un fils ! Je n’ai pas de fils ! Je jure que je n’ai pas de fils !

— Je parlais du mari de votre fille, répliqua Charlotte doucement. Je ne sais pas si Eliane a changé, mais avant mon départ, elle m’aimait bien…

— Charlotte, dit une douce voix dans la chambre voisine, est-ce vous, princesse ? Dieu nous a-t-il rendu notre bon ange ?

La colère de l’aveugle tomba comme elle était venue : d’un seul coup. Elle prit la main de Mlle  d’Aleix et la porta jusqu’à ses lèvres en murmurant :

— Maîtresse, ma tête est faible. Ne dites rien à ma pauvre petite… Et croyez-moi, c’est bien vrai, non ! je n’ai pas de fils.


Au fond du saut de loup, pendant cela la scène si violemment commencée tournait d’une façon inattendue.

Notre beau gars au plaid gris, qu’il fût voyageur ou étudiant, restait tout étonné de sa seconde et trop facile victoire.

— Caramba ! dit-il tout haut comme jurent les héros de Gustave Aymard, les sauvages de Paris ne ressemblent guère à ceux d’Amérique. Ils n’ont pas la vie dure ! Est-ce que j’ai tué celui-ci rien qu’en lui montrant le poing ? Le pauvre diable n’a même pas fait usage de son revolver !

En vérité, le mot du père Preux le désignait très bien. C’était un « jeune-premier » charmant et brillant, d’autant mieux qu’il n’avait aucun des ridicules traditionnels de l’emploi. Il ressentait une douleur aiguë à la poitrine, ce qui ne l’empêcha pas de se pencher au-dessus de son adversaire inanimé en pensant :

— Arrachons les crocs de la bête à tout hasard !

Les crocs, c’était le pistolet. Notre inconnu le prit dans la main de Joseph Chaix et se mit à rire de bon cœur.

— Un porte-pipe de deux sous ! fit-il. Est-ce que le couteau de l’autre était en carton aussi ?

À cette question un élancement de sa blessure répondit en un langage péremptoire.

— Où diable laver cette égratignure-là ? se demanda-t-il. Bonhomme, on ne veut pas vous faire de mal, vous savez ? Si c’est la peur qui vous tient, ne vous gênez pas, relevez-vous.

Il s’était incliné de nouveau. Joseph Chaix se souleva sur le coude. La lune, glissant entre deux nuages, éclaira son visage maigre et défait.

— Je n’ai pas peur, balbutia-t-il, j’ai honte.

— Et par-dessus le marché, vous êtes malade, mon camarade, ça se voit !

— Je ne suis pas malade, dit encore Joseph, j’ai faim.

Notre jeune-premier le releva dans ses bras.

— Et tu voulais faire un souper de soixante francs, l’ami ! s’écria-t-il. Bonne idée ! alors, je t’invite !

Derrière la légèreté de ses paroles, l’émotion faisait trembler sa voix.

— C’est que c’est vrai ! reprit-il en examinant Joseph, tu as faim, je m’y connais. Bois une gorgée, pas plus d’une !

Et pendant que Joseph buvait à son flacon une gorgée, — rien qu’une, — notre jeune homme continuait :

— J’ai eu faim, moi aussi, plutôt dix fois qu’une, mais c’était dans le désert. Comment peut-on avoir faim à Paris, où il y a tant de boulangers !

— Il fallait soixante-dix francs pour les deux termes, répondit Joseph d’une voix éteinte. À force de jeûner, j’ai économisé dix francs, mais celles qui sont à la maison n’ont jamais manqué de pain.

Avant qu’il eût achevé, trois louis tombaient dans sa main. Il voulut remercier, l’autre lui ferma la bouche sans façon.

— Mène-moi chez toi, dit-il d’une voix qui semblait faiblir un peu. Mais minute ! demeures-tu loin ? C’est essentiel à savoir.

— Je demeure à dix pas.

— Parfait !… je suis un peu faible, moi aussi, mais l’eau-de-vie ne vaut rien pour mon cas. Voyons, vais-je arriver au haut de cette rampe ?

Il mesurait la montée avec inquiétude.

— Il y a un chemin à l’autre bout, dit Joseph.

— Partons !… mais si l’ami au couteau avait faim aussi ! Ce Paris est si drôle ! Oh ! hé ! l’homme !

Il attendit un instant. Rien ne bougea dans la guérite. Notre jeune-premier appuya sa main sur sa poitrine et dit :

— Maintenant, dépêchons, car mon sang coule jusque dans mes bottes !

— Votre sang ! s’écria Joseph, qui le prit dans ses bras. Vous êtes donc blessé !

— Tu ne le savais pas ? Allons ! Je te crois. Tant mieux ! Marche, garçon, et appuie-moi ferme !


VI

DANS LA MASURE


Les trois femmes, étaient maintenant réunies dans la pièce du fond d’où la jeune malade avait parlé. L’aveugle se tenait un peu à l’écart. Mlle  d’Aleix était assise au bord du lit. Éliane disait en pressant les mains de Charlotte :

— Si c’était vrai ! si vous pouviez avoir besoin de mon pauvre Joseph ! mais il y a si longtemps que vous ne l’avez vu, vous allez le trouver bien changé. Depuis cette semaine on dirait que la maladie le prend aussi. Le malheur est chez nous, princesse.

Charlotte se pencha pour la baiser au front et murmura tout contre son oreille :

— Chez nous, le bonheur ment !

Éliane la regarda dans les yeux. Elles étaient du même âge et belles toutes les deux, mais il y avait entre elles un contraste absolu. Charlotte d’Aleix avait la beauté de celles qui protègent ; la grâce en elle n’excluait point la force ; chacun de ses mouvements décelait l’harmonie exquise et puissante de la jeunesse. Son regard vivait, son port commandait. La délicieuse douceur de sa prunelle tombait de haut.

Éliane était la pauvre fleur dont la tige trop frêle s’incline hors du bouquet et pend au bord du vase. Sa mère, qui était là triste et raide comme un bronze, ne lui avait rien donné de ses vigueurs — mais qui sait ce que peut une goutte de rosée pour la fleur mourante ? un rayon de joie pour les cœurs flétris ?

— Mon Joseph devrait être déjà de retour, dit-elle tout haut, mais quelquefois, il travaille bien loin d’ici.

Elle ajouta en baissant la voix :

— Chère ! chère princesse, moi qui croyais que vous nous trompiez ! Je me disais : elle fait semblant d’avoir besoin de Joseph pour ne pas humilier ce qui nous reste de fierté…

Charlotte mit un doigt sur sa bouche et reprit à haute voix :

— Mais pourquoi ne pas m’avoir écrit depuis le printemps ?

— Nous ne savions pas en quel pays de fête vous dansiez, répondit l’aveugle sèchement.

— Oh ! mère ! fit Éliane.

— Et pourquoi, depuis quatre jours que nous sommes ici ?… commença Mlle  d’Aleix, sans témoigner aucune colère.

— Oh ! nous savions votre arrivée, dit encore l’aveugle. Le piano, les violons, les rires : tout cela, c’est la voix de Domenica Paléologue, et nous l’avions entendue. Du bon côté de votre grand mur ces choses réjouissent ; de ce côté-ci elles font mal.

Charlotte s’était levée vivement.

— Mère ! dit Éliane, qui se dressa sur son séant avec une énergie inattendue : vous avez offensé votre bienfaitrice !

— Si j’ai péché, qu’on me pardonne, répondit aussitôt la Tartare, qui fit un pas en avant et fléchit le genou, sans que son visage perdit rien de sa dure impassibilité. J’ai été esclave, je sais comme on s’humilie.

— Que faites-vous ! s’écria Mlle  d’Aleix, vous ne m’avez pas offensée. Je me retirais parce que mon absence a duré trop longtemps déjà. Il y a des yeux ouverts sur moi. Au revoir.

Elle releva l’aveugle, qui murmura en passant la main sur son front :

— Il y a là un cruel chaos ! ma fille, ne juge pas ta mère !

En donnant un baiser à Éliane, Charlotte lui dit tout bas :

— Les ouvriers parisiens n’aiment pas à devenir domestiques. Joseph, près de moi, ne sera pas un valet,

Sa main, qui tenait une bourse, se glissa sous l’oreiller et en ressortit vide. Puis elle se dirigea vers la porte.

Mais, comme elle allait franchir le seuil de la chambre d’entrée, elle recula. Des pas se faisaient entendre au dehors.

— C’est mon Joseph ! dit Éliane joyeusement.

— Ils sont deux ! répondit Mlle  d’Aleix, qui ferma la porte de communication.

Celle de la rue s’ouvrit. Joseph et son compagnon entrèrent.

Le flambeau, allumé lors de l’arrivée de Charlotte, était toujours sur la table, dans la première pièce. Dès que la porte de communication fut close, il fit nuit dans la chambre de la malade. Les trois femmes étaient donc invisibles, tandis que les planches de sapin mal jointes laissaient pénétrer leurs regards dans l’autre pièce.

En entrant, Joseph semblait aussi défait que le blessé et bien plus ému.

— Elles dorment, dit-il, je vais les éveiller.

— Attendez un peu, fit notre jeune inconnu, dont les traits pâlis souriaient encore, nous en avons vu bien d’autres !

Il se laissa aller sur une chaise avec un grand soupir de soulagement.

C’était, on le voyait mieux maintenant, une physionomie originale ; tête intelligente et belle qui peignait gaîment la bonté, la noblesse, l’intrépidité ; corps souple où l’élégance le disputait à la force. Ses cheveux châtains, bouclés, mais courts, s’échappaient crânement de sa petite casquette écossaise. Il avait le regard doux, clair et presque imposant à force de franchise. Sa taille, qui était haute pourtant, semblait à peine dépasser la stature commune, à cause de ses heureuses proportions.

Au son de sa voix et dès le premier mot qu’il avait prononcé, l’aveugle avait fait un mouvement vers la porte. Depuis lors, elle restait immobile, la tête penchée en avant et retenant son souffle.

Il reprit :

— Je me sens mieux, ami Joseph, ce ne sera rien, j’espère, mais quand tu vas décoller ma chemise, les choses vont peut-être changer. J’ai l’expérience de ces sortes d’histoires. Réglons nos comptes auparavant. Prends d’abord mon portefeuille dans ma poche, car le moins que je bougerai sera le mieux.

Jusqu’alors aucune trace du coup de couteau lancé par Fiquet n’apparaissait, mais quand Joseph, pour prendre le portefeuille, eut écarté le plaid, une large tache rouge se montra au côté gauche de l’estomac.

Joseph poussa un cri. Cela semblait marquer juste la place du cœur.

À ce cri, Charlotte se rapprocha aussi de la porte.

Dès qu’elle eut regardé, elle chancela et s’accrocha au bras de l’aveugle pour ne pas tomber à la renverse.

— Ah ! fit celle-ci, vous le connaissez, maîtresse !

Et ses yeux sans regard se tournèrent vers la jeune fille comme si elle eût pu la voir. Charlotte ne répondit pas.

Le blessé parlait de nouveau.

— Quand je vous ai donné ces trois louis tout à l’heure, mon camarade, dit-il, c’était une aumône. Je ne vous connaissais pas encore. Je viens d’un pays où il faut regarder net et juger vite. En chemin, depuis le fossé jusqu’ici, je vous ai jugé : je sais mieux que vous ce qu’il y a dans votre pauvre tête, affaiblie par la souffrance, et dans votre digne cœur. Là-bas, en Amérique, je vous aurais donné la moitié de ma poudre et une poignée de balles ; à Paris, la guerre se fait avec de l’argent, voici de l’argent. Prenez.

Il y avait derrière sa chaise un petit buffet en bois blanc.

Ce fut peut-être pour y prendre le linge du pansement prochain que Joseph l’ouvrit, mais il vit sur la première planche un chanteau de pain et il s’en saisit avec une bestiale avidité.

Le blessé qui lui tendait un billet de banque entendit le bruit de ses mâchoires et eut un bon rire.

— Bravo ! fit-il. Ah ! décidément, il n’y a pas si loin qu’on le pense de Paris au désert ! Et plus d’une fois capitaine Blunt a souffert la soif quand sa gourde n’était pas encore vide, pour m’en garder les dernières gouttes. Capitaine Blunt, c’est mon père. Je vois qu’on s’aime bien ici, aussi. Prenez donc !

— Mille francs ! s’écria Joseph la bouche pleine. C’est trop ! Je ne veux pas tant que cela !

— Mille francs ! répéta l’aveugle comme un murmurant écho. Pourquoi votre main tremble-t-elle si fort, maîtresse Carlotta ?

Elle ajouta en elle-même :

— Cette brave voix me parle d’un temps qui n’est plus. Est-ce un souvenir ou un rêve ?

— Ne discutons pas, reprit le blessé, qui chancela sur son siège, quoique, le sourire restât autour de ses lèvres. L’air froid a touché ma piqûre et je sais où elle est, maintenant. Tout dépend de la profondeur. Je vois danser la lumière… dépêchons !

Joseph jeta son pain pour le soutenir.

— Je m’appelle Édouard, continua le blessé qui luttait contre la faiblesse avec une sorte d’enfantillage fanfaron. Je parie que j’aurai le temps de tout dire : Édouard Blunt, chez capitaine Blunt, 7, Chaussée des Minimes. Répétez cela.

Joseph obéit, puis il dit :

— Comment faire ? ma femme est malade, ma mère est aveugle…

— Ce n’est ni votre mère, ni votre femme, c’est un médecin qu’il faut, interrompit Édouard, et un bon !

— Puis-je vous abandonner en ce moment !

— Non, restez. Vous irez quand j’aurai tout dit…

— Où allez-vous, maîtresse Carlotta ? demanda en ce moment l’aveugle.

Mlle  d’Aleix, aux derniers mots du blessé, avait fait un mouvement vers la porte. L’aveugle la retint, et dit :

— Restez auprès d’Éliane : j’y vois aussi bien la nuit que le jour, moi, et le comte Pernola ne me suit pas comme une ombre. Je vais aller.

Charlotte lui serra la main. L’aveugle gagna la fenêtre d’un pas ferme et ajouta en franchissant l’appui :

— Dans cinq minutes le médecin sera ici.

— Qui donc est avec Joseph ? demanda, en ce moment, la voix d’Éliane, et que se passe-t-il chez nous ?

Édouard, le blessé, continuait dans l’autre chambre :

— C’est à cette adresse que je dois être transporté, si je perds connaissance.

Il ouvrit le portefeuille et son doigt toucha la première page.

— Voici une autre adresse, dit-il, à Ville-d’Avray. Le nom de la personne manque. Elle s’appelle Mme  Marion. En cas de malheur, vous iriez la trouver et vous lui diriez… Ma foi, vous lui diriez qu’il m’est impossible de dîner avec elle demain, voilà !

Sa voix faiblissait et il semblait chercher péniblement ses paroles.

— Ne parlez plus ! supplia Joseph.

— Je ne parlerai plus longtemps, en effet. Voici une lettre sans suscription. Écoutez bien, c’est le principal. M’aviez-vous rencontré déjà à l’endroit où je suis tombé, ce soir ?

— Oui, répondit Joseph tout bas.

— Alors vous devinez à qui la lettre est destinée. La remettrez-vous ?

— Oui, répondit encore Joseph.

— Merci ! c’est tout. Voilà que je perds plante… bonsoir, les voisins !

Il ferma les yeux. Vous eussiez dit un enfant qui s’endort dans un sourire.

Comme si elle eût attendu cet instant, la princesse Charlotte d’Aleix poussa la porte et s’élança dans la chambre d’entrée. Au même instant, l’aveugle revenait, disant :

— Le médecin est sur mes pas.

Joseph les regarda tour à tour, il avait la tête perdue. Charlotte lui saisit le bras avec la force d’un homme.

— Est-ce Pernola qui a frappé ? demanda-t-elle entre ses dents serrées.

Joseph balbutia.

— Je ne sais pas. Je n’ai rien vu.

L’aveugle trouva en tâtonnant la chaise où était Édouard.

Elle passa rapidement la main sur les traits du jeune homme et un grand soupir souleva sa poitrine.

Elle se mit à l’écart parce que le médecin entrait.

Princesse Charlotte avait rabattu son voile et s’était réfugiée de nouveau au chevet d’Éliane. Celle-ci demanda :

— Mais qu’y a-t-il donc, au nom du ciel !

— Peut-être que Dieu nous a envoyé un terrible malheur ! répondit Mlle  d’Aleix. Prions, Éliane.

Il se fit un silence dans les deux chambres à la fois. Le médecin examinait la blessure.

Charlotte, penchée au-dessus de l’oreiller d’Éliane murmura :

— Te souviens-tu du comte Roland de Sampierre qui est mort avant ses vingt ans ?

— Oui, c’était un beau jeune homme. On disait qu’il allait être votre mari, princesse.

— Il y a là un beau jeune homme qui n’a pas ses vingt ans. Regarde-le bien quand il va s’éveiller… si Dieu veut qu’il s’éveille !


VII

GALANTUOMO


Auprès du blessé, le silence dura une minute qui sembla longue comme une heure. Éliane écoutait la respiration de Charlotte qui sifflait dans sa gorge.

Au bout de ce temps, la voix du médecin se fit entendre ; elle disait :

— Une ligne de plus à gauche, le coup était mortel.

Ces déclarations de médecins sont quelquefois exactes, mais ils en abusent.

Charlotte embrassa Éliane étonnée avec une sorte d’emportement.

— Il s’éveillera ! murmura-t-elle. Souviens-toi de ce que je t’ai dit : Regarde-le… Regarde-le en pensant à celui qui est mort.

— Pourquoi ? demanda Éliane.

Charlotte hésita. Ses yeux étaient mouillés, mais ils souriaient. Elle prononça tout bas :

— Quand tu l’auras regardé, tu me diras si je suis folle !

Elle rabattit son voile et passa le seuil de la chambre d’entrée.

Édouard avait été porté sur le matelas qui servait de lit à Joseph Chaix depuis la maladie de sa femme. On l’avait étendu tout de son long et le docteur avait mis à nu la partie supérieure de son corps.

La beauté juvénile de son visage semblait gagner encore à la mortelle pâleur qui la voilait, offrant un contraste brutal avec la grande tache rouge de sa blessure. Il avait les yeux fermés, comme dans le sommeil, et sa tête s’inclinait sur son épaule.

Un mouvement de pudeur détourna le regard de Charlotte pendant qu’elle traversait la chambre, — mais quand donc l’académie offrira-t-elle un prix de trois mille francs à l’auteur du meilleur mémoire expliquant ce fait à la fois authentique et invraisemblable, à savoir que toutes les filles d’Ève, depuis la plus expérimentée jusqu’à la plus ingénue, ont la faculté de voir sans regarder ?

Malgré son voile, malgré la position discrète de sa tête, tournée du côté des convenances, malgré ses paupières loyalement baissées, Charlotte vit, car elle s’arrêta court, en dépit d’elle-même.

Quelque chose de plus fort que sa volonté la retourna tout d’une pièce vers le blessé pendant qu’une exclamation étouffée glissait entre ses lèvres.

Elle fit même un pas vers le matelas, et ses beaux yeux interrogèrent avidement la gorge du blessé que le flambeau, tenu par le médecin, mettait en pleine lumière.

Il y avait là une ligne profonde et plus blanche sur la blancheur de la peau.

Le médecin, qui avait remarqué le mouvement effrayé de la jeune fille, se mit à sourire et dit, prenant sans doute en pitié son ignorance :

— Oh ! madame, ne vous inquiétez pas de cela, c’est une cicatrice fort ancienne et guérie depuis bien longtemps !

L’aveugle tendit le cou comme pour écouter mieux et une nuance terreuse envahit sa joue. Sous son voile, Charlotte d’Aleix était pourpre.

— Monsieur, balbutia-t-elle en saluant le médecin, je vous remercie.

Sa voix tremblait si fort qu’on eut peine à l’entendre. Le docteur continua en reprenant son pansement :

— Aujourd’hui, l’arme n’a lésé que les chairs. La plaie est belle et sera réduite aisément. Le transport pourra avoir lieu sans danger dès que le blessé aura repris ses sens.

— Merci, répéta Charlotte qui s’éloigna aussitôt.

En passant, elle toucha le bras de Joseph.

— Vous monterez avec lui dans le fiacre, dit-elle, et vous l’accompagnerez jusque chez lui. Demain matin, je vous prie de venir à l’hôtel, j’ai besoin de causer avec vous.

Comme Joseph s’inclinait en silence, elle attendit, puis, voyant qu’il ne parlait point, elle ajouta en baissant la voix :

— Donnez-moi ma lettre.

Joseph ne comprit pas tout de suite, bouleversé qu’il était par tant d’événements ; Charlotte reprit avec impatience :

— La lettre qu’il vous a remise pour moi !

Joseph obéit en sursaut, cette fois.

Mlle  d’Aleix glissa la lettre d’Édouard dans son sein et gagna la porte extérieure.

Près du seuil elle se sentit arrêtée par une main qui retenait son vêtement.

L’aveugle était auprès d’elle.

— Maîtresse, demanda-t-elle très-bas, qu’avez-vous vu ?

Un mot vint aux lèvres de Charlotte, mais elle se ravisa et, au lieu de répondre, elle dit :

— Vous avez entendu le docteur, ma bonne, j’espère que ce ne sera rien.

L’aveugle secoua la tête lentement :

— En toute notre vie, murmura-t-elle, jamais crainte pareille ne vous a serré le cœur, est-ce vrai, princesse Carlotta ?

— C’est vrai… Je croyais qu’il allait mourir.

— Vous aimiez le jeune comte Roland comme un frère…

— Comme un frère chéri ! appuya la jeune fille dont l’accent eut une nuance de hauteur.

L’aveugle se rapprocha. Vous eussiez juré qu’elle voyait, tant sa prunelle, fixée sur Charlotte, brillait.

— Et celui-là, dit-elle en pointant son doigt dans la direction du blessé, comment l’aimez-vous ?

Mlle  d’Aleix recula, offensée, et voulut s’éloigner, mais l’aveugle la retint encore, et demanda d’une voix adoucie :

— Est-ce qu’il lui ressemble ?

— Bonne mère, repartit cette fois la jeune fille, vous le savez bien, puisque vous avez palpé ses traits et que vos doigts ont le sens de la vue.

La prunelle de l’aveugle s’éteignit.

— Il y a une menace au-dessus de nous, dit-elle, comme si elle eût pensé tout haut : deux menaces. Domenica Paléologue a trop d’argent ; jamais l’argent ne porte bonheur. Elle est seule ; les années qui passent ne lui donnent pas l’expérience. Dites-lui de prendre garde…

— Vous savez quelque chose ! s’écria Charlotte, qui l’entraîna au dehors. Dites ce que vous savez, au nom du Dieu !

— Dieu ! répéta l’aveugle, dont le front s’inclina.

Elle s’arrêta pour reprendre avec découragement :

— Dieu ne m’écoute plus quand je prie. J’ai vu le père tomber sous la main de l’enfant ! Ah ! j’ai pleuré, pleuré du sang. Pétraki était un brave homme : Comment un brave homme peut-il être le père d’un démon ?…

— Je ne vous comprends pas, bonne mère, interrompit Charlotte, je vous en prie, expliquez-vous.

— Il faut prendre garde, prendre garde, prendre garde ! répéta par trois fois l’aveugle. Je suis punie par où j’ai péché. J’ai été une femme heureuse. Et notre Yanuz chéri était un petit ange avant d’avoir perdu tout son sang par cette blessure horrible… horrible !… tout le sang de son cœur !

Elle se couvrit le visage de ses mains et un sanglot lui secoua la poitrine.

Charlotte n’osait plus interroger. L’accent de l’aveugle était redevenu glacé quand elle reprit après un silence :

— Vous avez un bon cœur, vous maîtresse, mais je ne sais rien. Vous avez fait du bien à ma pauvre Éliane, mais je ne peux rien. Nous disions, mon homme et moi : « Notre petit Yanuz aura des millions… Folie ! noire folie ! Prenez garde ! les apparences mentent. Tout ment. Il n’y a de vrai que le malheur. Adieu.

Elle fit un grand geste désespéré et rentra dans la maison, laissant Mlle  d’Aleix frappée de stupeur.

Pour regagner son propre logis, Charlotte n’avait que la ruelle à traverser. Presque en face de la masure, une porte de dégagement s’ouvrait en effet dans le mur des jardins de Sampierre, et c’était par là que Charlotte était venue. Elle mit la clef dans la serrure et entra.

Il faisait clair de lune. L’allée tournante qui menait à la maison se zébrait de lumière et d’ombre. Un seul coup d’œil assura Mlle  d’Aleix qu’il n’y avait personne aux alentours ; — mais pendant qu’elle se retournait pour fermer la porte en dedans, une voix douce et tout particulièrement bienveillante dit derrière elle avec un léger accent italien :

— J’ai cru que c’était un voleur, et je vous prie de croire que je n’étais pas là pour vous épier, ma belle cousine Carlotta !

Au milieu de la voie un cavalier en tenue de soirée était debout et respectueusement incliné.

— Comte, répondit froidement la jeune fille, tout le monde peut m’épier, je n’ai pas de secret.

Le cavalier répliqua :

— Dieu me préserve de penser autrement ! On ne peut pas être comme vous un ange de charité sans risquer de temps à autre quelques démarches auxquelles le monde, qui n’est ni angélique ni même charitable, ne comprendrait rien… Daignerez-vous accepter mon bras ?

Si Charlotte eut un mouvement d’hésitation, ce fut si rapide que sa réponse n’en éprouva aucun retard appréciable.

— Volontiers, mon cousin, dit-elle.

Le comte Pernola salua de nouveau et avec une exquise courtoisie.

Nous avons vu tout à l’heure ce galant homme de près, au grand jour, et nous avons admiré la résistance victorieuse que sa constitution, en apparence assez frêle, opposait aux injures du temps. C’était bien autre chose à la lumière incertaine qui régnait sous les arbres.

Ces vingt années ne comptaient pour rien. Pernola était toujours jeune, il gardait le duvet du ténor, la souplesse du chat favori, le charme sui generis du joli Italien. Son sourire blanc qui nous ravissait sous Louis-Philippe avait duré autant que l’empire, sans se fatiguer ni s’user : le même sourire ; il était là à poste fixe, comme si on l’eût taillé dans le marbre.

— Entrez-vous au salon, chère cousine ? demanda-t-il, ou regagnez-vous votre appartement ? Je dois vous dire que cette bonne Savta est aux cent coups. Elle pense que des malfaiteurs vous auront enlevée pendant qu’elle s’était assoupie « une toute petite minute » en prenant le frais sur un banc.

Savta, l’ancienne lieutenante de Phatmi, avait monté en grade depuis le temps. Elle était, à l’hôtel de Sampierre, quelque chose d’intermédiaire entre la camériste de confiance et la dame de compagnie.

— Allons d’abord rassurer Savta, répondit Charlotte. Y a-t-il beaucoup de monde au salon ?

— Il y a cette charmante baronne de Vaudré ; Mme  la marquise ne saurait plus se passer d’elle. Serait-il indiscret de vous demander, ma chère cousine, si Mme  de Vaudré vous inspire une sympathie très-marquée ?

— Petite-maman Domenica l’aime, cela me fait l’aimer, répliqua Mlle  d’Aleix d’un ton de parfaite indifférence.

— Juste comme moi ! s’écria l’Italien. Mais, Dieu me pardonne, voilà des flambeaux qui courent ! Savta est capable d’avoir mis la maison sur pied !

— Savta ! ma bonne, appela tranquillement Charlotte en voyant déboucher d’un massif la dame de compagnie escortée de deux valets, porteurs de lanternes : Je ne suis pas perdue.

— Est-ce bien vous ? méchante enfant ! s’écria la brave femme à bout de souffle. Avez-vous eu le cœur de me causer une inquiétude pareille ! Figurez-vous, monsieur le comte, que princesse et moi nous étions bien tranquillement sur le banc auprès du Centaure. Il faisait une chaleur ! Me suis-je assoupie une petite minute ? C’est vraisemblable…

— C’est même certain, chère madame, interrompit Pernola.

Il regarda Mlle  d’Aleix en ajoutant :

— Et je puis vous dire, ma bonne Savta, ce qui s’est passé pendant votre sommeil. Vous allez voir à quel point nous sommes innocents tous les trois.

Charlotte retira son bras et leva sur lui des yeux étonnés. Pernola mit de l’onction dans son sourire et continua :

— Je faisais les cents pas dans l’allée du Centaure ; j’ai vu qu’à votre insu vous aviez faussé compagnie à ma belle cousine, et je lui ai offert mon bras pour un tour de promenade. Notre tort c’est de n’avoir plus pensé à vous au bout de cinq minutes, et, pour ma part, je vous en fais mes sincères excuses.

Il avait, en vérité, la figure d’un généreux chevalier, venant au secours d’une dame dans l’embarras.

Le regard de Savta interrogea Charlotte, qui rougit légèrement, mais qui répondit :

— C’est vrai, ma bonne, pardonne-moi. M.  le comte et moi nous causions de choses intéressantes, et nous t’avions oubliée.


VIII

PRINCESSE CARLOTTA


On arrivait au perron de l’hôtel.

Savta tenait la main de jeune maîtresse retrouvée, comme si elle eût eu frayeur de la perdre encore. M.  le comte Pernola marchait à l’autre côté de Mlle  d’Aleix.

Les sauveteurs de sa sorte ne font jamais un long crédit.

— Princesse, dit-il en montant les degrés, j’ai fait de mon mieux pour vous éviter l’ombre même d’un chagrin. Je serais heureux et reconnaissant si vous vouliez bien m’accorder pour demain matin un instant d’entretien.

Il avait baissé la voix pour faire cette demande.

Mlle  d’Aleix répondit tout haut :

— Mon cousin, vous prévenez mon désir, j’allais vous adresser la même requête. Demain, à l’heure où Mme  la marquise entend la messe aux Missions-Étrangères, nous nous rencontrerons, s’il vous plaît, au salon. J’ai quelque chose de particulier à vous communiquer.

— Je serai là ? dit Savta avec un point d’interrogation.

— Non, ma bonne, repartit Mlle  d’Aleix gravement. M.  le comte et moi nous tenons à être seuls.

Elle salua de la main et prit le chemin de son appartement, pendant que Pernola restait tout pensif au milieu du vestibule.

Une fois dans sa chambre, Charlotte d’Aleix envoya Savta au salon présenter ses excuses à la marquise Domenica, sa « petite maman, » et se débarrassa également de sa femme de chambre, sous prétexte de fatigue.

Elle ne mentait point : il y avait en elle une lassitude profonde, mais en même temps une étrange excitation.

Elle se laissa tomber sur un fauteuil devant son secrétaire dont la tablette était baissée.

Il y avait sur son visage à la beauté douce mais vaillante une pensée tellement absorbante que vous l’eussiez prise pour une somnambule pétrifiée par la catalepsie.

Elle resta un instant immobile, raide, silencieuse, le regard fixement noyé dans le vague. De temps en temps, des frémissements courts glissaient le long de ses veines.

Puis elle laissa tomber sa tête rêveuse entre ses mains qui se baignèrent dans les boucles de ses cheveux.

— Ma mère ! murmura-t-elle, je ne l’ai pas vue à son lit de mort, et peut-être m’eût-elle avoué la vérité à ce moment où le mensonge est impossible. Elle m’avait confiée à Domenica Paléologue quelque temps avant sa dernière heure. Je me souviens… On m’appelait princesse aussi chez ma mère ; mais, dans les premiers temps, ceux qui me nommaient ainsi souriaient, et, en parlant de moi, ils disaient : « la petite remplaçante… »

Elle ouvrit un tiroir du secrétaire et y prit deux médaillons dont chacun contenait un portrait.

Le premier représentait une femme de quarante ans à peu près, gardant les restes d’une grande beauté, mais vieillie avant l’âge par la maladie ou le chagrin. Nous eussions pourtant reconnu en elle cette noble créature, déshéritée par le vieux Michel Paléologue, et qui avait assisté sans se plaindre au mariage de sa nièce Domenica, lequel mariage donnait, en totalité, les biens immenses du prince Michel à M.  le marquis de Sampierre.

Carlotta mit ses lèvres sur ce portrait qui était celui de Michela, princesse d’Aleix.

Ce fut un baiser pieux et plein d’un respect tendre qui allait jusqu’au culte.

— Ma mère ! répéta-t-elle, ma bien-aimée mère ! que ne donnerais-je pas pour être sûre de mon droit à l’appeler ainsi !

Ce premier médaillon était enfermé dans un papier très-fin que Mlle  d’Aleix passa sur son genou pour en défaire les plis.

Et pendant cela elle pensait :

— Je ne ressemble pas à ma mère !

C’était vrai dans toute la force du terme, sauf en un point : ces deux figures si différentes avaient toutes les deux quelque chose du type oriental.

Mais la physionomie piquante de la jeune fille, qui semblait regretter son sourire d’hier et les gaietés hardies de sa vraie nature, dans une mélancolie toute récente, ne gardait rien de l’imposant caractère répandu sur les traits de la morte.

Ces mots, prononcés involontairement : « Je ne ressemble pas à ma mère, » étaient plutôt une plainte que l’expression d’un fait. Ils se rapportaient non pas seulement à la miniature, mais encore au papier que Charlotte avait dans sa main.

C’était un billet sans signature, ainsi conçu :


« Princesse ramassée par charité, fille d’une bâtarde et d’un charlatan, priez donc cette grosse Domenica de vous montrer votre acte de naissance ! En épousant le comte Roland, vous seriez entrée pour tout de bon dans la famille, mais maintenant que le pauvre petit diable est mort, comment allons-nous nous y prendre ?

« À votre place, j’essayerais du Pernola. Il ne sait rien de vos affaires et il n’a pas inventé la poudre. C’est un moyen.

« Il n’y en a pas deux.

« Réfléchissez, princesse. »

Le dernier mot était fortement souligné.

Charlotte parcourut des yeux ce billet, qu’elle avait déjà lu peut-être bien des fois.

Un sourire dédaigneux jouait autour de ses lèvres.

Elle prit le second portrait qui était celui d’un tout jeune homme, presque d’un enfant, dont les traits présentaient un rapport assez remarquable avec ceux de la marquise Domenica.

Elle approcha aussi ce portrait de sa bouche et le baisa, mais avec une dévotion distraite.

— Pauvre cousin Roland ! murmura-t-elle.

Puis, fixant sur la miniature un regard intense, elle continua, pensant tout haut :

— L’autre lui ressemble, le blessé de ce soir, cela saute aux yeux ! Et pourtant, l’autre ne ressemble pas à Domenica… de qui donc l’autre est-il tout le portrait ?

Elle se frappa le front tout à coup et bondit sur ses pieds :

— Il ressemble au marquis Giammaria ! s’écria-t-elle. À M.  de Sampierre ! Au grand portrait qui est dans le pavillon… C’est lui ! Ah ! je sais donc pourquoi je l’aime !

Ce dernier mot fut un véritable cri.

Elle s’arrêta effrayée au son de sa propre voix.

Comme tout le reste de l’hôtel de Sampierre, l’appartement de Mlle  d’Aleix était meublé avec un grand luxe. Elle était auprès d’un prie-Dieu d’ébène, incrusté de nacre antique, au devant duquel elle s’agenouilla.

— Mon Dieu, dit-elle, je ne sais pas qui je suis. Qu’ils soient mes parents ou mes bienfaiteurs, ne leur dois-je pas la même tendresse ? Ils sont faibles et entourés d’ennemis. Vous ne les avez pas armés, mon Dieu, ils n’ont personne pour les défendre : il n’y a pas au monde une pauvresse, demandant son pain aux passants, qui soit si abandonnée que Domenica Paléologue au milieu de sa noblesse et de sa richesse. Rien ne la protège, pas même sa propre volonté ! Secourez-la, mon Dieu, changez ma faiblesse en force ; faites que je sois choisie pour lui rendre son fils. Et si quelqu’un doit tomber dans cette lutte… car je devine la lutte, je la sens, terrible qui se prépare tout autour de nous… Oh ! que ce soit moi, mon Dieu ! moi, l’étrangère ! La fille d’une bâtarde et d’un charlatan !

Son front toucha le bois du prie-Dieu. Pendant qu’elle était ainsi, sa main, glissée dans son sein, y prit la lettre du blessé que Joseph Chaix lui avait remise dans la maison de l’aveugle.

— Elle aussi, murmura-t-elle, la mère d’Éliane, m’a dit une fois : « Maîtresse Michela n’avait point de fille !… »

Elle ouvrit la lettre, agenouillée qu’elle était, et la lut en quelque sorte comme on prie.

La lettre disait :


« … Vous étiez assise sous les arbres, au fond de ce grand parc ombreux, tout plein de statues. Moi, j’avais pénétré dans votre demeure à votre insu et malgré vous, comme font ceux qui ont de mauvais desseins.

» J’ai mené la vie des sauvages. Je rampais autour de vous, qui étiez sans défiance, dans l’herbe, comme un sauvage pour être plus près de votre beauté si pure, pour adorer votre sourire quand la lune caressante vient l’éclairer entre deux branches déplacées par le vent du soir ; pour surprendre une harmonie de votre voix, un soupir de votre cœur…

» Où je vous ai vue la première fois ? Le son des orgues passait à travers les murailles de l’église. Ceux qui ont vécu dans les forêts sont attirés par toutes les grandeurs. J’entrai pour entendre le chant qui monte vers Dieu.

» Je priai.

» Ma prière m’ouvrit un coin du ciel, puisque je vous aperçus, et je vous emportai dans mon cœur pour vivre de vous, pour en mourir, peut-être, pour être à vous sur la terre et dans le ciel.

» … Ce soir-là, qui était la seconde fois, dans le bosquet où vous rêviez, j’entendis une parole. Vous disiez : « Si j’étais homme… »

» Vous avez donc besoin d’un défenseur !

» Je voulus m’élancer, mais vous n’étiez plus seule.

» Et depuis lors, je revins tous les soirs ; suis-je un fou ?

» Tous les jours, je vous écris. Voilà bien des fois que je franchis le mur pour déposer ma lettre sur l’appui de votre croisée, et je m’en vais sans avoir osé.

» Ma lettre reste avec moi ; ah ! ce n’est pas la même. Mon bonheur est de la recommencer, répétant sans cesse : Je vous aime ! je vous aime…

» C’est que je vous aime ! Je ne sais ni écrire ni parler. Si je pouvais vous envoyer mon âme !

» Ai-je deviné ? Avez-vous besoin de tout le sang d’un homme qui jamais n’a tremblé ? Dites, je serai si heureux de vous donner ma vie !

» Écoutez et croyez ! alors même que ce ne serait pas pour vous et… ne faites pas attention à ma main qui balbutie des caractères que je ne peux plus former… et quand le malheur voudrait que je fusse venu trop tard… oui, je crois que vous me comprendrez : quand même ce serait pour un autre que vous souhaitez la force et le courage d’un homme… pour celui que vous aimez peut-être…

» Eh bien ! parlez, me voilà, je veux bien lui donner ma vie, puisqu’il est votre bonheur… »


Charlotte d’Aleix pressa le billet contre sa poitrine pendant que deux belles larmes roulaient lentement sur ses joues.


IX

LE CLOU


Le lendemain matin, il y eut grande rumeur dans la cité Donon, ce petit monde qui était, comme disait le poète latin parlant d’Albion : « presque séparé de tout l’univers. »

Dès sept heures, toute la population des deux sexes était rassemblée au bord du saut de loup. On ne faisait pas beaucoup de bruit, parce que le diapason du pays était modeste, mais on se remuait considérablement et l’agitation semblait profonde.

Il n’était pas besoin de regarder longtemps pour connaître la cause de cette fièvre populaire. Au bord du fossé un homme était couché, portant à la tempe droite une horrible blessure.

L’homme était mort déjà depuis longtemps.

On l’avait trouvé froid et rigide, accroché par sa plaie même à une tige de fer qui sortait des moellons au fond de ce trou que le maçon de l’hôtel de Sampierre était venu visiter la veille et qu’il devait boucher le lendemain.

Toute chose ici-bas a sa raison d’être. La guérite, pour employer la désignation choisie par le Poussah quand il avait indiqué une bonne place d’embuscade à Fiquet, n’était pas un premier symptôme de ruine naturelle, attaquant le mur de Mme la marquise.

Le mur était partout ailleurs sain et robuste.

Il y avait ici démolition, opérée de main d’homme, mais accidentellement.

La démolition, avait eu pour agent un fort levier de fer, enfoncé dans la paroi intérieure de la muraille à coups de maillet pour servir de faîte à une cage où le jardinier réfugiait son poulailler privé. La pointe du levier, en pénétrant dans le mur, avait rencontré un large moellon qui, faisant résistance, avait entraîné une portion de la maçonnerie, au dehors.

En dedans, du côté du jardin, tout était intact.

Des mois et des années avaient passé depuis lors. La chute successive des décombres avait ouvert davantage la guérite.

Et au fond de la guérite, la pointe du levier restait comme un de ces clous qui transpercent une cloison trop mince.

Le jardinier ne se doutait guère, à l’heure où il cognait, qu’à deux ans de distance, il plantait ainsi son levier dans la tempe d’un homme.

Pas plus que notre ami Édouard ne savait, en secouant son assassin inconnu de main de maître, qu’il accrochait un mort à un clou.

C’était pourtant cela positivement. La dernière poussée, la bonne, avait lancé le déplorable Fiquet au fond de la guérite avec une telle violence que sa tempe, rencontrant la pointe de fer, s’était crevée comme une pomme qui tomberait de l’arbre sur un pieu.

Et la propriétaire de la chèvre qui était à elle seule tous les troupeaux du village Donon, étant venu couper de l’herbe au bas du saut de loup pour le déjeuner de sa bête, avait avisé le mort, pendu à ce gibet.

Ordinairement, à Paris et aux environs de Paris, quand un meurtre se découvre, les légistes de carrefour recommandent avec toute l’autorité qui les rend si respectables « de ne toucher à rien avant l’arrivée du commissaire. » Mais le trou Donon était si loin de Paris !

Des imprudents avaient décroché Fiquet, qui gisait maintenant dans la poussière, au bord de la douve, entouré d’un cercle de curieux sans cesse grossissant.

Les parents étaient là au grand complet et les enfants aussi, qu’on avait bien du mal à contenir.

Le monde venait jusque de la rue de Babylone.

Bien des gens qui croyaient cependant connaître leur Paris, admirèrent la cité Donon pour la première fois, ce jour-là.

Vers sept heures et demie, le soldat du père Preux ouvrit la fenêtre au second étage de la « grande maison. » Il regarda, puis le père Preux lui-même vint s’accouder sur l’appui en camisole de molleton et en bonnet d’indienne, avec sa pipe dans la bouche.

Un murmure, où il y avait du respect, s’éleva dans la cohue.

— Le Poussah ! disait-on.

— Monsieur le principal.

— C’était juste sous sa fenêtre, pourtant il aurait dû entendre ou voir !

— Il va nous dire du moins ce qu’il faut faire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, mes brebis ? demanda l’homme puissant dont la corpulence tenait toute la largeur de la croisée.

La foule s’écarta à droite et à gauche pour lui montrer le cadavre.

— Tiens ! tiens ! fit le Poussah. ah ! par exemple ! un vilain atout ! Il a l’air d’avoir son compte… Vous qui avez des jambes, allez chercher la garde, mes enfants, qu’elle fasse son état.

Ce fut tout. Le soldat referma la croisée, pendant que papa Preux se remettait au lit, pensant :

— Ce bêta de Fiquet ! au lieu de mordre, il a été mordu : c’est drôle !


X

INVENTAIRE DE FIQUET, No 5


Il était dix heures sonnées quand M.  l’officier de paix arriva de ce pas lent mais sûr qui distingue la justice de Dieu.

Peu après vinrent les gens envoyé du Palais.

Le trou Donon était désormais quelque chose : la Gazette de Tribunaux et le Droit allaient révéler à l’Europe sa position géographique.

Dans le terrain vague et le long du saut de loup, il y avait plusieurs centaines de curieux dont au moins cinquante invalides, car le bruit de « l’évènement » s’était répandu jusqu’à l’esplanade. La chèvre, qui n’avait jamais vu pareille cohue, craignait la fin du monde et bêlait lamentablement.

Par un hasard moqueur, au moment où commençait l’enquête, les maçons arrivèrent pour boucher la guérite. On les renvoya, et du haut de son balcon le Poussah trouva le mot de la situation en disant : « Il est bien temps ! »

Tout ce qui tenait au monde officiel, la justice, la police, les invalides, leurs nièces, l’allumeur du gaz, l’ouvreur des bornes-fontaines, le concierge du magasin, du Bon-Marché et le contrôleur de la station des omnibus, tous, dis-je, levèrent la tête pour lui envoyer un bienveillant salut.

Tel est le résultat d’une vie honorable.

Le médecin, régulièrement requis, constata que le cadavre était celui d’un mort. Il exprima cette opinion que le décès était survenu à la suite d’une lésion occasionnée par un choc, résultat d’un contact trop violent entre la tempe du défunt et un objet semi-contondant.

À son sens, la mort avait dû être à peu de chose près instantanée, à moins, toutefois, que l’agonie ne se fût légèrement prolongée.

On visita l’intérieur de la guérite. L’extrémité pointue, mais émoussée de la tige de fer portait un témoignage effrayant. Le sang avait coulé à flots dans la guérite d’abord, puis sur la marge étroite où notre ami Édouard avait posé son pied pour s’élancer par-dessus la murette, puis enfin jusqu’au fond du saut de loup.

Chacun avait vu tout cela, chacun voulut la revoir. Vous vous figurez bien, n’est-ce pas, comme c’était curieux ! Il faut l’occasion et une bonne chance pour jouir de spectacles pareils. M.  de Rothschild lui-même ne peut pas s’en payer à volonté. Et notez que ça ne coûte rien.

Mais comment diable la barre de fer immobile avait-elle été chercher la tempe de ce malheureux homme ?

Le médecin fut d’avis que quelqu’un avait plutôt poussé la tête vers la barre.

Et la majorité du public ne parut pas répugner à croire qu’il avait peut-être raison.

La police prenait ses notes. La justice écrivait sur le genou d’un petit rat de greffe qui comptait bien lire son nom dans le journal du lendemain.

En somme, il n’y avait pas l’ombre d’un témoin, et personne ne connaissait le défunt, pas même le papa Preux qui connaissait tout le monde.

Restait la suprême ressource, l’opération palpitante que mille impatiences attendaient et qui parfois dévoile tout d’un coup le mot de ces sombres énigmes.

M.  le commissaire de police et un beau petit substitut venaient d’arriver. On procéda au fouillage.

Aussitôt qu’on eût parlé de fouiller, le cercle se resserra si violemment que les sergents de ville furent obligés de défendre le terrain officiel, comme font les escamoteurs autour de leur table envahie.

Écoutez ! c’est irrésistible. Il n’y a rien de plus intéressant que cela. Voir guillotiner, c’est bien attrayant, surtout pour les dames, mais les poches ! le mystère ! L’imagination s’enflamme à la seule pensée de ce qui peut jaillir d’une poche !…

On se battit, on écrasa des enfants. Il y eut des gens qui montèrent sur le mur du parc, d’autres qui escaladèrent la grande maison, malgré le respect dû au papa Preux.

Celui-ci avait envoyé son soldat chercher de la bière. Il était toujours à sa propre croisée et ne manquait de rien ; son déjeuner l’attendait par derrière sur sa table, mais les poches !…

La première poche, celle de côté, qui est ordinairement l’asile du portefeuille, ne contenait rien, sinon un vieil étui à cigares — vide.

Les deux autres poches de la redingote, à droite et à gauche, donnèrent un mouchoir déchiré auquel manquait notamment le coin de la marque, une vessie à tabac et un cahier de papier à cigarettes.

Dans les poches du gilet, point de montre, mais une boîte en fer-blanc contenant des allumettes et un peigne à moustaches.

Dans la poche droite du pantalon un porte-monnaie absolument plat.

Dans la poche gauche un jeu de cartes qui fut reconnu « manié » et biseauté.

Enfin, à l’intérieur même du porte-monnaie, dans la poche destinée aux billets de banque, un petit papier froissé qui avait dû être une lettre, mais qui ne portait ni adresse ni signature.

Quelqu’un qui eût examiné le Poussah au moment où ce petit papier fut découvert aurait pu voir son énorme face envahie par une subite pâleur.

L’objet passa de main en main parmi les gens qui avaient droit de l’examiner, pendant que la cohue s’agitait, en proie au supplice de Tantale.

C’était un avis ainsi conçu :

« Pour no 5…

» Affaire de Ville-d’Avray, ce soir, sans faute, tout le monde sur le pont, maison vide. Départ, rive gauche, neuf heures et demie. — Réunion au poteau, cordon du nord, bois de Fausse-Repose… »


XI

JOSEPH CHAIX


Vers cette même heure, Charlotte d’Aleix était seule dans sa chambre, assise devant son secrétaire ; sa plume restait suspendue au-dessus d’une lettre commencée qui n’avait encore qu’une ligne. Elle rêvait au lieu d’écrire et son regard restait fixé obstinément sur cette autre lettre, celle du blessé que Joseph Chaix lui avait remise la veille au soir, dans la maison de l’aveugle.

Il y avait un nuage sur ce front charmant qui semblait fait pour rayonner les gaietés de la jeunesse victorieuse, mais il y avait aussi comme un intime et profond reflet d’espérance.

Cela était nouveau : espoirs et tristesses. Charlotte était née femme depuis bien peu de jours. On devinait encore l’ignorance d’hier à travers le souci d’aujourd’hui, et à chaque instant il semblait que le sourire d’autrefois allait percer, comme un regard de soleil, glissant entre les nuées.

Tant que Charlotte était restée enfant, cette bonne Domenica l’avait entourée d’une véritable adoration. Enfant elle-même et enchantée d’avoir quelqu’un à protéger, à caresser, à gâter, elle ne pouvait se séparer un instant de sa petite cousine, qu’elle appelait sa fille. C’étaient son occupation et sa récréation. Sans Charlotte elle fût morte d’ennui.

Mais, depuis quelques mois, Charlotte, qui avait dix-huit ans, était devenue bien vieille pour Mme  la marquise. Domenica s’était aperçue avec effroi que Charlotte n’était pas folle du monde. Avec une épouvante plus grande encore, elle avait cru deviner que Charlotte était susceptible de réfléchir.

Il se pouvait que cette petite fille, une fois ou l’autre, vînt brusquement l’éveiller du sommeil factice où elle avait déjà tant de peine à s’engourdir.

Car ce n’était pas l’intelligence, à proprement parler qui manquait à Mme  la marquise de Sampierre, c’était surtout le courage. Elle s’échappait dans le bruit vide, dans le mouvement vain, dans cette chose enfin que les consciences fuyardes appellent « le plaisir ».

Il n’y avait pas au monde un malheur plus grand que celui de cette pauvre femme, veuve d’un mari vivant et qui pleurait ses deux fils ; mais il n’y avait pas non plus de frivolité plus résolue. C’était bien la fille du vieil Orient, enfant par ses civilisations comme par ses barbaries.

Depuis vingt ans elle jouait à cache-cache avec elle-même, poursuivant une chimère impossible, priant Dieu et les somnambules, jetant l’argent aux pauvres, mais aussi aux chevaliers d’industrie qui exploitaient son idée fixe, et cherchant la foule pour s’étourdir sur le deuil du passé, sur les menaces de l’avenir.

Elle ne voulait pas regarder en face la douloureuse histoire de sa vie. Elle allait et venait, changeant de résidence comme elle changeait d’amies, et croyant s’occuper parce qu’elle s’agitait.

L’aurore de ses inconstantes amitiés ressemblait toujours à une passion. Elle avait en ce moment une amie nouvelle, Mme  la baronne de Vaudré dont nous avons déjà prononcé le nom. Il sera amplement question d’elle bientôt. Sans avoir rien perdu peut-être de son affection pour Charlotte, Mme  la marquise vivait de jour en jour plus loin d’elle.

C’était dimanche. Domenica venait de monter en voiture pour se rendre à la grand’messe. L’antichambre de l’hôtel de Sampierre, remarquable par le nombre imposant de ses fainéants des deux sexes, était en fièvre, à cause du meurtre commis au Saut-de-Loup, dont la nouvelle avait été apportée par les jardiniers. On bavardait activement et il va sans dire que les commentaires les plus malveillants étaient les mieux accueillis.

L’aventure de la veille au soir : « La chasse aux flambeaux », comme ils appelaient déjà les recherches faites dans le parc pour retrouver Mlle  d’Aleix, servait de point de départ aux hypothèses.

Il y avait là une bonne odeur de guinguette. Personne ne se gênait à l’hôtel Sampierre : on y déjeûnait depuis l’heure du lever jusqu’au dîner, après quoi on soupait.

Au beau milieu de cette kermesse perpétuelle offerte aux marauds et aux donzelles composant la maison de Mme  la marquise, le concierge en personne, un magnifique concierge, portant le costume roumain, introduisit un jeune homme d’apparence maladive et timide, proprement mais pauvrement habillé.

C’était Joseph Chaix, à qui l’argent d’Édouard avait donné les moyens d’amender un peu sa toilette.

— En voilà un qui demande princesse Charlotte, dit le concierge en montrant au doigt Joseph sans cérémonie.

— Bon ! s’écria Mlle  Coralie, première femme de chambre qui prenait un air honnête comme on met une paire de gants, pour faire son service, mais qui ressemblait, dans son naturel, à une dame aux camélias du vingt-septième ordre, — étourdie que je suis ! j’avais oublié de vous prévenir, M.  Szegelyi : princesse a donné l’ordre d’introduire monsieur… monsieur…

— Chaix, répondit Joseph déjà déconcerté.

— C’est ça, Chaix ! Venez avec moi, jeune homme.

On offrit quelque chose au beau concierge, qui accepta et dit :

— C’est tout de même drôle !

— Parbleu ! répondit le chœur des croquants, mâles et femelles, on en voit de toutes les couleurs dans cette grande baraque-là !

— Et le Chaix vient sans doute apporter à la princesse la suite du feuilleton d’hier !

— C’est justement le gendre de la bonne femme aveugle qui demeure en face de la porte du parc, dit M.  Szegelyi en trinquant à la ronde. Princesse pourrait peut-être en dire plus long que personne au juge et au commissaire qui gagnent leur vie là-bas, de l’autre côté du saut-de-loup, à retourner les doublures du mort…


Mlle  Coralie, précédant Joseph, ouvrait, en ce moment, la porte de Charlotte et annonçait d’une voix douce qu’on ne connaissait point à l’office :

— Princesse, le jeune homme.

— Faites entrer, dit Mlle  d’Aleix sans se retourner.

Coralie introduisit Joseph et demanda avec tout plein de respect :

— Dois-je rester ?

— Non, vous pouvez vous retirer.

Coralie sortit aussitôt et referma la porte. Après quoi, elle dessina un pas de « danse française », en disant :

— Cette vieille Savta est à l’église, la marquise aussi ; princesse fait ses petites affaires. Va bien !

Avant de se tourner du côté de Joseph Chaix, Charlotte ajouta rapidement une seconde ligne à celle qui était déjà sur son papier et signa son nom en toutes lettres.

— Je vous remercie d’être venu, dit-elle ensuite, fixant sur Joseph ses yeux agrandis par la fièvre. J’avais songé d’abord à vous placer près de moi, mais que feriez-vous parmi les gens qui remplissent nos antichambres ? Ils croiraient que vous espionnez leurs calomnies ou leurs pillages. Vous resterez chez vous, et ma chère petite Éliane en sera bien heureuse, mais vous viendrez prendre mes ordres tous les matins, et tant que durera la journée, vous vous tiendrez à ma disposition : J’aurai besoin de vous.

En parlant elle regardait le visage de Joseph, ravivé par l’espoir. Ce n’était plus déjà la misérable créature d’hier au soir. Ses bons habits le refaisaient homme. Il se tenait droit et, sous son embarras modeste, on devinait la vaillance des vrais enfants de Paris.

— Éliane vous aime tant, princesse ! dit-il avec émotion. Moi, je vous appartiens.

Elle lui indiqua un siège, mais Joseph refusa de s’asseoir. Sur la demande de Charlotte, il raconta la scène de la veille avec une entière sincérité.

— Comment ! vous, Joseph ! s’écria Mlle  d’Aleix, vous avez fait cela !

— Je ne savais pas qu’il était blessé, princesse, et c’était aujourd’hui à midi que M.  Preux devait nous chasser. Celui-là ne s’inquiète pas du dimanche. Il y avait huit jours que je me demandais, et cela me rendait fou : où donc mettrons-nous le pauvre lit d’Éliane !

Charlotte eut un sourire en apprenant la nature de l’arme avec laquelle Joseph avait menacé Édouard.

Mais tout ne fut pas terminé là, car Charlotte ignorait absolument ce qui s’était passé si près d’elle depuis la veille. Elle apprit avec étonnement la présence des gens de justice au bord du saut de loup et frémit en écoutant l’histoire de ce mort, cloué au mur du parc. Personne ne lui avait parlé de cela. Quand l’antichambre est à l’état conquérant, comme c’était le cas chez les Sampierre, il tient rigueur au salon. Mlle  Coralie ne se compromettait jamais avec sa maîtresse.

— C’est donc Édouard qui a tué ce malheureux ? demanda Charlotte toute tremblante.

— Il n’en sait rien lui-même, répliqua Joseph. Ni M.  Édouard ni son assassin ne pouvaient connaître l’existence de cette pointe de fer, et M.  Édouard est tombé au fond du fossé, près de moi, au moment même où il venait de repousser le bandit.

Charlotte demanda encore :

— Mais qui soupçonne-t-on ?

— Personne.

— Quel est le nom du malheureux ?

— On est en train de faire l’enquête.

— Mais vous, Joseph, le savez-vous ?

— Moi, je ne sais rien.

Ses yeux se baissèrent sous le regard perçant de Mlle  d’Aleix. Il y eut un silence pendant lequel Charlotte plia et cacheta la lettre de deux lignes qui était sur la tablette du secrétaire.

— Vous savez où trouver M.  Édouard ? demanda-t-elle en écrivant l’adresse.

— Certes, répondit Joseph, puisque, selon votre ordre, je l’ai reconduit chez lui hier au soir.

— Il avait recouvré sa connaissance ?

— Entièrement.

— Lui avez-vous parlé de moi pendant la route ?

— Je n’aurais pas osé, princesse.

— Y avait-il quelqu’un à l’attendre chez lui ?

— Son père, le capitaine Blunt.

— Qu’a-t-il dit en voyant l’état de son fils ?

— Voilà exactement ce qui s’est passé : En arrivant devant le no 7 de la Chaussée des Minimes, M.  Édouard m’a ordonné de descendre et d’ouvrir la porte de l’allée avec une clef que j’ai prise dans sa poche. Il m’a dit : « va jusque dans la cour. À gauche de l’allée tu tâteras le mur où pend un fil de fer, terminé par un anneau, tu pèseras sur l’anneau. Si personne ne te répond, c’est que mon père est absent, alors, tu reviendras me tenir compagnie. Si au contraire mon père vient à la fenêtre, tu lui crieras que je suis blessé… légèrement, pour ne pas le mettre aux cents coups… et tu t’en iras comme si le diable t’emportait. »

Le père était là. Je suis revenu l’annoncer à M.  Édouard, qui m’a donné une poignée de main en disant : « Bon voyage, mon ami Joseph. Si elle te demande comment je me porte, ne vas pas l’effrayer… Mais peut-être qu’elle ne te demandera rien. Reviens savoir de mes nouvelles, si tu veux ; en tous cas, moi, je te retrouverai. En route ! »

J’ai obéi. Vis-à-vis de lui comme vis-à-vis de vous, princesse, je n’aurai jamais d’autre rôle que l’obéissance ; mais si vous commandiez tous deux en sens contraire, je vous préviens à l’avance : c’est à lui que j’obéirais.

Mlle  d’Aleix lui tendit la main. Il n’eut pas le temps de la prendre. Pendant que son respect le faisait hésiter, on frappa à la porte de l’antichambre, et Mlle  Coralie entra, disant :

— Princesse, M.  le comte Pernola m’envoie vous dire qu’il est au salon.

— C’est bien, répliqua Charlotte, dites à mon cousin que je vais le rejoindre.

Quand Mlle  Coralie se fut retirée, Charlotte se leva.

— Joseph, dit-elle, vous allez vous rendre chez M.  Édouard sur-le-champ et lui porter cette lettre.

Il prit l’enveloppe qu’on lui tendait, mais il ne bougea pas, et le sang monta à ses joues pâles.

— Qu’attendez-vous ? fit la jeune fille.

— Maîtresse, murmura Joseph, pardonnez-moi, je vous ai dit tout à l’heure : « Je ne sais rien… » Et hier, quand vous m’avez demandé : « Est-ce Pernola qui a frappé ?… »

— Ai-je donc demandé cela ? s’écria Charlotte.

— Oui, maîtresse, et moi, je vous ai répondu : « Je ne sais pas, je n’ai rien vu… »

— Eh bien !

— Je ne mentais pas hier au soir, maîtresse, mais ce matin j’ai menti : je sais quelque chose.


XII

TOILETTE DU MATIN


Mlle  d’Aleix, qui était déjà auprès de la porte, revint sur ses pas.

— Parlez, dit-elle vivement : que savez-vous ?

— Ce n’est pas M.  le comte Pernola qui a frappé, répondit Joseph ; mais je viens de voir la figure de l’assassin qui est couché mort, là-bas, au bord du fossé, et je l’ai reconnu pour un homme qui allait quelquefois chez M. Preux, le principal de la cité Donon.

— Et que prouve cela ?

— Vous allez voir, maîtresse. Deux fois, la semaine dernière, j’ai vu M.  le comte Pernola sortir de la maison du principal…

— Est-ce tout ? demanda Charlotte, qui écoutait encore quoique Joseph eût fini de parler.

— Oui, maîtresse, c’est tout.

Charlotte demeura un instant pensive. Elle était très-pâle et regardait à ses pieds.

— Joseph, dit-elle brusquement, je vous remercie. Allez où je vous ai envoyé. Ne donnez la lettre que si M.  Édouard est seul… et revenez me rendre compte de votre commission. Je vous attends.

Le bon garçon s’éloigna aussitôt. Mlle  d’Aleix descendit l’escalier derrière lui et poussa sans hésiter la porte du salon où le comte Giambattista l’attendait, demi couché sur le divan dans une attitude pleine de grâce et feuilletant négligemment un album.

Nous ne saurions nous en dédire, c’était un Italien charmant aux rayons du soleil comme au clair de la lune. Aujourd’hui, de plus qu’hier, il avait ces séductions toutes fraîches que donnent la poudre de riz nouvellement appliquée et le travail récent du coiffeur.

Cette figure lisse et poncée sous le noir brillant des cheveux n’avait ni une ride ni un pli. Les yeux luisaient, les sourcils chatoyaient, la fine moustache semblait être en jais filé, les joues en biscuit de Sèvres sortant du four.

Et le costume valait le mannequin : toilette de maison et de berger : pantalon caressant, gilet chatouilleur, chemise suave, jaquette nacrée comme le matin d’un joli jour, cravate négligemment souriante qu’une fée avait trempée dans de l’opale liquide, bas de soie camélia-thé, escarpins… Allons ! c’est assez. Ménageons les nerfs de tous les sexes.

Je n’éprouverais aucun scrupule à vous peindre un lutteur tout nu, mais je ne sais pourquoi cet homme trop vêtu me semble obscène. D’ailleurs, vous le connaissez si bien !

À l’entrée de Mlle  d’Aleix, Giambattista se leva avec une grande affectation de respect et vint lui prendre la main pour la conduire à un fauteuil. Avant de lâcher ses doigts, il les effleura de ses lèvres.

— Merci d’être venue, ma belle cousine, dit-il ; je commençais à craindre que vous n’eussiez oublié votre promesse. Avez-vous bien dormi malgré les terribles émotions d’hier au soir ?

Charlotte répondit :

— Non. Je dois avoir eu la fièvre.

Et elle s’assit.

— Vous êtes en effet un peu changée, reprit Pernola en poussant un fauteuil auprès de celui de Charlotte. Savez-vous que j’admire votre discrétion ? Hier, vous ne m’avez pas dit un mot de cette sanglante aventure.

— Je vous croyais peut-être beaucoup mieux instruit que moi, répliqua froidement Mlle  d’Aleix.

Le regard du comte exprima un étonnement plein de candeur.

— Vous saviez bien pourtant, fit-il observer, que j’étais, moi, de ce côté-ci du mur.

— Mon cousin, dit Charlotte, je n’ai pas plus envie de vous accuser que vous-même n’avez désir de me trouver coupable. Je suppose que notre entretien va rouler sur d’autres sujets plus intimes.

— En effet, repartit le comte avec un souriant salut.

Il ajouta pourtant :

— Chère cousine, tout ce qui vous touche m’intéresse. Pardonnez-moi si j’ai abordé en passant une question qui paraît ne vous être point agréable ; c’était dans une bonne intention.

Il toussa légèrement, et sa toux elle-même attaquait une jolie note de ténor qui était flatteuse pour l’oreille.

— Je voulais causer avec vous, reprit-il en changeant de ton, car il cessait d’improviser pour entamer la partie préparée de « la scène » ; j’ai fait de mon mieux jusqu’à présent pour vous témoigner mon tendre dévouement qui allait augmentant sans cesse à mesure que je vous voyais grandir et embellir près de moi, mais vous étiez trop jeune pour qu’il fût opportun et même convenable d’aborder avec vous certains sujets. D’abord, vous ne m’auriez pas compris, charmante cousine, ensuite vous auriez été impuissante à m’aider dans l’œuvre d’abnégation où j’use le restant de ma jeunesse, où je risque peut-être ma vie…

Il s’arrêta. Il avait compté ici sur une exclamation, ou tout au moins sur un mouvement. Ni l’un ni l’autre ne vint. Charlotte écoutait attentivement, mais tranquillement.

— Oui, ma cousine, reprit-il malgré l’absence de l’interruption espérée, vous avez bien entendu, j’ai dit : ma vie. Je risque ma vie. Ceux qui ne connaissent pas les affaires de notre maison se représentent la fortune de Sampierre comme un énorme tas d’or qui va toujours grossissant, car on ne suppose pas que Mme  la marquise, en y mettant même toute la bonne volonté possible, soit capable de dépenser annuellement son revenu, — ce revenu que l’erreur publique porte à des sommes tout à fait extravagantes… Eh bien ! Carlotta, si vous ne le savez pas aujourd’hui, vous l’apprendrez forcément demain : La richesse poussée au-delà de certaines limites, amène avec soi de singulières fatalités. Auprès de ces montagnes d’or, la comédie devient drame, et le drame tragédie. On dirait que toutes les convoitises errantes sur la surface du globe, mystérieusement averties, et comme l’aiguille aimantée sent le pôle, convergent à la fois vers ces trésors. Tout à l’entour, on tue. Tantôt c’est le poignard qui frappe, comme hier, tantôt c’est une arme invisible et plus cruelle, ouvrant l’issue par où l’existence s’écoule lentement et goutte à goutte. Il y a quelques jours à peine que nous portions encore le deuil du comte Roland de Sampierre, notre bien-aimé cousin…

Pernola s’arrêta encore, mais cette fois, ce ne fut pas de lui-même.

L’effet produit lui coupait inopinément la parole.

Une lueur brûlante s’était allumée dans les yeux de Mlle  d’Aleix qui ouvrit la bouche pour parler, pendant qu’un flux de pourpre montait à ses joues.

Mais le mot qui voulait jaillir de ses lèvres ne fut point prononcé. Elle abaissa ses paupières comme un voile sur l’éclair de son regard et redevint pâle.

Le comte poursuivit d’une voix moins assurée :

— Je ne prétends pas, comprenez-moi bien, que le crime d’hier ait un rapport quelconque avec les embarras de notre famille. Je puis avoir des soupçons, la certitude me manque. Je ne prétends pas non plus, du moins je me garderai d’affirmer que le décès lamentable de notre Roland si regretté doive être attribué à autre chose qu’une maladie…

— Alors interrompit Charlotte, dont la voix frémissait de colère, que tentez-vous d’insinuer, mon cousin ?

— Je n’insinue rien, répondit Pernola, je dis ceci : il y a un énorme tas d’or ; pour le garder, est-ce assez d’une femme et d’un fou ?

Son regard fut choqué brusquement par celui de Charlotte, qui dit avec une ironie contenue :

— D’autres veillent. Vous oubliez au moins une de ces sentinelles. N’êtes-vous pas là, vous, mon cousin Giambattista ?

Celui-ci salua aussitôt d’un air reconnaissant et satisfait.

— Mille grâces, dit-il, pour la justice que vous me rendez. Oui, c’est la vérité, je suis là, et rien ne m’éloignera de mon poste, mais je me lasse d’y être seul, et je crois avoir le droit d’exiger un peu d’aide.

— Est-ce à moi que vous demandez cela ?… commença Mlle  d’Aleix.

— C’est à vous, interrompit Pernola, et c’est à vous seule. Je vous prie de m’écouter de bonne foi, comme je parle. Dans tout dévouement humain, il y a le côté d’intérêt personnel. Je pourrais dissimuler ce revers de la question, mais la loyauté de mon caractère m’entraîne à l’aborder hautement.

Il rapprocha son fauteuil et reprit :

— Ma chère, ma bien chère cousine, nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre dans des positions absolument parallèles. Mettons de côté l’attachement égal que nous portons, vous et moi, à notre bien aimée parente la princesse-marquise, et aussi à son époux infortuné, au marquis Giammaria, si durement frappé par la main de Dieu ; parlons de la maison elle-même, de ce grand tout formé par l’union de deux races illustres : Paléologue et Sampietri. Les générations disparaissent, les maisons restent… Que la Providence veuille retarder longtemps encore l’éventualité à laquelle je vais faire allusion, c’est mon désir le plus ardent, mais enfin, nul ne peut aller contre l’ordre de la nature. Le temps viendra où ceux qui remplissent aujourd’hui notre cœur, Domenica et Giammaria seront le passé, c’est hélas trop certain, puisque nul d’entre nous n’est immortel, — et alors, nous serons, vous et moi le présent, par la raison indéniable qu’à cette heure nous sommes l’avenir : Vous êtes la seule héritière de Paléologue, je suis l’unique héritier de Sampierre.

Ici, le comte Giambattista fit une nouvelle pause, pour attendre une réponse, mais Charlotte garda le silence.

— Dois-je croire que vous ne m’avez pas compris ? demanda-t-il après un instant.

— Au contraire, répliqua Mlle  d’Aleix, je suis à peu près sûre de vous avoir compris parfaitement.

— Alors, je continue, et je prends la liberté de réclamer toute votre indulgence. Je ne veux pas dire que je vous aie vu naître, mais vous étiez si petite quand votre excellente mère vous remit aux soins de Domenica que vous devez me regarder comme un bien vieil homme. Et, par le fait, je ne suis plus tout jeune, ma chère cousine, mais qu’est-ce que la jeunesse ? Il y a des adolescents caducs, il y a des hommes mûrs qui gardent toute la fraîcheur des premières années. Pour ce qui me concerne, je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus dispos ; jamais mon intelligence n’a été plus lucide, jamais ma sensibilité plus vive ni plus délicate. Cela tient-il à ce que j’ai gardé la virginité de mon cœur ? Je pencherais à le croire. Au milieu du dévergondage qui nous entoure, je suis resté pur, et c’est une âme vertueuse que je pourrais offrir à celle qui daignerait accepter mon premier amour.

Il fredonna cette romance avec un trémolo dans la voix.

Paris ne connaît plus beaucoup l’amoureux doré-mat comme un sujet de pendule du temps d’Austerlitz, mais ce bonhomme existe encore et c’est ordinairement un coquin. Marat jouait de la guitare.

Mlle d’Aleix saisit le moment précis où Giambattista allait tomber à genoux comme c’était son devoir après une semblable tirade pour lui demander froidement :

— Mon cousin, êtes-vous bien sûr que je sois l’héritière de Paléologue ?


XIII

LES BIENS DE LA MARQUISE


Le comte Giambattista ne s’attendait pas à cette question.

— Voilà, dit-il, le danger de mêler les affaires aux choses du cœur, surtout quand il s’agit d’une chère enfant de votre âge. Oui, certes, vous êtes l’héritière de Paléologue ; oui, certes, j’en suis bien sûr : vous avez la possession d’état. Je ne dis pas que si vos amis devenaient vos ennemis… mais quelle apparence ? Et supposez-vous un seul instant que je laisserais spolier ma femme ?

De la main Charlotte fit un geste qui pouvait se traduire ainsi : « Je suis à mille lieues de penser cela. »

— Je ne sollicite pas, poursuivit Pernola, une réponse formelle ni surtout immédiate. Je sais à quoi les convenances nous obligent l’un et l’autre vis-à-vis de Mme  de Sampierre. C’est à cette chère Domenica que sera adressée, bien entendu ma demande officielle. Seulement, mon cœur m’a conseillé de venir et de vous exposer loyalement ses désirs.

Nouveau geste de Charlotte, froid, mais fort éloigné d’exprimer une désapprobation.

Un peu de malaise passa parmi les sourires de l’Italien. L’idée lui venait que cette fillette était peut-être aussi forte que lui en diplomatie.

Cette porte, qu’elle laissait trop ouverte, le gênait parce qu’il avait préparé ses batteries en vue d’une lutte décisive.

Le silence est d’or : Giambattista savait cela parfaitement, mais dans une scène à deux il faut à tout le moins qu’un des interlocuteurs parle, et Charlotte, prenant les devants, avait mis le silence de son côté.

Un instant, Pernola resta court.

— Me trouverez-vous trop hardi, demanda-t-il avec un embarras manifeste, si je vous remercie du bienveillant accueil que vous faites à mon ouverture ?

Charlotte répondit en lui tendant la main et le plus simplement du monde :

— Mon cousin, je suis trop honorée.

Elle ajouta en rougissant un peu derrière son sourire :

— Seulement, il y a une chose qui m’étonne.

— Quoi donc, chère Carlotta ?

— Hier soir, vous m’avez demandé cette entrevue comme prix d’un service…

Le comte ne la laissa pas achever.

C’était le moment, il mit en terre résolûment le genou de son pantalon clair.

— En grâce ! s’écria-t-il, ne parlons pas de cela ! j’ai eu tort. Faut-il vous faire ma confession tout entière ? Je suis neuf, très-neuf, ne vous moquez pas de moi : vous êtes la première femme sur qui j’aie fixé mes yeux. Prenez en pitié ma gaucherie.

La chose singulière, c’est que cet ingénu de quarante ans n’était pas absolument ridicule. La jeunesse, quand on l’enferme dans un pot bien bouché, peut-elle se confire comme les cerises ?

Charlotte releva son soupirant sans paraître formalisée.

— Je ne demande pas mieux que de vous absoudre, mon cousin, dit-elle, mais c’est à la condition que vous répondrez franchement : Qu’avez-vous pensé de moi hier au soir ?

— Je vous l’ai dit, repartit Pernola avec effusion ; j’ai pensé que vous étiez un ange de charité, et je suis bien sûr de ne m’être pas trompé. Ah ! ma cousine ! avec une femme comme vous, le soupçon serait un crime ! Brisons là, je vous en prie ; nous avons malheureusement des sujets plus graves à traiter, et, si vous trouvez que je n’abuse pas de vos instants, laissez-moi vous parler de ceux que nous aimons tous les deux… de notre Domenica surtout à qui la maladie du marquis impose une si lourde charge, et qui n’aurait pas trop de nous deux, vous allez bien le voir, pour l’aider à supporter son fardeau. La situation est triste, elle va vous étonner : je n’hésite pas à dire qu’elle est très-dangereuse pour Mme  la marquise et pour nous. Notre fortune, qui éblouit tant de convoitises, est grandement, oui, grandement menacée.

Charlotte laissa voir tout son étonnement.

— Je croyais, dit-elle, que ma cousine ne dépensait pas le quart de son revenu.

— Avec la dixième partie de son revenu, répartit Pernola en levant les yeux au ciel, j’entends de son ancien revenu (il appuya sur le mot ancien), Mme  de Sampierre aurait eu de quoi mener un train beaucoup plus brillant que le sien.

— Ce sont donc ses charités ?… commença Charlotte.

— Elle a le cœur excellent, interrompit Giambattista, oh ! excellent ! mais avec la dixième partie de son revenu (l’ancien) elle aurait fait bouillir la poule au pot chez tous les pauvres de la paroisse… Écoutez ! tout d’abord, constatons que la question d’argent n’est rien pour moi. Je n’ai pas de besoins. Je vivrais avec vingt mille livres de rentes, et comme un prince, encore ! Seulement, j’ai ma responsabilité. Personne ne sera obligé de croire qu’il était déjà trop tard quand j’ai accepté, sans émoluments aucuns, la mission impossible de nettoyer ces écuries d’Augias. Il y a eu de nombreuses ventes…

— Des ventes ! répéta Charlotte stupéfaite.

— Considérables… énormes ! Vous me demanderez pourquoi ? Les motifs sont de deux sortes, il y en a de connus, il y en a d’inconnus. Votre aïeul Michel Paléologue était un sage administrateur : après sa mort, tout est tombé entre les mains de mon bien-aimé cousin Giammaria qui a perdu la raison presque tout de suite et qui est resté des années, fou qu’il était déjà, souverain maître de cette fortune. Après lui notre chère Domenica a pris la gérance. Savez-vous ce que c’est qu’un patrimoine de cinq millions de revenus (et il y avait plus que cela à l’époque du mariage !) tombant, déjà disloqué et désorganisé, entre les mains d’une femme qui ne sait pas combien font deux et deux ? Un patrimoine, divisé, multiple, dont les lambeaux sont séparés par des centaines de lieues ? Nous avons un intendant à Pesth, un intendant à Bucharest, un intendant à Giurgevo, deux intendants en Sardaigne et trois en Sicile. À un certain jour, comme s’ils se fussent donné le mot, ils ont envoyé leurs comptes, accusant des avances formidables. Des comptes en règle ! Comment vérifier la gestion du marquis ? Je vous le demande ! Comment vérifier, même, la gestion de Domenica ? Essayez, vous verrez ! C’était un gouffre, non pas tant par les dépenses qu’ils avaient faites que par le pillage extravagant dont leur faiblesse n’avait pu arrêter les excès…

— Et c’est pour combler le gouffre que vous avez opéré les ventes ? dit Mlle  d’Aleix, qui avait repris sa froideur.

— D’abord, oui, répondit Pernola, et ensuite pour subvenir à des dépenses encore plus insensées. Vous ne me croiriez pas si je vous disais quelle somme a été absorbée par les comédiens de cette farce : la recherche du jeune comte Domenico, le second fils de la marquise…

— Et si on le retrouvait, cependant ? murmura Mlle  d’Aleix.

Giambattista haussa les épaules.

— On en retrouvera dix au lieu d’un, si on veut, répliqua-t-il avec mépris. Moi qui ne cherche pas, j’en connais déjà une demi-douzaine !

Son regard, sournois par-dessous sa franchise de commande, interrogeait le visage de Charlotte. Celle-ci dit :

— Je n’espère pas non plus, mais enfin, rien n’est impossible à la bonté de Dieu.

— C’est vrai, fit Giambattista : Comme chrétien, je crois à la résurrection de Lazare.

Il ricana tout doucement, puis reprit :

— Mais c’est que nous sommes un peu loin du temps des miracles. Ma chère cousine, je vous l’ai déjà dit : l’intérêt n’est rien pour moi. Je vis de si peu ! Je donnerais deux doigts de ma main pour retrouver mon jeune cousin Domenico. Son retour me rendrait au repos. Et ce serait le paradis, après l’enfer de ma vie actuelle ! Malheureusement, au milieu de tant de folies, je suis resté sain d’esprit. J’étais là, il y a vingt ans, quand Domenica devint mère pour la seconde fois : ce fut une scène horrible. La folie de Giammaria se déclara cette nuit… Pourquoi vous en dirais-je plus long ? Jetons un voile sur le sanglant secret de notre famille !

— Un seul mot, insista Charlotte. Domenica était témoin comme vous, et si son espoir a survécu…

— La magnifique, l’admirable absurdité des mères ! interrompit le comte. Croyez d’ailleurs ce que vous voudrez, chère Carlotta, je vous ai dit la vérité vraie. Maintenant, si vous voulez réfléchir un peu, votre intelligence si vive et si sûre ne s’étonnera plus du nombre des imposteurs qui commencent à rôder autour de notre prétendue opulence. Mme la marquise a fait tout ce qu’il fallait pour cela. Outre les expéditions pour rire qu’elle a organisées malgré moi, une publicité sans exemple a crié jusque dans les coins les plus reculés de l’univers l’annonce de la grande aubaine. Tous les journaux d’Europe et d’Amérique ont porté, pendant plusieurs mois, à leur quatrième page un avis qui pouvait se traduire ainsi : « Telle rue, tel numéro, à Paris, on demande un héritier pour une fortune évaluée à 50 millions de francs ! »

— Je ne puis admettre… voulut dire Carlotta.

— Laissez-moi achever, cousine, j’ai presque fini. Aimez-vous mieux une traduction plus exacte encore : « À L’HÔTEL DE SAMPIERRE ON DEMANDE UN IMPOSTEUR ! » Voilà le mot à mot de l’annonce ! N’était-il pas certain qu’un pareil appât ne pouvait tomber au fond de l’eau sans tenter le poisson ! Je ne m’étonne que d’une chose, c’est qu’un millier de va-nu-pieds n’assiège pas à toute heure la porte de la rue de Babylone !

Sur cette chute le Pernola se mit à ricaner de nouveau. Charlotte dit :

— En effet, jusqu’ici, les faux comtes Domenico de Sampierre n’encombrent pas notre chemin.

— Ma cousine, murmura l’Italien qui, cette fois, la regarda en face et changea de ton brusquement, vous en avez rencontré au moins un, ne dites pas non !

Et avant qu’elle eût le temps de répondre, il ajouta, faisant effort pour emmieller sa voix de nouveau :

— Vous me couperiez par morceaux sans trouver en moi un atome d’intérêt personnel ou d’ambition. Mon rêve c’est l’heureuse médiocrité, je ne la souhaite même pas dorée. Mais le hasard, pour mon malheur, a placé entre mes mains une mission sacrée, un sacerdoce. Je représente Sampierre et Paléologue ! Je suis l’ange gardien de ces deux illustres maisons, menacées par la ruine… et par la honte peut-être, car qui sait où les conduirait quelque aventurier inconnu, arrivant tout à coup et plantant violemment son pavillon pirate au sommet de notre honneur ? Je ne veux pas de cela, princesse. Je me suis rapproché de vous pour empêcher cela, et je me résume : voulez-vous être avec moi ou contre moi ?

Il se leva. Il semblait plus haut sur ses jambes, et sa figure avait une énergie que Charlotte ne lui connaissait pas.

— Avec moi, poursuivit-il, vous êtes l’héritière de Michela Paléologue. Sans moi, vous n’êtes rien. Je ne m’explique pas, parce que vous me comprenez. Avec moi, vous êtes le salut de la marquise Domenica, votre bienfaitrice et à coup sûr votre parente, au moins par le lien naturel ; sans moi, vous tombez fatalement parmi ceux qui complotent sa ruine. Je vous ai offert ma main ; dans l’ordre des événements probables, c’est celle du futur marquis de Sampierre, que notre union ferait prince Paléologue. Je suis un homme désintéressé, j’ai de la religion ; au sein de notre société corrompue, mes mœurs sont restées pures. Je vous aime, il est vrai, mais je suis le maître de mes passions. Ne me répondez pas : je vous donne huit jours pour réfléchir.

Il s’inclina respectueusement et sortit.


XIV

SAVTA SÉDUITE


L’entrevue de Charlotte et de Pernola avait duré longtemps. Quand Charlotte rentra dans son appartement, elle y trouva Joseph Chaix qui était de retour de son ambassade.

Joseph rapportait la lettre de Charlotte qui n’avait pas été ouverte.

— Est-ce qu’il serait plus souffrant ? demanda Mlle  d’Aleix inquiète.

— Non, maîtresse, répondit Joseph. Le médecin l’a trouvé mieux.

— Alors, son père était avec lui ?

— Non, maîtresse. Capitaine Blunt était sorti dès le matin.

Charlotte attendit. Joseph avait l’air de fuir une explication. Quand elle lui demanda enfin pourquoi il ne s’était pas acquitté de sa commission, il répondit en rougissant :

— Il y avait une femme au chevet de M. Édouard.

Charlotte rougit aussi, mais ce fut pour pâlir tout de suite après.

— Une femme… jeune ? demanda-t-elle.

— Moins jeune que lui, mais…

— Mais quoi ?

— Très-belle.

Charlotte essaya de sourire. Joseph avait les sourcils froncés.

— Est-ce que vous entendiez, hier au soir chez nous, pendant que M.  Édouard me parlait de l’autre côté de la porte, princesse ? reprit-il après un instant.

— Oui, répliqua Mlle d’Aleix, je crois avoir entendu tout ce qu’il a dit avant de perdre connaissance.

— Alors, vous savez qu’il m’avait donné une commission pour Ville-d’Avray…

— Pour Mme Marion, oui.

— C’est bien le nom qu’il avait dit.

— Il devait dîner avec elle aujourd’hui, dit Charlotte dont la joue redevint rose.

— C’est cela. Eh bien ! quand il m’a vu, il a souri en regardant la femme qui était à son chevet et il m’a dit : « Joseph, mon garçon, ne va pas à Ville-d’Avray, la commission est faite. »

Mlle  d’Aleix n’interrogea plus. Elle resta pensive.

Au bout de quelques secondes, elle ouvrit l’enveloppe de sa propre lettre que Joseph lui rapportait, et la relut. La lettre était ainsi conçue :


« Guérissez-vous bien vite, j’aurai besoin de vous. »


Charlotte fit le geste de déchirer le papier, mais elle se ravisa et s’assit devant le secrétaire.

Sa plume, trempée dans l’encre vivement, resta un instant suspendue, puis elle écrivit avec rapidité sur la même feuille et au-dessous de sa signature :


« P.-S. — Je voudrais savoir l’heure où je puis me présenter chez vous sans y rencontrer personne. »


Elle réfléchit encore après avoir écrit cela.

— Il le faut ! murmura-t-elle.

La lettre fut repliée et rendue à Joseph avec cet ordre :

— De manière ou d’autre, M.  Édouard doit l’avoir aujourd’hui.

Comme Joseph se retirait, Charlotte ajouta :

— Priez ma bonne Savta de monter sur-le-champ.

Savta entra presque aussitôt après en toilette de grand-messe. Charlotte se jeta à son cou.

— Ma bonne, dit-elle, j’ai quelque chose à te demander : jure-moi que tu me l’accorderas.

Savta refusa d’abord. Elle voulait savoir avant de s’engager.

Elle était pourtant bien loin de deviner l’épreuve à laquelle on allait la soumettre.

Quand elle eut bien résisté elle céda, disant :

— Je sais que princesse ne fera rien qui soit contraire aux convenances…

Pauvre Savta ! mais aussi, comme elle fut embrassée !


XV

M. CHANUT


Nous franchissons une semaine et, faisant la même course que Joseph Chaix, le messager de cette belle Charlotte, nous nous transportons dans ce quartier du Marais où commença notre histoire.

Il y a, tout le long de ces vieilles rues, de grands souvenirs historiques, et certains palais, contemporains du château des Tournelles, sont encore debout, gardant leur orgueilleuse tournure, mais les hauts seigneurs sont partis, laissant la place aux maîtres de pensions, affluents du collège Charlemagne, et aux fabricants de bronzes « d’art. »

Louis XIII, dit le Juste, dernier gentilhomme oublié dans ces contrées, regarde toujours les belles bâtisses de sa place favorite, briquetées comme son château de Saint-Germain : Pauvre triste créature, si brave et si faible, qui enfanta sans le savoir le despotisme et la révolution !

Ne lui demandez pas son presse à cette statue, elle vous répondrait : « Consultez l’écriteau ; je ne sais plus bien si c’est jour de place Royale ou saison de place des Vosges. »

C’était le matin, au revers de cette même place Royale, dans une maison de la chaussée des Minimes dont capitaine Blunt avait loué le premier étage, vacant par la faillite d’un fabricant de boutons, successeur éloigné de quelque mignon de cour, pareillement tombé en banqueroute.

L’écusson martelé de la porte cochère laissait deviner en effet les émaux de la famille d’Entraigues.

Il y avait un lit de fer, dressé au milieu du salon, qui était très-vaste et semblait avoir subi, l’une après l’autre, plusieurs sortes d’ornementations avant de tomber dans l’état de nudité complète où nous le trouvons. Trois hautes fenêtres sans rideaux l’éclairaient. Le plafond, laqué dans les tables profondes de ses caissons, n’était plus que décrépitude ; les boiseries, fort belles et chargées de sculptures, montraient çà et là des traces d’or.

Le parquet, fait de planches déjà vermoulues, laissait apercevoir par ses larges fentes un pavé mosaïque en marbres jaune et noir.

Derrière le lit, des clous plantés dans le bois soutenaient des vêtements d’hommes pendus pêle-mêle, deux carabines et aussi du linge. Sous ce trophée qui remplaçait manifestement l’armoire absente, plusieurs malles étaient rangées.

Tout cela représentait assez bien un camp dans une chambre.

Un jeune homme pâle et qui paraissait souffrir dormait sur le cadre, tout habillé et tête nue. On ne lui aurait pas donné vingt ans par le visage qui était beau comme celui d’une belle femme, sous la profusion de ses cheveux bouclés.

Deux hommes d’âge mûr, dont l’un portait sur le bronze de ses traits un certificat d’indomptable énergie, se tenaient debout au chevet du lit. On eût cherché en vain un air de famille entre l’un ou l’autre de ces deux hommes et le jeune malade.

— Aidez-moi, je vous prie, dit capitaine Blunt.

Il souleva en même temps la tête du lit. Son compagnon, qui avait nom M.  Chanut, en prit le pied, et ils passèrent tous les deux avec leur fardeau dans une autre grande pièce nue où le jeune homme fut déposé toujours dormant.

— Que dit le docteur, ce matin ? demanda M.  Chanut.

— Il dit, répliqua brusquement capitaine Blunt, que l’air de Paris ne vaut rien pour les sauvages, surtout quand on leur a planté la pointe d’un couteau entre les côtes. Je fais bonne garde, pourtant, mais j’ai mes affaires… ou plutôt les affaires de ce petit coquin-là qui me rendra fou. Je suis sûr qu’il se moque de ma surveillance. Cela sent la robe de soie, ici, quelquefois, quand je rentre.

M.  Chanut eut un demi-sourire.

— On peut louer une sentinelle, murmura-t-il. Pourquoi vivez-vous seul ?

Capitaine Blunt se pencha au-dessus du cadre et baisa le malade au front sans l’éveiller.

— Vous trouvez mon Édouard plus défait ? murmura-t-il avec inquiétude en se relevant.

— Je trouve qu’il faut vivre à Paris comme tout le monde, répondit M.  Chanut.

Capitaine Blunt haussa les épaules et rentra dans le premier salon. Son compagnon l’y suivit aussitôt.

Tous les deux prirent place sur des chaises de paille, auprès d’une petite table en sapin, encombrée d’objets assez caractéristiques. On y voyait, entre autres choses, une paire de revolvers grand format, une ceinture à or, en apparence bien garnie, des journaux américains, une théière, une tasse, un large couteau mexicain, capable de guillotiner un bœuf et qui venait de servir à étendre du beurre sur une tartine de pain anglais.

Rien de tout cela ne manque précisément à Paris, mais je ne sais pourquoi capitaine Blunt, ses pistolets et sa teinture emportaient la pensée à mille lieues de Paris.

Outre les deux chaises et la table, une fois le lit parti, le salon était complètement dépourvu de meubles.

Avec un très-léger effort d’imagination vous eussiez allumé volontiers un feu au milieu de la chambre et rangé autour une demi-douzaine de Peaux-Rouges, fumant gravement le calumet du conseil.

M.  Chanut était au contraire une physionomie parisienne au premier chef ; quarante ans, demi-chauve, dodu, frais, le sang rose à la peau, l’œil vif et de belle humeur derrière ses lunettes d’écaille, l’air un peu gouailleur, mais surtout bon enfant.

Où donc l’avez-vous rencontré ? Partout. Vous le croisez du matin au soir sur le boulevard sans le remarquer. — Mais lui vous remarque, c’est son état.

Capitaine Blunt avait à peu près le même âge. C’était une figure énergique et franche qui exprimait très-naïvement une idée fixe : la volonté d’être prudent.

Les gens ayant beaucoup souffert par suite de leur étourderie se réfugient souvent dans cette vocation.

Capitaine Blunt ne portait pas avec une entière aisance ce masque froid que les Indiens, dit-on, tiennent en si haute estime. Il était de ceux qui, par nature, ont le cœur sur la main. Et pourtant, ses traits accentués, dont la teinte sombre renvoyait par place des reflets d’acier bruni, n’indiquaient pas un lutteur ordinaire. Ses sourcils, noirs comme le jais, abritaient un regard vaillant.

Il ne portait pas de barbe. Ses cheveux coupés presque ras et qui commençaient à grisonner vers les tempes couvraient son crâne comme un velours.

Il s’assit le premier, et dit en montrant du doigt la porte de l’autre chambre :

— Nous voilà seuls. Maître Édouard est trop loin pour nous entendre, quand même il s’éveillerait par hasard.

— Vous avez donc bien peur, répliqua M. Chanut en s’asseyant à son tour, que cet enfant-là ne mette le nez dans ses propres affaires ?

Capitaine Blunt secoua la tête d’un air entendu.

— Nous ne sommes pas né d’hier, prononça-t-il à demi-voix. Il faut jouer serré. J’en ai vu de rudes dans les pays, là-bas, mais je savais ma route. Ici, je regarde où je mets le pied. Quand je parle tout seul, personne ne peut me vendre !

— Savoir !… fit M.  Chanut également entre haut et bas.

Capitaine Blunt lui tapa sur le genou

— On vous écoute, dit-il, allez !

M.  Chanut ne se permit aucune objection ; il tira de sa poche une bonne poignée de petits papiers et demanda :

— Par quel bout débutons-nous ? L’hôtel de Sampierre ou les Cinq ?

— Les Cinq, répondit Blunt.

— C’est que, dit M.  Chanut, vous paraissiez si pressé, hier, d’éplucher le premier ministre de la marquise, M.  le comte Giambattista Pernola !

— Je suis plus pressé encore aujourd’hui qu’hier, mais je vous ai dit : Les Cinq. Marchons. C’est mon idée.

— À vos ordres, fit M.  Chanut qui consulta ses papiers : Le no 2 est M.  Moffray (Achille), agent d’affaires, rue de Provence…

— Vous passez le no 1, fit observer capitaine Blunt. Est-ce exprès ?

— C’est exprès. Vous connaissez ce Moffray ?

— Je ne connais personne. Que ce soit dit une fois pour toutes.

— C’est juste, et vous avez raison d’exiger les renseignements complets. Je vais faire tout comme si vous ne le connaissiez pas. Moffray est un joli vivant d’une trentaine d’années, bien élevé, instruit, pas bête, doux comme un agneau, mais capable de tout : fortune dévorée jusqu’à l’os, joueur incurable, crédit retourné sens dessus dessous ; très-ambitieux, malgré cela, très-amoureux…

— De qui ?

— De toutes.

Capitaine Blunt demanda :

— N’a-t-il pas la confiance de Mme  la marquise de Sampierre ?

— Parbleu ! repartit M.  Chanut.

Puis il ajouta :

— La brave dame a un flair pour trouver les coquins !

— Alors, ce M.  Moffray est un coquin ?

— Des pieds à la tête, oui.

— Continuez…

— Le no 3 est moins aimable que Moffray, mais encore plus insolvable, si c’est possible. Il a nom M.  de Mœris et se dit vicomte.

— Ah bah ! fit Blunt : Mœris !

— Est-ce que vous l’avez rencontré sur votre chemin ?

— J’ai peut-être entendu parler de lui… vaguement.

— C’est qu’il a fréquenté vos parages, là-bas dans la Sauvagie. Raousset-Boulbon n’était que de la Saint-Jean auprès de lui. On ferait des romans avec son histoire. Il a été grand-chef quelque part, chez les Aucas ou chez les Sioux ; il a scalpé des rouges et des blancs sous le pseudonyme du Serpent-Savant ou du Renard-Loyal. Il a bluté de la terre d’or en Californie et fumé du bœuf dans l’Uraguay. D’aucuns prétendent, il est vrai, qu’il n’a jamais été plus loin que Pontoise, mais ce sont des calomniateurs. Il est Cacique en disponibilité ; seulement, depuis que le destin lui a arraché sa couronne il se voit obligé de coucher en garni.

— Où cela ?

— Hôtel du Louvre, pour le moment, jusqu’à ce qu’on lui présente sa note.

— Et au fond, quel homme est-ce ?

— Il se dit lion, je le crois lièvre.

— Est-il en rapport avec la marquise Domenica ?

— Naturellement, oui. C’est lui qui avait organisé la dernière expédition de recherches dans les Montagnes-Rocheuses. La marquise en a été pour une somme folle.

— Et on ne trouva rien ?

— Rien. Je crois que l’expédition s’arrêta à Meudon.

— Vous avez le caractère gai, Monsieur Chanut !

— Assez, capitaine ; mais quand les clients préfèrent la mélancolie, je m’y conforme… À ce jeu-là, Mœris rafla un ou deux milliers de louis qu’il reperdit à la roulette.

— Il est joueur aussi ?

— Trois fois plus que le Moffray.

— Et ensuite ?

No 4, le gentleman Donat, dit mylord, dit Torticolis, vingt ans et venant de Londres.

— Celui-là n’est pas un vicomte ?

— Non, c’est un serrurier.

— La marquise Domenica le connaît-elle ?

— Il a pu monter ses sonnettes.

— Que fait-il dans l’association ?

— Il fait la partie des fausses clefs.

Blunt eut un mouvement dédaigneux.

— Ils en sont là ! murmura-t-il. Alors, en fin de compte, c’est une confrérie de pauvres diables ?

— Ils en étaient là, répliqua M.  Chanut, non sans une certaine emphase, mais il y a le no 5…

— La femme ?

— Tiens ! vous le saviez ?

— Non, mais je commence à épeler mon Paris.

— Bravo ! vous avez deviné, capitaine ! Le numéro 5 est une femme.


XVI

CAPITAINE BLUNT


Capitaine Blunt demanda :

— Et comment se nomme-t-elle, cette femme qui est le no 5 ?

— Elle s’appelle Mme  Marion.

— Marion qui ?

— Tout court.

— Une cuisinière ?

— Ou une princesse.

M.  Chanut, à ce dernier mot, remonta ses lunettes en riant bonnement. Capitaine Blunt poursuivit :

— Elle est jeune ?

— Elle paraît jeune.

— Belle ?

— À miracle !

— Riche ?

— Elle paye sans compter.

— Ce n’est pas elle qui a fondé l’association ?

— Elle y est entrée la dernière de tous et seulement cette semaine.

— Alors, elle obéit aux autres ?

— Non, elle commande à tout le monde.

— Où demeure-t-elle ?

— À Ville-d’Avray, quand elle est Mme  Marion.

— Elle n’est donc pas toujours Mme  Marion ?

— Tant s’en faut !

— Et quand elle n’est pas Mme  Marion, qui est-elle ?

— Ne m’en demandez pas plus que je n’en sais.

— Alors, c’est tout ce que vous savez ?

— Ce matin, oui. Une autre fois, mieux.

Ce disant, M.  Chanut rassembla ses petits papiers comme on met en ordre un jeu de cartes.

— Une autre fois, mieux, répéta capitaine Blunt, non sans une nuance de mécontentement. J’espère que vous allez être plus précis au sujet du comte Pernola ?

M.  Chanut déplia aussitôt deux lettres qu’il avait mises à part.

— Vous serez content, dit-il. En me séparant de l’administration pour me livrer au renseignement privé, j’ai gardé mes correspondants qui me servent assez bien. Le comte Giambattista Pernola, des marquis Sampietri, appartient très-authentiquement à la grande famille de ce nom, originaire de Sardaigne, mais ayant des branches établies en France et dans le pays de Naples. Les Sampierre forment le rameau français. Le comte Pernola est de la branche napolitaine. J’ai eu l’honneur de me trouver en rapport avec lui lors de mes débuts comme agent auxiliaire : Il y a longtemps ! Depuis, je l’ai souvent perdu de vue, mais chaque fois qu’il revient à Paris, je lui accorde un coup d’œil. Il en vaut la peine. C’est un homme à peu près de notre âge, d’apparence douce et distinguée. Il est le plus proche parent de monsieur le marquis de Sampierre comme Mlle  d’Aleix est la plus proche parente de la marquise Domenica. Un mariage entre le comte et la princesse Charlotte permettrait de ne point diviser la fortune.

— Quel âge a Mlle  d’Aleix, au juste ? demanda capitaine Blunt.

— Dix-neuf ans, moins quelques mois.

— Est-ce qu’il est question de ce mariage ?

— Je ne sais, mais quelqu’un doit y songer, car il arrive parfois mésaventure aux amoureux qui rôdent autour de l’hôtel de Sampierre.

Capitaine Blunt fit comme s’il n’avait pas entendu et M.  Chanut reprit :

— Revenons au comte Pernola. Mon courrier d’Italie me donne sur lui les témoignages les plus avantageux. Bonnes vie et mœurs, rangé, décent, sobre, bien tenu, opinions politiques modérées, point cagot, encore moins incrédule, ne dépensant que chez le coiffeur… Tenez ! voici deux lettres où on le qualifie de galantuomo, ni plus ni moins que le roi Victor-Emmanuel ! Il a été parfait avec son frère aîné qui est mort dans ses bras, parfait pour son second frère qui rendit le dernier soupir sur son cœur…

Capitaine Blunt l’interrompit ici, et dit avec gravité :

— Vous oubliez, monsieur, que je viens de très-loin. Parlez-moi sérieusement pour que je puisse vous comprendre clairement. Je ne sais pas si vous avez voulu insinuer quelque chose au sujet de ce double décès.

— Moi ! s’écria ce bon M.  Chanut, que le ciel m’en préserve ! Deux maladies incurables, à ce qu’il paraît, galantuomo d’ailleurs ! galantuomo jusqu’au bout des ongles !

Capitaine Blunt fronça le sourcil. M.  Chanut poursuivit.

— La première fois que le comte Pernola vint à Paris, j’entends depuis certaine histoire ancienne qui eut lieu à l’hôtel Paléologue, ce fut pour donner un bon conseil à la marquise de Sampierre. Celle-ci, qui est un vrai gâteau de femme, n’avait pas encore songé à faire interdire M.  le marquis, son mari.

— Le marquis est réellement fou ?

— Pour cela, oui ! comme la première médaille de Charenton ! Le comte Pernola mit ordre à cette affaire.

— Je n’y vois point de mal, fit observer Blunt.

— Et moi, donc !

— La seconde fois, le comte Pernola amena avec lui un célèbre médecin de Sicile. Voici pourquoi : Le jeune comte Roland, fils du marquis et de la marquise de Sampierre, âgé de vingt ans et fiancé dès l’enfance à cette belle Charlotte d’Aleix, était l’unique héritier de l’immense fortune de la famille, puisque Domenico, son frère cadet, avait disparu… Je puis vous raconter cette histoire-là, si vous voulez.

— Ne nous égarons pas. Il s’agit du frère aîné.

— À vos ordres ! Le comte Roland, brillant garçon du reste, n’était pas de forte santé. Le docteur sicilien le traita et il mourut.

— Oh ! fit Blunt, dont le regard interrogea son compagnon.

Celui-ci ne broncha pas et ajouta :

— Le comte Pernola fut très-utile pour les détails de la cérémonie funèbre. Mme  la marquise, tout entière à sa douleur, n’eut à s’occuper de rien.

— Voyons ! dit capitaine Blunt, chez qui apparaissaient des signes d’impatience, vous voulez me faire entendre qu’il y eut des soupçons ?

— Pas l’ombre ! parole d’honneur !… seulement, tous les Italiens mazarinent plus ou moins. C’est dans leur sang. Ce doux Pernola eut l’idée de mazariner. La marquise avait à peu près l’âge et la corpulence d’Anne d’Autriche, régente. Le galantuomo lui laissa comprendre qu’il la trouvait encore très aimable et sollicita l’emploi de premier ministre consolateur. Cela ne prit pas. La pauvre femme, malgré son embonpoint florissant et le goût enfantin qu’elle montre pour les plaisirs bruyants, est une manière de martyre. En sa vie, elle a énormément souffert. Il n’y a plus en elle qu’une passion, ou plutôt une idée fixe et impossible : retrouver son fils Domenico. Elle court après le berceau qui disparut, il y a maintenant près de vingt ans…

— Absurde ! fit capitaine Blunt qui haussa les épaules en tournant la tête.

M.  Chanut le regarda du coin de l’œil et répéta :

— Absurde, c’est le mot… Pernola refusé, n’eut garde de se fâcher. Il voyagea, chargé des intérêts de son opulente cousine, en Roumanie et en Sardaigne, les poches pleines de procurations générales et spéciales…

— Et il est revenu ?

— Plus aimable et plus obligeant que jamais.

— Il n’y a plus personne à interdire, je suppose ?

— Ni à soigner.

— Savez-vous ce qu’il veut ?

— Carlotta d’Aleix va prendre ses dix-neuf ans ; je croyais avoir eu déjà l’honneur de vous le dire. Et M.  le comte est toujours garçon.

M.  Chanut serra ses deux lettres et croisa ses mains sur ses genoux en homme qui a gagné sa journée.

Il y eut un silence. Capitaine Blunt restait pensif.

— Mon cher monsieur, dit-il enfin, chaque pays a sa mode. Là-bas, nous n’aimons pas les devinailles. Faites-moi l’amitié de me regarder. Est-ce que je ressemble à un homme qui lâche de bon argent pour des paroles creuses ?

M.  Chanut comptait sans doute l’obéissance au nombre de ses vertus, car il fixa aussitôt sur l’Américain un regard intense et perçant.

— Capitaine, répondit-il, je vous ai déjà regardé. Vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à quelqu’un… Mais à qui ? Voilà ! Ma mémoire est en défaut. Je vous ai vu, j’en suis sûr. Où et quand ? Je n’en sais rien. Vous plaît-il de m’aider ?

— Non, répliqua Blunt, pas maintenant.

— À votre aise. Quant au travail que je viens de vous soumettre, c’est une simple préface. Vous êtes gâtés, là-bas, en Amérique. Votre police fait tourner les tables. Nous autres observateurs français, nous n’avons pas la prétention d’être des sorciers comme vos détectives de New-York… Et puis…

— Et puis ?

— Capitaine, je n’ai pas encore vu la couleur de vos dollars.

— Ils sont jaunes, repartit Blunt durement.

— Pas possible ! fit M.  Chanut.

Il tendit sa main ouverte et ajouta :

— Montrez voir !

Capitaine Blunt découvrit ses larges dents blanches en un rire franc et bref. Il tira de sa poche et posa bruyamment sur la table une pleine poignée de louis en disant :

— Voilà ! Comment les trouvez-vous ?

— Je sais deux petites anecdotes… commença aussitôt M.  Chanut en clignant de l’œil.

— Y est-il parlé du no 5 ?

— Dans la première, oui, beaucoup.

— Et du no 1 ?

— Un peu… toujours dans la première.

Les yeux de capitaine Blunt brillèrent. Il fit le geste de pousser l’or vers M.  Chanut.

— Et dans la seconde ? demanda-t-il encore.

Avant que l’autre pût répondre, un léger bruit vint de la chambre voisine où l’on avait déposé le lit du jeune M.  Édouard. Capitaine Blunt se leva aussitôt et gagna la porte en marchant sur la pointe des pieds.

— Il s’est retourné dans son lit, dit-il en revenant, mais il dort toujours. De quoi s’agit-il dans votre seconde histoire ?

M.  Chanut étendit la main vers la porte entr’ouverte et répliqua :

— Il s’agit de lui.

— D’Édouard ! s’écria Blunt, qui n’essaya même pas de cacher son étonnement.

M.  Chanut fit un signe de tête affirmatif, puis il ajouta :

— Et de vous.

Capitaine Blunt poussa l’or vers lui d’un mouvement lent et en quelque sorte réfléchi. Son front était plissé, son regard grave.

— Ceci, dit-il, est par-dessus notre marché.

Et pendant que M.  Chanut empochait l’argent, capitaine Blunt baissa tout à coup la voix pour ajouter :

— Dans votre propre intérêt, mon camarade, faites bien attention à mes paroles : Paris nous entoure, c’est vrai, mais il n’entre pas ici. Au dehors, c’est la loi française ; au dedans, il n’y a que ma volonté, à moi qui n’ai pas de loi. Voyons vos histoires.


XVII

Nos 2, 3, 4


M. Chanut, qui avait écouté avec déférence et attention, salua poliment.

En vérité, il n’avait pas l’air ému le moins du monde par la menace américaine de son singulier client.

— Capitaine, dit-il sans rien changer à son accent, permettez-moi une humble question : Que diriez-vous d’un quidam qui suivrait, là-bas, vos sentiers de guerre en bas de soie et en escarpins vernis ? Eh bien ! moi je trouverais cela moins drôle que de brandir la hache indienne dans une forêt vierge en chambre comme la vôtre. Quand vous connaîtrez mieux Paris, vous ne prendrez plus jamais la peine de menacer un pauvre homme de ma sorte qui s’est battu pendant vingt ans contre des bêtes, moins grosses, il est vrai, que vos buffles et vos ours, mais plus féroces, et cela sans autre récompense qu’un peu de pain et beaucoup de honte ; car Paris est toujours du parti de Mandrin contre la maréchaussée. À Paris, aucun honnête homme ne touche la main d’un inspecteur de police — jamais !

Ceci fut dit sans amertume ni fanfaronnade.

C’était net, c’était simple comme la vérité.

Pour la seconde fois, le sourire de Blunt montra toute la rangée de ses fortes dents.

— Je crois que vous avez raison, mon camarade, répliqua-t-il avec une égale simplicité. J’ai eu tort. Au pays d’où je viens, il y a trop de bandits et il n’y a pas assez de gendarmes pour que les honnêtes gens hésitent entre les deux. Là-bas, nous sommes avec les gendarmes, et je vous prie d’accepter mes excuses.

En même temps, il tendit la main à M.  Chanut, qui tarda à donner la sienne.

Il faudrait beaucoup de paroles pour traduire le regard échangé entre ces deux hommes.

La joue de M.  Chanut était rouge, quand il donna enfin sa main.

Blunt la secoua rondement et répéta, mais sur un tout autre ton que la première fois :

— Voyons vos deux histoires.

M.  Chanut commença aussitôt :

— La première est d’hier. Ne me demandez pas de qui je la tiens : chaque métier a ses secrets.

La scène va se passer dans une maison de Ville-d’Avray, située sur la lisière du Bois de Fausse-Repose. Ce terrible chasseur de chevelures, le vicomte de Mœris, avait eu cette maison en location deux ans de suite. Il y menait assez joyeuse vie. On y fit la vente de ses meubles à la fin de l’été dernier.

Cette villa est, du reste, bien connue à Ville-d’Avray sous le nom de la Folie-Gaucher. Elle a été bâtie sur les débris d’une « petite maison » appartenant jadis à un financier folâtre, et l’on voit encore à l’intérieur quelques reliques galantes, entre autres une « chambre sans fenêtres ».

C’est aujourd’hui lundi. Mardi dernier, le surlendemain du jour où le jeune maître Édouard reçut son coup de couteau, un monsieur, en quête d’une maison de campagne pour la saison, se présenta chez le jardinier-concierge de la villa dont je parle et parut contrarié quand il apprit qu’une jeune dame fort élégante avait emménagé depuis un mois.

Elle était absente, pour le moment, chassée par les pluies de la première quinzaine d’août, mais on l’attendait, au plus tard, le jeudi suivant.

Le lendemain, dans la nuit du mardi au mercredi, vers onze heures, le chien du jardinier hurla, mais il se tut presque aussitôt après, et le jardinier, à demi éveillé par cette alerte, se rendormit.

Le jardinier eut tort de se rendormir ; son chien était de bonne garde.

Il y avait trois hommes dans le jardin. Un de ces hommes caressait familièrement le chien avec lequel il paraissait être en très bon termes. Ce fut ce même homme qui introduisit les deux autres dans la maison par une porte latérale donnant accès à l’intérieur de la salle de Billard.

Cela se fit tout naturellement. L’homme avait l’air d’être chez lui.

Du billard, les trois compagnons passèrent sans difficulté dans le vestibule et montèrent l’escalier tout doucement, — si doucement qu’on aurait dit qu’ils marchaient pieds nus.

Ils s’arrêtèrent sur le carré du premier étage. Celui qui avait ouvert le billard dit :

— Voici mon ancienne chambre à coucher.

Il tourna le bouton et entra. Les deux autres le suivirent.

La chambre était très noire et sentait le renfermé.

— Qui a la lanterne ? demanda-t-on.

— C’est moi, répondit la voix d’un tout jeune homme qui avait un peu l’accent anglais.

— Allume !

La lanterne allumée éclaira M. le vicomte de Mœris, Achille Moffray et le serrurier Donat, dit Mylord ou Torticolis.

Tous les trois avaient des bas de laine par-dessus leurs bottes.

C’était Moffray qui était venu la veille, sous prétexte de louer, mais en réalité pour constater l’absence de la locataire.

C’était Mœris qui avait caressé le chien et ouvert le billard.

La chambre à coucher, arrangée avec coquetterie, semblait sortir des mains du tapissier. L’ameublement, tout parisien, brillait de fraîcheur. Il y avait une alcôve au devant de laquelle les rideaux fermés tombaient avec les plis du neuf et comme si les embrasses ne les avaient encore jamais relevés.

Vous connaissez Mœris et Moffray qui portent les nos 2 et 3.

Le no 4, Donat, dit mylord serait une manière d’Antinoüs sans une légère déviation du cou qui lui a valu son second sobriquet : Torticolis. Même étant donné ce défaut, c’est encore un beau gars avec sa figure toute pâle, coiffée d’une profusion de cheveux blonds. Son aspect est froid, son regard est très doux, mais hardi par moments, jusqu’à faire frayeur. Ce n’est vraiment pas le premier venu.

C’est à peine s’il a l’accent de Londres ; ses mains ne sont point celles d’un ouvrier.

Entre Moffray, le Mercadet tombé plus bas que les trottoirs et ce faux métis de la Savane, Mœris, qui se fait une tête avec les rocamboles du capitaine Mayne Reid, ce petit drôle de Mylord a presque l’air de quelqu’un.

Tous les trois regardèrent la chambre.

— Ce n’est pas mal, ici, dit Moffray. Vicomte, tu étais bien logé.

Mœris caressait sa barbe redoutable avec mélancolie.

— Avoir presque conquis le nouveau monde, murmura-t-il, et regretter de pareilles bagatelles !

— Ma parole ! reprit Moffray, ce métier de voleur à la bonne franquette est bassement calomnié. C’est plus sur et moins fatigant que de se creuser la cervelle à trouver des combinaisons financières qui ratent toujours faute de capitaux. Quand on n’a pas l’habitude on se fait des monstres, mais au fond, ce n’est rien du tout, une expédition comme ça ! No 1 et no 5 sont des imbéciles de nous avoir brûlé la politesse. Ils avaient été convoqués tous les deux.

— On dit que No 1 s’est laissé mettre la main dessus, dit Mylord, il est en prison.

— En prison ! s’écria Mœris, ça nous déshonore ! Rayé le No 1 !

— Et ce pauvre Fiquet, ajouta Moffray, est capable de ne pas avoir eu vingt-cinq sous pour prendre le train.

— Ça nous humilie ! décida encore le terrible Mœris. Rayé Fiquet ! Cassés les nos 1 et 5 ! supprimés, dégradés ! Défense expresse de prononcer leurs noms voués à l’infamie ! La tête et la queue ont disparu : il reste le cœur !… Ce secrétaire en bois de rose demande à être visité. No 4, à la besogne ! et faisons vite, j’ai faim.

— Et moi, soif, ajouta Moffray.

Mylord tira de sa poche une petite trousse coquette comme celle d’une dentiste à la mode, et y choisit un outil.

Le crochetage du secrétaire commença aussitôt. Mylord était fort adroit pour son âge et opérait avec l’aplomb d’un vétéran.

Mœris et Moffray s’étaient mis à leur aise sur le canapé. Ils avaient allumé des cigares. Il y avait dans leur calme la fanfaronnade du conscrit dont la première affaire n’est pas dangereuse. Mœris disait :

— Il faisait plus chaud aux mines ! Dame ! Évidemment, nous ne trouverons pas ici tout l’or du Sacramento, mais aussi quel jeu d’enfant ! Et en définitive, qu’est-ce qu’il nous faut ! Une mise, une simple mise. Ce serait bien le diable si nous ne récoltions pas deux ou trois billets de mille francs pour le baccarat de l’hôtel de Sampierre !

— Moi, répliqua Moffray, j’ai bonne idée. C’est cossu, ici, et sans faux bibelots. Nous sommes chez une femme sérieuse… Mais je n’en reviens pas ! Ce métier-là, quand on prend bien ses précautions, est bête à force d’être facile…

— Voilà ! fit Mylord, vainqueur de la serrure. Donnez-vous la peine d’inspecter les tiroirs !

Mœris et Moffray n’eurent pas le temps de crier bravo, car ce fut ce moment du triomphe que la foudre choisit pour tomber. Je dis la foudre.

Nos trois associés entendirent d’abord un bruit sourd qui ressemblait à une toux étouffée, puis un fil de fer grinça et deux violents coups de sonnette retentirent, l’un au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage supérieur.

— Pincés ! dit Mylord tranquillement.

Mœris, renommé pour sa vaillance, ajouta du fond de sa barbe :

— Éteins la lanterne et sauve qui peut !

C’était le malheureux Moffray qui tenait la lanterne. À son impertinente sécurité la paralysie de la peur succédait.

Mœris gagnait déjà la porte au pas redoublé, et Mylord, superbe de sang-froid, tournait le bouton, quand une voix de femme, un peu émue, mais très rieuse, se fit entendre derrière les rideaux de l’alcôve.

— Messieurs, messieurs, dit-elle, ayez la bonté de rester, vous rencontreriez mes gens dans l’escalier !

Un bruit confus emplissait déjà la maison. La voix reprit :

— Ce n’est pas ma faute, la fumée du tabac me fait toujours tousser, et vous conviendrez que cette quinte rendait ma position délicate…

Les rideaux s’ouvrirent ; sur le lit, il y avait une femme, coiffée de magnifiques cheveux noirs, captifs dans un filet de nuit, et qui cachait son visage derrière un voile de dentelles.

Vous vous doutez de la figure que faisaient Mœris et Moffray. Mylord, au contraire, était de marbre. La dame poursuivit encore, et son accent respirait une véritable bonne humeur :

— Jetez vos cigares, allumez des bougies, dissimulez votre lanterne et ôtez vos bas de laine… plus vite que cela ! on arrive !

On arrivait en effet. La porte s’ouvrit brusquement, donnant passage à un valet et à une servante, qui s’arrêtèrent tout étonnés sur le seuil.

Mylord seul avait obéi aux prescriptions de la châtelaine en allumant prestement les bougies Mœris rabattait son pantalon ; Moffray n’avait ôté qu’un de ses bas.

— Germand, dit la dame au valet, vous allez servir à souper en bas, dans la chambre ronde. Ces messieurs excuseront la pauvreté du menu. Ils savent que je suis installée d’aujourd’hui seulement… Félicité, mettez le couvert et vous reviendrez m’habiller ensuite… Allez.

— Comme cela, mes chers messieurs, reprit la châtelaine, les apparences sont sauves ou à peu près, et nous allons causer tout à notre aise en mangeant un morceau.


Nous interrompons ici l’histoire de M.  Chanut pour dire que capitaine Blunt n’était plus seul à l’écouter. Depuis quelques instants Édouard, le dormeur de la pièce voisine, avait quitté le lit de camp où, naguère, il reposait tout habillé.

Il tremblait un peu sur ses jambes, mais sa lèvre joyeuse souriait.

Il s’était approché de la porte et là, derrière le battant demi-fermé, il prêtait l’oreille avec plus d’attention que capitaine Blunt lui-même.


XVIII

LE SOUPER


Il y avait maintenant huit jours que maître Édouard, notre jeune-premier du saut de loup, gardait le lit, prisonnier de sa blessure. Dans ce logis bizarre, où les domestiques manquaient, capitaine Blunt avait d’abord fait une garde assidue au chevet de son cher malade, mais, à mesure que le mieux venait, la surveillance s’était ralentie.

Capitaine Blunt avait beaucoup d’affaires, et maître Édouard se serait grandement ennuyé s’il était resté seul dans cette maison ravagée, pendant que son tuteur courait la ville.

Il était encore bien pâle, mais sur son gai visage, toute la confiance téméraire, toute l’aventureuse bonne humeur de la vingtième année étaient revenues. Il avait de ses arrêts forcés par-dessus la tête.

Aussi, ce n’était pas pour écouter aux portes qu’il avait quitté son lit, car son premier mouvement avait été de se glisser en riant vers la sortie, et il avait un peu l’air d’un homme habitué à ce manège.

Évidemment, ce n’aurait point été ici sa première escapade.

Mais une parole entendue, un nom peut-être l’avait arrêté au passage et, depuis lors, il restait coi dans sa cachette.

M.  Chanut, cependant, sans se douter que son auditoire eût doublé, continuait son récit de la sorte :

— Germand et Félicité, en domestiques bien appris, se retirèrent sans répliquer, mais le diable n’y perdit rien. Au bas de l’escalier, Félicité dit :

— Ah ! mais, ah ! mais excusez !

— C’est tout de même cocasse, répliqua Germand.

— Madame au lit ! Trois hommes dans la chambre…

— Et ça embaumait la pipe !

— Et madame qui avait recommandé de ne recevoir personne !

— Par où le beau petit de tantôt est-il sorti ?

— Et par où ces trois-là sont-ils entrés ?

— C’est une drôle de maison, Mlle  Félicité !

M.  Germand, c’est même une maison étonnante !

Il paraîtrait que, dans cette même journée, « un beau petit » était venu qu’on avait vu entrer, mais non point ressortir.

Mlle  Félicité et M.  Germand allèrent chacun à son ouvrage.

Dans la chambre à coucher, la mystérieuse châtelaine était restée seule avec nos trois voleurs de nuit si bizarrement transformés en convives. Ils n’avaient pas bougé de place. Le sauvage Mœris faisait pitié derrière sa grande barbe, Moffray cachait toujours sa botte chaussée derrière sa botte nue. Mylord s’était mis à l’aise dans un fauteuil. Il attendait.

La dame restait à l’abri de son mouchoir brodé.

Elle regardait ses hôtes et semblait réfléchir.

No 4 ! dit-elle tout à coup.

— Présent, répondit Mylord qui se leva paisiblement.

— Pourriez-vous refermer mon secrétaire comme vous l’avez ouvert ?

— Oui, madame.

— Voyons cela, si ce n’est pas abuser de votre complaisance.

Mylord s’exécuta aussitôt. Les grands artistes ne se font jamais prier.

— Bravo ! fit la dame, c’est très bien joué. Je m’embrouille un peu dans les deux autres numéros. Est-ce le vaillant vicomte qui a le 3 ?

Mœris tressaillit en s’entendant ainsi désigner par son titre. Il ne répondit pas.

— Non ? reprit la dame. Alors c’est Moffray ?

Celui-ci à son tour, dressa l’oreille.

— Et Mœris, le Sagamore, continua la châtelaine, a le no 2. Comme cela, nous y sommes ! Nous nous occuperons à tables des nos 1 et 5, qui brillent par leur absence… Voyons messieurs, pourquoi cet air désolé ? Vous avez soif, vous avez faim, on va vous servir à manger et à boire. C’est un conte de fée, vraiment. Passez au salon et reprenez votre gaieté : qui sait ? Peut-être que la fée a besoin de vous, et va vous combler des plus riches présents.

Ils saluèrent avec empressement et prirent la porte qu’elle leur montrait en souriant.

Moffray n’ôta son second bas que dans l’escalier.

— Elle nous connaît, dit-il, et elle se moque de nous !

— Qui diable ça peut-il être ? demanda Mœris. Une femme du monde ?

— Ou une cocotte ? répliqua Moffray.

Mylord ne disait rien.

Mœris avait repris pour un peu son air terrible.

Caspita ! gronda-t-il. J’aimerais mieux avoir affaire à une douzaine d’Indios bravos ! Tomber sur une femme ou dans un guêpier, c’est la même chose ! En tous cas, nous ne tarderons pas à savoir ce que c’est que celle-là, puisqu’elle soupe avec nous… Ça commence drôlement tout de même.

Au salon qu’ils trouvèrent éclairé, Mœris et Moffray s’installèrent devant les glaces pour réparer le désordre de leurs toilettes. Mylord, des pieds à la tête, était en ordre. Il se plongea dans un fauteuil.

Au bout de dix minutes on entendit un pas léger dans le vestibule.

— Je tiens toujours pour la cocotte, dit Moffray.

— Moi, pour la femme du monde, répliqua Mœris : je m’y connais !

Ils commençaient à se retrouver.

La porte, en s’ouvrant, montra une taille élégante, jeune, toute gracieuse ; la figure disparaissait sous un loup de bal masqué.

— Grande dame ! murmura le vicomte.

— Cocotte ! riposta Moffray.

Ils s’inclinèrent très correctement tous les deux, et Mylord se leva pour joindre son salut aux leurs.

La châtelaine vint droit à lui.

Elle lui prit le bras en disant aux deux autres :

— C’est le seul étranger, je lui fais les honneurs.

Mylord ne manifesta ni plaisir ni peine en sentant le bras de la dame sous le sien. Celle-ci passa la première et dit en gagnant la fameuse « chambre ronde » :

— Il est juste que vous sachiez comment je m’appelle, car je crois que mon concierge a oublié de le dire à M.  Moffray, quand il a pris la peine de venir, hier, aux informations. Je suis madame Marion, une parisienne de province ou d’ailleurs. Je passe pour veuve. J’ai quelques petites rentes : juste assez pour recevoir mes amis avec tout plein de plaisir. Placez-vous comme vous voudrez. Vous êtes chez vous, et le vicomte sait bien que ces chambres sans fenêtres sont une des plus jolies inventions du bon vieux temps. Dès que les portes sont fermées, on y est admirablement seul.

Chacun s’assit. La glace eut d’abord quelque peine à se rompre, mais Mme  Marion était de si bonne humeur ! Au premier verre de vin, Moffray vit une éclaircie dans le noir de la position ; au troisième, cet effrayant tueur de Peaux-Rouges, Mœris lançait à la châtelaine des œillades qui essayaient de mettre le feu à son masque.

Mylord ne buvait que de l’eau rougie.

— Alors, dit Mœris en un moment où Germand était à l’office, vous nous connaissez un peu, chère madame ?

— Parfaitement, à l’exception du no 4. Pauvre vicomte ! après avoir chassé des jaguars, des ours gris et des nez-percés !… je ne peux pas dire que je vous attendais, mais…

— Vous pensiez à moi, belle dame ?

— Hier soir, oui, c’est vrai, en m’endormant… Et à Moffray… Vous étiez deux garçons très-bien lancés.

Mœris prit une pose et demanda :

— Je voudrais bien savoir si je vous ai fait la cour en ce temps-là ?

Mme  Marion se mit à rire.

— Et moi ? demanda Moffray.

Au lieu de répondre, Mme  Marion regarda Mylord et poursuivit :

— Lui, au moins, je ne le connais pas !

Qu’elle fût cocotte ou grande dame, c’était sanglant.

Il y eut un silence. Germand revenait avec un plat dans chaque main.

Mylord n’avait pas encore prononcé une parole…

— Faites attention à ce petit-là, capitaine, interrompit ici M.  Chanut, je vous le donne pour un drôle de corps.

Après le dessert, et quand Germand se fut retiré définitivement Mme Marion prit la parole.

— Messieurs, dit-elle, le proverbe ment : il y a de sots métiers. Votre début dans celui-ci n’a pas été brillant. Vous aviez cependant des atouts plein votre jeu. Le vicomte avait gardé une clé de la porte qui donne sur le bois, il savait comment on ouvre le billard, et il entretenait de bonnes relations avec Jules, le chien de mon concierge. Vous avez choisi là une profession épineuse, et qui exige beaucoup de talent.

Mylord fit un signe d’assentiment plein de gravité.

Mœris et Moffray dirent d’une même voix :

— Choisi n’est pas le mot !

Et le vicomte ajouta :

— Avez-vous un autre métier à nous offrir, madame ?

— Peut-être. Savez-vous ce qu’il y a dans mon secrétaire ? Une rame de papier Susse, deux boîtes de photographies, trois bâtons de cire à cacheter et des enveloppes.

— Ça arrive, dit Mylord qui était très-sérieux. On se casse les dents sur une noix creuse.

— Alors, demanda la châtelaine, vous n’en êtes pas à vos débuts, vous, mon jeune cavalier ?

— Non, madame, j’ai déjà exercé.

— Et cherchiez-vous aussi dans mes tiroirs une mise pour le baccarat de l’hôtel de Sampierre ?

— Non, madame, je ne joue jamais, parce que je ne sais pas bien filer la carte.

Ces derniers mots, dans leur concision, contenaient un traité complet du baccarat qui sembla réjouir la châtelaine.

— Que cherchiez-vous ? demanda-t-elle.

Mylord répondit poliment :

— Des capitaux et de l’expérience. J’ai étudié la théorie sous le docteur Jos. Sharp, de Londres, et je commence mon tour d’Europe, comme cela se doit, pour me faire à la pratique.

— C’est un médecin, ce docteur Jos. Sharp ?

— Non madame, c’est un voleur.

— Et on apprend dans sa classe ?…

— Tout ce qui peut servir à un libre-preneur, madame, depuis l’adresse des mains jusqu’à la jurisprudence et la philosophie.

En parlant ainsi, Mylord avait cet air décent, discret, modeste et même un peu puritain de J.-J. Rousseau à sa première entrevue avec sa bienfaitrice.

— C’est merveilleux, dit Mme  Marion. Et d’une franchise ! Quel pays que l’Angleterre ! Dites-moi, est-ce aussi le docteur qui vous a renseigné l’art de jeter vos petits secrets à la tête du premier venu ?

— Madame, répliqua Mylord doucement, vous n’êtes pas la première venue. Si vous étiez la première venue, vous nous auriez fait arrêter, au lieu de nous inviter à souper avec vous. Au cas où il vous plairait d’être des nôtres, comme je l’espère, il y a deux places à prendre : le no 1 et le no 5. Vous pouvez choisir.

La châtelaine eut un joli rire argentin sous son masque, et répondit :

— Jamais je n’ai rencontré un jeune homme si bien élevé que vous. J’accepte sans compliments et même je prends les deux places, savoir : le numéro 5 pour moi et le numéro 1 pour un prince de mes amis, qui désire garder l’anonyme.


XIX

GRANDEUR DE TORTICOLIS


M.  Chanut continua :

— C’est bientôt fini et j’abrège. J’ai voulu vous montrer seulement que le vicomte Mœris-Croque-Mitaine et même le manieur d’affaires Moffray ne sont que des mannequins auprès de ce singulier petit bonhomme, Mylord, dit Torticolis.

L’offre de la châtelaine proposant d’entrer dans l’association fut acceptée à l’unanimité. Mylord demanda ingénument :

— Madame, savez-vous, parmi vos connaissances, un meuble où il y ait autre chose que du papier Susse, des photographies et de la cire à cacheter ?

— Avant tout, répliqua Mme  Marion, réglons les grades. Qui commande parmi vous ?

— Personne, répondit Moffray.

— Tout le monde alors ? C’est mauvais : il faut un chef.

— Soyez le chef ! s’écria Mœris. Moi, d’abord, je ne saurais pas obéir à un homme.

Les deux autres approuvèrent.

La châtelaine promena son regard autour de la table.

Elle sembla se recueillir et son accent avait changé, quand elle reprit :

— Mes chers messieurs, nous allons convenir de nos faits ; il y a une heure, vous alliez tête baissée, jouant contre une bagatelle, avec mille chances de perdre, le va-tout de votre désespoir. Je vous prends au plus bas de votre chute, je vous tends la main, je vous relève et je vous dis : Voler de l’argent dans une poche ou dans un tiroir est chose stupide. Pour quelques louis on risque ainsi le bagne. Avec moi, je ne prétends pas que le danger soit absent : rien pour rien, c’est la loi de tout commerce ; mais, d’un côté, le danger diminue considérablement, de l’autre le bénéfice augmente dans d’énormes proportions. Vous le comprendrez quand j’ajouterai que je cours les risques de l’entreprise, moi qui suis riche, noble et honnête. J’appuie sur ce dernier mot qui a trait au monde et non point à ma conscience. La conscience est un luxe, l’opinion du monde est le nécessaire. Je suis honnête puisque je passe pour telle…

— Mathématique ! interrompit Moffray.

Mylord leva le doigt pour réclamer le silence. Littéralement, il buvait ces sages paroles.

Mme  Marion continua :

— J’exigerai de vous deux choses : obéissance complète, confiance absolue. Vous suiviez des quantités d’affaires impossibles ou véreuses ; à dater d’aujourd’hui, vous n’avez plus qu’une affaire…

— Il faut vivre, objecta Moffray.

— Vous ne vivez pas, prononça sèchement la châtelaine.

Moffray fit un geste de méchante humeur. Dans sa barbe, Mœris, roi des forêts vierges, n’avait pas l’air content.

Au contraire, les yeux limpides de Mylord exprimaient une satisfaction réfléchie.

— Moi je suis prêt, dit-il. Je devine une vraie campagne. C’est ce que Jos. Sharp appelait une machine de philosophie régulière !

— C’est un drame, répliqua la châtelaine, et aussi une comédie ; le scénario en est combiné avec soin. Rien n’y manque. Les premières scènes, celles que je pouvais jouer moi-même et toute seule, au moyen des artifices connus au théâtre, tels que changements de noms, travestissements, etc., ont déjà réussi, comme cela devait être. J’arrivais justement à l’heure où le besoin d’acteurs nouveaux se faisait sentir ; vous voilà, je vous engage : préparez-vous à faire votre entrée.

— Nous demandons à voir nos rôles, dit Mœris.

La châtelaine le regarda en dessous et dit :

— Vicomte, dans votre vie d’aventures au delà de la mer, vous avez accompli des actes d’intrépidité extraordinaires, on dit cela.

— Il y a donc des coups à recevoir dans la pièce ? gronda Mœris d’un air maussade.

— Ils sont payés à part, répliqua Mme  Marion, ainsi que les exemples d’écriture. Vous avez des talents en calligraphie, monsieur Moffray ?

L’homme d’affaires fit la grimace et murmura :

— Qu’est-ce qu’on gagne à votre théâtre ?

Mme  Marion répondit :

— Cent mille francs, plus les feux.

Cela fit l’effet d’une explosion. Les deux Parisiens bondirent sur leurs sièges, et le muscle qui n’était pas à sa place dans le cou de Mylord tira sa tête de côté comme si une main l’eût saisi aux cheveux.

C’était chez lui le signe d’une profonde émotion.

Puis, la réflexion venant à l’encontre de ce grand éblouissement qui les avait aveuglés, Mœris et Moffray se regardèrent.

La châtelaine surprit ce regard où il y avait de l’incrédulité.

Elle sourit et mit sa belle main blanche sur le bras de Mylord.

— Mon bachelier, dit-elle, si ces messieurs ont peur, ou défiance, nous jouerons seuls, nous deux.

— Et nous gagnerons, madame !

— Comment ! bossu d’Anglais !… s’écria le fort Mœris qui leva la main.

Mais il n’acheva pas et sa main retomba parce que l’autre l’avait regardé dans les yeux.

Mylord dit :

— Monsieur le vicomte, une fois pour toutes, quand vous vous adresserez à moi, je vous engage à ne jamais oublier que vous parlez à un gentleman. Je suis plus fort que vous, plus adroit que vous et plus brave que vous… Pour ce qui concerne M.  Moffray, j’ai eu le prix d’honneur à l’école Sharp dans la classe supérieure des faussaires. Acceptez vite tous les deux, croyez-moi, car on peut se passer de vous.

— Quel bijou ! dit Mme  Marion ; et comme il appelle les choses par leur nom ! Messieurs, je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre de moi. Vous êtes libres. S’il vous plaît de vous en aller comme vous êtes venus, je m’engage à ne point ébruiter votre étourderie de cette nuit.

Elle recula son siège de cet air négligent qui ponctue si bien un congé poliment signifié ; Mœris n’était mauvaise tête que dans les pampas.

— On me connaît, dit-il d’un ton radouci : j’ai fait assez souvent mes preuves… Si encore nous savions quelle doit être notre besogne ?

Mme  Marion répliqua :

— Vous ne saurez rien ce soir ; il n’entre pas dans mes vues que vous soyez instruits maintenant. Vous entendrez parler de moi à mon heure. Vous travaillerez quand et comme je voudrai. Oui ou non acceptez-vous ?

— Parbleu ! firent ensemble Mœris et Moffray.

— Alors, mes chers messieurs, l’affaire est faite, c’est comme si nous avions échangé nos signatures, et je ne vous retiens plus.

Elle s’était levée.

— Vous, je vous garde, ajouta-t-elle en tendant la main à Mylord.

Celui-ci ne rougissait jamais, et c’était une particularité de cette étrange physionomie. On eût dit qu’il n’y avait point de sang sous sa peau. Il répondit avec simplicité :

— Chez Jos. Sharp, nous appartenions à la congrégation méthodiste consolidée du troisième ordre de purification. Excusez-moi, madame, je craindrais de rester seul, à pareille heure, avec une personne de votre sexe.

Pour le coup les Parisiens éclatèrent de rire bruyamment, mais la châtelaine resta sérieuse.

Elle regardait avec un étonnement plein de curiosité ce jeune homme à la fois naïf et très-avancé dans la science du mal, qui marchait tête levée sur la route de la honte et parlait de pudeur avec des yeux effrontés.

— Vous ne jouez pas, pensa-t-elle tout haut, vous êtes sobre comme un trapiste et sage plus qu’une demoiselle… Alors, pourquoi volez-vous ?

— Pour moi, répondit Mylord.

Mme  Marion fit signe aux deux autres de s’éloigner.

Mylord resta, abrité derrière son mot, grand comme celui de Médée.

L’entrevue dura dix minutes au plus.

Voici quel en fut le résultat :

Le lendemain, vers la brune, une voiture de place s’arrêta rue du Bac, devant la porte des Missions-Étrangères. Un jeune homme descendit et entra à l’Église.

Une femme restait seule à l’intérieur du fiacre dont les stores étaient fermés. Elle attendit. C’était Mme  Marion.

Le jeune homme, qui était notre ami Donat, dit Mylord, revint au bout d’un quart d’heure et dit en rentrant dans le fiacre : « C’est fait, et bien fait. »


M.  Chanut s’arrêta sur ce mot.

— Et après ? demanda Blunt.

— C’est tout.

— Qu’est-ce qui était fait ?

— Je n’en sais rien… Faut-il passer à la seconde histoire ?

Capitaine Blunt restait pensif.

— Attendez ! dit-il brusquement, je vais donner un coup d’œil à notre malade.

Il se leva et gagna la porte de l’autre chambre avec les mêmes précautions que la première fois.

M.  Chanut le suivit en ajoutant tout bas :

— Je vous ai raconté cela, capitaine, parce que vous cherchez dans Paris une femme…

Blunt se retourna d’un mouvement si vif que M.  Chanut eut la parole coupée.

Leurs regards se choquèrent.

Celui de l’Américain était de nouveau menaçant.

— Qui vous l’a dit ? demanda-t-il.

— Nous avons l’habitude, répliqua Chanut d’un ton pacifique, de prendre des renseignements sur nos clients inconnus, c’est commandé par la plus simple prudence.

— Et que savez-vous sur moi ?

— Ma seconde anecdote vous le dira.

— J’ai hâte de l’entendre, celle-là ! fit Blunt quipoussa la porte et entra chez le blessé.

Un cri d’étonnement lui échappa.

Il n’y avait plus personne sur le lit de camp, et la chambre était vide.

Capitaine Blunt baissa la tête.

— Il ne m’avait jamais désobéi ! murmura-t-il douloureusement.

— Croyez-vous ? demanda M. Chanut qui était tout près de lui ; moi, je n’en jurerais pas. Il a vingt ans et nous sommes à Paris. S’il vous plaît d’aller à sa recherche, je puis vous dire où vous le trouverez.

— Parlez ! s’écria Blunt.

M.  Chanut répondit sans se faire prier :

— Il est à Ville-d’Avray, maison de la Folie-Gaucher, chez la jeune et charmante châtelaine dont nous n’avons pas encore soulevé le masque.

Mme  Marion ?

— Marquée n. 5.


XX

LA SECONDE HISTOIRE


Le premier mouvement de capitaine Blunt fut de se jeter dans une voiture et de courir après le fugitif. M.  Chanut l’arrêta.

— Un seul mot, dit-il : avez-vous à cœur de réussir dans le projet — ou dans les projets qui vous ont amené de si loin ?

— Mon principal devoir est de veiller sur l’enfant, repartit Blunt dont tout le flegme avait disparu. Il n’a que moi, et il est tout pour moi.

— À l’heure présente, affirma M.  Chanut, le jeune M.  Édouard ne court aucune espèce de danger, sauf peut-être un redoublement de fièvre, causé par son imprudence. Mme  Marion a presque autant d’intérêt que vous à le sauvegarder… Vous avez fait la guerre des prairies, capitaine ?

— Plût à Dieu que j’eusse encore à combattre sur ce terrain-là ! soupira Blunt. Votre Paris me fait peur.

— Il n’y a pourtant, reprit M. Chanut, que l’apparence de changée : du pavé au lieu d’herbe et des Habits-Noirs à la place des Peaux-Rouges. Ici, comme là-bas, l’arme la plus sûre est la ruse, et la suprême tactique consiste à ne se point montrer trop vite. Vous comprenez bien cela puisque, en arrivant en France, votre premier soin n’a pas été de prendre le jeune homme par la main pour le conduire à sa mère.

— À sa mère ! s’écria Blunt, dont le visage exprimait un véritable ébahissement ; vous avez donc été en Amérique ?

— Jamais ! je vous l’affirme.

— Et cependant vous savez tout !

— Tout ? répéta Chanut. Vous allez trop loin, capitaine. J’en saurais davantage et ce serait tant mieux pour vous, si vous aviez eu confiance en moi dès l’abord. J’ai dépensé du temps à connaître des choses que vous auriez pu et dû me dire, mais mon travail n’a pas été en pure perte. J’ai découvert…

Il s’interrompit parce que Blunt s’était laissé choir sur le lit et plongeait sa tête entre ses deux mains qui tremblaient.

Le découragement avait quelque chose de terrible chez cette mâle et robuste créature.

— Ce n’est pourtant pas votre fils, prononça tout bas M. Chanut, qui le regardait avec un intérêt mêlé d’inquiétude.

Blunt garda le silence. M. Chanut fronça le sourcil et poursuivit :

— S’il est votre fils, tous mes calculs tombent et je donne ma démission, je vous en préviens !

— Dans l’univers entier, balbutia l’Américain sans relever la tête, je n’ai plus qu’un amour, c’est lui.

— Tous ces aventuriers de Cooper sont des Normands ! grommela M. Chanut irrité contre la profonde émotion qui le prenait en dépit de lui-même. Allons ! debout, capitaine ! je vois bien que, désormais, vous ne m’écouterez plus ici… En route pour Ville-d’Avray ! je vous accompagne.

Blunt se leva tout chancelant.

— Il n’est pas mon fils, dit-il, pendant que M. Chanut l’aidait à descendre l’escalier. Je ne connais ni son père ni sa mère. Je lui ai consacré ma vie à cause de celui que j’aimais plus que moi-même, et qui est mort…

— Assassiné ?

— Oui lâchement.

— Par qui ?

Les yeux de capitaine Blunt brûlèrent et il répondit :

— Il serait vengé, si je le savais !

Ils étaient dans la rue. M. Chanut appela un fiacre qui passait.

— À Ville-d’Avray ! dit-il.

Puis il reprit, quand la voiture s’ébranla :

— Capitaine, ni vous ni moi nous n’avons de temps de jouer à cache-cache : j’ai fait ma première communion à la paroisse Saint-Sulpice, et vous !

Un sourire éclaira le nuage qui couvrait le regard de Blunt.

— Je vous avais reconnu par votre nom mieux encore que par votre visage, dit-il, et il me plaisait d’avoir affaire à vous.

— Moi, répliqua Chanut, le nom ne pouvait pas beaucoup me servir puisque vous en avez changé. Vous étiez le fils d’une maison riche, et j’avais une mère bien pauvre.

— Je me souviens de votre bonne mère, ami Vincent, dit encore Blunt.

— Et de mon petit nom aussi, à ce qu’il paraît ? fit M. Chanut, évidemment flatté. Ma mère m’a demandé bien des fois, à moi qui suis censé tout savoir par métier, ce qu’était devenu le beau jeune monsieur qui vint un matin, avec son précepteur, dans notre logis de la rue des Canettes, m’apporter le costume complet des communiants. Ce fut une joie, cela, capitaine : une grande ! Je n’en ai pas eu assez d’autres en ma vie pour que ma mémoire soit surchargée. Je me souviens, non-seulement, du costume, mais aussi du jeune écolier qui m’embrassa en me le donnant. Et j’ai commencé à vous reconnaître quand vous m’avez menacé tout à l’heure… Encore un souvenir : je vous avais vu en colère un jour que nos camarades du catéchisme voulaient me battre en m’appelant « le petit mouchard », parce que mon père était mort garçon de bureau à la préfecture. Ah ! saperlotte ; ce n’est pas moi qui fus battu !

— Vincent, prononça tout bas Blunt, vous n’aviez que votre mère. Moi, j’avais mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère… Avez-vous encore votre mère, Vincent ?

— Oui, Dieu merci ! Je n’ai pas honte de mon état, mais à ceux qui s’étonneraient du choix que j’en fis, je répondrais : Elle était veuve, elle était pauvre, et voici maintenant vingt-quatre ans que la vieille maman Chanut vit à l’abri du besoin.

— Moi, fit Blunt, je suis seul. Ils sont tous morts.

M. Chanut fit un brusque effort pour supprimer toute marque d’émotion et s’écria :

— Alors ne songeons qu’à l’enfant, et ouvrez l’oreille, capitaine ! Je vous ai dit que ma seconde histoire était la vôtre et celle de votre Édouard. Chacun de nous a dans sa propre histoire des pages qu’il n’a jamais lues. Ce que je vais vous dire, vous l’ignorez, puisque votre frère n’est pas vengé.

Je commence :

Voici cinq ans, à peu près, c’était en 1862, le jeune maître Édouard allait avoir ses quinze ans. Le dernier et le mieux aimé peut-être de ceux que vous avez perdus, le vicomte Jean, votre frère, esclave d’un chevaleresque souvenir, avait juré qu’Édouard retournerait en Europe vers sa vingtième année avec une fortune à lui et qui ne devrait rien au patrimoine de sa famille. C’était la volonté de votre frère : tout ce qu’il voulait, vous le vouliez. L’enfant était à vous deux : vous l’aimiez du même cœur, seulement l’amour du vicomte Jean avait sa raison d’être dans une grande passion ; le vôtre était né du dévouement absolu que vous aviez pour votre frère.

Le hasard de vos entreprises vous séparait tous les deux de temps en temps. Ainsi, au commencement de 1862, vous faisiez partie, Édouard et vous, d’un groupe de laveurs d’or qui opérait avec succès à la frontière ouest de la Sonora, tandis que votre frère s’était joint depuis plusieurs mois à un autre parti d’aventuriers pour tenter un voyage de découverte.

Au mois de cette même année, vous reçûtes la visite de trois Indiens Sioux apportant un message qui vous disait :

« La fortune est trouvée, venez avec Édouard, je vous attends ».

Vous aviez reconnu la main de votre frère et la marque qui, entre vous, remplaçait la signature.

Une heure après, Édouard et vous vous étiez à cheval. Le message du vicomte Jean vous donnait la route à suivre. Après six jours de voyage, vous arrivâtes au lieu indiqué, sur les bords du Rio-Colorado, non loin de la ville morte que les Aztecs nommaient l’Arche de Grande Lumière.

Là, vous trouvâtes les débris d’un établissement récemment incendié et un cadavre pendu à la branche d’un cèdre-acajou.

— Jean ! balbutia Blunt dans un sanglot, mon vaillant, mon noble frère !

— Ce qui s’était passé, le savez-vous ?

— Le parti auquel s’était joint mon frère, répondit le capitaine, était tombé sur un placer vierge et avait rassemblé en quelques semaines une grande quantité d’or ; mais une nuit, les Indiens étaient venus…

— Tout meurtre commis par un sauvage, interrompit M. Chanut, laisse après soi sa preuve irrécusable. Le vicomte Jean n’avait pas été frappé par les Indiens, puisque son crâne gardait sa chevelure. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Parmi les compagnons de votre frère, il y avait une femme : la connaissiez-vous ?

— Je savais que l’un des compagnons de mon frère était marié.

— Ceci est une erreur : la Française, comme on appelait cette femme, ne portait le nom d’aucun des compagnons de votre frère. Elle suivait alors un gambusino, ou chercheur d’or, nommé Arregui.

Elle était jeune et très-belle.

Le vicomte Jean, qui était arrivé le premier au placer, passait pour avoir mis à part le dessus du panier. On disait que sa cachette contenait la charge d’un homme en poudre pure, pépites ou nuggets.

La Française se rapprocha de lui.

Quand les Indiens (ils appartenaient à la peuplade guerrière des Apaches) surprirent l’établissement et l’incendièrent, vous étiez déjà en route pour répondre à l’appel du vicomte Jean.

Quatre hommes seulement, sur vingt, se retrouvèrent vivants après le départ des Indiens. On enterra quatorze morts.

Votre frère et la Française avaient disparu…

M. Chanut fit ici une pause.

La voiture, qui venait de passer les fortifications, filait sur la route de Saint-Cloud.

— Cinq ans ! murmura capitaine Blunt. J’ai poursuivi pendant cinq ans à travers la grande solitude américaine, la solution de cette terrible énigme. Est-ce donc Paris qui va m’en fournir, aujourd’hui, le mot !

Dans sa passion de savoir, on devinait maintenant comme une épouvante.

— Il y a de tout à Paris, répondit M. Chanut : même des chercheurs d’or, et c’est ici qu’on retrouve ceux qui ne sont plus au désert. Ce qui se passa entre la Française et votre frère, je ne puis vous le dire et personne, excepté la Française elle-même, ne pourrait vous le dire plus que moi.

J’achève seulement de vous raconter ce qui est parvenu à ma connaissance.

Le lendemain du départ des Indiens Apaches, la Française revint au campement toute seule. Arregui, son prétendu mari, arma son revolver et la prit par les cheveux pour faire justice d’elle.

— Avant de me tuer, venge-moi, lui dit-elle… et venge-toi !

Et comme les autres écoutaient, elle ajouta :

— Vengez-vous tous, vous avez été vendus aux Indiens.

— Par qui ?

— Par celui qui m’a surprise, bâillonnée et entraînée, par le traître Jean de Tréglave !

— Mon frère ! Jean de Tréglave, accusé de trahison ! s’écria capitaine Blunt en écoutant cela.

Toutes les voix, poursuivit M. Chanut, demandèrent : Où est-il ? Où est-il ?

La Française répondit :

— Je vais vous le livrer, suivez-moi.


XXI

SUITE DE LA SECONDE HISTOIRE


M.  Chanut continua :

— Ne vous étonnez pas de la précision de certains détails, je vous répète ici le récit d’un témoin oculaire…

— Un des assassins alors ! s’écria Blunt.

— Un de ceux du moins, qui suivirent la Française à la recherche du vicomte Jean.

— Le nom de cet homme ?

— Arregui, répliqua M.  Chanut.

Blunt lui saisit le bras et dit entre ses dents serrées :

— Celui-là vous me le donnerez !

M.  Chanut secoua la tête.

— Tous les chercheurs d’or ne deviennent pas riches, dit-il, et tel qui a évité les dangers du désert succombe au milieu de la sécurité des grandes villes. Arregui a travaillé sous mes ordres et je ne savais pas que ce pauvre homme, offrant toutes les heures de sa journée pour un morceau de pain, avait risqué, sur les tapis verts de San-Francisco, de pleins sacs de quadruples. Tout en accomplissant son devoir dans ma maison, il suivait à Paris une piste pour son propre compte. Un soir, il me dit : « Patron, j’ai trouvé le diable. Demain, je serai riche ou mort ! » C’était la Française des placers qu’il avait rencontrée. C’était elle qu’il appelait le diable.

— Et le lendemain ?

— Le lendemain, il était mort.

Capitaine Blunt avait de la sueur au front.

— Cette femme est donc véritablement un démon ! pensa-t-il tout haut.

— Voici ce que disait Arregui en parlant d’elle, répliqua M.  Chanut :

« J’étais bon, j’étais brave, j’étais heureux avant d’avoir été mordu par ce serpent. Son baiser m’a damné ! »

Capitaine Blunt murmura :

— Où la trouver ?… Puisque cet Arregui est mort, il ne peut plus nous la montrer au doigt.

— Peut-être… prononça M.  Chanut à voix basse.

Le regard de Blunt interrogea avidement, mais M.  Chanut changea de ton et poursuivit :

— En attendant que le mort parle, écoutez le témoignage de celui qui était encore un vivant, car c’est le propre récit de Arregui que je mets ici sous vos yeux.

Je continue :

Le placer était situé à deux lieues du fleuve, dans une clairière aride où la dent du roc perçait partout sous la terre desséchée. C’était le commencement de la montagne qui allait s’élevant peu à peu, et dont on apercevait les crêtes neigeuses à une large distance.

La Française conduisit ses compagnons dans la direction de la montagne. Après une heure de marche, on arriva dans une gorge étroite. L’une des parois de ce défilé était coupée à pic et sa base disparaissait derrière les broussailles.

La Française s’arrêta ; elle dit : « C’est ici. »

Elle dérangea quelques branches épineuses et découvrit l’entrée d’une excavation.

Les aventuriers armèrent leurs carabines. Arregui cria :

— Rendez-vous, Jean de Tréglave, ou vous êtes mort !

Personne ne répondit à l’intérieur. On entra. Jean de Tréglave dormait, roulé dans son manteau.

C’était un sommeil profond, car on le garrotta sans l’éveiller ; on l’assujettit sur un cheval, et il ne s’éveilla pas davantage.

La Française dit en manière d’explication :

— Il ne m’aurait pas laissé sortir. C’est moi qui ai versé du laudanum dans sa gourde.

Elle ajouta :

— Les Apaches méprisent l’or et n’en sauraient que faire. Pour prix de sa trahison, ils ont donné tout votre or à ce faux frère qui m’avait proposé de fuir avec lui en se vantant d’avoir une valeur de trente mille louis dans sa cachette.

Tous demandèrent :

— Où est-elle, sa cachette ?

— Il vous le dira pour racheter sa vie.

Là-bas, vous savez cela mieux que moi, capitaine, ils ont une manière d’assassiner tout particulièrement horrible, et qui est comme un sauvage carnaval travestissant la justice publique des pays civilisés.

Au retour, on institua un juge Lynch qui choisit deux assesseurs.

Sur les aventuriers restants, l’un fut le ministère public, l’autre le défenseur de l’accusé. La Française était le témoin.

Quand votre frère s’éveilla enfin, le Lynch-Tribunal était assemblé.

On ne relâcha même pas les liens du malheureux vicomte pour le juger.

Comme il refusa énergiquement de dire où était son or, on le condamna malgré ses protestations d’innocence, et de ses propres mains le juge Lynch lui-même le pendit à la plus basse branche d’un cèdre-acajou.

Je dois vous apprendre maintenant pourquoi le placer était abandonné au moment où vous y arrivâtes avec votre pupille Édouard.

La Française n’avait pas encore dit le dernier mot de son rôle.

On dépensa un jour entier à chercher la cachette du vicomte Jean qui ne fut point trouvée.

Puis, quand les aventuriers parlèrent de fouiller à fond le sol de la caverne, la Française leur dit :

— Ne perdez pas votre temps à cela. La cachette n’est rien. Le vrai, l’immense trésor est aux mains du frère du vicomte Jean : Laurent de Tréglave ; le vrai trésor, c’est l’enfant qu’on nomme « le jeune maître Édouard » et qui passe à tort, pour être le fils de Jean. Celui-là est l’héritier d’une fortune royale ; il vaut dix fois, vingt fois le contenu de la cachette. C’est l’enfant qu’il nous faut, et que nous aurons.

On lui demanda comment elle était si bien instruite ; elle répondit :

— Je suis de Paris, je connais le véritable nom de l’enfant ; je connais la famille qui le cherche…

— Était-ce vrai ? demanda capitaine Blunt : La Française savait-elle, en effet, tout cela ?

— Je l’ignore, répondit Chanut, mais ce qui est certain, c’est que bien vous en prit d’être déjà parti de votre campement, capitaine. Pendant que vous faisiez route vers le placer, la Française et ses compagnons galopaient sur le chemin de la Sonora pour capturer votre Édouard qui valait, à ce qu’il paraît, tant de millions…

M.  Chanut fut interrompu ici par une exclamation d’étonnement. Capitaine Blunt s’était jeté à la portière en criant : « Les voilà ! les voilà ! »

C’était au bois, non loin de la grille de Boulogne. Le fiacre allait son petit bonhomme de trot. Une voiture découverte, lancée au galop, venait de le dépasser sur la route de Saint-Cloud.

Dans la voiture, Blunt avait cru reconnaître son Édouard aux côtés d’une dame voilée.

Ils causaient ; Édouard riait :

Ce n’était plus le malade de ce matin. Le plaisir avait fait un miracle. L’œil d’Édouard était vif, son teint animé, il avait l’air de se porter comme le Pont-Neuf.

— Édouard ! coquin ! cria capitaine Blunt à pleine voix.

Je ne sais pas si le jeune couple entendit.

M.  Chanut avait saisi Blunt à bras-le-corps, et, faisant preuve d’une vigueur que sa paisible tournure ne promettait point, il l’avait d’un seul effort réintégré dans le fiacre.

Le capitaine ne demandait pas mieux que de se battre.

Il était en colère.

— Morbleu ! s’écria-t-il en essayant de reprendre la portière de vive force : laissez-moi ! Je veux en avoir le cœur net ! Le scélérat était un petit saint, il y a quinze jours ! J’aurais mieux fait de lui casser les deux bras et les deux jambes que de l’amener dans ce maudit Paris !

— Avez-vous vu la dame, capitaine ? demanda M.  Chanut.

— J’ai vu des plumes, de la dentelle, et du blanc, et du rose ! Caramba ! c’est honteux ! Je joue ici une partie dont son avenir, sa fortune, le nom qu’il aura droit de porter sont l’enjeu, et lui…

— Lui avez-vous révélé son avenir ? interrompit M.  Chanut ; lui avez-vous dit le chiffre de sa fortune ou seulement le nom qui est le sien ?

— Jamais ! répondit Blunt. Il s’appelait Tréglave quand nous nous appelions Tréglave ; maintenant que j’ai nom Blunt, il a nom Blunt. Ce n’est pas lui qui tient les cartes je suppose ! Il n’a qu’à se laisser vivre pendant que je travaille pour lui. Sa meilleure cuirasse est son ignorance.

— Très-bien. Mais à son âge, capitaine, ce rôle de petit garçon vous aurait-il convenu ?

Blunt haussa les épaules avec colère et s’écria :

— Au fait, que le diable l’emporte ! mon frère est mort de lui ! moi je lui ai donné toute ma jeunesse…

— Et vous lui donnerez toute votre vie, capitaine.

— C’est pourtant vrai ! gronda Blunt. Mais je le mettrai sous clé ! Je sais maintenant à quel métier il se fatigue…

— Que voulez-vous, dit M.  Chanut philosophiquement, chaque pays a ses courbatures.

Il se pencha lui-même à la portière. La voiture découverte filait dans un nuage de poudre à perte de vue.

— Cocher, ordonna-t-il, tournez !

— Comment ! comment ! s’écria Blunt. Vous me ramenez à Paris !

— Quinze, rue des Canettes, continua M.  Chanut, en s’adressant toujours au cocher.

Il se rassit et ajouta :

— Nous sommes fixés, maintenant ; que saurions-nous de plus à Ville-d’Avray ? Je vous répète que votre Édouard n’a rien à craindre pour le moment. Je réponds de lui.

Comme Blunt se taisait, M.  Chanut continua :

— Vous souvenez-vous de la rue et du numéro ? Maman et moi nous sommes des bêtes d’habitude. Le vieux père était né là, j’y mourrai.

— Allons-nous donc chez vous, Vincent ?

— Si vous voulez bien nous honorer d’une visite, oui.

Capitaine Blunt s’enfonça dans son coin. La route se fit silencieusement.

Quand le fiacre se fut arrêté, rue des Canettes, devant un modeste logis et que nos deux compagnons s’engagèrent dans l’étroite allée, Chanut, qui marchait le premier, se retourna.

— Vous reconnaissez-vous ? demanda-t-il.

Leurs mains se rencontrèrent dans une cordiale étreinte, et on monta.

Il y avait beaucoup d’étages.

— Est-ce toi, mon Vincent ? demanda une voix chevrotante au moment où ils entraient dans la première pièce.

— C’est moi, bonne mère, répondit M.  Chanut, qui poussa une porte, et voici le beau petit monsieur que tu embrassas de si bon cœur, il y a trente ans, la veille de ma première communion.

Une vieille dame à cheveux tout blancs, vêtue avec une propreté qui était presque de l’élégance, travaillait dans un grand fauteuil.

La chambre était petite, mais meublée honnêtement et brillante de soins ménagers.

La vieille dame se leva et fit la révérence à l’ancienne mode en tremblant d’émotion.


XXII

LA PAILLASSE D’ARREGUI


— Je commençais bien à croire que je ne le reverrais pas, dit la vieille dame, pendant qu’une larme mouillait son sourire. Monsieur Laurent de Tréglave, on ne vous a jamais oublié, chez nous ! Jamais !

Capitaine Blunt faisait de son mieux pour garder son flegme américain.

Une chose l’aidait, il faut bien l’avouer, à modérer son émotion : c’était le souvenir de la poignée de louis, non-seulement acceptée, mais demandée par ce bon M.  Chanut.

— Et on vous appelait toujours le petit Laurent, reprit ce dernier qui riait, mais qui avait aussi les yeux mouillés. Tenez ! maman était à la même place quand nous entendîmes cogner à la porte. Elle dit : « Qui est-ce ? » — Il ne venait guère chez nous que du chagrin. Mère me pria d’ouvrir. C’était la première fois que le bonheur entrait. Un bel habit tout neuf, un pantalon blanc et un sourire de chérubin tout rayonnant de la joie des bons cœurs.

Sa bouche s’appuya sur le front de la vieille dame qui lui jeta ses deux bras autour du cou, et murmura dans son oreille :

— Garçon, ne lui dis pas pour notre boursicot ! il se moquerait de nous !

— Oh ! que non ! repartit Chanut en regardant Blunt du coin de l’œil, il ne se moquera pas de nous : j’ai de son argent plein ma poche…

— Toi ! s’écria la vieille dame en pâlissant. Toi ! tu aurais pris l’argent de M. Laurent !

— Morbleu ! gronda le capitaine, que signifie tout cela ? C’est assez jouer de la première communion…

— Mets ça avec le reste, dit Chanut en jetant la poignée de louis dans le tablier de sa mère. Au premier moment, je n’étais pas bien sûr de l’avoir reconnu, et il fallait rompre la glace, pas vrai ? j’ai fait comme avec les clients…

Il ajouta en se tournant vers Blunt :

— Excusez-nous. La joie n’a pas frappé deux fois à notre porte. On vous aime depuis si longtemps ! Quelque chose me disait : il reviendra… mais nous aurions pu tout aussi bien, n’est-ce pas, vous retrouver pauvre ? Alors, mère et moi, à nous deux, nous avions eu l’idée…

— Prends garde, mon Vincent ! fit la mère. Si tu allais le fâcher !

Les sourcils froncés du capitaine lui faisaient peur.

— Il n’y a aucune offense, continua timidement M.  Chanut. Nous sommes tout seuls. Nous n’avons pas plus d’héritiers que d’amis. Qu’est-ce que cela vous fait qu’on ait caressé un pauvre rêve ? D’ailleurs, chacun est libre de refuser une succession, et…

Sa voix trembla, mais il se redressa pour achever.

— Et vous m’avez donné la main deux fois, monsieur de Tréglave !

— Est-ce vrai, garçon ! balbutia la mère dont les yeux s’ouvrirent tout grands. Il t’a donné la main ! Ah ! monsieur ! mon Vincent est brave et bon ; avant lui, son père était bon et brave, mais personne ne veut voir cela. Notre honneur est comme la lèpre qui fait honte. Ils nous regardent mal parce que la police nous a touchés. Mieux vaut tuer ou voler chez nous que de combattre les assassins ou les voleurs… Allez ! on ne se plaint pas souvent chez nous, j’ai tort de parler comme je le fais, peut-être, mais ils sont si heureux ceux qu’on honore et ceux qu’on aime !… Soyez béni pour avoir mis votre main dans la main de mon fils !

Capitaine Blunt avait essayé d’abord de se fâcher pour ne point s’attendrir, mais ses paupières se mirent à battre pendant qu’il aidait la bonne femme à se rasseoir, et ce fut en l’embrassant qu’il répondit :

— Mes amis, je ne me croyais pas un si grand saint. Je viens d’un pays universellement célébré, moins bête, mais plus égoïste que le nôtre, où l’on estime fort les gens de police, pourvu qu’ils soient solvables, mais où les pauvres sont hors la loi. L’esclavage y est aboli, c’est vrai ; seulement l’usage, plus sacré que le code, y défend de sauver un nègre qui se noie, si l’on n’a pas sous la main une paire de pincettes pour le repêcher proprement. Allez, le monde est partout le monde. Faites-moi votre légataire tant que vous voudrez, mes bons amis, je vous en suis tout reconnaissant, mais…

— Mais, répéta M.  Chanut en l’interrompant, ce n’est pas cela que vous voulez de moi, n’est-ce pas ? Monsieur de Tréglave, ce n’est pas non plus pour cela que je vous ai amené dans ma maison. Vous me disiez tout à l’heure, en écoutant la fin d’une tragique histoire : « Arregui n’est plus là pour nous montrer cette femme. » Et moi, je vous répondais : « Qui sait ? » J’avais raison : Les morts parlent quelquefois.

— Aurait-il laissé un écrit ?

Chanut alla vers la porte et répondit :

— Il a laissé mieux que cela, venez !

Ils quittèrent la chambre. La maison n’était pas grande. Une demi-douzaine de pas traversaient le bureau de Vincent, tapissé de cartons comme le cabinet d’un notaire. Au-delà du cabinet s’ouvrait une très-petite pièce, sans cheminée, qui avait pour tous meubles un lit de sangle et une chaise.

Le lit n’avait ni matelas ni draps, mais la paillasse restait.

Sur la paillasse, on voyait un vieux sac de voyage à bretelles, tout usé et lacéré en plusieurs endroits.

— C’est ici, dit M.  Chanut, que ce pauvre diable d’Arregui a passé sa dernière nuit. Il était Mexicain, il a voulu un prêtre et a bien promis de pardonner à ses ennemis. Mais son dernier soupir a glissé dans mon oreille ces mots : « Vengez-moi, amigo, et là-haut, je prierai pour vous ! »

Capitaine Blunt attendait. Il n’eût point su dire quel poids opprimait en ce moment sa poitrine.

Il éprouvait une angoisse qui ressemblait à de la terreur.

Pourquoi ?…

M.  Chanut plongea sa main dans le sac de voyage d’Arregui, et Blunt frissonna de la tête aux pieds. Il s’étonnait lui-même de la poignante émotion qui l’écrasait.

— Arregui, continua M.  Chanut, attribuait naturellement sa mort à cette femme que nous désignons entre nous sous le nom de la Française. En me donnant le portrait, il me dit : « C’est ressemblant comme deux gouttes d’eau, et vous la reconnaîtrez entre mille… »

Le pauvre Arregui s’était mal adressé ; je n’acceptai pas le soin de le venger, et si vous n’étiez pas venu, capitaine, le portrait n’aurait jamais vu le jour.

En achevant ces mots, M.  Chanut tendit à son compagnon une miniature dont l’entourage avait dû être en or, puisqu’on l’avait arraché.

Il n’y avait plus que la peinture sur sa feuille d’ivoire, écaillée aux extrémités.

La main de capitaine Blunt s’ouvrit, mais elle tremblait à faire pitié. Il regarda le portrait sans le voir, car il passa le revers de ses doigts sur ses yeux en murmurant :

— Il y a un brouillard au devant de ma vue !

M.  Chanut ne s’étonnait pas trop de ce grand trouble. Il savait la mortelle blessure que son récit avait rouverte dans le cœur de Laurent de Tréglave. Entre Laurent et la feuille d’ivoire, l’image du vicomte Jean assassiné devait surgir.

Les miniatures qui ont traversé l’Océan se reconnaissent au premier coup d’œil. L’air de la mer produit sur les couleurs une action chimique dont l’intensité varie, mais à laquelle aucune peinture à l’eau ne peut échapper entièrement.

Le portrait que capitaine Blunt tenait dans sa main avait évidemment voyagé sur mer. Il portait les traces de cet effacement lent et régulier qui pâlit les teintes et affaiblit les reliefs à ce point que don Juan, officier de marine, pour peu qu’il n’ait pas croisé toute sa vie dans les corridors du ministère (ce qui arrive et surtout fait arriver), peut avoir dans sa poche, vers la soixantième année, tout un musée galant, aussi fané que le souvenir de ses victimes.

C’était une très-jeune femme, une jeune fille plutôt. Elle avait, pour tout vêtement, un peignoir flottant de mousseline blanche. Autour de son visage exquis, ses cheveux tombaient librement : quelque chose de délicieusement joli, vu au travers d’une triple gaze.

Mais cela ne donnait pas de date. Les peignoirs blancs sont éternels, ainsi que les cheveux dénoués.

Il faisait sombre dans le réduit d’Arregui. Ce n’était pas seulement la fiévreuse émotion de Blunt qui l’empêchait de voir.

Il se rapprocha de l’étroite fenêtre et ferma les yeux comme pour recueillir ses sens ébranlés.

Puis il regarda de nouveau.

Involontairement, car l’homme ne se sépare jamais de son métier, M.  Chanut l’examinait avec tout le soin professionnel.

Pour lui, la détresse de Blunt s’expliquait seulement par ce fait que le juge, qui était aussi le bourreau, allait voir ici pour la première fois le visage inconnu de celle qu’il avait sans doute déjà condamnée.

Pour lui encore la véritable surprise commença au moment précis où capitaine Blunt déchiffrait enfin le portrait.

M.  Chanut attendait un éclair de haine, une explosion.

Mais rien de pareil ne se produisit.

Ce qu’il vit ne se peut pas dire en un seul mot : sur les traits énergiques de Blunt, plusieurs sentiments s’entrechoquèrent : de l’amour, de la douleur, de l’épouvante et de la stupéfaction.

Ses yeux ne pouvaient plus se détacher de l’ivoire.

Il murmura deux noms, mais si bas ! M.  Chanut crut entendre « Laure » et « Marie. »

Puis les paupières de Blunt se mirent à battre. L’éblouissement le reprenait. Il se laissa choir sur la paillasse, les deux coudes aux genoux, la tête entre ses mains. Au bout d’un moment, tout son corps secoué frémit. M.  Chanut entendit qu’il sanglotait.

Quand Laurent de Tréglave se redressa, son visage était couvert de pâleur, mais ses yeux n’avaient plus de larmes.

Le souffle magique qui redescend parfois les pentes du passé semblait avoir touché son front : le vent de la jeunesse amoureuse et heureuse.

— Ce portrait, dit-il, me fut dérobé il y a bien longtemps…

— À vous ! s’écria M.  Chanut tombant de son haut. Vous connaissez cette femme ! Est-ce possible !

— Pour le ravoir, continua Blunt, dont la voix était bien changée, je donnerais la moitié de ce que je possède.

M.  Chanut retint la question qui pendait à ses lèvres et répondit :

— Il est à vous. Je n’en avais besoin que pour vous.

Laurent de Tréglave effleura la miniature d’un long et religieux baiser.

— Vincent, dit-il, vous n’aurez plus à me reprocher mes réticences. Je ne me suis confié à personne, pas même à Édouard, mon cher enfant, parce que, au milieu des menaces qui l’entourent, j’ai voulu lui laisser la sauvegarde de son ignorance. C’était, d’ailleurs, la volonté de mon frère : Jean lui avait donné notre propre nom comme un masque et une protection. Et qui donc pourrait dire que ces précautions étaient exagérées ? Que ne pouvait-on craindre pour ce malheureux petit être qui avait respiré la vie à travers le trou d’une blessure mortelle ?

— C’était donc bien vrai cette histoire-là ! murmura M.  Chanut. L’enquête laissait les choses dans le doute… un peu.

— Je soulèverai le voile pour vous, Vincent, reprit Laurent de Tréglave, avant même d’instruire celui qui a droit de savoir. Oui, c’était vrai ; Giammaria, marquis de Sampierre, signa d’un coup de couteau l’acte de naissance de son second fils, et la marquise Domenica, demandant à mon frère un service inouï, le chargea de cet enfant, assassiné au seuil même de l’existence. Mon frère est mort à cette tâche ; je le remplace, et Dieu a voulu que son dévouement lui ait ainsi survécu en moi, Édouard est mon fils. Dans mon cœur il n’y a que cette tendresse vivante et deux pauvres souvenirs : Jean et Maria, mon frère chéri et la bien-aimée de ma jeunesse… Écoutez-moi donc : je vais me confesser à vous.


XXIII

LA MINIATURE


— Ami Vincent, reprit Laurent de Tréglave, vous me demandiez tout à l’heure pourquoi tant de défiances et d’hésitations, pourquoi surtout, lors de mon arrivée à Paris, je n’étais pas allé tout droit à l’hôtel de Sampierre. Je vous réponds : Ce qui détermina mon départ d’Amérique ce fut l’annonce de la mort du jeune comte Roland et les efforts que faisait Domenica Paléologue pour retrouver son second fils.

Le moment me sembla favorable pour ramener l’enfant à sa mère ; mais sans être superstitieux, il est permis d’éclairer son chemin quand on approche de cette maison tragique.

Mon premier pas se heurta contre une singulière aventure : Domenica était bien la maîtresse, selon les apparences, à l’hôtel de Sampierre, par suite de l’interdiction légalement prononcée du marquis Giammaria et la mort du comte Roland, mais son conseiller intime avait nom Giambattista Pernola. Vous le connaissez ?

— Depuis vingt-deux ans, oui, répond M. Chanut, mais ne laissons pas de côté votre singulière aventure. C’est précisément là ce que je veux savoir : Que vous dit la Tzigane ?

Capitaine Blunt le regarda avec un étonnement profond, et murmura :

— Vous avais-je donc parlé de mon entrevue avec Phatmi ?

— Tous ces gens-là, fit observer en souriant M. Chanut, sont pour moi de bien vieilles accointances. En 1847, je faisais mes premières armes comme agent auxiliaire et c’est en partie sur mon rapport que fut étouffée l’affaire de l’hôtel Paléologue, là-bas, rue Pavée. Veuillez me dire si vous cherchiez Phatmi ou si vous l’avez rencontrée par hasard.

— Par hasard, répliqua Laurent de Tréglave, on m’avait indiqué une manière de limier qui passe pour très-habile et qui pratique une demi-douzaine de métiers. J’avais besoin d’un détectif. Je me rendis rue de Babylone…

— Au trou Donon, parbleu ! s’écria Vincent dont les yeux brillèrent derrière ses lunettes. Le Poussah ! Nous voici dans le vif !

— Son nom est M. Preux.

— C’est parfaitement cela ! Videz votre sac et ne passez rien ! Nous savons que ce François Preux était aussi une de vos anciennes connaissances.

— Je me déterminai à le voir, poursuivit capitaine Blunt. J’allai en ce lieu qui s’appelle en effet la cité Donon, et dont la vue produisit sur moi un singulier effet. Quoique rien n’y ressemble assurément aux choses du désert, cela me reporta si loin, mais si loin de Paris, que mes instincts de sauvage s’éveillèrent.

Le soir venait. Au lieu de monter chez ce M.  Preux tout de suite, je me mis à rôder le long d’un grand mur qui sépare la cité Donon des jardins de Sampierre. Je n’avais aucun but précis, je me sentais seulement sur un terrain qui m’appartenait mieux que vos boulevards, vos places ou vos rues ; je me disais que peut-être la maison mystérieuse où est tout l’avenir de mon Édouard pourrait être abordée de ce côté…

— Maître Édouard a eu précisément la même idée que vous, capitaine, dit M.  Chanut en riant.

— Oui… Et cette rencontre n’est-elle pas étrange ?… Comme j’arrivais devant une sorte de lande, située en face du saut de loup de Sampierre, je vis sortir d’une maison voisine une femme de haute taille…

— La Tartare ! Allez ! Nous y sommes !

— Elle vint droit à moi et me cria de me hâter, car elle me prenait pour le médecin qu’on attendait. Elle a une fille malade. Je vis bien qu’elle était aveugle. Quoiqu’il fît déjà sombre, son aspect me frappa, éveillant en moi des souvenirs lointains et confus. Au premier son de ma voix, quand je lui répondis, elle se redressa toute droite. « Ah ! fit-elle, vous, c’est vous !… est-ce vrai que le vicomte est mort et que l’enfant est ressuscité ? »

— Où l’aviez-vous connue ? demanda M.  Chanut, sans manifester le moindre étonnement.

— À Vienne, au temps de mon adolescence. Elle accompagnait la petite Domenica Paléologue qui venait jouer sous les fenêtres de mon père dans les jardins du palais Esterhazy. Je vous parle de vingt-cinq ans, pour le moins. « Phatmi ! » m’écriai-je. Elle mit sa main sur ma bouche et l’accent de sa voix me donna le frisson pendant qu’elle disait : « J’ai été dimanche au cimetière où est la tombe du jeune comte Roland. C’est sur mes genoux qu’il souriait le mieux quand il était tout petit. L’autre… il ne souriait pas encore, celui-là ! Ah ! il vient souvent la nuit. J’y vois clair quand je rêve : une pauvre petite créature dans ses langes tachés de sang… » Sa main tomba le long de son flanc. Elle reprit : « Est-ce que vous venez chercher l’héritage de Roland ? L’autre est-il avec vous ? Il y a encore de la place au cimetière. »

Capitaine Blunt s’arrêta ici, M.  Chanut lui serra le bras.

— Je vous en prie, parlez, prononça-t-il avec instance. N’omettez rien. Je l’ai interrogée plus d’une fois, et jamais elle ne m’en a tant dit.

— Je cherche, répliqua Blunt, mais ses paroles ne se sont pas bien gravées dans ma mémoire, parce que, pour moi, la plupart du temps, elles manquaient de signification. Je suis sûr qu’elle a parlé d’un péché d’un lourd péché qui écrase sa conscience et qui est la malédiction de sa race. Pétraki, son mari (je connaissais aussi celui-là), est mort violemment ; Éliane, sa fille, s’en va mourant de langueur ; elle attribue tout cela au péché. Son fils, car elle avait un fils qui serait du même âge que notre Édouard, a pris la fuite tout enfant… Attendez ? Elle n’a pas dit cela en propres termes, mais quand j’écoute de loin ses paroles, voilà ce que ma mémoire me rend… une chose effrayante en vérité ! Le père avait blessé le fils, il y a longtemps, longtemps. Le fils, qu’elle appelle Yanuz, n’était pas comme les autres enfants ; en grandissant, il gardait le souvenir de la blessure ouverte par son père… et la trace aussi, car sa tête penchée sur son épaule gauche, ne pouvait point se lever. La blessure était au cou. Il détestait son père, il menaçait son père, et comme il était blême de visage, il disait que son père lui avait pris tout son sang…

— A-t-elle dit ce qu’il était devenu ? demanda M.  Chanut qui semblait prendre à ce récit un intérêt extraordinaire.

— Attendez ! je cherche… Phatmi disait de temps en temps : « C’est le démon ! rien ne lui résiste, il fait tout ce qu’il veut… » Je ne sais plus le métier que menait son père, mais un jour il monta à l’échelle — très-haut. Yanuz se glissa sous l’échelle et en saisit le pied qu’il ébranla. « Que fais-tu ? » dit le père. L’enfant répliqua : « J’ai essayé déjà bien des fois, mais j’étais trop faible et l’échelle trop lourde, je ne pouvais pas la remuer. Maintenant, j’ai pris de la force. » Et il imprima au montant un choc tel que Pétraki chancela au haut des échelons.

— « Tu vas me tuer, s’écria-t-il.

— « Je le sais bien, » répondit Yanuz…

— Après ? fit M.  Chanut.

Capitaine Blunt avait cessé de parler. Il reprit avec fatigue :

— Je m’étonne de dire ces choses, car pendant que Phatmi me parlait, c’est à peine si je la comprenais. Elle ne m’avoua pas que Yanuz avait renversé l’échelle, mais elle allait répétant : « C’est le démon ! » et la misérable femme me serra le cœur quand elle me dit : « J’ai tant pleuré que la lumière de mes yeux s’est noyée dans mes larmes ! »

— Alors, demanda Vincent, ce petit coquin de Yanuz tua son père ?

— Oui… Je le crois.

— Par rancune de l’ancienne blessure ?

— Non… Il demandait le prix de son sang : le secret.

— Quel secret ?

— Laissez-moi me souvenir… Il paraît que le père et le fils disputèrent longtemps : Le père en haut, le fils en bas de l’échelle. Le père voulait descendre, le fils disait : Je te défends de bouger. Je suis le maître. Rends-moi tout mon sang ou donne-moi le grand secret ! »

— Mais quel secret ? répéta Chanut.

— L’aveugle ne me l’a pas dit. Quand ce fut fini, Yanuz vint lui-même annoncer que son père s’était cassé le cou en tombant, et comme sa mère lui reprochait d’être un assassin, il la saisit aux cheveux, disant : « Je suis le maître ! Je veux le secret ! Il faut que l’on me paye mon sang ! Je le veux ! »

Capitaine Blunt s’essuya le front brusquement :

— Phatmi me faisait grand pitié, reprit-il ; elle parlait comme malgré elle, et pour accomplir un devoir. Voici la fin : Yanuz s’enfuit de la maison après avoir frappé cruellement sa petite sœur, qui accourait pour défendre sa mère. « Quand je reviendrai, dit-il, je saurai le secret, ou je vous tuerai »

— Et depuis lors ?

— On ne l’a jamais revu ; mais la malédiction reste. Je demandai à Phatmi pourquoi elle ne réfugiait point son veuvage dans la maison de son ancienne maîtresse ? Elle me répondit par ce seul nom : « Giambatista Pernola. »

— Qu’a-t-il contre vous ? demandai-je.

Elle me répondit :

Il sait que je sais.

Je voulus parler encore du comte Roland et de sa mystérieuse mort ; elle ne répondit plus.

Quand je la quittai, je me fis à moi-même cette question : « Ne vaudrait-il pas mieux emmener Édouard loin de cette fortune, gardée par tant de menaces, et qu’enveloppe un si grand deuil ? »

Une demi-heure s’était écoulée. Laurent de Tréglave et M. Chanut étaient toujours en face l’un de l’autre dans le pauvre taudis d’Arregui. C’était Vincent Chanut qui avait la parole.

— Chacun son métier, n’est-ce pas ? disait-il rendu à tout son calme. Au milieu même du plus épais brouillard, les marins reconnaissent leur route, parce qu’ils ont leur boussole. J’ai la mienne. Tout ce que vous venez de me dire est noté et classé. Cette malheureuse femme nous servira ; elle vous a déjà servi en vous empêchant de frapper à la porte de ce dangereux coquin, le père Preux, mon quasi-confrère, que vous alliez choisir comme chien de chasse. Il a une main dans la poche du Pernola, l’autre dans la bourse de Mme Marion, la châtelaine de Ville d’Avray : vous vous jetiez dans la gueule du loup.

Cependant il ne faut pas vous lier entièrement à Phatmi ; elle est mère. Je ne crois pas à la rancune des mères. Par le fait, nous n’avons pas un seul allié sur qui nous puissions compter : pas même Domenica Paléologue qui est aux mains de nos ennemis et qui a gardé toute la faiblesse étourdie des enfants.

Les efforts mêmes qu’elle a tentés à l’aveugle pour retrouver son fils n’ont servi qu’à enflammer les avidités qui l’entourent. L’association des Cinq est maintenant une sorte de commandite, installée pour exploiter les crédulités de Mme la marquise. Et qui sait s’il n’y a pas d’autres compagnies aurifères du même genre ? Domenica est à elle seule un immense placer, toute une Californie !

Il y a bien Charlotte d’Aleix, une noble, une chère enfant, et il semble que la Providence, en la plaçant sur le chemin de votre Édouard, ait voulu nous indiquer cette porte, mais de ce côté encore un mystère semble menacer.

Le Giambattista fait courir le bruit que Carlotta n’est pas la fille de feu la princesse d’Aleix : qu’elle n’a, par conséquent, aucun droit légal à l’héritage de Paléologue.

— Qui serait-elle, alors ? demanda Laurent de Tréglave.

Ce fut sans doute par hasard que les yeux de Vincent Chanut se portèrent vers la miniature qui était toujours dans la main de son compagnon. Au lieu de répondre, il poursuivit :

— En bonne logique, resterait la justice. Tout le monde a le droit de s’adresser à la justice ; mais, outre que nous sommes absolument désarmés, judiciairement parlant, le premier mot de notre plaidoirie serait une accusation d’assassinat, portée contre le père de votre Édouard…

— Jamais, interrompit Laurent.

— Aussi, reprit M.  Chanut, je comprends bien le découragement qui vous vient et l’idée qui naît en vous de soustraire votre pupille aux dangers de cette lutte où la victoire semble impossible, mais est-il temps encore de fuir ? Édouard n’est-il pas désormais retenu par un lien que votre autorité ne saurait point rompre ? Et puis, vous avez accepté un mandat ; de quel droit échapperiez-vous à son accomplissement ? deux mandats, même, car le vicomte Jean de Tréglave, vivant, aurait protégé la mère aussi bien que le fils. Vous êtes l’héritier de ce double devoir, et Domenica, la femme que votre frère aimait si profondément a droit à votre aide plus encore que son fils, car elle est mille fois plus incapable de se défendre.

Capitaine Blunt avait la tête baissée.

— Que faire ? balbutia-t-il.

Le doigt de Vincent Chanut pointa le portrait légué par Arrégui.

— Ici, prononça-t-il à voix basse, ici nous avons à la fois la principale menace et le point faible par où notre attaque peut passer.

La main de Laurent de Tréglave se ferma vivement comme s’il eût voulu protéger la miniature contre un choc.

Expliquez-vous ! prononça-t-il d’une voix contenue, mais hautaine.

— Vous me comprenez, dit simplement M.  Chanut.

Laurent rougit. Il était en proie à toute son agitation revenue.

— C’est vrai, balbutia-t-il en détournant son regard ; mon frère ! mon Jean bien aimé ! Je vous comprends, ou plutôt, je comprends votre erreur. Le malheureux qui vous a légué cette image s’est trompé, s’il n’a pas menti…

D’un geste plein de passion, il porta la miniature à ses lèvres et ajouta, les larmes aux yeux :

— Laura-Maria ! nom charmant d’une divine créature ! Je vous affirme que celle-là n’a jamais fait de mal. J’en suis certain : je vous le jure ! Celle-là, oh ! celle-là est le premier, l’unique amour de mon cœur ! Laura-Maria était un ange… et Laura-Maria est morte !


XXIV

DEUX INVITATIONS


Une heure après, Vincent Chanut était auprès de sa vieille mère. Il prenait volontiers ses conseils dans les circonstances difficiles. Non-seulement il lui rapporta la scène du réduit d’Arregui, mais encore, et dans tous ses détails, l’entrevue qui avait eu lieu le matin au logis de capitaine Blunt.

La vieille dame écouta avec une extrême attention.

— Et que vas-tu faire, mon fils Vincent ? demanda-t-elle.

— Ce que vous me conseilleriez, j’en suis bien sûr, bonne mère : J’irai au fond du Pernola quand je voudrai. Je vais le laisser de côté pour aujourd’hui et m’occuper de cette femme qu’Arregui appelait la Française, et que Laurent nomme Laura-Maria. Quelle qu’elle soit, je veux la mettre en face de M. de Tréglave !

Mme Chanut réfléchit un instant, puis répondit :

— Tu as raison, fils, je t’aurais conseillé cela.

Vincent se leva aussitôt et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda la vieille dame.

— Chez elle.

— Où donc, chez elle ?

— À Ville-d’Avray.

— Je te le défends ! dit vivement Mme Chanut.

— Et cependant… commença Vincent.

— Cherche ailleurs ! interrompit la mère. Je le veux ! Qu’est-ce que je deviendrais sans toi ! Tu sais bien qu’elle a plus d’une demeure comme elle a plus d’un nom.

Vincent était revenu sur ses pas.

— Ce sera plus long, murmura-t-il.

— Ce sera plus sûr. La maison de Ville-d’Avray est isolée. On a dû la choisir tout exprès pour englober au bon moment ce jeune homme si terriblement riche. Il y a des assassins dans cette histoire-là : au moins deux…

— J’en connais trois.

— Si cet Italien et cette coquine allaient faire alliance ! Tu sais manier les assassins, fils, c’est ta partie, mais tant va la cruche à l’eau… J’ai toujours peur !

— Mère, je vous promets de ne pas sortir de Paris.

— Merci ! Et veille au grain des deux côtés ! Mets une cuirasse qui te couvre jusqu’au bout du nez…

— C’est convenu, mère.

— Tu ris, méchant garçon ! Il y a bien des héros dans les Victoires et Conquêtes qui ne sont pas moitié si braves que toi. Ce n’est pas pour t’arrêter au moins ce que j’en dis ; il faut aller au contraire grand train et tout droit, car j’ai idée que leur mécanique est montée, et si tu attendais à demain, peut-être qu’il serait trop tard.

M.  Chanut lui donna une paire de gros baisers et descendit l’escalier quatre à quatre.

Vers ce même instant, capitaine Blunt rentrait à son campement de la rue des Minimes.

En principe, la façon de vivre qu’il avait choisie n’est peut-être pas le moyen le plus adroit de cacher la présence d’un étranger à Paris, mais jusqu’à présent le hasard l’avait assez bien servi et c’est à peine si quelques voisins s’étaient inquiétés de son installation plus que sommaire.

Il passait pour un original, ce qui arrange tout.

Il y a à dire d’ailleurs, en faveur de ce système du « bivouac en chambre, » que le danger d’exciter la curiosité de quelques locataires étonnés est compensé amplement par l’absence de tout espionnage domestique.

Et beaucoup de gens sages pensent qu’on ne saurait payer trop cher l’inestimable bien-être produit par l’absence de tout « bon serviteur. »

Capitaine Blunt trouva maître Édouard déjà revenu et couché bien tranquillement sur son cadre. Capitaine alla droit au lit, et comme Édouard avait les yeux grands ouverts, il lui tendit la main en disant :

— Nous avons eu beau temps pour notre promenade, aujourd’hui ?

Édouard retint la main qu’on lui donnait dans les siennes et demanda :

— Est-ce que vous ne m’embrassez pas, ami ?

— Si fait, répondit capitaine Blunt, pourquoi non ?

Et il se pencha pour mettre un baiser sur le front du jeune homme. Celui-ci dit encore :

— Ami, j’ai mérité d’être grondé, pourquoi ne me grondez-vous pas ?

— Te voilà qui prends l’âge d’un homme… commença Blunt, qui était triste, mais qui parlait avec une extrême douceur.

— Pourquoi, du moins, ne me demandez-vous pas où j’ai été ?

— Peut-être parce que je le sais, répondit cette fois Blunt dont les lèvres ébauchèrent un sourire.

Édouard lâcha sa main.

— Père, murmura-t-il, jamais je ne vous ai fait de questions…

— Vas-tu m’en faire ? interrompit Blunt.

Son regard était bon et semblait encourager.

— Non, répondit Édouard. Seulement, vous venez de le dire vous-même : Je prends l’âge d’un homme.

— C’est juste, et tu n’attendras pas longtemps désormais les comptes que j’ai à te rendre.

Édouard secoua la tête et dit :

— Mon père, je sais que je vous dois tout et que vous ne me devez rien.

— Tu te trompes, garçon, répliqua Blunt avec simplicité, je te dois le dernier prétexte que j’ai de vivre. Sans toi, que ferais-je en ce monde ?

Édouard se dressa sur son séant et lui jeta ses deux bras autour du cou.

— Si vous saviez comme je vous aime ! s’écria-t-il.

— Oh ! garçon, je m’en doute, fit Blunt en lui rendant son étreinte de bon cœur, mais il y a quelqu’un que tu aimes encore mieux que moi.

— Ma mère… balbutia Édouard.

— Je ne serais pas jaloux de ta mère. Ma meilleure espérance est de te mettre bientôt dans ses bras.

— Parlez-moi d’elle, je vous en prie !

— As-tu donc peur qu’on ne te parle d’une autre ? prononça tout bas capitaine Blunt. Ta mère est comme toi gravement, cruellement menacée…

— Ne me sera-t-il jamais permis de la défendre ?

— Tu ne pourrais, en ce moment, que grandir son danger.

Édouard laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Blunt s’assit au pied du lit. Il changea de ton pour demander :

— On causait, ici près, dans l’autre chambre, quand tu t’es éveillé ce matin.

— Oui, père, vous étiez avec ce M.  Chanut.

— As-tu écouté ?

— Seulement pour savoir qui était là. Je m’étonnais que mon lit eût été changé de place.

— As-tu entendu ce qui se disait ?

— Quelques mots, oui.

— Avaient-il trait à une dame qui habite Ville-d’Avray ?

— Oui, père.

— Les as-tu répétés à la personne que tu accompagnais tantôt au bois de Boulogne ?

Édouard rougit légèrement, mais il répondit :

— Père, vos secrets sont à vous.

Capitaine Blunt prit un ton de bonne humeur.

— Quand on est amoureux… commença-t-il.

— Je ne suis pas amoureux de cette personne, interrompit Édouard dont la rougeur augmenta, mais qui ne semblait pas très-embarrassé, car il avait peine à s’empêcher de rire.

Blunt demanda, pour acculer du coup son adversaire :

— Alors, pourquoi la suis-tu, au risque de rouvrir ta blessure et de chagriner ton meilleur ami ?

— Parce que, répondit Édouard en baissant les yeux, cette fois, je suis amoureux d’une autre personne.

Tout cela, de part et d’autre, était affectueux, mais franc. Le pupille et le tuteur parlaient la bouche ouverte avec une égale netteté.

— Garçon, reprit capitaine Blunt, sans mettre de côté son bon sourire, quand nous avons quitté le pays là-bas, le pays de la guerre et de la chasse, dont tu savais déjà tous les secrets, malgré ta jeunesse, je te dis : Nous allons à Paris — une autre forêt que tu ne connais pas et que, moi, j’ai oubliée. Je te donne ta liberté…

— Liberté entière ! appuya Édouard gaiement.

— Liberté américaine ! c’est vrai, je ne m’en dédis pas. Mais pour moi, de mon côté, j’ai gardé la pareille. Tu as droit de folie, j’ai devoir de sagesse.

— Je suis le voyageur et vous êtes le gendarme, père, toujours prêt à me protéger pourvu que j’aie mon passeport.

— L’as-tu ?

— Tout frais signé et bien en règle, oui. Voulez-vous que je vous le montre ?

Maître Édouard plongea la main sous le revers de sa redingote et poursuivit :

— J’étais en train de le chercher pendant que vous inspectiez le bois de Boulogne.

Une ride se creusa entre les sourcils de Blunt. Il demanda :

— Laquelle de ces deux femmes est venue te voir en mon absence, pendant ta maladie ?

— Elles sont venues toutes les deux, père ; voici le passeport.

— L’une d’elles t’a-t-elle parlé de ta mère ?

— Elles m’ont parlé de ma mère toutes les deux.

Capitaine prit le passeport qu’Édouard lui tendait. C’était une carte d’invitation lithographiée où la date seulement, outre le nom du destinataire, était remplie à la main.

Elle disait : « Madame la marquise de Sampierre prie M.  Édouard Blunt de lui faire l’honneur de passer la soirée chez elle le mardi 20 août. — On dansera. »

— Cet endroit-là ne t’a pas réussi, murmura Blunt.

— Je ne compte pas entrer par le saut de loup, répondit Édouard, effrontément câlin. Je vous promets de prendre la porte cochère.

— Tu es bien décidé à accepter cette invitation ?

— Oh ! oui, père. Ne me le défendez pas !

— C’est pour demain. Je ne te défends rien. Penses-tu être assez fort pour supporter cette fatigue ?

— Père, j’en suis sûr.

— C’est bien, garçon. J’ai reçu, moi aussi, une invitation pareille : si tu veux, nous irons ensemble à l’hôtel de Sampierre.


XXV

SALON DE 1867. — PORTRAIT DE Mme  L. DE V.


On avait beaucoup remarqué au Salon de cette année le portrait de Mme  L. de V., peint par une demoiselle dont le talent considérable n’avait pas encore versé dans la convention officielle, dite « l’art d’émailler papa. »

Le portrait par lui-même avait de belles qualités et servit à souhait la réputation du peintre, mais ce qui frappa surtout le public, ce fut le modèle qu’on devinait splendide à travers le consciencieux travail de ce pinceau habile, sage, obligeant jusqu’à la caresse et n’ayant d’autre vice rédhibitoire que l’ambition de trop plaire à Son Excellence.

Il y a des laideurs qu’on outrage en les nettoyant, il y a des beautés qu’il ne faut pas embellir sous peine de blasphème.

Mais laissons là le peintre et parlons du portrait.

C’était une brune à reflets fauves, presque dorés dans les clairs. Elle avait une robe de velours brun-rouge, sans garnitures. Point de bijoux, sauf trois étoiles dans la forêt de ses admirables cheveux.

Le premier coup d’œil reprochait un peu de maigreur aux contours de ce visage délicat dans son énergie ; le second regard n’y voyait que la jeunesse, l’esprit, le charme et aussi la passion voilée que perspirait la lumière profonde de ces grands yeux.

Et que parlons-nous de maigreur ? Le velours, entr’ouvert selon cet angle qui est l’honnêteté même, le franc milieu entre l’affichage ardent à montrer et la pruderie désolée de cacher, laissait voir une taille si riche dans sa sveltesse ! Cette blanche main demi fermée sur le livre, ouvert à demi, avait des lignes si pures ! Et quoi encore ? Tout, depuis le grave et fin sourire jusqu’à la féerie de ce pied, tout trahissait le don vraiment divin : la grâce, amour et désespoir de l’art.

On peut dire que Paris égrena devant ce portrait le chapelet entier de ses curiosités.

Les initiales L. de V… ne disaient rien aux bourgeois du dimanche. Pour les gens du vendredi, ces deux majuscules recouvraient, sans le cacher, le nom déjà connu, mais non point du tout « à la mode » de Mme  la baronne Laure de Vaudré, veuve d’un gentilhomme Angevin, qui habitait Paris depuis un peu moins de trois ans.

Peut-être bien que la belle baronne, avec la moindre bonne volonté, aurait pu conquérir sa case dans cette montre qui s’appelle la vogue. Sa feuille de route mondaine était en règle. Nombre de gens avaient connu son mari, baron très-authentique et qui même s’entendait aux chevaux.

Mais aussi, peut être bien que, si elle eût brigué de trop bruyants succès, la jalousie de ses rivales vaincues lui aurait demandé des comptes que présentement personne ne songeait à apurer. En effet, le dossier de sa vie, que chacun pouvait consulter, ne remontait guère au-delà de son mariage avec M.  le baron de Vaudré, qui avait eu lieu en 1863.

Le mariage avait été célébré à New-York, ou le baron s’était rendu pour repêcher quelques débris de ses capitaux, noyés dans un de ces innombrables naufrages qui semblent être le destin commun des banques américaines : ce libre pays faisant tout en grand, surtout banqueroute.

M.  de Vaudré ne sauva pas beaucoup de capitaux, mais il ramena la plus délicieuse femme que jamais Angers eût admirée ; une grande dame, en vérité, sachant son monde, élevée mieux qu’au Sacré-Cœur et n’ayant pas même l’accent exotique. Elle venait du Sud-Amérique ; le Sud est resté français, les demoiselles de la Nouvelle-Orléans font beaucoup moins de fautes que les Parisiennes. Il s’agit, bien entendu, de fautes d’orthographe.

M.  de Vaudré mourut au commencement de 1864. La baronne n’avait rien qui pût la retenir à Angers. En province on n’aime pas beaucoup ce qui s’élève au-dessus d’un certain niveau : Laure était aussi par trop belle. Elle vint porter son deuil à Paris. La famille et les alliances que feu le baron avait au faubourg Saint-Germain, rendirent les visites de Mme la baronne.

Après son deuil fini, elle vit du monde : j’entends du vrai monde, quoiqu’elle n’eût aucune prétention à faire partie de ce pur noyau qui est « le monde » par excellence, — à ce qu’il dit.

Ou plutôt, à ce qu’ils disent, car je pense que vous connaissez comme moi plusieurs douzaines de mondes, dont chacun, pour les heureux qui le composent, est le grand — et le seul !

Le monde de la baronne était au faubourg : bonne qualité de la seconde couche. Elle vivait comme une personne riche. Elle n’avait point d’enfant. Elle se donnait trente ans et n’en paraissait pas plus de vingt-cinq.

Je me méfie de celles ou de ceux qui restent trop longtemps jeunes. Elle est toujours froide et dure, soit bronze, soit marbre, la matière des statues sur le front desquelles passe, sans les entamer, l’injure des années.

Chose singulière : Dickens, qui avait souvent l’œil perçant de Balzac, disait en parlant de ces étoffes inusables : « Quand une femme a l’air de se vieillir de cinq ans, soyez sûr qu’elle se rajeunit de dix ans ! »

Auquel compte, ce ravissant portrait de la Joconde parisienne aurait frisé la quarantaine. Quelle folie !

Les allures de Mme  la baronne de Vaudré étaient absolument correctes. Ce n’était pas ce qui s’appelle une dévote, mais elle avait sa chaise à Saint-Germain-des-Prés, dont le clergé la connaissait bien par ses aumônes.

Elle recevait peu : nous eussions pu dire qu’elle ne recevait point, sans l’intimité qui s’était établie récemment entre elle et Mme  la marquise de Sampierre.

Le cercle des maisons où elle allait était restreint ; elle accueillait les avances avec une réserve plus que discrète et mettait dans tout ce qu’elle laissait paraître d’elle-même une mesure parfaite qui n’excluait, aux heures propices, ni l’abandon ni la gaîté.

Son premier étage de la rue Saint-Guillaume, où quelques privilégiés avaient accès, était un pur bijou. Ses équipages consistaient en un simple coupé, à la vérité fort bien attelé. Quant à sa mise, c’était du grand art : la fière, la sobre élégance de celles qui parent la parure et dont la seule apparition repousse au dernier plan les riches pauvresses, condamnées à trop de toilette !

Saint-Simon écrivait quelque chose d’analogue en parlant de Françoise d’Aubigné qui servit Scarron et fut servie par Louis XIV.

Mais les temps sont durs et j’aime mieux vous prévenir d’avance : n’espérez pas pour cette belle Laure la fortune de Mme  de Maintenon.


XXVI

LES QUARANTE ANS DE LA MARQUISE


Ceux-là, les quarante ans de la marquise Domenica, n’étaient niés ni par les autres, ni par elle-même. C’était une vraie, une grosse et même un peu lourde quarantaine. La marquise possédait toujours sa colossale fortune gérée maintenant par son cousin d’alliance le comte Giambattista Pernola, des marquis Sampietri : cinq millions tout ronds de revenu, disaient les badauds, un million et demi, rabattait la chronique, mieux instruite peut-être que Domenica elle-même, mais moins savante que le Pernola qui, seul, connaissait désormais les régisseurs de Sardaigne et les intendants de Valachie.

Mme la marquise ne ressemblait plus beaucoup à la jeune princesse Paléologue, cette éblouissante étoile qui avait illuminé le ciel parisien en 1847. On voyait bien qu’elle avait été belle, mais l’embonpoint vainqueur la fatiguait presque autant que le chagrin. Nous l’avons dit : elle était folle du « plaisir. » Pour certaines natures, qui ne sont pas du tout des exceptions, c’est là une manière de porter le deuil. Elles se réfugient dans la foule et dans le bruit comme d’autres cherchent la solitude et le silence ; il leur faut du monde, à tout prix.

Seulement, le monde de la marquise n’était plus cette élite sidérale que nous vîmes autrefois rassemblée comme un brillant système de soleils, au milieu des miracles de l’hôtel Paléologue. Il y avait, à cet égard, décadence complète et assurément peu méritée.

Paris est un despote qui ne doit compte à personne ni de ses faveurs ni de ses dédains. Cette vérité s’applique surtout aux vogues exotiques qui montent très-vite, parce qu’aucun entourage ne les gêne, et qui descendent comme on tombe, parce qu’aucun entourage ne les maintient.

Il y avait du sombre dans le passé de la pauvre marquise. Ces grands noms mariés, Paléologue et Sampierre, éveillaient l’écho d’une sinistre rumeur. Paris n’avait jamais vu le fond de ce mystère, perdu au milieu des catastrophes judiciaires qui avilirent si étrangement l’agonie du règne heureux de Louis-Philippe, mais le souvenir surnageait d’un acte de sauvage violence accompli par un mari dans la chambre de sa femme en couches.

Un enfant avait disparu. Le mari était odieux. Il y avait une tache à la robe de la femme.

Après quinze ou seize ans écoulés, quand la marquise Domenica revint habiter Paris, le grand faubourg affecta de ne point savoir qu’il y avait un hôtel de Sampierre.

La famille se composait alors de Domenica, du marquis Giammaria qu’on ne voyait point et dont nul ne parlait jamais, du comte Roland, Le fils unique, qui était un adolescent de belle espérance, et de Charlotte, princesse d’Aleix, fille de Michela Paléologue que sa mère mourante avait confiée aux soins de Domenica.

Charlotte était la meilleure consolation de la marquise, qui l’adorait et trouvait dans la présence de cette jolie, de cette très-jolie cousine un prétexte à orchestre et à bougies. Pouvait-on enterrer vivante cette adorable enfant ? Paris, en définitive, a de généreuses ressources. Quand le monde no 1 fait le fier, reste le monde no 2 ; si celui-là résiste, il y a le no 3, et ainsi de suite jusqu’au no 100, qui n’est pas encore le demi-monde, fi donc !

Vous pensez que Mme  la marquise n’eut pas à plonger jusqu’à ces profondeurs.

Entre deux eaux elle trouva son affaire. On dansa chez elle. Il y eut à ses bals de ceci, même de la noblesse, mais aussi de cela, vous savez quoi, en quantité.

Mais on dansa.

Cependant le malheur est tenace ; l’hôtel de Sampierre fut frappé de nouveau et cruellement par la mort du jeune comte Roland. Une saison tout entière, on y fut réduit à donner des concerts comme en carême. Charlotte devenait une des plus riches héritières de Paris, Pernola rajeunissait, Domenica sanglotait. Après le temps voulu, on dansa un peu, — au piano.

Puis, tout à coup, il vint à la bonne marquise un regain de succès qu’elle ne cherchait point, Paris-bourgeois s’occupa d’elle tout à coup, parce qu’elle avait entrepris, à grand frais, cette tâche romanesque de retrouver l’enfant disparu depuis tant d’années. Les uns se moquèrent avec bienveillance, les autres s’attendrirent franchement. Les journaux parlèrent. On compara cette tendre mère à la veuve du célèbre navigateur Franklin dont l’entêtement aveugle, mais sublime, avait nié aussi l’évidence, lançant des flottes entières à la poursuite d’un mort.

Domenica faisait de même et dépensait encore plus d’argent. Elle levait des troupes d’aventuriers, elle équipait des navires. Je ne parle même pas des neuvaines, des pèlerinages ni des consultations de somnambules.

C’était un prince qu’on cherchait ainsi ; car la marquise avait obtenu du protectorat russe, en Roumanie, la reversion des noms et titres du vieux Michel Paléologue sur la tête du comte Roland, dont son second fils, Domenico, vivant, aurait hérité.

Tout cela intéressait les curieux de faits-divers, d’autant que l’intrépide vicomte de Mœris, ancien secrétaire de Raousset-Boulbon, et chef de la dernière expédition, avait laissé publier dans les journaux des extraits de son voyage de recherche entre la chaîne des Andes et l’Océan Pacifique.

C’était curieux à essouffler le lecteur.

On n’avait rien trouvé du tout, nous le savons déjà, mais que d’héroïsme dépensé, et aussi que de dollars !

Nous retrouverons ce Mœris, un des hommes les plus étonnants de ce temps-ci, qui couchait entre deux revolvers à mitraille et tapissait sa chambre avec les chevelures et ses ennemis massacrés.

Il fallait ces détails pour l’intelligence de la très-singulière aventure dont nous allons entamer le récit au prochain chapitre.


XXVII

UN MIRACLE


Le 19 août 1867, marquise Domenica, qui avait donné un grand dîner la veille et qui donnait un grand bal le lendemain, se rendit, selon son habitude, rue du Bac à la petite église des Missions étrangères, sa paroisse, elle entendait quotidiennement la messe de neuf heures.

Tout ce qui tenait à la paroisse la connaissait : elle était aussi pieuse que mondaine, et il y avait des colonnes de neuvaines inscrites à son compte au grand-livre de la sacristie.

Depuis les mendiants de la porte jusqu’à la receveuse des chaises, en passant par le suisse, le bedeau et l’infirme du bénitier, elle fut saluée dix fois avant d’arriver à sa place habituelle.

On lui témoignait un respect familier, à cette belle grosse dame qui pleurait sa messe tous les matins et festoyait tous les soirs. Il n’y avait pas jusqu’à sa dame de compagnie, si robuste et si valaque, la bonne Savta, qui n’eût sa part de popularité dans le petit monde de l’église des Missions.

Aujourd’hui, Mme  la marquise n’avait point eu le bras de Savta pour monter le perron : elle arrivait seule et s’arrêta tout essoufflée devant sa chaise d’acajou munie, entre autres commodités d’un coussinet de velours pour appuyer les coudes.

Sous le coussinet, un coffret fermant à clef servait à serrer les livres de prières que la marquise avait en considérable quantité.

Domenica ouvrit ce coffre, y prit son paroissien ordinaire et suivit la messe qui commençait.

Comme elle était naturellement croyante et qu’elle avait dans le cœur un désir passionné, elle priait avec une extrême ferveur. Ses voisins l’entendirent plus d’une fois sangloter.

On était habitué à cela et chacun savait la cause de ses larmes.

En somme, si impossible que fût l’espoir de cette mère, cherchant, après vingt ans, un enfant disparu à l’heure même de sa naissance, il n’y avait rien là qui pût inspirer autre chose que de la compassion et du respect.

Aujourd’hui, Mme  la marquise subissait une véritable crise de dévotion.

L’élan de son âme vers Dieu fut plus ardent encore que de coutume. Sa prière était une extase où le nom de Domenico revenait parmi les pleurs qui brûlaient sa paupière. Elle disait dans la bonne foi de son transport maternel : « Seigneur, faites-moi pauvre ! que je souffre le froid et la faim ! Seigneur, abrégez ma vie, mais que je puisse revoir mon Domenico, mon pauvre enfant chéri avant de mourir ! »

Tout à coup, un peu après l’élévation, les fidèles furent distraits par un cri étouffé.

La marquise de Sampierre était debout, tenant d’une main son livre d’Heures et de l’autre un papier, sur lequel son regard s’attachait comme s’il eût obéi à une irrésistible fascination.

Elle tremblait de tous ses membres avec violence ; ses jambes ne pouvaient plus la soutenir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle par trois fois.

Le secours seul de ses voisins l’empêcha de tomber à la renverse.

Elle ne voyait plus le prêtre à l’autel, et sans doute elle avait perdu toute conscience du lieu où elle se trouvait, car elle reprit à voix haute :

— Le livre était dans le coffre ! je le jure ! je jure que le coffre était fermé à clé !

La folie se déclare ainsi parfois d’une façon foudroyante et il y a des familles condamnées.

On fit sortir madame la marquise du saint lieu en usant de tous les égards possibles.

Elle n’opposait aucune résistance à ceux qui l’entraînaient, mais elle continuait de parler ou plutôt de balbutier des phrases inintelligibles dans lesquelles le mot miracle revenait fréquemment avec le nom de Domenico.

Sous la porte, elle appela les pauvres et vida sa bourse entre leurs mains.

Au moment de monter en voiture, elle semblait un peu calmée.

Elle put remercier ceux qui l’avaient secourue.

— Si vous saviez, mes amis, mes bons amis ! ajouta-t-elle en portant à ses lèvres le papier qu’elle avait toujours à la main. Dieu a eu pitié de moi ! c’est un éclatant miracle… À l’hôtel ! vite, Constant, à l’hôtel !

La voiture s’ébranla, mais avant qu’elle eût tourné l’angle de la rue de Babylone, la marquise sonna violemment son cocher.

— Chez M.  Moffray ! cria-t-elle. Je veux lui demander conseil. Poussez vos chevaux, Constant… Non ! monsieur de Mœris est un homme plus résolu !… Constant ! à l’hôtel du Louvre !

Et trois secondes après :

— Constant ! Constant ! tournez la rue de Grenelle. C’est Laure que je veux ! Je la veux à l’instant même. Je vais rue de Saint-Guillaume, chez Mme  la baronne de Vaudré ! La lettre dit : « Soyez prudente… » Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne dirai rien à personne ! Ils m’ont pris mon Roland ! Je jure que si mon Domenico m’est rendu, je saurai le défendre contre eux et contre tous !

Elle essaya encore de lire le mystérieux écrit qui avait produit sur elle ce délire d’allégresse, mais ses pauvres yeux étaient noyés.

Elle se laissa aller au fond de la voiture en murmurant :

— Jamais, jamais je ne l’ai cru mort, mon petit enfant ! mon Domenico bien aimé !


XXVIII

ADRESSES DE LETTRES


Cette belle Laure de Vaudré avait dû se lever matin. Il n’était pas encore neuf heures et demie, et la tablette de son secrétaire — un Boule très-curieux — supportait déjà plusieurs lettres dont l’écriture était toute fraîche.

Presque toutes les lettres étaient déjà dans leurs enveloppes, et jetées pêle-mêle.

On pouvait lire quelques adresses, entre autres celle de M.  F. Preux, principal locataire, cité Donon, rue de Babylone, celle de M.  Chanut, rue des Canettes et celle de M.  Édouard Blunt, chaussée des Minimes, Paris.

Il y avait deux lettres qui attendaient, achevées, mais non pliées.

Mme  la baronne de Vaudré avait sans doute donné quelque rendez-vous, car son regard interrogeait souvent la pendule. Ce regard était calme et doux comme Laure elle-même dans son négligé charmant : il n’exprimait ni inquiétude ni impatience.

À neuf heures trente-cinq minutes on sonna ; Laure eut un sourire.

Presque aussitôt après, sa femme de chambre, qui était une Anglaise d’âge mûr et d’apparence absolument respectable vint annoncer Mme  la marquise de Sampierre.

Laure ne témoigna aucune surprise, et dit comme par manière d’acquit :

— La messe a donc fini de bien bonne heure, aujourd’hui.

Elle ajouta :

— Hély, ma chère, dites à madame la marquise que je suis à elle, et revenez, j’ai besoin de vous.

Quand Hély fut partie, Laure fit la revue de ses lettres et mit les deux dernières dans leurs enveloppes. Elle allait très-vite en besogne et n’avait point l’air de se presser.

Ainsi est faite la vivacité sereine des fées.

Sur l’une des enveloppes, elle écrivit : « à M.  le vicomte de Mœris, hôtel du Louvre », sur l’autre : « à M.  Achille Moffray, agent d’affaires, rue de Provence. »

On sonna de nouveau. Le sourire de Laure devint songeur.

Mme  la marquise attend au petit salon, dit Hély en entrant ; elle a demandé un verre d’eau. Je crois qu’il lui est arrivé quelque chose de particulier ce matin.

Au lieu de répondre, Laure lui mit dans la main le premier paquet des lettres cachetées.

— Pour la poste, dit-elle. Je me serai trompée… On n’a pas sonné ?

— Étourdie que je suis ! s’écria l’Anglaise si fait… c’est ce jeune homme d’hier soir, qui a la tête un peu de côté, mais qui est si convenable !

Cet adjectif : Convenable, est le premier de tous, une fois passée la jetée de Calais : il exprime le plus bel éloge que la langue anglaise puisse décerner à un être humain. Hély le prononça avec emphase :

— Ce jeune garçon m’est très recommandé, laissa tomber la belle baronne. Que pensez-vous de lui, vous Hély, ma chère ?

Hély se redressa de son haut pour répliquer :

— En général madame sait bien, que je ne pense rien des hommes ; mais, quoique je sois exilée ici, à Paris, grand vase de pourriture moderne, j’appartiens toujours par le cœur à la congrégation méthodiste consolidée d’Ave-Maria-Corner, troisième ordre de purification, selon le prédicatoire exclusif du saint Nicholas Daws, qui a corrigé l’évangile. Eh bien ! madame saura que le jeune homme sort de chez le docteur Jos. Sharp qui est un de nos plus forts-piliers dans le Seigneur…

Elle s’arrêta parce que sa maîtresse la regardait fixement.

— Est-ce que Madame aurait entendu parler du saint Nicholas Daws ? demanda-t-elle en rougissant d’admiration et de ferveur.

Il y avait sur son front abondamment fané une candeur terrible.

Laure ne perdit point son beau sourire et dit :

— Alors, Hély, vous auriez confiance en ce jeune M. Donat ?

— Oh ! certes, Madame, à cause de ses principes et de sa tenue diamétralement régulière.

— Faites-le entrer au boudoir, donnez-lui un journal et qu’il attende.

— Un journal, non, madame ; j’ai Dieu merci, la Série des preuves, s’il est sérieux, comme je l’espère, et, s’il penche vers les frivolités de son âge, j’ai le Jardin de la contreverse, et les Sept parfums du sanctuaire. Un journal ! madame, que Dieu nous garde du poison !

— Vous lui prêterez ce que vous voudrez, Hély. Votre opinion a un grand poids sur moi, ma bonne. Je causerai volontiers avec ce jeune homme, quand Mme la marquise sera partie.

L’Anglaise fit une révérence. Laure ajouta, en lui remettant à part la lettre de Mœris et celle de Moffray :

— Ces deux-là doivent être portées à leur adresse sur-le-champ et par estafette. C’est très pressé.


XXIX

COMMENCEMENT DE LA CONSULTATION


En sortant de sa chambre à coucher, Mme  la baronne Laure de Vaudré passa dans le boudoir où Hély avait mission de faire attendre l’intéressant jeune homme qui appartenait, comme elle, au troisième ordre de purification, dans le prédicatoire de saint Nicholas Daws, d’Ave-Maria-Corner.

La porte du boudoir donnait dans le grand salon.

Laure traversa le boudoir, et en referma la porte à clé.

Elle poussa même le verrou, excès de précaution bien inutile contre un membre de la congrégation méthodiste consolidée !

Elle traversa aussi la pièce d’apparat qui sentait un peu le renfermé et pénétra dans le petit salon.

, au contraire, tout vivait, tout souriait ; les fleurs et l’art au dedans, au dehors les vieux arbres d’un bosquet contemporain de Louis XIV.

On y devinait la présence habituelle de cette créature choisie qui était la grâce sobre, le goût exquis, le charme.

Il y a seulement cent ans, aucun poète « léger » n’aurait pu voir ce réduit sans faire rimer aussitôt. « Mon œil te contemple » avec « temple ».

C’était là que Mme la marquise de Sampierre attendait.

Elle s’était jetée sur un canapé en entrant. Sa maladie mignonne était la courte haleine ; aujourd’hui, les opulences de sa gorge bondissaient positivement. Elle s’éventait tant qu’elle pouvait avec son mouchoir pour rafraîchir le feu de ses joues. On eût dit qu’elle venait de faire une lieue à pied toujours courant.

Le mystérieux billet, trouvé entre les pages de son paroissien aux Missions étrangères, et cause de tout ce grand émoi, n’était plus dans sa main.

— On n’a pas idée de cela, n’est-ce pas ! dit-elle, avant même que Laure lui eût adressé les compliments d’usage. Je passerai pour folle à la fin ! Qu’allez-vous penser en me voyant chez vous à pareille heure ?

Laure lui avait pris la main, qu’elle serrait affectueusement.

— Je vais penser, répondit-elle en souriant, que vous me traitez comme une amie, et je vous en remercie de tout cœur.

— J’étais sûre de cela, ma chérie murmura la marquise qui la regardait avec une admiration toute féminine. Mais, mon Dieu ! êtes-vous assez jeune ! dès le matin ! et belle ! Je serais presque votre mère, savez-vous ?… J’ai un service à vous demander, un grand service. Asseyez-vous là, près de moi. Voulez-vous être mon bon ange ?

Tout à l’heure, pendant qu’elle attendait, une sorte d’affaissement avait succédé à son excitation, mais la fièvre la reprenait et précipitait ses paroles.

Laure se mit auprès d’elle. Sa réponse fut un témoignage d’empressement dévoué. Leurs fauteuils se touchaient presque, et néanmoins Mme  de Sampierre rapprocha le sien.

— Chérie, dit-elle en baissant la voix, je vous préviens que je vous prends au mot. Pas de préambule ! Deux fois déjà, vous entendez, deux fois, vous m’avez parlé de lui…

— Plutôt cent fois que deux ! s’écria la baronne. Ah ! certes, nous avons causé de lui plus de cent fois ! S’il y a au monde une chose qui m’ait intéressée, c’est l’admirable entêtement de votre amour maternel. Ma raison me défendait de partager vos espérances, mais que peut la raison contre le cœur ? Et souvent je me suis surprise à rêver, comme vous rêvez vous-même, le retour de ce fils bien-aimé.

La marquise l’attira vers elle et la baisa au front.

— Ce n’est pas cela, dit-elle encore. Vous êtes une âme d’élite et vous avez toujours écouté ce que tant d’autres appellent mes radotages. Mais j’ai dit ce que je voulais dire, et je le répète : vous m’avez déjà parlé deux fois de mon fils. J’ajoute : vous ne m’avez jamais parlé de lui que deux fois.

Le front de la baronne se couvrit d’un nuage, et son regard exprima de l’inquiétude.

— La première fois, poursuivit Mme  de Sampierre dont l’accent devenait timide et singulièrement ému, c’était à Carlsbad. Vous vous souvenez, chérie, nous avions fait connaissance tout de suite, et moi, du moins, je vous avais aimée à première vue, comme les amoureux des romans. Ce jour-là, je vous rencontrai toute seule dans le parc ; votre physionomie me parut changée, votre voix aussi, — votre voix surtout. Je parlais, et vous savez bien de quoi je parle toujours ; vous marchiez près de moi sans répondre. Tout à coup vous me dites : « Il n’est pas mort… »

— Moi ! s’écria Laure, qui avait les yeux baissés.

La marquise poursuivit :

— Je vous demandai : « Qui donc ? » Vous me répondîtes : « Domenico. »

Laure garda le silence.

Le nuage qui était sur son front s’assombrit.

— Jamais vous ne m’avez rien dit de cela ! murmura-t-elle.

— C’est que, répliqua la marquise, si on vous aime beaucoup, on vous craint un petit peu. Moi, d’abord, auprès de vous, je suis toujours comme si vous étiez la reine. Aborder cette question-là, c’était toucher à votre secret. Je n’ai pas osé, voilà tout.

La baronne de Vaudré releva les yeux et dit :

— Domenica, je ne veux pas avoir de secret pour vous.

— Oh ! chère enfant ! chère enfant ! s’écria la marquise en se jetant à son cou, le bonheur me vient puis que je vous ai trouvée ! Avec mon Domenico, vous êtes ce que j’aime le mieux au monde !

— Et votre Carlotta ? fit Laure dont la belle bouche eut de nouveau son sourire.

— Et Carlotta, bien entendu, répéta la marquise, je n’oublie pas ma chère fillette. Mon fils l’aimera. J’aurai deux enfants !

Laure, qui semblait rêver, pensa tout haut :

— C’est bien vrai, ce serait le bonheur.

— La seconde fois que vous m’avez parlé de lui, continua la marquise c’était chez vous, à la place même où nous sommes. Vous aviez encore cet air singulier qui transforme votre beauté et fait de vous une autre femme.

Quand je vous embrassai en entrant, vous me dîtes :

« Je dors », comme cela, de but en blanc.

— Ah ! fit la baronne. Et l’autre fois, à Carlsbad, je ne vous avais pas dit : « Je dors ? »

— Non. J’oubliais un détail. À la porte, Hély m’avait dit : « Madame la baronne n’y est pour personne, mais elle attend madame la marquise. » Je dois vous affirmer que vous ne pouviez être instruite de ma venue, puisque j’étais entrée chez vous par hasard, tout à fait en passant.

Laure ne répondit pas.

— Et alors, demanda la marquise, vous ne vous souvenez pas de tout cela ?

— De rien, prononça Laure à voix basse, mais ne vous en étonnez pas : c’est la règle. Le sommeil se souvient du sommeil. La veille ne garde mémoire que de la veille.

— Comme c’est curieux, ces choses-là ! comme c’est inexplicable ! moi, j’y crois, vous savez ? Non pas aux autres, mais à vous… Pour en revenir, quand vous me dîtes : « Je dors », je crus que cela signifiait tout bonnement : « J’ai sommeil », d’autant mieux que vous laissiez tomber l’entretien sans rien répondre à mon bavardage, mais au moment où j’allais me retirer, en femme bien élevée qui ne veut pas gêner, vous me prîtes par la main et vos grands yeux m’enveloppèrent d’un regard qui me fit froid partout.

— Et je parlai ? demanda Laure.

— Vous dîtes : « M.  le marquis croit l’avoir tué… »

— Qui ? votre fils ? s’écria la baronne dont le regard exprimait une curiosité pleine d’étonnement.

La marquise l’examinait avec attention.

— Oui, répondit-elle. Vous parliez de mon mari et de mon fils.

Laure croisa ses mains sur ses genoux.

— Vous pensez, reprit Mme  de Sampierre, si je fus violemment frappée. Je n’ai jamais confié ce douloureux secret à personne.

— Et personne ne le sait ! interrompit Laure vivement, pas même moi ! Prenez garde, Domenica. Vous parlez ici de choses que j’ignore absolument. N’allez pas plus loin, si vous voulez garder vos secrets.

Sa main pâle pressait le bras de la marquise. Celle-ci repartit avec élan :

— Je n’ai rien à vous taire, ma chérie ! L’avertissement que vous me donnez prouve bien votre délicatesse, mais je n’en profiterai pas. Je veux que vous sachiez tout de moi, puisque vous ne me cachez rien de vous.

Laure la remercia d’un serrement de main et demanda :

— Cette seconde fois, est-ce que je ne vous dis pas autre chose ?

— Si fait, répondit Mme  de Sampierre, vous me dites : « Prenez garde à l’homme d’Italie… »

— Ah ! murmura Laure, j’ai dit cela !

Puis elle ajouta après un silence :

— Et vous avez compris ?

La marquise fît un signe affirmatif.

— Moi, je voudrais ne pas comprendre, dit la baronne, car M.  le comte Pernola m’a toujours semblé un homme bon et dévoué. Il est de mes amis.

— Ah ! pauvre chérie ! s’écria la marquise, les amis ! est-ce qu’on sait ! à l’exception de vous, tout le monde me fait peur ! Voyez-vous, je suis trop riche, voilà le malheur. Et encore, ici, à Paris, les gens qui viennent chez moi et mes hommes d’affaires eux-mêmes ne savent pas comme je suis riche. C’est effrayant tout uniment ! Je reçois souvent des lettres anonymes qui me disent : « Prenez garde ! vous ne connaissez pas vos propres affaires, on vous vole… » Et après ? qu’est-ce que cela me fait ?

Laure avait les yeux baissés.

— Croyez-vous qu’on pourrait jamais me ruiner ? demanda la marquise avec un sourire de pitié.

— Vous souvenez-vous que nous visitâmes ensemble la grande tonne d’Heidelberg ? murmura la baronne sans relever les yeux.

— Oui, eh bien ?

— Il ne faudrait qu’un petit trou de vrille pour la vider avec le temps.

Domenica poussa un gros soupir, mais elle haussa les épaules et répéta :

— Avec le temps ! Un siècle, alors, ou deux, et encore ! Ah ! chérie, allez, ce n’est pas la prudence qui me manque ! je n’ai confiance en personne. Certes je ne voudrais pas devenir pauvre, car il faut de l’argent pour chercher une aiguille dans mille charretées de foin, et c’est là ce que je fais, mais je voudrais au moins arrêter cette marée montante, cette marée d’argent qui me noie ! Je dépense, je donne tant que je peux et sans choisir, je jette, comme on dit, le bien par la fenêtre. Rien n’y fait, ma chérie. L’argent revient par la cheminée. Depuis six mois, j’ai eu deux successions… Tenez ! c’est comme pour mon embonpoint ! Vous riez ? Voilà ! Je fais rire. Je ne mange pas, je ne dors pas, je pleure la nuit, je pleure le jour et tous les mois mon poids gagne un livre : C’est terrible !

Elle essuya une larme qui lui venait dans un sourire et reprit brusquement :

— Mais ce n’est pas tout ça ! Il s’agit du service que vous allez me rendre. Où en étais-je ? à Pernola. Il a entre les mains mes pouvoirs authentiques et généraux pour mes biens de Roumanie, de Hongrie et de Sardaigne, c’est vrai, mais je les lui reprendrai… Je continue : Après que vous m’eûtes dit de me méfier de lui, vous fûtes du temps sans me parler, puis votre tête se pencha sur votre poitrine et je vous entendis murmurer, mais si bas, si bas : « En pleine mer… sur la route des Antilles… bien loin encore, ah ! bien loin… Le navire se dirige vers la France… »

Les beaux yeux de Laure brillèrent.

— Achevez ! dit-elle, avec une visible émotion.

— C’est fini, répliqua tristement la marquise.

— Je dus ajouter…

— Vous n’ajoutâtes pas une parole.

— Et combien y a-t-il de cela ?

— Trois semaines.

— Et je n’ai plus jamais rien dit depuis lors ?

— Rien, jamais.


XXX

SUITE DE LA CONSULTATION


Même au faubourg Saint-Germain, il est peu de voies aussi complètement sourdes-muettes que la rue Saint-Guillaume.

Il y a, là, tel noble balcon, où l’on pourrait muser pendant le quart d’une journée sans ouïr d’autre bruit que le passage de l’omnibus au coin de la rue Saint-Dominique.

Dans ce quartier paisible jusqu’à la mort, les métiers se taisent et les colères illustres des deux glaciers qui combattirent en champ-clos, une fois, pour le nom de la reine Blanche ne parvinrent même pas à secouer le sommeil ambiant.

La maison de Mme  Laure de Vaudré, située entre deux hôtels que la saison d’été faisait déserts et entourée par derrière de grands vieux jardins à l’aspect humide aurait pu concourir pour le prix de silence dans ce quartier silencieux.

Quand nos deux amies se turent, après la dernière réponse de la marquise Domenica, il se fit dans le petit salon un repos si mat et si profond que, malgré le beau soleil du dehors, l’idée de la nuit venait.

Vous y eussiez entendu, comme disent les locutions proverbiales, la souris courir ou la mouche voler.

Et par le fait (c’est pour cela que nous avons mentionné l’étrange absence de tout bruit) la souris courait chez cette charmante baronne : une souris noble peut-être et dont les preuves remontaient aux croisades.

Cette souris avait dû se tromper d’heure. Elle courait ou bien elle grattait, comme s’il n’eut point été plein jour.

Ou du moins, derrière la porte fermée du grand salon, quelque chose bruissait, mais si faiblement ! Il fallait la fine oreille de Mme  la baronne pour l’entendre.

La marquise Domenica n’avait pas saisi ce bruit presque imperceptible.

Ce fut elle qui reprit l’entretien.

— Souvenez-vous, chérie, dit-elle, vous n’avez pu me rien dire depuis lors, car le lendemain du jour où vous dormiez, Charlotte et moi nous partîmes pour Ems. Pendant ces trois semaines, vous et moi, nous ne nous sommes plus revues.

— C’est juste, fit Laure.

— Je ne suis pas superstitieuse, continua la marquise, mais je sors d’une famille où l’on garde la tradition d’événements surnaturels. Je puis croire à certaines choses que la raison humaine ne saurait expliquer. Ce n’est pas pour vous que je dis cela, chérie, c’est pour moi. Il ne s’agit plus de votre sommeil. J’ai vu… comment dire cela ? Vous avez certainement remarqué mon trouble, tout à l’heure, lors de mon arrivée… C’est que j’avais été témoin, enfin, il y a un fait de toute évidence, que j’ai constaté de mes yeux, un fait tellement extraordinaire…

Laure l’interrompit pour demander :

— Ce fait a-t-il eu lieu à Ems ?

— Mais non, c’est ce matin même !

— Alors, vous n’êtes pas revenue à Paris tout exprès pour m’interroger ?

— Non certes… vous n’ignorez pas que j’ai plus d’un sujet de tristesse.

Laure l’arrêta.

— Je ne sais rien, dit-elle avec fermeté, je ne veux rien savoir.

— Et cependant il faut bien que je vous apprenne…

— J’entendrai tout, interrompit encore Mme  de Vaudré, mais je ne saurai rien.

Elle ajouta d’un ton de résignation presque douloureux :

— Pour tout entendre et pour ne rien voir, il faut que je dorme. Cela me fait souffrir cruellement, et pourtant, je dormirai, si vous l’exigez, Domenica.

La bonne figure de la marquise exprima sa joie et sa reconnaissance.

— Je n’espérais pas moins de vous chérie, s’écria-t-elle, et je n’osais pas vous le demander. Est-ce que vous avez quelqu’un ici pour vous endormir ?

Par cette question, nous pouvons voir que l’excellente marquise n’était pas tout à fait une innocente en fait de sorcellerie somnanbulesque.

La baronne fixa sur elle son regard mélancolique et répondit avec lenteur :

— Domenica, j’ai confiance en vous et je vous aime. Quelque chose me défend d’accepter votre secret et m’ordonne de vous livrer le mien sans réserve. Gardez-le fidèlement, car nul être vivant ne le possède excepté vous.

D’un geste, elle ferma la bouche de la marquise qui voulut remercier, et poursuivit :

— Un homme a exercé sur ma vie une influence extraordinaire. Ce n’était pas mon mari. Cet homme est mort.

Ses yeux étaient baissés maintenant, mais elle gardait le front haut et sa beauté avait vraiment un caractère solennel.

Domenica la contemplait avec une sorte de respect.

Laure poursuivit :

— Il est des liens que la mort ne saurait détruire. Je ne parle pas ici des choses de l’amour. Peut-être n’y avait-il point d’amour entre cet homme et moi. Du moins, il aimait une autre femme et je ne l’ignorais pas. Quand ma volonté est de dormir ce sommeil auquel nous songeons en ce moment toutes les deux, je n’ai besoin que de cet homme qui a été mon maître.

Un vague frisson glissa le long des veines de la marquise, pendant qu’elle écoutait ces singulières paroles.

Elles furent prononcées avec une émotion contenue, mais si profonde que l’idée de supercherie ne serait pas venue, même à un sceptique.

Tout au plus le sceptique aurait-il pensé que cette charmante femme avait de l’exaltation dans l’esprit et que sa cervelle était un peu malade.

La marquise Domenica ne pouvait passer pour sceptique.

— Est-ce que le mort revient, ma chère ? demanda-t-elle tout bas d’une voix qui tremblait considérablement.

— Il ne s’en va jamais, répliqua Laure avec un triste sourire.

Domenica s’agita sur son siège :

— Ce n’est pas que j’aie peur… murmura-t-elle en glissant à la ronde une œillade inquiète.

Laure la regarda, et son sourire prit une expression plus recueillie pendant qu’elle disait :

— Vous avez raison de ne rien craindre, il ne vous fera jamais de mal, à vous !


XXXI

L’ÉCUSSON DE TRÉGLAVE


La marquise Domenica n’aurait point su dire pourquoi ces paroles, qui semblaient destinées à la rassurer produisaient sur elle l’effet contraire et changeaient son inquiétude en terreur.

Laure étendit le bras pour rapprocher d’elle un guéridon volant dont la tablette de marbre à galerie supportait divers objets. Elle y prit un petit miroir à manche dont la poignée d’argent avait de fines ciselures, et un écrin de peau chagrinée.

Elle ouvrit l’écrin qui contenait une bague en or très-massive et de l’espèce dite chevalière.

Évidemment, cette bague ne pouvait convenir à sa main.

Elle devait appartenir ou avoir appartenu à un homme.

Le chaton, de forme ovale, portait un écusson gravé.

Une expression de peine, combattue par un religieux respect, envahit les traits de Laure au moment où elle toucha ces deux objets.

Elle baisa la bague comme si c’eût été une relique, puis elle la tendit à la marquise avec le miroir, en disant :

— Je veux dormir par vous, puisque je dormirai pour vous. Passez la bague au doigt annulaire de votre main droite et de cette même main vous me présenterez le miroir, droit devant moi, pour que j’y voie bien mes deux yeux.

Les doigts de Domenica frémirent un peu au contact du miroir magique. Ce ne fut rien ; le manche ne brûlait pas.

Mais quand elle prit la bague et que son regard rencontra les armoiries gravées sur le chaton, elle se sentit devenir froide.

La masse de sang qui, d’ordinaire, colorait si violemment son visage se retira d’un coup pour faire place à une mortelle pâleur.

Une étincelle passa entre les paupières demi closes de Laure.

La bague, paraît-il était plus magique encore que le miroir, car le choc éprouvé par Domenica fut visible et faillit la terrasser.

Elle resta comme éblouie ; un instant sa bouche béante n’eut plus de souffle.

Le rapide regard qui glissa entre les cils de Laure constata ce trouble, mais ce fut tout.

Laure ne parla point.

Sur ses traits, dont l’expression obéissait rigoureusement à sa volonté, l’œil attentif d’un observateur eût discerné peut-être une nuance de triomphe fugitif comme l’éclair.

Nous disons : peut-être.

Et nous parlons d’un observateur clairvoyant.

Mais la marquise Domenica ne brillait pas plus par le sang-froid que par la clairvoyance.

Quand cette bonne marquise, après une minute ou deux, eut enfin conscience de son trouble et frayeur de l’avoir laissé paraître, il était trop tard pour interroger le visage de sa compagne. Celle-ci avait l’air, en effet, de ne plus appartenir à notre monde et semblait absorbée dans ce recueillement qui précède tout acte solennel.

— Je suis prête, dit-elle en gardant cet air de souffrance grave et de résignation qui donnait à toute la scène une couleur si étrange, mettez la bague à votre doigt et tenez le miroir de façon à ce que je m’y puisse voir tout-à-fait en face.

La marquise obéit pour la bague mais négligea le miroir. Son regard restait rivé au chaton qu’un reflet de soleil faisait briller à sa main.

Ce n’était pas un bijou moderne. Les contours de l’écusson étaient tracés selon ces lignes robustes de la gravure ancienne, et les pièces de l’écu s’enlevaient vigoureusement sur le champ, émaillé de noir.

Héraldiquement, l’écu se blasonnait ainsi :

« De sable au cœur d’or, transfixé de trois glaives d’argent, le un en barre, le deux en pal, le trois en bande, cimier de chevalier-comte, devise : Tres in uno ; cri : « Tréglave pour mourir ! »

Domenica connaissait l’écusson, le cri, la devise et la bague.

— Eh bien ! fit Laure. J’attends.

Sa voix était brève et sèche.

La sueur perlait sous les cheveux de Domenica.

Une question vint jusqu’à sa lèvre, mais Laure ajouta impérieusement :

— Ne parlez plus, madame, je vous dis que j’attends !

La marquise saisit résolûment le miroir.

Un flux de sang revenait à ses joues, parce qu’elle pensait :

— Quand elle va dormir, je l’aurai tout entière en mon pouvoir, et je saurai !

Et ce n’était plus seulement à l’objet premier de sa visite qu’elle songeait en parlant ainsi.

Déjà, elle voulait davantage, car elle avait la foi robuste et la soif insatiable de connaître.

Et dans sa croyance, tout son passé était là maintenant, sous sa main, avec tout son avenir.


XXXII

SELF-INFLUENCE


Le miroir fut tourné vers Laure dont les traits étaient de marbre. Sous la rigidité de ce calme il y avait pourtant comme un malaise.

La marquise rentra bien vite dans son rôle ; elle appartenait de nouveau tout entière à l’épreuve mystérieuse qui allait avoir lieu sous ses yeux. Sans les vastes battements de son sein, elle aurait pu poser en statue de la Crédulité.

— Le miroir est placé, dit-elle en tâchant d’affermir sa voix, et j’ai la bague : commençons !

Avant de rouvrir ses paupières, Laure prononça tout bas :

— Domenica, je vous préviens que, dans un instant, vous allez être la maîtresse absolue de ma volonté. Je vous donne à feuilleter ce livre que toute créature humaine ferme avec tant de soin : ma conscience. Je n’ai jamais fait pour personne au monde ce que je fais ici pour vous, et pour personne au monde jamais plus je ne le ferai. Souvenez-vous que vous avez entre les mains un dépôt sacré ; n’en abusez pas pour satisfaire une curiosité frivole, — mais pour ce qui concerne votre poursuite maternelle, je vous autorise à user de moi sans réserve. Une fois endormie, si je refuse de répondre à vos questions, insistez ; si je m’obstine, ordonnez : si je me révolte, menacez !

— Vous menacer, moi, chère belle ! s’écria Domenica. Ah ! par exemple !

Au lieu de répliquer, Laure ouvrit avec lenteur ses yeux où il n’y avait plus de rayons.

Les cils de ses paupières semblaient pesants. Son regard, qui cherchait à fuir le miroir et la bague, erra un instant dans le vide.

Quand il rencontra enfin l’anneau, une commotion courte mais puissante secoua le corps de Laure, dont les lèvres blêmes exhalèrent une plainte.

Elle se dressa à demi, les deux mains sur les bras de son fauteuil.

Elle était belle à miracle dans cette lutte contre une force invisible.

Soit qu’il y eût quelque chose de réel dans cette mise en scène, soit que la charmante baronne jouât merveilleusement son personnage de pythonisse combattant l’envahissement du Dieu, il est certain qu’un émoi mystérieux radiait autour d’elle.

On ressentait cela à distance comme l’action d’un foyer.

Ces préliminaires dégageaient je ne sais quoi d’ébranlant, et des esprits beaucoup plus solides que celui de la bonne marquise en auraient subi l’influence.

Pendant la moitié d’une minute qui s’allongeait à la taille d’une heure, Laure resta immobile et droite, l’œil voilé, la prunelle fixe, repoussant son propre regard que le miroir dardait sur elle.

Si vous eussiez demandé la mesure de ce temps à Domenica, elle vous aurait répondu : un siècle.

Et par le fait, toutes les parties de son corps tremblaient déjà et commençaient l’émeute des membres suppliciés par la fatigue, comme si elle eût gardé la même position énervante pendant le quart d’une journée.

Laure fronça le sourcil et dit avec colère :

— Ne bougez donc pas, madame !

— Mon Dieu, chère mignonne, répondit humblement la marquise, ce n’est pas ma faute. Je vous jure que je fais de mon mieux !

— Taisez-vous ! prononça Laure plus rudement et d’un accent indigné.

La sueur coulait à grosses gouttes sur les tempes et sur les joues de Domenica, mais elle n’en tremblait que plus fort.

Laure frappa du pied violemment et se leva tout d’une pièce. Elle semblait beaucoup plus grande. Sa beauté se faisait terrible.

La marquise, épouvantée, laissa tomber le miroir.

— Ne me faites pas de mal, chérie ! balbutia-t-elle en chancelant.

Laure lui arracha la bague avec tant de brutalité que l’embonpoint du bon gros doigt de la marquise garda une meurtrissure violette.

Elle cria miséricorde et l’idée lui vint de se sauver, mais Laure lui avait déjà tourné le dos et marchait d’un pas roide vers la grande glace qui pendait au-dessus du canapé.

Un clou doré, à crochet, était piqué dans la bordure inférieure du cadre. Laure y accrocha l’anneau, et sans doute que le clou était là pour cet usage.

Le miroir à manche, désormais inutile, restait aux pieds de Domenica, qui trempait son mouchoir rien qu’à le passer sur son front inondé.

La peur qu’elle avait eue faisait encore claquer ses dents.

Laure se posa devant la grande glace. L’épreuve recommençait.

La marquise, placée maintenant derrière Laure ne pouvait plus apercevoir que son image réfléchie, mais elle la dévorait des yeux et la curiosité revenait parmi sa terreur. Au bout d’un instant elle vit les traits de Laure se contracter légèrement, et celle-ci dit d’une voix très-altérée :

— Approchez-vous. Ayez du sang-froid. Tenez-vous prête à me soutenir si je tombe.

Domenica obéit, mais elle avait elle-même grand besoin d’être soutenue.

Comme elle arrivait auprès de Laure, les yeux de celle-ci étincelèrent dans la glace. Ce fut une flamme passagère et pareille à celle d’une lampe près de s’éteindre.

En ce moment l’effort dépensé par la belle baronne paraissait être à son comble.

Une tache de pourpre pâle marquait les pommettes de ses joues. Les lignes tourmentées de son visage accusaient à la fois et la fièvre et la fatigue d’un combat désespéré. Sa respiration sifflait dans sa gorge.

Tout à coup sa main droite, qui pressait sa poitrine, se déploya lentement au bout de son bras étendu — puis se leva — et par trois fois, elle dirigea vers sa propre image ce geste bien connu que les magnétiseurs appellent : une passe.

Le cristal poli et muni de tain, disent certains adeptes du magnétisme, répercute le fluide vital tout comme il réfléchit la lumière.

Mme  la baronne de Vaudré oscilla comme un beau marbre qu’on priverait tout à coup du lien qui l’attache à sa base, et, Domenica l’ayant reçue dans ses bras, l’assit sur le canapé.

C’est là ce que les Américains nomment le self-influence, et quelques « professeurs » français l’auto-magnétisation.

Ceux qui croient au reste de la doctrine n’ont aucune raison valable pour révoquer en doute ce phénomène particulier.

Laure avait maintenant les yeux mornes et tout grands ouverts. Elle était blanche comme si le dernier atome de son sang eût déserté ses veines.


XXXIII

LA LETTRE MIRACULEUSE


La marquise Domenica regardait « sa chérie » avec une certaine défiance. Sur son honnête figure on aurait pu découvrir un reste de frayeur.

— Dormez-vous, mignonne ? demanda-t-elle timidement.

— Oui, répondit Laure, je dors.

— Mais j’entends, là, bien comme il faut ? insista la marquise.

— Je dors, répéta Laure.

Sa voix, si harmonieusement sonore à l’ordinaire, frappait sec au tympan et les vibrations s’en éteignaient au sortir même de sa bouche, comme il arrive à ceux qui parlent malgré eux-mêmes dans le délire de la fièvre.

— Êtes-vous lucide ? demanda encore Domenica.

— Non, attendez.

Laure continua presque aussitôt après, faisant de grandes pauses entre ses phrases :

— J’ai de la peine… je cherche mon chemin… je me dirige vers le point que vous désirez éclaircir.

— Un instant, ma petite ! fit la Marquise en se redressant tout à coup.

Ces mots furent prononcés comme on intime un ordre et à la cosaque, encore !

Jamais cette bonne Domenica n’avait parlé si leste à personne, même à ses domestiques valaques.

Par nature, elle était la politesse même, et la douceur, et la timidité.

Mais aujourd’hui, elle lançait tout cela par-dessus les moulins ; vous ne l’auriez pas reconnue, tant elle parlait haut et bref.

C’était son rôle qui la tenait. Elle avait une foi si entière à l’importance de son rôle que sa faiblesse ordinaire disparaissait. On lui avait dit : « Vous allez être maîtresse absolue. » En des matières si graves, tout doit être pris au pied de la lettre. Elle entendait être maîtresse absolue et user de son autorité dans l’acception la plus large du mot.

Puisque l’oracle était à elle en propre, elle prétendait le faire travailler selon sa fantaisie.

— Vous n’avez pas du tout à vous diriger vous même, ma bonne petite, continua-t-elle d’un ton de plus en plus décidé. C’est un soin qui ne regarde que moi, tenez-vous cela pour dit ! Ce n’est pas que j’aie défiance de vous, mais vous comprenez, il me serait impossible de contrôler ce que vous allez me dire au sujet de l’avenir où même au sujet des choses présentes que j’ignore. Nous allons donc, s’il vous plaît, tenter, au préalable, une petite épreuve bien concluante à propos d’une histoire toute fraîche et que je possède sur le bout du doigt. Cela ne vous fâche pas ? Il s’agit d’un fait qui m’occupe beaucoup et auquel j’ai déjà fait allusion tout à l’heure, en me dispensant néanmoins volontairement de vous le raconter pour vous laisser l’honneur de le deviner. Je vous aime de tout mon cœur, et je compte vous le prouver par un cadeau que l’empereur trouverait au-dessus de ses moyens. Fiez-vous à moi, mais, toute simple qu’on me croit, j’ai mes idées et je ne veux pas acheter chat en poche.

Elle reprit haleine pendant qu’un sourire content épanouissait sa large beauté. Laure restait immobile autant qu’une pierre.

La marquise avança une bergère et s’y plongea d’un air délibéré.

— Si vous vous fâchiez, ma petite, reprit-elle en achevant de s’éponger avec son mouchoir, cela ne ferait ni chaud ni froid, puisque, une fois éveillée, vous ne vous souviendrez de rien. C’est vous-même qui me l’avez dit, et c’est bien commode pour moi. Voyons ! nous allons juger du premier coup si vous y voyez clair. Je vous commande expressément de me dire où j’étais il y a une heure.

Laure, qui regardait fixement le vide, fut quelque temps avant de répondre.

Domenica, superbe d’importance, lui envoya une passe de secours en ajoutant :

— Allez, chérie !

— Vous étiez à l’église, dit enfin la jolie baronne.

— Pas mal !… Quelle église ? »

— Aux Missions étrangères.

— Très bien ! Mais c’est ma paroisse et j’y vais tous les jours, cela n’était pas malin à trouver. Voici le difficile qui commence : Ayez la bonté de me dire ce qui m’est arrivé à l’église.

Elle ajouta en dessinant une passe bien calibrée :

— Je le veux, ma chère, allez !

On entrevoyait comme un travail sur le visage immobile de Laure. Ses prunelles ternes, pour employer une expression du métier, « regardaient en dedans. »

— Je suis lucide ! dit-elle très-bas. Je vois le monde dans l’église… Je vous vois… vous êtes agenouillée et vous pleurez… que faites-vous au dossier de votre chaise ? Ah ! il y a un petit coffre sous l’accoudoir ; vous l’ouvrez, vous y choisissez un livre… un livre usé : vous vous en servez depuis longtemps…

Elle s’arrêta. Domenica l’écoutait la bouche ouverte.

— Et bien ! fit-elle.

— Il y a quelque chose dans le livre, poursuivit Laure péniblement. Je ne vois pas ce que c’est… attendez : c’est à la page 4 de l’ordinaire de la messe, un papier…

Domenica respira fortement. Laure s’arrêta encore.

Mais au bout de quelques secondes, elle reprit d’elle-même et couramment :

— Un papier très-fin, une lettre ; vous la lisez, vous poussez un cri, vous devenez plus pâle qu’une morte, on s’empresse à vous secourir…

— Après ? après ?

Laure ne répondit pas.

— Pourquoi me suis-je trouvée mal ? demanda la marquise dont la voix chevrotait.

Laure fronça le sourcil et répliqua d’un ton irrité :

— Silence ! Ne pouvez-vous attendre ? Vous voyez bien que je suis à lire la lettre !


XXXIV

UN OU DEUX ESPRITS ?


Domenica, comme on dit aux bains froids, avait « pris son eau. » Elle nageait en plein miracle et commençait même à s’y faire.

— Vous avez raison, mignonne, dit-elle, lisez la lettre et prenez votre temps. Vous pouvez diriger vos regards à l’intérieur de ma poche : la lettre y est. Je la touche.

Pendant que Laure cherchait dans le vide les mots et les phrases de ce message si mystérieusement introduit dans le coffret aux livres de Mme  la marquise, celle-ci tenait à la main la lettre même dans sa poche et se préparait à suivre le mot à mot sur le texte.

Nous n’avons nulle envie de jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le fait de cette belle Laure, il ne s’agissait pas de sorcellerie, mais bien de mémoire puisque c’était elle qui avait glissé la missive miraculeuse dans le coffret par les mains de Donat, dit Mylord, ce jeune serrurier de si grande espérance qui attendait présentement son tour d’audience à quelques pas de là, dans le boudoir.

Pour Mylord, un pareil tour d’adresse était la chose la plus simple du monde.

— Écoutez, reprit Laure, voici ce que j’ai lu : « À Domenica de Sampierre, princesse Paléologue.

« La main qui tenait les Trois Glaives est desséchée. Le dernier des chevaliers repose dans la terre lointaine, au-delà de l’Océan, mais celui qui vous donna sa vie entière sans rien prétendre en retour n’est pas mort avant d’avoir accompli sa tâche… »

— C’est inimaginable ! murmura la marquise qui avait déplié la lettre et lisait le texte à mesure. J’ai vu bien des somnambules, j’ai consulté bien des professeurs, jamais je n’ai rien rencontré de pareil. Et quel bon cœur que ce vicomte, hein ? Ma petite, vous êtes très-forte. Allez !

— « Le jeune prince, continua Laure, lisant toujours, celui qui réunit dans ses veines le sang des empereurs au sang des apôtres, avait quinze ans, lorsque son noble protecteur succomba… »

Domenica porta son mouchoir à ses yeux.

— Pauvre cher vicomte ! dit-elle ; je lui suis bien reconnaissante. Ah ! il avait beaucoup d’affection pour moi, c’est certain. Moi, je n’aurais pas mieux demandé que de l’épouser, dans le temps, ma chère, il me plaisait par ses bonnes façons. Le pauvre Giammaria, lui, sans être mal de sa personne, n’avait pas de succès dans le monde. C’est la faute de mon respecté grand-père, Michel Paléologue, qui montra bien de l’obstination dans toute cette affaire-là ! Enfin ! ce qui est fait est fait… Allez, ma petite !

« — Après la mort de son vaillant tuteur, continua Laure, obéissante, seul désormais dans ce pays lointain où la vie est une lutte de chaque jour, le jeune Domenico, ignorant tout de sa famille et même de sa patrie (car Jean de Tréglave, fidèle à vos instructions et à ses promesses, l’avait abrité derrière une complète ignorance), le jeune héritier de Sampierre, dis-je, mena la rude existence des aventuriers.

« Défiez-vous, princesse, et que votre joie, en apprenant la grande nouvelle, ne vous fasse pas oublier la prudence, Domenico est à Paris, mais Domenico ne sait rien, et il ne cherche pas sa mère.

« Et d’autres, des imposteurs avides, cherchent la mère de Domenico ! Si grande que fût la discrétion de Jean de Tréglave, son secret avait transpiré pour un peu, et ses compagnons de hasard n’ignoraient pas que l’enfant lui-même, dans tel cas donné, pouvait être une inépuisable mine d’or… »

— En voilà assez, ma bonne, interrompit ici la marquise avec un calme surprenant, car ses impressions étaient soudaines et changeantes comme celles du premier âge : Je suis plus fine qu’on ne le croit. Des précautions, j’en prendrai ; de la prudence, j’en ai de reste, sans faire semblant de rien. D’ailleurs, je suis bien sure de reconnaître mon Domenico entre mille et à première vue. Que Dieu me l’envoie seulement, voilà tout ce que je lui demande.

Depuis qu’on l’avait arrêtée, Laure était muette. La marquise attendit un instant sa réplique, puis elle reprit :

— Êtes-vous en état de remarquer le sang-froid dont je fais preuve en ce moment, chère belle ? Les circonstances où je me trouve sont extraordinaires, mais je n’en suis pas effrayée. Tout en examinant l’ensemble de la situation, mon esprit peut saisir le moindre détail. Tenez ! il se fait depuis un quart d’heure environ un petit bruit dans la pièce voisine : je l’entends très-bien et je désirerais en connaître la nature.

Il s’agissait de ce grattement léger, presque imperceptible que nous comparions naguère au travail d’une souris. Laure, toujours docile, répondit :

— Cette porte communique avec le salon où il n’y a personne. L’autre porte du salon a été fermée à clé par moi-même.

— Si j’allais voir, cela vous déplairait-il ?

— Non, madame : vous avez intérêt à sauvegarder votre secret.

Domenica se leva aussitôt. Quand elle eut dépassé Laure, celle-ci laissa tomber son masque de statue et son regard, tourné vers la porte, exprima une très-vive curiosité.

La marquise pénétra dans le grand salon qui était vide. Elle le traversa en entier pour aller à la porte opposée qu’elle trouva fermée à clé, avec le verrou mis.

Quand elle revint, Laure de Vaudré avait repris son apparence pétrifiée.

— Il n’y a personne, dit la marquise, laissant la porte entr’ouverte, je vous prie de me dire à quoi vous attribuez ce bruit.

— À feu Jean de Tréglave, répliqua Laure sans hésiter.

Toute la bravoure dont la bonne Domenica était si fière disparut comme par enchantement.

— Jean de Tréglave ! répéta-t-elle et s’appuyant à un meuble, frissonnante qu’elle était de la tête aux pieds ; mais c’est un esprit, alors, ma chère ?

— Nous l’avons évoqué, prononça froidement la baronne, il est venu. Je l’ai appelé souvent. Chaque fois qu’il vient, sa présence a une voix : tantôt c’est un meuble qui se déplace, une porcelaine qui tombe…

Elle s’interrompit parce que, dans le grand salon un vase venait de tomber et de se briser en éclats.

Domenica, verte de frayeur, s’élança en chancelant vers la porte et la ferma à double tour pour prévenir l’irruption violente de l’esprit.

— Ô ma chère, ma chère ! balbutia-t-elle, tout cela est terrible, et j’ai envie de vous éveiller !

— Vous êtes maîtresse de moi, repartit la baronne, mais celui qui vous a tant aimée ne saurait vous faire aucun mal.

— C’est vrai, c’est vrai ! dit la marquise en retombant dans son fauteuil, dont toutes les jointures gémirent. Nous étions deux enfants, et il avait tant de délicatesse ! Ah ! si mon père Paléologue avait voulu, comme ma vie aurait été changée ! Car moi aussi, je l’aimais !

Elle se couvrit le visage avec ses mains en ajoutant :

— En tout bien tout honneur, ma bonne. Giammaria nous avait trompés ; il était fou de naissance et nous n’en savions rien. Je le vois encore avec sa montre et sa trousse… Et ses yeux… Ce fut une scène horrible, et qui me glace encore le sang ! quelle nuit, Seigneur, mon Dieu !…

Elle s’interrompit, et changeant de ton brusquement :

— Mais nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ? fit-elle. Si l’esprit est là, il doit bien voir que je ne l’ai pas oublié, j’ai bon cœur, et lui, pendant quinze ans, il ne m’a pas donné signe de vie, après tout. Tâchez donc de savoir pourquoi. J’entends pourquoi il ne m’a pas écrit selon nos conventions, pourquoi je suis restée toujours, toujours sans nouvelles de mon petit enfant bien-aimé…

Ses larmes jaillirent si impétueusement que tout son visage fut, en un clin d œil, inondé. C’était une abondante nature qui faisait tout en grand. Parmi ce déluge de pleurs elle réussit à dire :

— Voyons, répondez : pourquoi ?

— Jean de Tréglave vous a écrit dix fois, vingt fois, peut-être, repartit Laure, peut-être cent fois…

— C’est donc qu’on a supprimé ses lettres ! fit Domenica en frappant ses mains l’une contre l’autre. J’aurais dû m’en douter ! Il y a du Giambattista là-dessous ! Ma belle chérie, revenons à ce qui est désormais toute ma vie, mon fils, mon bien-aimé fils… Ce pauvre vicomte doit bien voir que je ne suis pas ingrate ! Entendez-vous, Jean ! Je ne suis pas ingrate, mon ami : vous connaissez mon caractère.

Domenica prononça ces derniers mots en forçant légèrement sa voix, et comme si elle se fût adressée à l’esprit qui cassait des potiches de l’autre côté de la porte.

Il faut renoncer à peindre le mélange d’égoïsme, de sensibilité, d’enfantillage qu’elle apportait tout au fond de ce drame.

Elle ne le voyait pas, le drame, mais il marchait terriblement !

— À nos affaires ! reprit-elle en revenant à sa compagne, avez-vous besoin de quelques passes ? Je vous prie de regarder encore un peu du côté de la lettre. Elle me fait le portrait de mon Domenico…

Il y eut un sursaut dans l’immobilité de Laure. Ses yeux ne parlèrent point, mais, en elle, quelque chose frémit.

Mme  de Sampierre poursuivait :

— Comme il doit être charmant ! et bon ! et brave ! Est-ce l’esprit qui l’a écrite, la lettre ?

Laure garda le silence.

— À votre idée, poursuivit la marquise, dont les sourcils essayèrent un froncement, ne pourrait-il y avoir supercherie ? Moi, j’y ai songé.

Point de réponse encore.

— Quand je parle, il faut répondre ma petite, prononça Domenica majestueusement.

Laure murmura enfin :

— Ce que je ne vois pas, je ne puis le dire.

— Voyez-vous la lettre ?

— Oui, je vois la lettre.

— Comment finit-elle ?

— Par le mot « présence. »

— Et il n’y a rien après ?

La baronne hésita visiblement.

Domenica tenait dans sa main la lettre ouverte.

Je ne sais ici où trouver des mots pour exprimer ce fait d’une prunelle complètement immobile et qui, pourtant, projette de côté un regard perçant, subtil, rapide comme la langue bisaiguë d’un serpent.

Et cet autre fait d’une émotion violente, trahie par la joue de marbre d’une statue qui représenterait l’impassibilité.

Ce n’est pas possible, peut-être, mais cela fut.

Pendant le quart d’une seconde, la fixité du regard de Laure laissa sourdre un rayon qui n’allait pas dans le sens apparent de la vision.

Et son visage pétrifié se tourmenta sous l’effort d’un travail profond, qui n’en affectait en rien matériellement les contours ni les lignes, mais qui se laissait deviner derrière le repos apparent de la chair.

Quand elle parla enfin, ce fut de même ; dans sa voix dont le caractère général restait la roideur, brève et sèche, une angoisse irritée vibrait.

— Je vois la phrase ainsi, dit-elle : « Préparez-vous, heureuse mère, l’instant est proche ; votre fils vous trouvera sans vous chercher, et désormais chaque heure qui sonne peut vous mettre tous les deux en présence. »

— Exact ! fit la marquise. Mais ce n’est pas fini.

Laure le savait bien. Elle venait de constater par le prodige de cette vision oblique qui est le privilège des femmes, comme la vision nocturne est la propriété des chats, que la lettre, écrite par elle-même, avait subi une altération.

On y avait ajouté quelque chose.

— Cherchez, ma toute belle, dit la marquise sans ironie aucune et avec une entière bonne foi. Vous avez bien le droit d’être un peu fatiguée ; je vais vous aider si vous voulez : Voyons ! Un esprit peut-il avoir deux écritures ? Ou bien y a-t-il deux esprits, dont l’un se laisse lire par vous et dont l’autre résiste à votre effort ? C’est si étonnant, les fluides ! Vous pouvez voir que je m’entends assez bien à tout cela, hein ?

Laure porta la main à son front.

— Je souffre, prononça-t-elle avec peine. Ma vue se trouble. J’ai peur.

Puis tout à coup, et comme on appelle au secours, elle s’écria :

— Éveillez-moi ! Éveillez-moi !


XXXV

TOUTE-PUISSANCE DE DOMENICA


Le charmant visage de la baronne exprimait depuis quelques instants la fatigue. Elle avait dit : « Je souffre, » et ce devait être vrai.

Son dernier cri dénonçait une angoisse et une terreur.

Domenica était ici comme le cavalier novice qui sent à ses talons une paire d’éperons tout neufs. Rien n’est plus aisé que de piquer, mais il y a la peur des ruades !

Domenica hésitait.

L’idée même qu’elle se faisait de son pouvoir absolu la portait à la clémence. Et c’était, au fond, une si bonne personne !

— Vous éveiller, ma petite ! dit-elle. Vous n’y songez pas ? je veux bien ne pas être rude avec vous, parce que je vous aime beaucoup, mais je vous tiens et je vous garde. Reposons-nous, si vous voulez, j’ai du temps devant moi : nous allons faire un petit entr’acte.

Elle visa le front de Laure avec la paume de sa main ouverte qui s’agita doucement : ainsi font mesdames les écuyères du cirque essayant des caresses calmantes sur le garrot de leur cheval, après le saut manqué des couronnes.

— Mon influence vous fait déjà du bien, n’est-ce pas ? reprit-elle. J’ai une quantité considérable de fluide, et il est de première qualité. Tout à l’heure, je ne me suis pas vantée de cela, mais rien de ce que je viens de voir ne m’a étonnée. J’en sais long, ma chère belle, laissez-moi faire, vous êtes en bonnes mains.

Sous l’action bienfaisante du fluide première qualité, Laure put fermer ses paupières et s’appuyer au dossier de son fauteuil. Le sourire de Domenica s’élargit.

— J’en étais sûre ! murmura-t-elle. Je pourrais me faire payer comme les autres. Êtes-vous remise, mon ange ?

Laure ne répondit que par un signe de tête imperceptible, et qui semblait signifier : « Attendez. »

— Bien, ma petite. Nous ne sommes pas à l’heure. Au moins ne croyez pas que je sois mécontente de vous ; ces esprits sont tous des espiègles, et le vôtre vous a, bien sûr, joué un méchant tour. Pendant que vous soufflez, je vais vous dire l’idée qui m’est venue : je crois qu’il la jugera délicate. Comme il est décédé et que d’ailleurs j’ai passé quarante ans, je n’y vois pas d’inconvenance, et vous ? Je vais emporter sa bague, dont je vous tiendrai compte au prix que vous fixerez et je la garderai dans mon tiroir, en souvenir de lui.

Tout en parlant, elle avait décroché la bague aux armes de Tréglave qui pendait sous la glace, pour la nouer dans le coin de son mouchoir. Pensez si l’esprit devait être reconnaissant !

— Ah ! j’ai bien cherché, ma bonne petite, reprit Domenica en s’asseyant de nouveau. J’ai dépensé à cela deux ou trois fortunes. On se moquait de moi, mais ce n’était pas si fou. Les journaux avaient parlé de la présence des deux Tréglave en Californie ; les journaux avaient dit qu’un gentilhomme français, accompagné d’un enfant, était aux mines. Un autre rapport affirmait qu’ils faisaient partie tous les deux d’une expédition dont on avait perdu la trace… Quand je me vis seule après la mort de mon pauvre Roland… Mais je vais encore fondre en larmes si je parle de ces choses ! Voyons ! Nous avons soufflé ? recommençons.

Elle pointa deux doigts de sa main droite sur les yeux fermés de Laure et reprit :

— Laissons de côté, pour le moment, cette lettre qui vous trouble. Êtes-vous lucide ?

— Oui, répondit la baronne faiblement.

— Eh bien ! trésor, je vais vous dire : j’ai envie de savoir comment cette fameuse bague est venue en votre possession. Contez-moi ça !

Laure eut besoin de toute sa force pour réprimer un mouvement de joie. Le sourire vint jusqu’au bord de ses paupières, mais elle le cacha derrière ses sourcils froncés.

— Je ne veux pas, répliqua-t-elle, pourtant, à voix basse.

— Bon ! fit Domenica, je m’en doutais bien ! mais moi, je veux, et vous savez que vous ne pouvez pas me résister.

— Je ne veux pas ! répéta Laure avec plus de force.

— Bah ! ma chère, le roi dit nous voulons, obéissez !

Elle leva le doigt. La bouche de Laure se contracta comme si ses lèvres eussent essayé de parler malgré elle.

— Est-ce assez curieux ! pensa tout haut la marquise. Et comme il faut être aveugle pour nier la puissance du fluide !

— Si vous me contraignez, je ne verrai plus rien ! dit Laure avec une colère admirablement jouée.

— À d’autres, mon amour ! vous êtes un joli petit Protée qu’il faut battre. Eh bien ! on vous battra… Allons ! Allons !

— Je vous tromperai, je mentirai…

— Oh ! la chère méchante ! Nous avons donc un bien gros secret ?

Laure porta la main à ses yeux d’un geste plein de détresse : La bonne marquise eut pitié, mais ce n’était rien auprès de sa curiosité.

— C’est comme pour les dents qu’on arrache, dit-elle d’un ton résolu. Le plus vite est le mieux. Parlez ou je frappe !

Sa main étendue se leva, non point pour porter un coup dans le sens matériel du mot, mais, pour dessiner une passe menaçante.

Laure tressaillit douloureusement et dit :

— Vous aurez en moi une mortelle ennemie, madame !

— Mais, du tout, mignonne, riposta Domenica, sûre de son fait. Autant en emporte le vent ! Ce n’est peut-être pas très-généreux et j’abuse un petit peu de la situation, mais je n’ai eu que ce bout de roman en toute ma vie, vous comprenez que ça m’intéresse… et puis, c’est la seule manière que j’aie de prendre des renseignements sur vous. J’y tiens. Ne vous entêtez pas : dans une demi-heure, nous nous comblerons de gentillesses, nous deux !

Elle dessina une seconde passe. Laure se tordit et balbutia :

— Vous me faites mal… horriblement !

— Attention ! pensa la marquise, il ne faut pourtant pas la tuer ! Ah ! quelle puissance ! Quelle puissance ! Avant d’avoir essayé, on ne sait pas de quoi on est capable !

Au moment même où elle allait modérer la gigantesque manifestation de son pouvoir, elle vit les traits de Laure se détendre et celle-ci murmura :

— Vous l’avez voulu, je parlerai !

— À la bonne heure, fit la marquise en prodiguant aussitôt les passes adoucissantes et calmantes qui devaient ramener la sérénité sur le visage de sa compagne.

Celle-ci commença aussitôt :

— Personne ne sait rien de mon passé. Il y a des souvenirs douloureux qu’on essaie d’ensevelir. C’était bien avant mon mariage ; j’avais perdu ma mère de bonne heure, et mon père, qui était jeune encore, avait dissipé notre fortune.

Mon père était un gentilhomme ; il ne voulut pas rester pauvre parmi ceux qui l’avaient connu riche. Ne sachant à qui me confier, il me prit avec lui, et nous partîmes pour ces pays nouveaux où vont tous ceux qui n’ont plus de ressources dans l’ancien monde. Nous allâmes dans les vastes plaines du Nord-Ouest-Amérique où l’Europe croit enfouies toutes les richesses de l’Eldorado.

Mon père avait les qualités de ses défauts. Ce qui l’avait ruiné en France devait faire sa fortune au pays d’or où sa prodigalité devenait munificence et sa témérité héroïsme. Jamais il ne mesurait l’obstacle et rien au monde n’était capable de le faire reculer.

Là-bas, on aime les cœurs de lion.

Une armée d’aventuriers se groupa autour de mon père, et la grande entreprise fut fondée qui devait conquérir la portion indienne de la Sonora, sous la protection des deux gouvernements français et mexicains.

Je n’avais jamais quitté mon père. Au moment d’entrer en campagne, il voulut me laisser derrière lui, mais je refusai. Je fis bien, car il eut mon aide à son heure suprême, et son dernier regard se ferma sous mes baisers.

Il fut vaincu, non pas par les armes, mais par la trahison. Là-bas, la trahison est la loi. Un Mexicain trahit comme il respire.

Les Mexicains, jaloux des premiers succès de mon père, qui avait conquis en quelques semaines des mines d’une richesse inestimable, l’abandonnèrent pour s’unir aux Indiens et dressèrent autour de son camp une gigantesque embuscade. Personne d’entre nous ne serait sorti vivant de ce tombeau sans l’arrivée d’une troupe de mineurs français, peu nombreuse il est vrais, mais qui avait pour chef le vicomte Jean de Tréglave…

— Ah ! ah ! fit la marquise, voilà l’intéressant qui vient !

— Jean de Tréglave, poursuivit Laure, me sauva, mais orpheline. Mon père était couché mort au milieu d’un cercle de cadavres mexicains.

— Pauvre chère ! murmura la marquise. Et après ?

M.  de Tréglave avait connu mon père en France.

Il me prit sous sa protection, il devint mon tuteur et mon frère.

— Rien que cela, trésor ? demanda la marquise.

Elle fut punie de ce mot par la réponse suivante :

— Madame, vous parlez à une honnête femme et je vous parle d’un homme qui avait un grand amour dans le cœur.

Domenica rapprocha son fauteuil en disant :

— Mille excuses, ma bonne petite. Votre histoire m’attache beaucoup et je n’ai jamais estimé personne mieux que vous. Mais la bague ?

— La bague est un héritage.

— Et cet échange d’influences magnétiques entre un jeune homme et une jeune fille dans ce pays de sauvages ? Je ne serais pas fâchée de savoir…

— Jean de Tréglave interrompit Laure, m’endormit la première fois à mon insu, et ce fut pour envoyer mon regard au-delà de la mer, à la recherche de celle qu’il adorait, à laquelle il avait donné sa vie, et qui l’avait oublié.

Domenica eut un peu plus de rouge à la joue.

— L’enfant était-il avec lui en ce temps-là ? demanda-t-elle.

— Non, répondit la baronne, Jean de Tréglave avait un frère…

— Le brave Laurent ! s’écria Domenica.

— De celui-là, murmura Laure, que Dieu vous garde, Madame !

— Que dites-vous !

— Je vous reparlerai de ce Laurent… Jean de Tréglave avait coutume de prendre pour lui-même tout le danger. S’il avait vécu, l’enfant serait revenu en Europe plus riche qu’un roi, assez riche pour dire à son père : « Je ne veux rien de vous qui avez mis du sang à mes langes, » et à sa mère : « Je peux vous pardonner, car je n’ai pas besoin de vous. »

La marquise secoua la tête d’un air mécontent.

— Jean est donc mort irrité contre moi, dit-elle, puisqu’il inspirait de pareils sentiments à mon fils ! De si loin, vous n’aviez pas pu lui montrer mon cœur ?

— J’avais montré ce que j’avais vu de vous et autour de vous, répondit Laure sèchement ; j’avais montré le père assassin épargné par les hommes, mais sur qui pesait la main de Dieu, et la mère, — je parle de vous, madame, — maîtresse absolue dans la maison, veuve du vivant de son mari, courant le monde, plus folle que le malheureux marquis lui-même, agenouillée le matin, dansant le soir, pleurant d’un œil et riant de l’autre, payant les neuvaines de la main droite et de la gauche les violons…

— Oh ! chérie !… Et il vous avait crue ?

— Non, madame ; il ne croyait qu’en vous.

— C’était un bien bon homme, dit Domenica en s’éventant avec la lettre miraculeuse, mais s’il avait ramené tout uniment mon Domenico au bout d’un an ou deux, nous ne serions pas dans la peine et lui-même vivrait encore, ceci soit dit sans reproche.

Laure garda un dédaigneux silence.

— Quant à vous, ma petite, reprit la marquise, je vous ai menée un peu rudement tout à l’heure, et vous me gardez rancune. C’est tout simple. Nous ferons notre paix en temps et lieu… Ne me parlez plus que de mon fils.

— Vous ne demandez même pas comment Tréglave est mort, dit amèrement la baronne.

— J’ai assez pleuré… Mon fils, je vous ordonne de revenir à mon fils !

Laure se tourna vers elle tout d’une pièce comme ces statues de saints que le moyen-âge posait sur pivot, au faîte des cathédrales.

— Pensez-vous m’effrayer ! s’écria la marquise, à qui vint la chair de poule.

— Regardez encore l’écusson de Tréglave ! prononça tout bas Laure dont l’œil planait au-dessus des choses terrestres : il y a trois glaives pour percer un seul cœur. Ce ne fut pas assez contre Jean de Tréglave. Ils étaient vingt autour de lui. Je le vis tomber avec trois couteaux mexicains plantés dans la poitrine… et sur sa lèvre, dans son dernier soupir, je recueillis le nom d’une femme qui n’était pas digne de lui !

— Et mon fils ! balbutia Domenica bouleversée.

La baronne répondit :

— J’avais promis de vous reparler de Laurent. Il était parmi les assassins, je l’ai vu ! Prenez garde…

— Lui ! Laurent ! un assassin ! l’assassin de son frère !

— Prenez garde au plus mortel ennemi de votre fils ! Prenez garde à Laurent de Tréglave !


XXXVI

LAURE, LA FRANÇAISE, ET MADAME MARION


Dans le récit qui clôt le précédent chapitre, le lecteur a bien reconnu la seconde histoire de M.  Chanut, arrangée en style d’oracle, avec la suppression totale du rôle de la Française, remplacée par Laurent de Tréglave.

Laure n’avait garde de parler de la Française, car la Française, en revenant de ses expéditions dans la Sonora, avait épousé, à New-York, M.  le baron de Vaudré.

Mariée, puis veuve, la Française, qui n’était plus l’aventurière à tous crins et n’ayant rien à perdre, avait désarmé, au moins en apparence.

Ce qui réveilla d’un coup son ambition et ses espoirs, ce fut la mort du jeune comte Roland ; ce furent surtout les efforts bruyants tentés par Domenica pour retrouver son second fils.

Le pupille de Laurent de Tréglave était désormais l’unique héritier de l’immense fortune des Sampierre.

Il y avait mille à parier contre un que Laurent et son pupille étaient morts, dévorés à leur tour par le désert américain, puisque ni l’un ni l’autre n’avait répondu aux retentissants appels de la pauvre mère.

Pour la Française, devenue baronne de Vaudré, il ne s’agissait donc plus de retrouver Domenico, cette vivante mine d’or, mais bien de le créer — de toutes pièces.

C’était hardi, mais Laure était hardie : elle voulut que cette création fût un chef-d’œuvre, sinon de vérité du moins de vraisemblance.

Mort ou vivant, Domenico lui était inconnu, mais elle s’était rencontrée plusieurs fois avec feu le jeune comte Roland. C’était un point de départ : il fallait trouver tout d’abord une nature de jeune homme qui ne s’éloignât pas trop de celle de Roland, un visage auquel on pût appliquer à la rigueur ce terme vague : l’air de famille.

Il fallait l’âge : vingt ans ; il fallait la qualité d’étranger, l’accent, la tournure, quelque chose du caractère américain. Quoi encore ? le talent et la bonne volonté de remplir le rôle ?

Non.

Ceci n’était pas nécessaire, et voilà où Mme  la baronne se révélait vraiment femme d’État. Il y a des rôles trop difficiles à jouer. Laure ne voulait pas qu’on jouât le rôle : elle avait rêvé un comédien de bonne foi qui viendrait heurter son émotion vraie contre la sincère émotion de la mère.

De prime aspect, cela peut sembler subtil, mais une minute de réflexion vous dira que le premier venu parmi les abandonnés remplit à coup sûr les conditions essentielles de l’emploi. Je vous défie de découvrir un seul enfant trouvé qui ne rêve pas quelque poème de grandeur derrière le pauvre brouillard de sa destinée.

Laure chercha, non pas tout à fait aux environs de l’hôpital, mais dans ces lieux où le roman foisonne presque autant que chez Saint-Vincent-de-Paul ; elle chercha partout où l’on s’amuse.

Il y a de ces endroits trop gais où Mme  la baronne de Vaudré ne peut guère mettre le pied, au moins ostensiblement. Mais vous souvenez-vous de Mme  Marion, la gracieuse châtelaine de Ville-d’Avray ? Celle-ci est femme à entrebâiller toute espèce de porte.

Quoique le bal Mabille ait, en Europe, cette belle renommée d’être le lieu du monde où l’on rencontre le plus de vénérables vieillards, il n’est pas complètement impossible d’y trouver çà et là un jeune homme.

Ce fut là que Laure, sous l’espèce de Mme  Marion, pêcha son héritier.

Je dois dire que notre ami Édouard Blunt y était par pure escapade et assez empêché de sa personne, quand la plus charmante femme de l’univers vint au secours de son isolement.

Notre Édouard n’était pas ce qui se peut appeler un enfant trouvé, mais il ne savait rien de sa naissance et son imagination tremblait précisément cette fièvre de curiosité qu’il fallait à Laure.

Elle se dit : « Celui-là est mon comédien de bonne foi. »

Dès le lendemain de la rencontre, Édouard vint à la maison de Ville-d’Avray. C’était ce « beau petit, » mentionné dans la conversation de Mlle Félicité et de M. Germand.

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer au lecteur à quel point Édouard remplissait les autres conditions du rôle. Il avait ce qu’il fallait d’américain dans l’accent et dans la tournure ; son âge était le bon, et même, malgré la distance qui sépare un adolescent maladif d’un robuste jeune homme, il avait dans l’ensemble de ses traits quelque chose (on pourrait l’avoir à moins !) qui rappelait feu le comte Roland de Sampierre.

Laure était contente d’elle-même et de son œuvre. Tenant d’une main la mère, de l’autre le prétendu fils, elle les rapprochait peu à peu, croyant les tromper tous les deux, et, par le fait, prodiguant des miracles de science coquine à produire la manifestation de la vérité même.

Son siège était commencé ; la lettre-miracle de ce matin ouvrait la tranchée. Cette lettre avait fait sauter, nous l’avons vu, le cœur de la pauvre mère dans sa poitrine.

Édouard n’avait plus qu’à se montrer…

Mais au milieu de cette route aplanie, un obstacle surgissait tout à coup.

L’oracle se trouvait avoir deux voix, l’esprit révélateur était double : une seconde supercherie sortait de la première à l’improviste, comme le diable, effroi des enfants, jaillit d’une tabatière à surprise.

La lettre magique avait un post-scriptum et le post-scriptum ne pouvait pas être moins magique que la lettre.

Depuis que la marche de Laure s’était heurtée contre cette découverte, elle avait dû jeter de côté le mot-à-mot de son rôle appris, et improviser en battant les buissons.

Ce n’était pas le nom du second sorcier qu’elle cherchait : le bruit de souris entendu dans le grand salon et la chute du vase la renseignaient suffisamment à cet égard. Ce qu’il lui fallait à l’instant, et sous peine de voir tomber tout l’échafaudage de ses ruses, c’était le texte même des lignes ajoutées.

Nous devons avouer que la bonne Domenica ne se doutait pas du grand travail de sa compagne. Aux derniers mots de Laure qui relataient la mort du vicomte Jean, Mme  la marquise répondit avec un peu d’humeur :

— M’accusez-vous d’être ingrate ?

— Pauvre noble cœur ! murmura Laure d’un ton de compassion provocante, Tréglave, martyr oublié déjà !… Madame, il y a des moments où vous me faites horreur ! Si je pouvais, je vous empêcherais de retrouver votre fils !

Pour le coup, la marquise se fâcha tout rouge. Elle était princesse, mais elle avait la colère un peu bourgeoise.

— Malheureuse ! s’écria-t-elle, oubliez-vous que d’un geste je pourrais vous écraser !

Laure l’oubliait d’autant moins que sa seule ambition était déjà écrasée.

Mme  de Sampierre avait à la main la lettre de l’esprit. Elle frappa sur le papier et poursuivit.

— Ah ! vous ne voulez pas que je retrouve mon fils ! Eh bien ! madame la baronne, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je passe pour faible de caractère, mais c’est une erreur, et puisque vous avez bravé ma puissance, plus de ménagements ! J’ai mon fluide et nous allons voir !

Joignant le geste à la parole, Domenica leva les deux mains à la fois et se mit à asperger de tout son cœur.

Son mouchoir était tombé d’un côté, la lettre-miracle de l’autre. Elle n’en savait rien. Elle travaillait comme les batteurs en granges, s’exaltant de plus en plus et arrivant à une sorte de transport.

— Tu me céderas ! disait-elle, employant à son insu cette forme si étrangère à ses habitudes : tu me céderas, ou je te briserai !

Nous n’avons pas besoin de constater que sa victime, malgré l’averse magnétique qui tombait sur elle, jouissait de son parfait sang-froid.

Dès qu’elle vit tomber la lettre, Laure donna des signes de détresse.

— Ah ! ah ! fit la marquise de sa voix essoufflée, moi, je n’éprouve aucune fatigue ! Aucune personne ne connaît ma force !

Elle se mit en mesure de redoubler, mais Laure lui dit tout bas :

— Vous vous servez d’une arme que vous ne connaissez pas, madame. Ne voyez-vous pas que je vais mourir ?

La marquise recula de plusieurs pas, saisie d’une épouvante inexprimable. Pas un instant elle ne mit en doute la vérité de cette affirmation.

— Grand Dieu ! pensa-t-elle, j’aurais dû me méfier de ma puissance !

Puis, ramenée par l’élan de son bon cœur :

— Ma petite ! oh ! ma pauvre petite ! je vais vous calmer. Il faut donc que j’aie perdu la tête pour vous traiter ainsi, mon cher ange !

Laure avait toujours les yeux grands ouverts, mais sa tête pendait sur sa poitrine. Quand la marquise voulut la secourir, elle lui dit :

— Ne me touchez pas !

Domenica joignit ses mains et se prit à trembler des pieds jusqu’à la tête.

— Mais que faire, chérie, que faire ? s’écria-t-elle. Je vous jure que je voulais seulement…

— Ouvrez la fenêtre ! interrompit Laure.

Domenica, chancelante qu’elle était, s’élança pour obéir.

Aussitôt qu’elle eut tourné le dos, le regard de Laure s’alluma. Elle se pencha rapide comme l’éclair, et saisit la lettre qui était à terre.

En ce moment, la marquise se retourna.

— De l’air ! par grâce ! prononça faiblement Laure.

La marquise s’accrocha à l’espagnolette.

Laure, qui avait ouvert la lettre toute prête sous son fichu, la mit au jour et y jeta un coup d’œil, — un seul.

Après quoi, elle la lança aussi loin que possible, vers la place où la marquise s’asseyait tout à l’heure. Le papier, adroitement dirigé, alla tomber près du mouchoir, et Laure avait déjà repris son apparence pétrifiée quand Domenica revint à elle.

— Sentez-vous l’air frais, chérie ?

— Sortez ! dit Laure.

Le premier mouvement de la pauvre marquise fut d’obéir, mais la réflexion l’arrêta.

— Mignonne, dit-elle avec supplication, je ne peux pas vous laisser ainsi. Dites-moi que vous allez un petit peu mieux ! Ah ! quelle aventure !… et pourtant, se reprit-elle docilement en ramassant la lettre avec son mouchoir, si ma présence vous cause de la peine…

— Éveillez-moi ! interrompit Laure.

— Oui, chérie, tout de suite.

Mais avant même qu’elle eût dessiné la première passe transversale, Laure se dressa comme un ressort.

— Je vois ! dit-elle. Qui a écrit cela ?… Est-ce lui ! Est-ce lui-même !…

Elle s’arrêta. La marquise dit, les larmes aux yeux :

— Ah ! chérie ! c’est justement ce que je voulais vous demander ! Qui a écrit cela ? Répondez ! répondez !

— Et qui a écrit le reste ? poursuivait Laure sans écouter. Ce n’est ni la même main, ni la même pensée…

Et avec une extrême lenteur, elle lut, l’œil fixé dans le vide :

« Entre mille, quand il passera, vous le reconnaîtrez à sa tête qui penche… »

— C’est cela ! s’écria la marquise en rouvrant la lettre, textuellement cela !

« Et alors, continua Laure, toujours lisant, demandez-lui pourquoi sa tête est ainsi inclinée. Ce qu’il vous montrera ressuscitera pour vous l’heure terrible qui est morte depuis vingt ans… »

— C’est cela ! répéta Domenica, c’est le post-scriptum tout entier !

— Silence ! fit Laure.

C’était vraiment une belle comédienne. Elle avait attaché sur son visage le masque désespéré de la Sibylle forçant les secrets de Dieu.

— C’est moi qui veux savoir ! reprit-elle après un silence. Je cherche Domenico de Sampierre. Je veux le voir !… Je l’aperçois, je l’atteins… quelle puissance décevante m’en avait donc montré un autre ?…

Domenica n’osait plus bouger. Et en effet, ce n’était point pour elle que Laure semblait parler désormais. En apparence, Laure ne savait même pas que quelqu’un restait auprès d’elle. Tout entière à sa tâche épuisante, elle luttait corps à corps avec le mystère.

— Oui… oui, fit-elle d’une voix qui n’était plus la sienne et que sa compagne écoutait avec d’avides terreurs, c’est lui ! l’enfant que la mort guettait à l’heure de sa naissance !… mais l’autre, alors ?… Ils sont deux ; l’un est vrai, l’autre est faux… et comment la pauvre mère va-t-elle choisir ?

— Oh ! pardon ! pardon ! fit la marquise dont les mains frémissantes se tendaient vers elle, chère âme que j’ai méconnue ! Êtes-vous assez bonne ! accordez-moi mon pardon !

— Venez ici ! dit Laure.

Domenica s’approcha et, malgré elle, ses genoux fléchirent dans l’excès de sa religieuse émotion.

— Vous le voyez, chérie disait-elle à travers ses sanglots, vous voyez mon enfant bien-aimé ?…

— Donnez-moi votre main ! commanda Laure dont la voix faiblissait à mesure que son accent devenait plus impérieux : je ne sais pas si le souffle va me manquer trop tôt. Je joue mon existence.

— Arrêtez-vous ! s’écria la marquise, je vous en prie ! Si vous alliez mourir !

— Donnez votre main, vous dis-je !

La marquise obéit et baisa la main qui prenait la sienne. Laure continua :

— Priez ! priez ardemment ! je vois !

On ne l’entendait presque plus. Un râle était dans sa gorge et sa prunelle se noyait.

— Je vois… le voilà ! Sa tête est penchée sur son épaule, parce que… Ah ! il y a longtemps ! Je vois cette chambre de la vieille demeure aux lambris somptueux… votre lit de douleur… un homme ! quelque chose brille dans sa main… Et vous êtes là, vous, la jeune mère, et l’homme frappe…

Elle poussa un grand cri :

— Du sang ! à la gorge d’un ange !

Elle se laissa aller de son haut et Domenica, entraînée dans sa chute, l’entoura de ses bras, en criant :

— Oh ! vous avez tout vu ! je vous crois ! je vous crois ! un mot encore ! un seul ! quand mon Domenico sera-t-il dans mes bras ?


XXXVII

FIN DE LA CONSULTATION


La baronne Laure de Vaudré était étendue sur le tapis, la tête renversée dans ses grands cheveux épars. Domenica, en proie à un délire véritable, baisait ses mains froides en sanglotant :

— Un mot, chérie, répéta-t-elle, encore un mot ! Qu’est-ce que cela vous fait de dire encore un mot ? Quand le verrai-je ? ayez pitié de moi !

Les lèvres de Laure remuèrent.

— Ce soir ? vous dites ce soir ! s’écria Domenica ivre de joie. Voulez-vous la moitié de ma fortune ? Je vous crois. Ce doit être vrai. Tout ce que vous avez dit est vrai… Ah ! qui peut nier la bonté de Dieu ! Quelle mère pourrait reconnaître, après vingt ans, le petit enfant qu’elle n’a pas revu depuis l’heure où il tomba de son sein ! Ils disaient que j’étais folle d’espérer, folle de chercher et ils avaient bien raison, puisqu’ils comptaient sans la miséricorde de Dieu ! c’est la blessure elle-même qui porte témoignage ! Chère belle, est-ce que vous ne m’entendez plus ?

La tête de Laure fit un signe imperceptible.

— Vous êtes mieux, n’est-ce pas ? On ne meurt pas de cela ! Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous éveiller. Est-ce que vous êtes encore fâchée ? Tenez, je baise le bas de votre robe, je me traînerai à vos genoux ! c’est vous qui me l’avez rendu, mon Domenico ! mon amour ! mon Dieu ! Je vous aime presque autant que je l’aime !

Laure eut encore un mouvement de lèvres :

— Le miroir !

La marquise le lui présenta, et Laure dit plus distinctement dès qu’elle l’eût touché :

— La bague !

Au moment où Domenica la lui tendait, Laure se souleva sur le coude. Sa main droite entoura le poignet de la marquise comme un bracelet de glace.

— On meurt de cela ! dit-elle très-bas, répondant à l’un des derniers mots de sa compagne. Jamais je ne serai si près de la mort sans y tomber. Je vous défends de me dire, quand je vais être éveillée, ce qui s’est passé pendant mon sommeil. Vous entendez : je vous le défends !

Elle toucha la bague et son corps eut dans toutes ses parties un tressaillement bref.

— Écoutez ! fit-elle, vous avez eu de moi ce que nul n’aura plus. Ne vous fiez à personne. Je ne sais pas si votre fils vous aime ; ne vous fiez pas à lui ; ne vous fiez pas à celle que vous appelez votre fille : Charlotte d’Aleix ; ne vous fiez pas même à moi ! Vous êtes trop riche. Et il se peut que vous soyez pauvre quelque jour. Moi, ma tâche est remplie : j’ai tenu la promesse que j’avais faite à mon maître mourant. Prenez garde surtout à l’homme qui porte indignement le nom de Tréglave. J’ai tout dit.

La bague, élevée avec lenteur, vint effleurer sa lèvre et tout aussitôt elle regarda fixement le miroir. Un geste qui n’admettait point de réplique avait réduit Domenica au silence.

Au bout de quelques secondes, Laure se mit sur ses pieds sans efforts ; mais elle fut obligée de chercher le canapé où elle se laissa tomber en riant comme un enfant qui s’est étourdi à force de tourner.

Un instant, elle cacha ses yeux éblouis derrière ses doigts. Avec ses beaux cheveux dénoués et sa robe en désordre, elle était la jeunesse même et jamais Domenica ne l’avait vue si charmante.

— Vous m’avez fatiguée un peu, chère madame, dit-elle. Êtes-vous contente de moi ? Vous ai-je répondu comme il faut ?

Domenica la regardait interdite. Pendant que Laure parlait, la dernière trace de fatigue s’évanouissait. Elle était toute brillante d’insouciance et de gaieté.

— Mais que m’avez-vous donc fait ? s’écria-t-elle en sentant sur ses épaules les boucles de ses cheveux épars. Pourquoi m’avez-vous décoiffée ?

Elle se regarda vivement dans la glace et s’écria en éclatant de rire :

— Bien sûr que j’aurai été méchante et que vous m’aurez battue !

Ses yeux rencontrèrent la pendule ; elle ajouta, sincèrement étonnée :

— Une heure de l’après midi ! et je ne suis pas encore habillée ! je vais vous demander ma liberté, chère Madame… Quand je reviens de l’autre monde, je ne sais plus trop où je suis. Est-ce bien aujourd’hui que nous dansons à l’hôtel de Sampierre ?

— Oui, répondit Domenica dont l’émotion contrastait avec cette gaieté, c’est aujourd’hui. Et si vous saviez, ma chère enfant, si je pouvais vous dire…

— Quoi donc ? fit la charmante baronne dont les yeux brillaient de curiosité.

— Vous m’avez défendu, répliqua la marquise, de vous révéler vos propres secrets.

Le sourire de Laure s’imprégna de mélancolie.

— Faites donc comme il vous a été ordonné, dit-elle, et à ce soir.


XXXVIII

SURPRISES


— Vous pouvez entrer, dit Laure aussitôt que la marquise l’eut quittée.

Elle parlait bas. C’était peut-être encore de la sorcellerie, car elle semblait s’adresser à quelqu’un d’invisible qui aurait été dans l’autre salon.

Mais si ce quelqu’un était un esprit, il n’entendit pas, sans doute, ou bien sa fantaisie ne fut point de répondre ; le silence continua de régner dans l’appartement.

Au dehors, sur le pavé muet de la rue Saint-Guillaume, le coupé de Mme  la marquise de Sampierre roula.

Quoique Laure n’eût point reçu de réponse, elle croyait encore à la présence d’un mystérieux compagnon, car elle reprit :

— Donat, mauvais sujet, vous pouvez vous montrer, elle est partie.

Puis elle ajouta, non sans impatience :

— Voyons, Mylord, précieux Domenico ! héritier de Saint-Pierre et de Constantin, sortez de votre trou !

Ce deuxième appel n’eut pas plus de résultat que le premier. D’un mouvement brusque, où il y avait déjà de la colère, Mme  de Vaudré releva ses cheveux devant la glace.

No 4 ! dit-elle, avancez à l’ordre !

Point de réponse encore.

Laure s’élança vers le grand salon dont la porte restait entrouverte.

À ce moment, Hély, la méthodiste consolidée et trois fois purifiée, parut sur le seuil opposé.

— Monsieur Vincent, dit-elle, demande à parler à madame la baronne.

— Qu’est-ce que c’est que M.  Vincent ?

— Je n’en sais rien, mais il dit que Mme  la baronne connaît bien celui qui l’envoie.

— Et qui est celui qui l’envoie ?

Pendant cet échange des paroles, Hély avait traversé le petit salon. Elle tenait un pli à la main.

— Le nom est là dedans, dit-elle.

Laure déchira l’enveloppe et changea de couleur.

Hély continuait :

— J’avais dit d’abord que Mme  la baronne était occupée, mais ce monsieur a vu sortir Mme  la marquise et c’est alors qu’il a mis ces deux mots sous enveloppe.

— Faites entrer ici et attendre, dit Laure. Allez.

Elle avait tourné le dos. Si habituée qu’elle fût à composer ses traits, elle sentait bien cette fois que son visage parlait malgré elle.

Le papier contenu dans l’enveloppe n’avait qu’une ligne ainsi conçue : « À Laura-Maria, de la part du vicomte Jean de Tréglave. »

Hély se retira et revint l’instant d’après au petit salon avec M.  Vincent, qui prit place paisiblement dans le fauteuil, occupé naguère par Domenica. Laure n’était déjà plus là. Elle avait passé dans le grand salon et refermé la porte sur elle. Il semblait que la foudre l’eût touchée. Elle se pencha vers le trou de la serrure pour voir celui qui venait d’être introduit. M.  Vincent s’était assis juste en face de la serrure ; il feuilletait des papiers, Laure le considéra attentivement.

— Laura-Maria ! murmura-t-elle. Vingt ans écoulés ! Jean de Tréglave ! l’ai-je donc évoqué ? Et c’est cet homme-là, Vincent Chanut, un des plus adroits limiers de Paris qui entame la partie contre moi ! vais-je perdre ?

Elle regarda tout autour d’elle avec égarement ; elle avait presque oublié son autre rendez-vous, mais les débris d’un vase de porcelaine, épars sur le tapis, aux abords de la fenêtre, la ramenèrent vers les nécessités de la situation.

Ceci était l’ouvrage de l’Esprit, et Laure avait quitté le petit salon précisément pour avoir une explication avec l’Esprit.

Elle reprit possession d’elle-même par un vigoureux effort et marcha vers la fenêtre au devant de laquelle un rideau se drapait. Contre son attente, le rideau soulevé ne lui laissa voir personne. Il n’y avait là que le piédestal de marbre d’où la potiche était tombée.

— Serait-ce l’effet du hasard ? pensa-t-elle.

Elle courut à la porte du boudoir qui était fermée en dedans et munie de son verrou, comme elle l’avait laissée. Il paraissait impossible qu’on se fût introduit au salon par cette voie.

Mais au moment où elle allait tirer le verrou, avant de tourner la clef, Laure aperçut un cheveu enroulé autour du bouton. Son regard eut cette lueur que l’admiration allume dans la prunelle du véritable artiste à la vue d’un chef-d’œuvre. Elle se pencha pour examiner de plus près et découvrit une fine écorchure au-dessous de la clef.

Laure ne chercha plus. La trousse de Mylord Torticolis avait des bijoux en fait d’instruments, et le proverbe des voleurs de Londres dit : « Si l’aiguille passe, l’homme passera. »

Quand Laure ouvrit enfin la porte, elle avait rejeté loin d’elle tout symptôme de trouble, et en apparence, du moins, jamais sourire plus victorieux n’avait éclairé sa beauté.

Elle n’eut pas besoin de chercher ; le premier objet qui frappa ses yeux, ce fût Mylord, couché tout de son long sur un sopha et donnant comme un bienheureux, entre les deux excellents volumes ; prêtés par Hély : La Série des preuves et le Jardin de la contreverse.

À vrai dire, il avait une excuse. On le faisait attendre depuis assez longtemps pour que la patience la plus stoïque eût acquis droit de lassitude, mais outre que Mylord était un formaliste décidé, esclave de toutes les convenances, Laure savait parfaitement qu’il avait eu de quoi occuper les loisirs de son attente.

Quoi qu’il en soit, il dormait dans la pose d’Endymion caressé par la lune. Il avait mis son bras sous sa nuque comme le petit fils de Jupiter et sa tête se renversait dans l’abondance de ses cheveux. Chacun sait bien qu’un défaut physique peut disparaître absolument dans certaines attitudes, et Mylord en avait choisi une qui supprimait tout prétexte à son surnom de Torticolis.

Il était en vérité charmant garçon et son cou blanc, incliné avec grâce dans le sens de sa déviation, provoquait le regard.

Non pas à demi, je tiens à mentionner cette circonstance ; Mylord avait ôté sa cravate et lâché le bouton de sa chemise.

Il faisait très-chaud ; madame la baronne de Vaudré ne chercha d’abord aucune autre raison, pour expliquer le sans-gêne de Mylord ; mais en approchant, elle fut frappée du soin qu’il avait mis à composer son attitude. Tout tableau a sa pensée. Si un photographe eût saisi le sommeil de Mylord, on aurait pu écrire au bas de l’estampe : « Un jeune monsieur qui veut montrer son cou. »

Laure connaissait déjà son Mylord sur le bout du doigt. Elle obéit à l’injonction de l’écriteau et regarda.

C’était pour elle le jour aux surprises. Le hasard lui rendait avec usure les diableries qu’elle venait de prodiguer à la pauvre marquise.

Le cou de Mylord montrait une longue cicatrice semi-circulaire et que nous ne pouvons mieux décrire qu’en la comparant à la trace laissée par un couperet de guillotine, employé à rebours, c’est-à-dire ayant frappé l’homme, renversé, le visage en l’air.

Ç’avait dû être une horrible blessure et l’on pouvait s’étonner de voir vivante la personne qui avait reçu un pareil coup.

Mais ce n’était pas une bien grosse cicatrice, ni surtout bien profonde. Dans toute son étendue la plaie s’était refermée presque hermétiquement, formant une fine couture. Au centre, seulement, non loin du nœud de la gorge, deux traces restaient beaucoup plus marquées.

Une idée traversa l’esprit de Laure. Certains mendiants sont peintres et se font des blessures à la détrempe qui sont de purs chefs-d’œuvre. Mylord avait entendu tout ce qui s’était dit dans le petit salon pendant la séance de somnambulisme, Laure en était sûre. Il savait donc désormais, que pour tout acte de naissance, Domenico de Sampierre n’avait que la trace de cette plaie si facile à reconnaître…

Laura mouilla le bout de son doigt et frotta bien doucement la blessure…


FIN DU PREMIER VOLUME


Princesse Charlotte.

Séparateur


I

DEMANDE EN MARIAGE


Au contact du doigt mouillé de Laure, Donat, dit Mylord eut un tressaillement léger, mais il ne s’éveilla pas. La cicatrice était authentique et parfaitement naturelle.

Laure n’avait pas beaucoup de temps à perdre ; nous savons qu’un autre point d’interrogation l’attendait au petit salon où Hély avait introduit M. Vincent, et cependant Laure se laissait aller malgré elle à chercher la solution de ce singulier problème.

Son esprit travaillait. En somme, il y avait là une indication positive. Laure l’admettait, la pesait à sa juste valeur, la discutait de bonne foi, mais n’y croyait pas.

Au bout de quelques minutes, Mylord se mit à sourire et rouvrit ses yeux que le sommeil ne chargeait point.

— Madame, dit-il d’un air goguenard, ma nuque s’engourdit : avez-vous assez regardé ?

— Vous ne dormiez donc pas ? demanda la baronne.

— Non ; je voulais vous laisser la facilité de bien voir.

Il se mit sur son séant et rattacha le bouton de sa chemise en ajoutant :

— Je suis un gentleman. J’apprendrai vite le métier de prince, et la grosse dame qui est ma chère maman pouvait tomber plus mal !

— Quel petit serpent vous faites ! murmura Laure qui avait les yeux baissés.

Mylord sourit orgueilleusement et rétablit avec soin le nœud de sa cravate. Laure continua :

— Je vous avais témoigné beaucoup de confiance, Donat, une confiance absolue.

— C’est-à-dire, madame, que vous comptiez vous servir beaucoup de moi.

— J’avais pour vous une véritable affection…

— C’est-à-dire, traduisit encore l’élève de Jos. Sharp en rougissant pour tout de bon, que vous aviez dirigé vers moi des regards coupables.

Il s’était redressé. La fière sincérité de la vertu éclairait sa prunelle. Laure garda son sérieux.

— Comment se fait-il que vous ayez cassé le vase du grand salon ? demanda-t-elle.

Mylord perdit du coup une notable portion de son arrogance.

— Vous savez, répliqua-t-il d’un air embarrassé, quand on ne connaît pas les êtres… J’ai entendu qu’on venait, je me suis lancé dans l’embrasure. Ce n’est pas la place d’une potiche, soyons juste !

— Vous avez eu du bonheur, de n’être pas découvert, ami Donat !

— Si j’avais été découvert, vous n’étiez que deux femmes et je suis toujours armé.

— Est-ce que vous nous auriez tuées ? s’écria Laure.

— Je ne savais pas encore que la grosse lady était ma mère, répondit Mylord. D’ailleurs, j’appartiens à une école, et il y a les principes. Pour chaque cas donné, la théorie fournit la pratique à suivre. Je n’en suis pas à mon coup d’essai, madame.

— Vous avez déjà tué ? dit Laure qui baissa la voix malgré elle.

— Trois fois, repartit Mylord, et la première…

Il n’acheva pas. Vous eussiez dit qu’une main mystérieuse étranglait la fanfaronnade dans sa gorge.

Assurément, la belle baronne n’en était pas non plus à son coup d’essai. Il est probable même qu’au jeu du mal, elle eût rendu bien des points au disciple de Jos. Sharp. Et pourtant cet étrange compagnon lui faisait froid.

Il y avait pour elle quelque chose de redoutable dans cette créature hybride qui semblait faite de contrastes : enfant et vieillard à la fois, naïf et rusé, amalgamant la pudeur et l’effronterie, plein de gaucheries, mais adroit comme un prestidigitateur, assassin effrayé par un péché véniel, rangé, formaliste, bohémien capable de tout excepté d’un bon mouvement, presque beau garçon quoique contrefait, comique avec gravité, cagot frotté d’athéisme et sinistre sous sa douceur comme un couteau de table qui tuerait entre les repas !

Ces animaux-là peuvent naître n’importe où, mais le dressage ne s’en fait qu’en Amérique ou en Angleterre.

— La première fois ?… répéta Laure.

Mylord la regarda de travers et répondit sèchement :

— Je ne suis pas ici à confesse.

— C’est juste, dit la baronne ; seulement, mon cher garçon, je vous ferai observer que vous avez mal récompensé ma confiance. Avec les autres, j’ai gardé mon masque, tandis que je vous introduisais dans ma propre maison…

— À combien évaluez-vous le bien de cette marquise ? interrompit Mylord.

Mme  de Vaudré s’assit auprès de lui sur le divan et il se recula aussitôt d’un mouvement plein de pruderie.

— Vous ne répondez pas ? dit-il.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? demanda Laure.

— Puisque je suis l’héritier.

— En êtes-vous bien sûr ?

Elle le regardait en dessous.

— Faut-il ôter de nouveau ma cravate ? dit-il d’un air résigné.

— Non. Peut-être savais-je d’avance ce qu’il y a dessous. Peut-être même avais-je l’intention de m’en servir, mais dans une association il ne peut y avoir deux maîtres.

— C’est clair : je suis le maître.

— Je crois plutôt que vous êtes un employé congédié. Vous ne faites plus partie de l’association, Donat.

— Passez-vous donc de moi ! s’écria Mylord. Je vous en défie !

— Nous essayerons, dit la baronne.

En même temps, elle voulut se lever, mais les doigts de Mylord s’étaient refermés sur son poignet. Leurs yeux se heurtèrent. Laure l’examinait curieusement. Elle était brave. À la première lueur de menace qui s’alluma ans la prunelle de Mylord, elle dit froidement :

— Connaissez-vous M.  Chanut ?

Les paupières de Mylord eurent un frémissement.

— Moi, je le connais très-peu, poursuivit Laure. C’est aujourd’hui sa première visite. Il m’attend de l’autre côté de cette porte, et vous m’excuserez si j’abrège notre entrevue.

Mylord lâcha son poignet. Laure reprit :

— Je ne voudrais pas le faire attendre : c’est un homme à ménager. Vous savez, je ne vous en veux pas du tout pour votre manque de galanterie, ajouta-t-elle en agitant sa main qui portait une légère trace de pression. Le respectable docteur Jos. Sharp n’a pu vous enseigner les usages du monde parisien qu’il ne connaissait pas. Je vous pardonne aussi l’accident arrivé à mon vase et l’indiscrète curiosité qui l’a produit. Quand je vous ai ouvert ma porte, je savais bien que je n’introduisais pas chez moi un modèle de délicatesse…

— Madame, interrompit Mylord piteusement, je suis un gentleman !

— Certes, certes, un parfait gentleman… Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre mère ?

— Je viens de la voir pour la première fois, madame, et je sens que je l’aimerai.

— Pas celle-là, mon camarade, l’autre ; celle qui vous accusera un jour d’avoir retiré l’échelle…

— Madame !… balbutia Mylord épouvanté.

— Votre père en mourut, ami Donat, et c’est cela que vous n’osiez pas dire tout à l’heure.

Mylord baissa la tête franchement.

— Parfait ! dit Mme  de Vaudré. Je reconnais là mon sauvage. Jamais les Iroquois ne continuent la bataille une fois qu’ils sont découverts. Vous aviez cru que vous pouviez vous passer de nos associés, ce qui est, en effet, possible, et même de moi, ce qui est absurde. Mon camarade, vous êtes un jeune serrurier de beaucoup de mérite, mais pour faire un prince, avec cela il faudrait…

— Il ne faudrait que votre volonté, madame, interrompit Mylord en relevant sur elle son regard grave et soumis.

— C’est exactement vrai, dit Laure, et même votre audacieux abus de confiance, le Post-Scriptum ajouté par vous à la lettre que je vous avais confiée, nous aiderait positivement dans cette voie… mais, malheureusement, la place est prise.

— Par qui ?

— Par le vrai fils de Sampierre.

— Où est-il ?

— Dans ma main.

— Qui est-il ?

— Votre associé et votre maître.

— C’est lui le no 1 ! prononça tout bas Mylord.

La baronne souriait. Mylord était sombre comme la nuit. Il semblait réfléchir profondément.

— C’est bien, reprit-il, je le tuerai ; j’en ai le droit puisqu’il me prend ce qui est à moi. Le vrai Sampierre est mort ; vous avez fabriqué celui-là, et il doit être mieux réussi que moi, car il n’y a rien de si adroit ni de si habile que vous. La femme est la coupe de perdition ! La femme est le serpent, source de tout venin ! La femme est le courtier infatigable qui voyage pour le compte de l’enfer ! La femme…

Il s’arrêta pour reprendre haleine. Il parlait avec une animation extraordinaire. Ses lèvres fiévreuses tremblaient. Quelque chose d’inouï s’agitait dans ce cerveau baroque où la tempête couvait toujours sous l’apparence du calme plat.

Laure se tenait sur ses gardes et elle avait raison, car elle allait subir une rude attaque.

— La femme, reprit Mylord en fermant les poings, est la pierre d’achoppement spirituel, la tentation, la damnation ! Je hais la femme. Jos. Sharp m’avait dit : « Tout est permis excepté la femme ! » il avait raison, mais il ajoutait : « À moins que ce ne soit pour affaires. » Il avait tort !… Écoutez-moi bien ! je suis jeune, j’ai des talents, de la conduite et des agréments personnels. Le léger défaut de symétrie qui incline ma tête n’a rien de répugnant puisqu’il provient d’une blessure. Je possède encore la fleur de ma candeur, je le jure ! Je puis vous sacrifier tout cela si vous voulez mettre de côté le no 1 et me donner sa place.

Il fixait sur la charmante baronne un regard mendiant, tout plein d’une étrange passion, mais plus froid que la glace : regard de Shylock adolescent qui dévore le bénéfice d’un marché.

Ce regard, Mme  de Vaudré l’accueillait, l’enveloppait dans le plus coquet de ses sourires et « jouait avec », pour employer la formule vulgaire qui est académique chez nos voisins les Anglais.

— Est-ce que vous m’aimeriez, Donat ? dit-elle doucement.

Il fut un peu étonné. Le mot lui parut vif et surtout étranger à la question.

— Dans la purification du troisième ordre, répliqua-t-il, le célibat est recommandé comme supériorité d’état, mais le mariage n’est pas défendu. C’est ce qu’on nomme la tolérance du péché d’alliance, et le saint Nicholas Daws admet les excuses fondées sur l’intérêt sérieux. Que serait une religion qui entraverait Les affaires ?

— Un non-sens, répondit Laure… Vous m’intéressez beaucoup, Donat.

Mylord avait quelques gouttes de sueur sous les cheveux.

— Je consentirais donc, poursuivit-il, à contracter mariage avec vous, et alors vous partageriez légalement tous les avantages de ma nouvelle position, aussitôt que je serais reconnu en qualité d’héritier unique des familles de Sampierre et Paléologue. Je pense que ce serait un joli parti pour vous.

— Et que deviendrait le numéro 1 ?

— Je me chargerais de tout ce qui le concerne.

Laure songeait.

— Donat, dit-elle après un silence, vous allez monter en voiture sur-le-champ et vous rendre à ma maison de Ville-d’Avray. Vous y trouverez les nos 2 et 3… et d’autres encore. Soyez discret et que votre obéissance me fasse oublier vos péchés. Votre proposition est raisonnable, je demande le temps d’y réfléchir.

— Réfléchirez-vous longtemps, madame ?

Du revers de ses doigts, Laure lui effleura la joue.

— Quel amoureux ! dit-elle. Un peu de patience : cette nuit verra du nouveau… allez, Donat, je vous aurai rejoint dans une heure.


II

DEUX BONNES LAMES


Vincent Chanut était de ces hommes qui ne s’ennuient jamais. Pour passer son temps agréablement, il n’avait pas même besoin des Sept parfums du sanctuaire, ni du Jardin de la controverse ; ses petits papiers lui suffisaient. Il portait sa joie dans sa poche, et, dès qu’il avait une minute, il égrenait son chapelet d’informations avec un plaisir toujours nouveau.

Ils sont rares, les heureux qui réalisent pour leur propre usage les poétiques imaginations de Charles Fourrier, ce vaste génie, si mal connu, dont la formule appliquée mettrait fin tout d’un coup aux misérables agitations de notre siècle. Chaque créature humaine, dit-il, a sa vocation et chaque vocation a sa créature : cela ressort de la toute-sagesse de Dieu. Il ne s’agirait donc que de trier parmi les grandes dames celles qui ont des instincts de cuisinières et parmi les cochers ceux qui se résigneraient à être ducs. C’est une affaire de soins. Et une fois que tout Belleville serait inscrit à la Salle des croisades, le monde irait, soyez certains de cela.

M.  Chanut était né policier, comme le grand Condé, général d’armée. Il avait eu son Rocroy aux environs de ses dix-huit ans, ainsi que nous avons déjà pu le dire et, déjà revêtu de la dignité d’agent auxiliaire (no 17), il s’était promené dans les dessous de notre histoire dès le temps où elle déroulait ses premières scènes à l’hôtel Paléologue.

Depuis lors, à l’exemple de tous ceux de son métier, il avait été mêlé à une innombrable quantité d’aventures publiques et privées où son sang-froid professionnel coudoyait toutes sortes de passions, où son paisible caractère passait à travers les drames les plus violents, où son honnêteté, j’allais dire sa candeur vivait de pair à compagnon avec le crime.

La salamandre est au frais dans le feu. M.  Chanut savait, assurément, le monde sur le bout du doigt, et, mieux que n’importe quel romancier ; mais c’était une science d’État, et qui ne tirait les conséquences, ni en long, ni en large. Il était limier par instinct, en dehors de toute philosophie. Il ne croyait pas aux calculs déductionnistes des charlatans américains et anglais qui essayent d’idéaliser la détection, et de remplacer le témoignage des sens par des probabilités algébriques.

Sans mépriser le raisonnement, il allait vers les faits. Sa force était dans sa mémoire.

La veille, nous nous en souvenons, Vincent Chanut s’était promis de placer capitaine Blunt en face de la française, dont le portrait avait fait naître chez le frère du vicomte Jean une si profonde émotion.

Depuis ce moment-là, l’ancien inspecteur avait travaillé sans relâche. Il était content de lui-même, et pensait être armé de toutes pièces. L’Observation est aussi une science exacte ; M.  Chanut arrivait chez Laure sûr de son fait, comme Herschel lorsqu’il agrandissait le télescope pour fouiller le vide apparent où il devinait sa planète invisible.

En entrant, M.  Chanut s’était dit : « Voilà la tanière, la bête est là, prenons l’affût. »

L’extrême décence de la maison ne l’inquiétait point, l’air ultra-respectable de la vertueuse Hély ne lui inspirait aucun doute. Une fois assis au petit salon, et malgré la longueur de l’attente, il n’eut pas une minute d’impatience entre ses réflexions et ses petits papiers. Mme  la baronne de Vaudré était « la Française » voilà le fait acquis : la porte, en s’ouvrant tôt ou tard, allait lui montrer l’original de la miniature laissée par l’ancien chercheur d’or, Arrégui.

La porte s’ouvrit. Il a été donné à chacun de vous, sans doute, d’admirer, au moins une fois en sa vie, une vraie comédienne. Je dis ceci par politesse et pour ne froisser personne, car elles sont rares. Celles de théâtre (il y en a de magnifiques) ont à leur disposition des moyens matériels que l’art du costumier, l’art du coiffeur et l’art du peintre sur peau, combinés avec l’éclairage d’une part, avec l’éloignement perspectif de l’autre, peuvent pousser jusqu’à la toute-puissance.

Nous ne parlons pas ici de celles-là, mais bien des autres qui ne montent pas sur les planches : de celles qui jouent leur rôle à bout portant, sous la lumière du soleil, et qui n’ont d’autre ressource que leur génie.

Quand Laure entra, la bonne Domenica aurait vainement cherché en elle « sa chérie » la gracieuse femme toute brillante de charme et de jeunesse dont nous avons pu dire en toute vérité qu’elle se donnait trente ans, mais qu’elle n’en paraissait pas vingt-cinq. Par un coup de baguette, le portrait de Mme  L. de V., si remarqué au dernier Salon était devenu un effronté mensonge, et quant à la miniature d’Arregui, il n’en fallait même pas parler.

Et pourtant, Arregui avait dit : « C’est ressemblant comme deux gouttes d’eau, vous la reconnaîtrez entre mille ! »

On peut affirmer que Vincent Chanut en avait vu bien d’autres, et cependant au premier moment, l’idée lui vint que Mme  la baronne, craignant de se montrer à lui, s’était fait remplacer par quelque dame de confiance, encore plus « convenable » et mieux confite en méthodisme que l’austère Hély.

C’était du reste le même genre qu’Hély : une brebis du saint Nicolas Daws, mais d’un étage évidemment supérieur, parvenue au quatrième, ou même au cinquième ordre de purification.

Comment cette métamorphose s’était-elle produite ? Il n’y avait aucun changement appréciable dans la toilette décrite par nous au début de l’entrevue de ce matin, entre Domenica et sa belle petite ; la coiffure seule avait été refaite à la hâte et sans aucune affectation d’austérité. On n’avait même pas ajouté de bonnet pour rendre le front maussade, ni de guimpe pour crier : « Voyez jusqu’où monte ma pudeur ! »

il n’y avait rien par le fait, sinon la comédienne elle-même et son prodigieux mérite. Sa volonté la transformait dans une mesure très-large, mais en même temps très-sobre, sans invraisemblance ni choc par la simple suppression des prestiges qui étaient le fruit de son art, aidé par l’étrange et longue complicité de la nature. Elle était belle à cette heure comme le sont les belles femmes ayant passé quarante ans, tristes de leur jeunesse perdue, et réfugiées aux étages les plus inaccessibles du sérieux.

Elle salua M.  Chanut avec une bienveillance grave et l’invita du geste à se rasseoir en disant :

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre.

— C’est bien à madame la baronne de Vaudré que j’ai l’honneur de parler ? demanda Vincent Chanut respectueusement.

— Oui, répondit Laure, qui s’assit à son tour.

Elle tira de sa poche la carte de Vincent, qu’elle relut attentivement, puis elle releva sur lui son regard.

— Tout d’abord, dit-elle, je vous remercie de l’empressement que vous avez bien voulu mettre à répondre à mon appel. C’est ce matin seulement que je vous ai écrit…

— Permettez, interrompit Chanut, je n’ai pas eu l’honneur de recevoir votre lettre.

Laure examina de nouveau la carte et laissa paraître une nuance d’embarras sur son visage.

— Les deux noms qui sont là, murmura-t-elle : Laura-Maria et Tréglave, se trouvaient également dans ma lettre ; cela m’a fait croire que vous étiez le célèbre M.  Chanut.

On peut trouver des gens qui ne boivent jamais entre leurs repas, il y en a même encore quelques-uns pour résister à la contagion du cigare, mais je n’ai jamais rencontré celui qui refuse un petit verre de gloire. Vincent eut un sourire entre cuir et chair.

— Bien pauvre célébrité, madame la baronne, répondit-il, mais enfin, telle qu’elle est, je ne puis la renier : Je suis l’ancien inspecteur Chanut, et si je n’ai pas écrit mon nom tout entier sur ma carte, c’est que, généralement, la célébrité dont nous parlons ici, ferme pour moi plus de portes qu’elle n’en ouvre. Quant aux deux autres noms, Laura-Maria et Tréglave, en les inscrivant sur ma carte, je n’ai fait qu’obéir aux ordres exprès de mon client.

— Celui qui vous envoie vers moi ?

— Oui, madame la baronne.

— Alors, monsieur Chanut, au lieu de vous interroger comme je l’espérais, c’est moi qui vais subir un interrogatoire ?

— Madame, je vous prie de remarquer que je suis dépourvu de tout caractère officiel. Je gagne mon pain en dehors de l’administration, et, je puis le dire, sous l’œil très-sévèrement ouvert de l’administration. Je n’interroge pas, je m’informe. La bonne volonté seule me répond. J’ajoute que me voici tout porté pour prendre vos ordres, au cas où il vous conviendrait de m’accorder votre confiance. Comme je ne venais pas ici en adversaire, rien ne me défend (du moins, jusqu’à plus ample informé) de prendre en main vos intérêts. Je tiens boutique.

Laure tournait et retournait la carte entre ses doigts.

— Qui va commencer ? demanda-t-elle tout à coup.

— Vous, si vous voulez ; moi, si vous le désirez, répliqua M.  Chanut : À votre volonté.

Laure hésita pendant le quart d’une minute.

— Il y a ici, dit-elle, en chiffonnant le carton qu’elle tenait à la main, une chose très-extraordinaire : « De la part du vicomte Jean de Tréglave. » Ma croyance est que le vicomte Jean est mort.

— Un mort peut laisser des instructions, répartit Vincent, et alors le mandataire du mort parle régulièrement en son nom.

— Êtes-vous donc le mandataire de feu le vicomte Jean ?

— Non, madame.

— Pouvez-vous me nommer votre mandant ?

M.  Chanut salua, et répondit :

— Envers nos clients, madame la baronne, le premier de tous nos devoirs est la discrétion.

— C’est juste, fit Laure. M’est-il au moins permis de vous demander pourquoi votre note porte cette autre mention : « À Laura-Maria. »

— Parce que, répliqua Vincent, celui qui m’envoie vers vous ne connaît pas Mme  la baronne de Vaudré.

— Et il connaissait Laura-Maria ?

— Oui, madame.

— Et il prend Mme  la baronne de Vaudré pour Laura-Maria ?

Cette dernière question, prononcée à voix basse, fut accompagnée d’un pâle et triste sourire.

Vincent Chanut s’inclina en signe d’affirmation.

C’était un assaut de premier ordre : deux joûteurs, engageant le fer avec une prudence consommée et une science parfaite. Laure venait de marquer la première feinte. Chanut tenait sa garde comme s’il n’eût pas même soupçonné le coup.

L’ardente curiosité éveillée en lui par la dernière parole de Laure n’alluma rien dans la fixité paisible de sa prunelle.

— Moi, reprit la baronne en changeant de main, dans ma lettre que vous n’avez pas encore lue, je vous parlais aussi de Laura-Maria et de M.  de Tréglave, mais ce n’était pas du vicomte Jean… Avez-vous rencontré Mme  de Sampierre à la porte de chez moi, tout à l’heure ?

— J’ai cru reconnaître madame la marquise.

— C’est pour elle… J’entends, c’est dans son intérêt que j’ai eu la pensée de m’adresser à vous. Nous cherchions un homme à la fois très-honnête et très-habile…

Laure s’arrêta, M.  Chanut salua :

— Ma sœur était bien plus parisienne que moi, reprit Laure, c’est peut-être elle qui m’avait parlé de vous dans le temps.

— Dois-je comprendre, dit Vincent, que Mme  la baronne est seulement la sœur de Laura-Maria ?

— Seulement ! répéta Laure avec un soupir, n’est-ce pas assez ?… Il n’en faut pas davantage pour gâter une existence, monsieur Chanut… mais nous allons revenir à tout cela. Veuillez m’apprendre le motif de votre visite.

— Volontiers… J’ai mes notes.

M.  Chanut mania ses papiers comme un jeu de cartes et dit :

— C’est un simple renseignement et qui ne vous prendra pas une minute. Voici la note. Je suis chargé de vous demander… mais si vous n’êtes pas Laura-Maria, je suppose que ma démarche va rester sans résultat. Enfin, n’importe. Je suis chargé de vous demander si vous connaissez ou si vous avez les moyens de connaître le sort final du nommé Arregui (Antonio-Jose), mexicain de naissance, âgé de quarante-cinq ans environ, taille un mètre quatre-vingts centimètres, brun, cicatrice légère au-dessus de l’œil droit ; parti de New-York pour France en octobre 1806 avec l’intention hautement exprimée de rejoindre à Paris une dame qu’il désignait (peut-être indûment) sous les noms de Maria Strozzi et aussi Laura-Maria et dont (je parle dudit Arregui) on n’a pas eu de nouvelles depuis le 21 avril 1867, présente année.


III

ENTENTE PARFAITE


M.  Chanut avait défilé ce chapelet d’indications la tête penchée sur sa note qu’il consultait en parlant. Quand il se redressa pour regarder Laure, il vit qu’elle avait des larmes plein les yeux.

— Madame, dit-il, je vous répète que je n’ai absolument aucun droit légal vis-à-vis de vous. Il vous est loisible de laisser ma question sans réponse, et je vous demande pardon…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Il y a quelque chose de plus fort que le droit, murmura-t-elle, c’est la nécessité. Je ne refuse pas de vous répondre : je ne peux pas vous refuser. Entre la question que vous me posez et celles que je vais vous adresser moi-même, il existe je ne sais quelle connexité qui mêle évidemment nos intérêts. Aussi, tout ce que je sais, vous allez le savoir ; mais j’ai beau faire, je ne puis garder l’apparence de la résignation quand on me parle de cette malheureuse, de cette chère créature qui a été la douleur de toute mon existence.

Elle porta son mouchoir à ses yeux et continua d’une voix profondément émue :

— Maria ! ma sœur ! celle qui fut un jour la joie angélique du foyer de notre mère ! Je la vois encore, malgré les ans écoulés, je vois son sourire brillant et si doux, j’entends sa chanson chérie ! Mon Dieu ! comme nous l’aimions ! Quand notre mère mourut, j’étais la plus âgée et je gagnais déjà ma vie à instruire les enfants d’une famille américaine. Ma sœur, qui était restée en Europe, tomba sous la tutelle du frère de mon père, le docteur Strozzi…

La physionomie placide de M.  Chanut s’épanouit. Laure s’interrompit pour dire :

— Vous savez ces choses peut-être aussi bien que moi, peut-être mieux : j’en suis contente. Cela vous met à même de voir à quel point ma bonne volonté est sincère. Le docteur Strozzi, sans respect pour le nom qu’il portait comme nous, dressa ma sœur au métier de somnambule. Il alla plus loin…

— Madame la baronne, interrompit Chanut avec bonté, vous vous imposez une souffrance inutile. Je cherche un renseignement sur Antonio Arregui, voilà tout.

— Et moi, s’écria Laure, je cherche un renseignement sur ma sœur, et sur une chère enfant qui m’intéresse encore plus que ma sœur, car je suis seule ici-bas et il me semble que je serais sauvée si j’avais à protéger, à aimer le seul être qui ait dans ses veines une goutte du sang de mes aïeux ! Je vous l’ai dit : votre route et la mienne se côtoient ; elles se rejoignent. Si le docteur Strozzi fut le mauvais génie de ma sœur, un Tréglave, Laurent de Tréglave, faillit la relever au rang d’où jamais elle n’aurait dû déchoir. Maria aimait Laurent, mais la fatalité se mit entre elle et lui. Il y eut un crime hideux : l’oncle abusa de sa nièce, et Maria écrivit, un jour, à Laurent : « Je suis morte pour vous… »

— Cela nous mène-t-il à Arregui ? demanda M.  Chanut doucement.

— Tout droit. Maria traversa la mer et alors commença pour elle une vie d’aventures. Je la vis à son passage à New-York ; comme elle était changée, mon Dieu ! Je voulus la retenir, mais elle allait à son destin. Elle avait appris que les deux frères de Tréglave étaient au pays d’or. Une force irrésistible l’y entraînait… Que vous dire !

Après avoir été victime, fut-elle coupable ?

Cet Arregui devint son maître. Un jour, au désert, elle risqua sa vie, mais en vain, pour sauver celle du vicomte Jean, le frère de Laurent, que les compagnons d’Arregui avaient condamné à mort…

La baronne s’arrêta. M.  Chanut la couvrait d’un regard placide.

C’est la troisième fois que nous voyons revenir cette histoire qui nous fut contée d’abord par M.  Chanut lui-même chez capitaine Blunt.

Pour sa part, cette belle Laure nous en a fourni déjà deux versions dissemblables, dans chacune desquelles un atome de vérité se mêlait à des flots de mensonges.

Elle reprit :

— Le reste se peut dire en deux mots : dans l’intervalle, je m’étais mariée et j’étais devenue veuve. Maria, prise d’horreur pour son passé, se réfugia près de moi à Paris ; elle se croyait bien cachée, mais cet Antonio Arregui trouva sa trace, et Maria s’enfuit.

— Connaissez-vous sa retraite ?

— Je désire la connaître. Nous la chercherons ensemble. Quant à Antonio Arregui, je sais qu’il est retourné en Amérique.

— Ah ! fit M.  Chanut.

Laure ajouta :

— Il m’a écrit de San-Francisco.

Vincent rassembla aussitôt ses papiers et les remit dans sa poche, d’où il tira un volumineux calepin, lequel gardait à peine quelques pages blanches. Vincent choisit une de ces pages, mouilla sa mine de plomb, la suspendit en arrêt et dit :

— Madame la baronne, j’ai l’honneur de vous remercier. Veuillez me donner vos ordres, je vais prendre mes notes pendant que vous parlerez.

Depuis quelques minutes, Laure l’examinait avait un redoublement d’attention. Ce brave Vincent avait quand il voulait le plus parfait visage de bois qui se puisse imaginer. Nous ne dirons pas que sa physionomie exprimait la crédulité ; non, il avait tout uniment dans les yeux cette indifférence parfaite de l’observateur par état qui a fait sa question, qui a reçu sa réponse et qui dort là-dessus.

Laure interrogea la pendule qui marquait deux heures et demie.

— Je serai brève, dit-elle, le temps me presse désormais… Vous permettez ?

Elle sonna, Hély se montra et reçut l’ordre de faire atteler sur-le-champ, après quoi Laure reprit :

— Il y a deux choses très distinctes : d’abord l’affaire de madame la marquise dont je vous parlais aussi dans ma lettre. Je n’ai pas à vous expliquer le problème qu’on veut résoudre à l’hôtel de Sampierre, Paris tout entier le connaît.

Il a été fait, on peut le dire, des efforts immenses, mais très mal dirigés et qui ont abouti à néant. La seule indication féconde a été fournie par Maria, ma pauvre sœur : Domenico de Sampierre existait en septembre 1862 ; il était aux mains de Laurent, cadet de Tréglave, et tout porte à croire qu’à cette époque ils ont tous les deux changé de nom.

M.  Chanut écrivait, Laure continua :

— Je suis autorisée à vous dire que si vous trouviez la trace de M.  de Tréglave et du jeune comte Domenico, vous seriez riche.

— Ce qui signifie en chiffres ? demanda Chanut.

— Je garantis une somme de cinquante mille francs et vous pouvez marchander.

— En vingt ans, dit Chanut, j’ai mis de côté à peu près douze cents francs de rente ; vous jugez si je vais faire de mon mieux… m’est-il permis de glisser un petit erratum ? J’ai omis tout à l’heure d’aborder un sujet assez délicat, et pour lequel je vous demande toute votre indulgence. Au temps où décéda le vieux prince Michel Paléologue, il fut dit que cette jeune Maria Strozzi avait essayé en vain de faire valoir certains droits, fort réels, mais non reconnus par la loi…

— Monsieur Chanut, interrompit Laure avec une fierté austère, je vous ai livré le passé de ma sœur, mais tenez-vous ceci pour dit : en toute ma vie, je n’ai connu qu’une vraie sainte, c’est ma mère. Ni Maria, ni moi, nous n’avons aucun droit d’aucune sorte à l’héritage d’autrui.

— Cependant, voulut insister Vincent, un souvenir qui m’est personnel…

Laure l’arrêta encore, disant :

— Je vous rappelle que le docteur Strozzi avait fait de ma sœur son esclave et que les gens comme lui sont capables de toutes les supercheries.

Vincent se tut et reprit son carnet. Laure poursuivit :

— Pour ce qui regarde mon affaire privée, celle qui m’avait principalement donné le désir d’entrer en relations avec vous, ma modeste aisance est hors de toute proportion avec l’opulence de la princesse marquise : je vous offre vingt-cinq louis pour vous mettre en campagne et trois mille francs si vous réussissez.

— À quoi ? demanda Chanut. Précisons la besogne.

— Elle est malaisée, je le crois, dit Laure qui, malgré toute son habileté, ne put dissimuler un embarras léger. Le temps écoulé est si long ! Il y a dix-huit ans, quand ma sœur quitta la France pour la première fois, elle laissait derrière elle un enfant.

— De quel sexe ?

— Une petite fille.

— À Paris ?

— Non. L’enfant était en nourrice dans le pays de notre famille, chez une paysanne des Hautes-Pyrénées, aux environs d’Argelès.

— Avez-vous le nom de cette paysanne ?

— À cet égard, dit Laure en lui tendant un papier, voici toutes les indications que vous pouvez souhaiter.

M. Chanut jeta un regard sur la note et demanda :

— Y a-t-il eu déjà des démarches de faîtes ?

— Oui, plusieurs.

— Ont-elles eu un résultat ?

— Un mauvais résultat. La paysanne vit encore, mais elle refuse tous renseignements. Ses voisins disent qu’une dame, une étrangère, vint la voir vers l’année 1851, et lui donna beaucoup d’argent pour avoir la petite fille…

— Et cette dame avait nom ?

— Seule, la nourrice pourrait la faire connaître.

— Est-ce tout ?

— C’est malheureusement tout.

M. Chanut ferma son calepin.

— On peut essayer, dit-il.

Laure se leva. Sa joue, tout à l’heure si pâle, avait du sang sous la peau. Elle tendit à M. Chanut un billet de cinq cents francs que celui-ci mit dans sa poche.

— Monsieur, dit-elle, désespérant de cacher son émotion et tâchant du moins de l’expliquer, j’ai confiance absolue en votre habileté. Cette enfant est ma nièce et vous savez que je suis seule… horriblement seule ! Je mets entre vos mains le dernier espoir de ma vie. Je l’adopterais, elle serait ma fille, et ma reconnaissance ne se bornerait pas à remplir l’engagement que je viens de prendre envers vous.

Chanut s’était levé à son tour et Laure avait fait un pas déjà pour le reconduire vers la porte.

— De mon habileté, répliqua-t-il bonnement, je ne peux rien dire ; je réponds seulement de mon zèle. J’ai envie de vous faire une dernière question, madame la baronne.

— Faites, dit Laure.

Il s’était arrêté en la regardant fixement.

— Ou plutôt, continua-t-il, de vous adresser une humble requête. Vous êtes à même de me rendre un service.

— Parlez.

— Un grand service. Mon client, celui de mes clients qui m’a envoyé vers vous, ambitionne l’honneur de vous être présenté.

— Eh bien ! qu’il vienne, dit Laure en souriant. Est-ce là ce grand service !… Comment l’appelez-vous, le client ?

— Voilà précisément où le bât nous blesse, répliqua Vincent : je n’ai pas mission de vous révéler son nom.

Le sourire de Laure disparut.

— C’est singulier ! dit-elle.

— Si singulier, reprit M. Chanut, que je n’osais pas risquer ma pétition.

Ils étaient debout en face l’un de l’autre. Vous eussiez mis une couronne de rosière sur le front de M. Chanut, tant il avait l’air innocent. Quant à Laure, sa physionomie n’exprimait que l’étonnement frivole d’une femme du monde se heurtant à « quelque chose qui ne se fait pas. »

C’était ici l’apparence. Le vrai, c’est que les deux champions jouaient la belle qui termine régulièrement tout assaut d’armes. Leurs fers croisés se touchaient, se tâtaient et frémissaient.

— Mon cher monsieur Chanut, dit Laure avec bonhomie, je ne suis pas une bien grande dame, et je puis mettre de côté l’étiquette, pour une fois. Je recevrai votre anonyme quand vous voudrez.

— Ce soir ? demanda M. Chanut.

Laure se mit à rire.

— Peste ! fit-elle, vous ne perdez pas de temps ! Ce soir, je ne m’appartiens pas, mais demain…

— Demain donc, madame la baronne, dit Vincent qui passa la porte, et veuillez accepter tous mes remercîments bien sincères.


IV

FIANÇAILLES DE M.  CHANUT


Mme la baronne était réellement très-pressée ; car elle avait une longue route à faire. Cependant, elle resta immobile, et les sourcils froncés, devant la porte refermée par où M. Chanut venait de s’éloigner. Il y avait des rides à son front, et ses sourcils rapprochés disaient le travail de sa pensée.

— Il m’a entamée ! murmura-t-elle, et je n’ai rien tiré de lui !

Hély entrouvrit la porte, annonçant que la voiture attendait. Laure la renvoya d’un geste.

— Demain ! dit-elle encore. C’est le dernier acte du drame, je sens cela, qui sait ce qui se passera d’ici à demain ? Pourquoi ai-je peur ? Ce nom d’Arregui a-t-il été prononcé au hasard ? ou bien quelque fantôme va-t-il sortir de terre ?

Elle secoua la tête brusquement.

— Il y a loin jusqu’à demain, fit-elle, et la partie doit être jouée cette nuit !

Elle alla rejoindre Hély qui lui dit en drapant le mantelet de soie sur ses épaules :

— Je m’y connais : madame la baronne vient de recevoir quelque heureuse nouvelle.

Laure répondit :

— On ne peut rien vous cacher, ma bonne ! Je suis, en effet, toute joyeuse. Prenez votre liberté jusqu’à ce soir, je reviendrai m’habiller pour le bal de l’hôtel de Sampierre.

— Ma liberté ! répartit Hély non sans une pointe de reproche, madame la baronne sait bien que je n’ai qu’une joie : nourrir mon esprit par la lecture et la méditation…

Laure descendait déjà l’escalier. Quand elle franchit la porte cochère, demi couchée gracieusement dans sa voiture découverte, elle éblouissait de jeunesse et de beauté.

Hély, demeurée seule, procéda sans retard à la nourriture de son âme. Dans la purification consolidée et concentrée, elles savent toutes préparer le Holy-Rod ou Rosée céleste. C’est un julep rafraîchissant qui se fait avec du madère, du sucre, de la cannelle, du romarin, un clou de girofle, une pincée de poivre et du genièvre qu’on peut remplacer par une pinte de rhum. Les « piliers dans Israël » ont de l’amitié pour ce breuvage ; il les porte à la méditation.

Pendant que la casserole chauffait, Hély suspendit une serviette à l’appui de la croisée. Si c’était un signal, soyez sûrs qu’il ne pouvait appeler que les anges.

Il en vint un qui appartenait au train d’artillerie.

La rue Saint-Guillaume, comme on sait, donne par son encoignure sur un passage muni d’une grille et nommé la rue Neuve de l’Université.

En dedans du passage, un fiacre, attelé de deux grands vieux chevaux, stationnait. Il semblait vide, les portières en étaient ouvertes.

Sur le seuil de l’allée voisine, un brave homme en manches de chemise fumait sa pipe paisiblement.

Quand Laure passa, dans sa voiture, elle jeta au fiacre un rapide regard. Elle se dressa même à demi pour plonger de plus haut et put constater que l’une et l’autre banquettes étaient inoccupées.

Évidemment, elle s’était attendue à découvrir quelqu’un dans ce fiacre.

Et, bien qu’elle n’y eût vu personne, ce fiacre continuait de la préoccuper, car elle se retourna plusieurs fois pour le regarder.

Au moment où elle allait quitter le passage pour déboucher dans la rue de l’Université, elle crut voir le cocher rassembler ses chevaux.

Un fiacre est fait pour marcher. Au fond, c’était la chose la plus simple du monde, mais cette belle Laure venait d’un pays où la guerre se fait à la loupe. Dans le désert américain, l’indice le plus frivole en apparence raconte quelquefois toute une longue histoire.

Le fiacre, pour elle, c’était Vincent Chanut, c’est-à-dire un espion.

Pour nous autres naïfs, un fiacre-espion a ses stores baissés qui le dénoncent comme les lunettes vertes trahissent le déguisement d’un jaloux. Mais Laure n’aurait pas craint M.  Chanut derrière des stores baissés. Les stores baissés lui auraient dit au contraire : « M.  Chanut n’est pas là. »

Elle rendait justice à son adversaire et n’attendait point de lui la botte enfantine que tout le monde sait porter.

Et voyez ! Laure ne se trompait pas en soupçonnant le fiacre. À peine eut elle dépassé le fiacre, que le cocher descendit de son siège et entra dans l’allée de la maison voisine où il jeta son carrick sur les épaules du fumeur en manches de chemises qu’il coiffa de son chapeau.

Cet homme redevint ainsi le cocher, tandis que le cocher redevenait Vincent Chanut, qui se glissa aussitôt dans le fiacre.

— C’est de filer cette jolie voiture-là à la douce, dit-il au vrai cocher qui remontait sur son siège… Allume, Chopé, ma vieille !

— La petite dame a une crâne jument, répondit Chopé, mais on va bien voir !

Je penche à croire que ce fiacre, son attelage, en apparence lamentable et son cocher Chopé faisaient partie du mobilier industriel de l’établissement Chanut, car celui ci, ayant relevé le coussin du siège de derrière, puisa dans le coffre comme il eût fait dans son armoire, et en retira divers objets : entre autres une perruque noire et une superbe cravate de soie bleue.

D’un autre côté, les deux grandes rosses efflanquées, après avoir tourné péniblement, se mirent à allonger comme des tigres, au premier coup de fouet de Chopé.

En atteignant la rue de l’Université, M.  Chanut fit prendre à gauche, et mit la tête à la portière. Il vit la voiture de Laure à la hauteur de la rue de Beaune.

— La reconnais-tu ? demanda-t-il.

— Parbleu ! répondit Chopé ; c’est celle de Ville-d’Avray, et vous allez en conter à la payse, vous ?

M.  Chanut dit en riant :

— Ouvre l’œil et ne la perds pas de vue. Nous ne savons pas encore, bien au juste, où nous allons.

À la rue de Bourgogne, la voiture de Laure gagna le bord de l’eau et prit le quai d’Orsay. Chopé dit, avant de dépasser le pont :

— Il n’y aura pas épais de voitures ici le long de l’eau, et la dame se retourne souvent. Des yeux comme ça, ça doit voir d’aussi loin qu’une jumelle !

— Passe la rivière, ordonna M.  Chanut ; tu la veilleras aussi bien de l’autre côté.

Les équipages ne sont jamais bien nombreux sur cette mélancolique et belle route qui va du palais Bourbon au Champ-de-Mars. Quand Chopé eut enfilé au grand trot le pont de la Concorde et pris le cours la Reine, la charmante chaise découverte de Mme  de Vaudré se montra presque seule, atteignant déjà l’esplanade des Invalides.

Une ou deux fois encore, on put voir Laure se retourner pour jeter un regard par-dessus la capotte rabattue, puis elle ne bougea plus.

— La petite dame se dit comme ça, grommela Chopé : « Enfoncé le sapin ! il n’a pu tenir ! » C’est des bêtes de Saint-Brieuc, ma poule, et moi aussi, un peu ruinés tous trois, mais si on voulait, on éreinterait encore, à la longue, tous les Malbrouks de Longchamps, qui n’ont que trois lieues dans le ventre, à la fois.

Il tint en bride, parce que la voiture de Laure tournait le pont de l’Alma.

— Vire ! ordonna M.  Chanut.

Laure jeta un dernier regard paresseux vers le quai de Billy et ne remarqua même pas ce fiacre lointain qui semblait retourner à Paris.

M.  Chanut, lui, ne perdait point de vue la plume gris-de-perle qui flottait sur le chapeau de la baronne. Au bout d’une minute, le fiacre fit une seconde évolution et suivit de nouveau la chaise qui glissait rapidement vers Passy.

— Maintenant, vieux, dit Vincent, nous sommes fixés : tu peux marcher à volonté.

— À Ville-d’Avray, alors ? par Auteuil, Boulogne et Saint-Cloud ?

— Non pas : le Point-du-Jour et Sèvres ! Tu t’arrêteras au poteau, cordon de l’Ouest, dans le bois de Fausse-Repose.

— À l’endroit du domestique sans place, hé ? dit Chopé en riant.

Au lieu de répondre, M.  Chanut ferma les deux stores.

— Bon ! pensa Chopé, le patron va faire son bout de toilette !

Et la route se poursuivit silencieusement. Il était environ quatre heures du soir quand le fiacre s’arrêta au lieu indiqué, en plein bois. Pendant que Chopé mettait le nez de ses chevaux dans leurs sacs d’avoine, la portière ouverte donna passage à un bon gros gaillard, coiffé d’une forêt de cheveux noirs, habillé de drap fin qu’il portait mal et dont la cravate bleu de ciel était piquée d’une superbe épingle aussi décorative que la croix d’honneur.

Chopé avait parlé de payse et de domestique sans place ; M.  Chanut, à l’aide de changements peu nombreux, mais savants, s’était donné la tournure classique d’un valet de chambre, bonne qualité commune, déguisé en bourgeois pour avancer ses affaires d’amour.

La cravate bleue surtout et l’épingle qui représentait un sabot de cheval faisaient glorieusement illusion. Aucun connaisseur n’aurait pu les rencontrer sans se dire : « Voilà Baptiste qui va où son cœur l’appelle ! »

Chopé, tout blasé qu’il était sur ces métamorphoses féeriques, ne put s’empêcher de rapprocher ses deux grosses mains comme font les délicats du théâtre Italien, quand ils applaudissent à la muette.

M.  Chanut alluma un magnifique londrès sans défauts, car Baptiste congédié fume encore pendant trois mois le souvenir de son maître, et disparut au coin de la route en jouant avec le stick perdu que « monsieur » a tant regretté, le stick qui a pour pomme la tête du cheval dont l’épingle est la patte.

Le jardinier-concierge de madame Marion reçut Baptiste avec cette ranche et hospitalière cordialité des gens qui offrent le bien d’autrui. Jules lui-même, l’épagneul mâtiné, montra par ses caresses qu’il reconnaissait en Baptiste quelqu’un de la partie.

— C’est mignon à vous, dit le père Cervoyer en mettant sur la table une bouteille qu’il n’avait pas achetée et deux verres qu’il avait conquis : malgré que je ne devrais pas vous remercier de la visite, puisque vous venez pour Mlle  Félicité. Elle en tient, vous savez ? Elle ne jure que par vous. C’est sage comme une image et ça a des économies… À la vôtre !

Baptiste goûta l’eau-de-vie.

— Jolie, dit-il.

— Sept ans de cave, chez moi ! Ça vient du cinquième avant-dernier locataire. J’en ai déjà de Mme  Marion ; mais on ne la boira qu’à son tour.

— Là, vraiment, papa Cervoyer, dit Baptiste d’homme à homme ! pensez-vous qu’il faut sauter le pas, au vis-à-vis de Mlle  Félicité ?

Papa Cervoyer, pris ainsi par les sentiments, donna un coup de pied caressant à Jules et répondit :

— Moi, elle m’irait. Je sais qu’elle a dû Turc pas mal, et du Foncier… Voulez-vous qu’on lui soutire l’addition avec délicatesse ?

Baptiste lui serra la main chaudement.

— Et va-t-ton la voir un tantinet ? demanda-t-il.

— Aujourd’hui, pas beaucoup, je vas vous dire : il y a du monde. Madame vient d’arriver ; les autres l’attendaient depuis midi. Vous savez, c’est d’abord les trois de la fameuse nuit qu’on n’a jamais su par quelle cheminée ils étaient entrés dans la baraque ; il y en a ensuite un gros, mais gros, gros ! que je n’ai pas encore vu et qui a été apporté par un soldat de la ligne. Il fume sa pipe au jardin, j’entends le soldat ; Jules l’a mordu, n’aimant pas le militaire. Alors donc, comme M.  Germand, le valet de chambre, est à Paris, avec permission de minuit, Mlle  Félicité se trouve seule pour servir la société.

Baptiste écoutait de toutes ses oreilles, mais il en avait si peu l’air que papa Cervoyer dit :

— Mais ça ne vous fait rien, pas vrai ?

— Et qu’est-ce qu’ils manufacturent ensemble, tous ceux-là ? demanda Baptiste.

— Voilà ! peut-être du cirage, peut-être de la politique…

— Et Mlle  Félicité ne peut pas quitter, je conçois ça… mais si j’allais la trouver ?

— Ça se peut tout de même… au point où vous en êtes.

— C’est que je ne connais pas bien mon chemin.

Papa Cervoyer cligna de l’œil.

— Je vas vous conduire, dit-il. Retroussez vos manches.

— Compris ! répliqua Baptiste qui obéit en riant. Ce n’est pas à vous qu’on en remontrerait, dites donc ! merci du conseil.

Mlle  Félicité était en train de disposer un plateau à grogs, dans la salle à manger, séparée seulement par une porte entr’ouverte du salon où les hôtes de Mme  Marion tenaient conseil.

— Voici quelqu’un, dit papa Cervoyer, entrebâillant la porte extérieure et montrant les manches de Baptiste relevées jusqu’au coude, qui vient donner un coup d’épaule à je sais bien qui… pour le bon motif.

Mlle  Félicité rougit, sourit à la cravate bleue et remercia l’épingle d’or. Baptiste entra.

L’ennemi était dans la place, et chacune de ses oreilles s’ouvrait déjà, large comme le pavillon d’une trompe de chasse.

Les premiers mots qu’il entendit, en baisant galamment la main de Mlle  Félicité, le mirent en goût.

— Laissez parler le père Preux, disait-on ; allez, père Preux !

Et une voix essoufflée répondit :

— Le père Preux vous connaît tous, mes cadets, sur le bout de son petit doigt, mais d’abord, fermez les portes, crainte des courants d’air !

Quelqu’un se leva pour exécuter l’ordre du père Preux qui continua :

— En second lieu, il manque quelqu’un ici : les Cinq ne sont que quatre, et le père Preux ne se déboutonnera pas, tant qu’on ne lui aura pas montré le no 1, ce petit tout en or, qui vaut la Californie.

La phrase fut coupée par la porte qui se fermait bruyamment, et M.  Chanut n’entendit plus rien.


V

LA BERLINE


C’était à peu près l’heure où Domenica Paléologue, marquise de Sampierre, abusant de « son fluide, » forçait Laure de Vaudré à déchirer pour elle le double voile qui recouvrait le passé et l’avenir. Il n’y avait personne à l’hôtel de Sampierre, du moins en fait de maîtres, et les domestiques festoyaient.

Vous auriez beau chercher, vous ne trouveriez aucun point de comparaison qui pût vous donner une juste idée de ce paradis de la valetaille. On était là si parfaitement en pays conquis que les marauds mâles et femelles n’appréciaient même plus les joies du pillage. On y était blasé sur la paresse et la bombance. On ne dévalisait plus que par habitude et en quelque sorte par devoir d’état.

Il y avait six mois que le chef en chef, M. Hons, mieux payé, pourtant, qu’un colonel, n’avait paru dans les cuisines ; son secrétaire général, M. Teck, ne venait que tous les quinze jours, et M. Kopp, secrétaire de M. Teck, faisait faire sa besogne par un délégué, M. Hart, qui avait sous lui un maître cuisinier, M. Hof, lequel s’en reposait sur M. Spie, son aide. M. Spie avait un lieutenant, le seul français de la bande, travaillant ferme et mal payé parce qu’il était à la solde de l’invasion.

Ainsi du reste. Nulle parole ne saurait dire le dédain malveillant et universel de ces vainqueurs. Il n’y avait pas un marmiton qui ne regardât la marquise comme une créature d’espèce absolument inférieure. Ces charançons la dévoraient avec mépris, sans goût ; ils lui en voulaient pour cela, et ils l’insultaient la bouche pleine.

Rien n’est au-dessus de la langue poétique, qui peut tout dire, même la gloire des dieux ; mais la langue poétique est forcée de se donner aux chiens quand il s’agit de peindre les énormités de l’antichambre.

On se souvenait cependant d’une époque où les choses marchaient autrement chez la marquise. L’hôtel avait été tenu d’une main sévère au début du majordomat de M. le comte Giambattista Pernola. Szegelyi, le magnifique concierge valaque, disait que M. la comte avait maintenant ses raisons pour fermer les yeux. Il ajoutait :

— Celui-là, au moins, n’est pas un imbécile. Il fait danser quelque chose de meilleur que l’anse du panier, et chaque fois qu’on lui vole vingt francs, il marque vingt louis sur son carnet de coulage. Ça lui servira plus tard pour faire interdire la vieille comme il a fait interdire le vieux. Il a son idée.

La « vieille, » c’était notre ancien rêve d’Orient, la pauvre princesse marquise.

Nous savons que Domenica était absente depuis l’heure de la messe. On avait vu sortir un peu après elle la princesse Charlotte avec son « attendante » Savta, et le comte Pernola n’avait pas paru de la matinée.

Personne au monde ne surveillait le bataillon des ouvriers tapissiers qui tenaient les salons en état par abonnement ; les gens de la marquise ne faisant jamais œuvre de leurs dix doigts.

Nous n’avons pas oublié que, le soir même de ce jour, il y avait grand bal à l’hôtel de Sampierre : bal travesti, malgré la saison.

Cette pauvre bonne Domenica était si triste ! Et il fallait bien amuser un peu princesse Carlotta.

D’ordinaire, le précieux Pernola donnait le coup d’œil du factotum aux apprêts nécessités par chaque fête, mais aujourd’hui, nous devons penser que des occupations plus importantes le retenaient loin du logis, car il avait fait atteler, la veille au soir, la berline de famille, et ses deux valets particuliers qu’il laissait derrière lui n’avaient point su dire le but de son voyage.

Ajoutons que, depuis le matin, à la première heure, les deux valets du comte Pernola, italiens tous les deux, dont l’un s’appelait Lorenzin et l’autre Zonza, s’étaient introduits dans le pavillon solitaire, situé dans la partie la plus ombreuse et la plus reculée du parc, et dont la fenêtre du père Preux apercevait la façade, à travers les feuillées.

C’était dans ce pavillon que le jeune comte Roland avait fait sa demeure pendant les derniers mois de sa vie. Il y était mort. Personne n’y entrait jamais, sauf Pernola lui-même. Une lueur avait été souvent aperçue cependant aux croisées qui donnaient vers le trou Donon, dans les nuits d’hiver.

On disait alors que le maître déchu de l’hôtel de Sampierre et de tant de richesses, le marquis Giammaria (dont pas un serviteur de la marquise n’avait vu le visage depuis des années) avait obtenu par son calme et sa bonne conduite, la permission de passer quelques jours hors de la maison de santé qui lui servait de prison.

Et, dans ces circonstances, une clôture en treillages de fer qui enserrait la partie la plus retirée du parc sous prétexte de garder deux paires de gazelles que la fameuse expédition, sous les ordres du vicomte de Mœris, avait rapportées d’Amérique, fermait ses portes avec un soin scrupuleux.

Ordre était donné, en outre, aux gens de service de ne point s’approcher du pavillon.

M.  de Sampierre était fou. Nul ne mettait en doute sa folie. De plus, on peut dire que nul ne s’intéressait à cela.

La légende de cette nuit terrible que nous racontâmes au début de notre drame : l’accouchement de Domenica à l’hôtel Paléologue était surabondamment connue. On s’en moquait parmi cette valetaille repue qui encombrait la maison de Sampierre. Tous les marauds et toutes les maraudes qui mangeaient le pain de la marquise étaient blasés à force de rire sur cette aventure où il y avait de la honte et du sang.

La Fontaine l’a dit, résumant d’un seul mot l’histoire de l’humanité : Notre ennemi, c’est notre maître. Il n’est même pas besoin de descendre jusque dans les lâches profondeurs des antichambres pour trouver cette joie féroce que provoque, à coup sûr, la souffrance du pouvoir ou l’angoisse de la richesse.

Un million qui pleure, c’est le plus consolant de tous les spectacles après une grandeur qui tombe !

Lorenzin et Zonza, pour la besogne qu’ils accomplissaient dans le pavillon, n’avaient appelé à leur aide aucun des ouvriers employés à l’hôtel. Leurs places restaient vides à la table du déjeuner, quoi qu’on fût au dessert. Et Dieu sait qu’il y avait loin de la première bouchée jusqu’au dessert, dans la salle d’office où les gens de l’hôtel de Sampierre prenaient leurs plantureuses et interminables réfections.

On avait parlé un peu du meurtre commis, la semaine précédente, au saut de loup, dans le trou Donon, et qui était déjà une vieille histoire, un peu du voyage de Pernola, un peu des absences fréquentes de princesse Charlotte et un peu de ce Joseph Chaix qui semblait, depuis plusieurs jours, accomplir auprès de Mlle  d’Aleix un mystérieux emploi.

Mlle Coralie, première femme de chambre, s’était laissé entraîner à des appréciations peu charitables au sujet des prétentaines (c’était son mot) que courait sa jeune maîtresse.

L’opinion commune, parmi l’honorable assemblée, était qu’il y avait depuis quelque temps anguille sous roche dans « cette grande baraque-la. » On sentait du nouveau dans l’air : menace ou plutôt promesse de malheur.

Au moment où le moins appointé des aides de cuisine, misérable victime condamnée à servir de valet à ces valets, apportait le café, Mlle Coralie qui venait d’allumer une cigarette, disait :

— Je ne voudrais pas tout à fait qu’on mît le feu à la cabane parce que c’est toujours ennuyeux de courir les places, mais j’ai envie que ce monde-là soit un peu secoué pour nous réveiller… tiens ! voilà M.  Szegelyi qui arrive avec une figure de circonstance ! Je parie qu’il a pêché des nouvelles ! Bonjour, monsieur Szegelyi.

Elle était toute aimable, ce matin, parce qu’elle avait auprès d’elle un jeune chasseur à tournure d’heiduque qui répondait au nom de Werther et qu’elle traitait avec distinction. Entre eux, cela ressemblait à une lune de miel.

M.  Szegelyi, concierge en chef, était un Valaque engraissé qui poussait peut-être au-delà des bornes la gravité orgueilleuse, permise aux fonctionnaires de son importance, mais aujourd’hui une émotion inaccoutumée troublait le rhythme de son pas et ses mèches étaient en désordre sous sa toque.

— Reporte la cafetière sur le feu, toi ! ordonna-t-il au marmiton. Vous autres, venez voir quelque chose de drôle !

Tout le monde se leva. M.  Szegelyi n’était pas un de ces mauvais plaisants qui dérangent une société respectable pour une bagatelle.

L’idée vint à Mlle  Coralie que son souhait avait allumé le feu quelque part.

— Qu’y a-t-il donc ? Qu’y a-t-il donc ?

Le concierge en chef avait tourné court sans même passer le seuil de l’office. Il descendit le perron de service, suivi par la légion entière des vassaux de Domenica qui demandaient le mot de l’énigme à grands cris.

— C’est d’abord de se taire ! fit M.  Szegelyi avant de tourner l’angle des communs pour passer dans les jardins. La circonstance est étonnante. Je n’ai encore rien vu de pareil. On savait bien qu’il y venait, pas vrai ? J’entends au pavillon. Mais ça se faisait au tapinois, au brun de nuit, sans tambour ou trompette, ni vu ni connu…

— Mais quoi donc ? quoi donc ? interrompit le chœur au-dessus duquel la voix de Mlle  Coralie perçait comme un fifre aiguisé de frais.

— C’est de se taire ! répéta le concierge en chef. Il s’agit de M. le marquis qu’on vient de rapporter dans la berline.

— Mort ?

Cette question fut faite d’une seule voix par toute l’administration de l’hôtel de Sampierre.

— Ça été ma première idée, répondit Szegelyi, d’autant que depuis un quart d’heure, Lorenzin et Zonza, en grande livrée toute neuve, étaient venus se planter des deux côtés de la porte cochère, en dedans, muets comme des pierres… Mais, regardez voir ! On est bien ici pour le coup d’œil.

Ils atteignaient l’extrémité d’une sombre avenue, formée par quatre rangs de marronniers séculaires et qui allaient en droite ligne de la façade principale à la grille de la rue de Babylone.

À moitié route, se trouvait le Pavillon-Roland (on l’appelait parfois ainsi), caché dans les massifs, mais dont une éclaircie indiquait la place.

Les gens de la marquise se dissimulèrent derrière les gros troncs. Ils pouvaient voir toute la longueur de l’allée où la berline de famille marchait d’un pas de catafalque, entre la grille et l’éclaircie qui désignait l’entrée du pavillon.

Au devant des chevaux allait M.  le comte Giambattista Pernola, en habit noir et cravate blanche. Aux deux portières se tenaient Zonza et Lorenzin avec leurs grandes livrées. Cela représentait si exactement le maître des cérémonies des pompes funèbres et les deux acolytes du deuil qu’on cherchait involontairement les panaches à la tête des chevaux et les plumails aux quatre coins du char de première classe.

À l’unanimité, les gens de l’office regardaient, les yeux tout ronds et la bouche-béante.

— Et le fou est là-dedans ? demanda Mlle  Coralie.

— C’est de vous taire, répondit pour la troisième fois le concierge en chef.

La berline entrait dans l’éclaircie. Elle s’arrêta.

Le comte Pernola vint se mettre à la portière de droite, c’est-à-dire du côté du pavillon. Zonza qui était à la portière de gauche fit le tour de la berline et ainsi les trois hommes du deuil se trouvèrent réunis.

Le comte Pernola se découvrit. Lorenzin et Zonza l’imitèrent. Un valet de pied, caché par le corps de la berline, vint ouvrir la portière et rabattit le marchepied avec bruit.

Giambattista Pernola s’avança alors, courbé en deux, et prit une main pâle et tremblante qui sortait de la berline.

Tout le monde put le voir baiser cette main avec un respect pieux.

Puis descendit un homme de haute taille, drapé dans un manteau sombre qui laissait voir seulement son visage éclatant comme un marbre et coiffé d’une chevelure plus blanche que la neige.

Il s’appuya sur l’épaule de Pernola qui prit aussitôt le chemin du pavillon, suivi par Zonza, Lorenzin et le valet de pied.

La berline se remit en marche vers les écuries.

— Est-ce assez drôle ! demanda Szegelyi.

Une gerbe de questions l’enveloppa aussitôt.

— Allons prendre le café, maintenant, dit-il, je vais vous narrer quelque chose d’encore plus étonnant.


VI

LE CONCIERGE EN CHEF


— Il y a donc, reprit le concierge en chef, quand toute la domesticité de l’hôtel de Sampierre fut assise de nouveau autour de la table d’office où les demi-tasses fumantes exhalaient une redoutable odeur de gloria, il y a donc que deux personnes étaient venues dès ce matin à mon bureau demander M.  le marquis.

J’avais répondu comme de juste : « absent pour cause d’indisposition. »

La première de ces personnes, qui avait l’air de ne pas trop savoir ce qu’elle voulait, est un homme, et un rude homme, même. Il a demandé aussi Mme la marquise. Quand je lui ai eu dit : « Absente, » il a demandé princesse Charlotte. — « Encore absente. » Pour lors, il a tiré son portefeuille, et j’ai cru qu’il allait me donner sa carte, — ou peut-être la pièce.

Mais, à ce moment, est arrivée la seconde personne ; j’entends la seconde qui venait pour M.  le marquis.

Celle-là, vous la connaissez bien, et dame Savta aussi, et aussi princesse Charlotte, qui lui fait censément la charité : c’est la vieille aveugle du trou Donon…

— La Tartare ? interrompit Mlle  Coralie.

— Juste ! La belle-maman de ce pâlot de Joseph Chaix, qui fait maintenant les commissions de princesse Charlotte, et peut-être autre chose. Jamais elle ne s’était montrée du côté de la grande porte. Elle a dit en entrant, et j’ai reconnu tout de suite l’accent de Giurgevo : « Je veux voir Giammaria de Sampierre. » Vous savez, chez nous, on appelle les gens par leur nom de baptême, surtout les princes.

L’autre s’est retourné, j’entends l’Américain. Vous avais-je dit que c’était un Américain ? Il a regardé l’aveugle et il n’a plus pensé à moi.

Il paraissait fouiller tout au fond de sa mémoire, et il a prononcé tout bas le nom de Phatmi : un nom de chez nous, un nom de Tzigane.

L’aveugle a dressé l’oreille. Ses yeux se sont tournés vers l’Américain comme si elle avait eu la puissance de voir. Elle a marché sur lui. De sa main gauche elle lui a pris le bras, de sa main droite elle lui a palpé rapidement le visage, puis elle a murmuré :

— Tréglave !

— Tréglave ! répétèrent plusieurs voix. C’est le nom de celui qui emporta le petit enfant égorgé dans la fameuse histoire de l’hôtel Paléologue !

— Juste ! fit pour la seconde fois M.  Szegelyi, et Phatmi est le nom de la femme de chambre qui lui remit le paquet où était l’enfant.

Le cercle, devenu muet, se resserra.

— Vous entendez bien, n’est-ce pas ? continua le concierge : le paquet où était le petit guillotiné.

Elle commence à se faire vieille, l’anecdote de la rue Pavée. Il n’y a plus personne de ce temps-là, excepté dame Savta. Dame Mitza est morte l’an dernier. Mais quand j’entrai au service de la princesse-marquise, voici quinze ans passés, presque tous les serviteurs de l’hôtel Paléologue étaient encore là, et je sais la vieille histoire sur le bout du doigt.

Elle a dormi vingt ans, la vieille histoire. Si elle allait se réveiller, dites donc !

— Ce serait tant mieux ! repartit Mlle  Coralie : Vive le grabuge !

Ce cri du cœur eut de l’écho tout autour de la table.

— Si on partageait, seulement, reprit Szegelyi, ce n’est pas moi qui empêcherais de casser la tire-lire, mais il n’y aurait rien pour nous… Enfin, voilà : l’aveugle du trou Donon avait l’air de quelqu’un qui va se trouver mal ; elle s’était appuyée à deux mains sur les épaules de celui qu’elle appelait Tréglave, et elle ajouta, si bas que j’eus peine à l’entendre : « Est-ce vous ? Est-ce donc vous ? »

L’autre répondit à haute voix : « Je m’appelle capitaine Blunt, et j’arrive de Baltimore. » Voilà comme quoi j’ai su qu’il était Américain.

Mais, le cocasse, le voici : À dater de ce moment, ils n’ont plus demandé leur reste. Ils sont sortis ensemble, sans me dire seulement : Portez-vous bien, et, ensemble, ils sont montés dans la voiture de remise qui attendait le Blunt dans la rue de Babylone…

— Et vous n’avez rien entendu de ce qu’ils disaient ? demanda-t-on de toutes parts.

— J’ai l’oreille bonne, si fait : ils parlaient de feu le prince Michel, de Vienne et des jardins Esterhazi. Mais je n’ai pas eu le temps de beaucoup réfléchir après leur départ. Comme je vous le disais, les deux Italiens Zonza et Lorenzin sont venus se planter des deux côtés du grand portail et presque aussitôt après, j’ai entendu la voix de Sismonde, le deuxième valet de pied, qui criait : « Porte, s’il vous plaît ! »

Ça m’a étonné parce que Domenica Paléologue rentre toujours par la petite porte et que j’avais oublié le départ du Pernola, hier, dans la berline. J’ai dit à mon premier clerc d’aller voir au judas, mais on a frappé à tour de bras au dehors et les deux faquins d’Italie se sont mis à crier ensemble en me montrant le poing :

— Valaque de malheur ! est-ce aujourd’hui ou demain que tu vas ouvrir à ton maître !

Il y eut un mouvement autour de la table.

— Oh ! oh ! fit-on, les deux chanterelles ont dit cela ! Eux qui sont plus plats que des galettes !

— Ils ont rabaissé ainsi la Valachie, le pays de madame la marquise !

— Et pour le compte de M.  le marquis, encore ! Est-ce que le pauvre homme va faire des barricades !

— Moi, ça m’amuse ! déclara Coralie. Voilà trois ans que je suis avec princesse Charlotte et trois ans que j’attends le grabuge. Je le sens venir… Et que leur avez-vous répondu, père Szegelyi ?

— C’est de vous taire, si vous voulez qu’on suive le fil, riposta le majestueux concierge. J’ai envoyé mon autre clerc. À eux deux, ils ont ouvert tout larges les battants de la grand’porte, et j’ai vu que le Pernola lui-même était descendu pour faire jouer le marteau. Heureusement que j’avais jeté un chapska sur mes épaules, car le Giambattista m’a dit poliment : C’est bien, M.  Szegelyi, vous êtes en tenue ! » Je parie pour celui-là, vous savez ? il mangera tous les autres, et ça doit être plus avancé qu’on ne croit, sa friture.

Il a agité son chapeau tout debout qu’il était sur le seuil et il a crié de sa plus belle voix :

— Sampierre, mon cousin et mon maître, soyez le bienvenu dans votre maison !

Les passants ne sont pas épais dans la rue de Babylone, mais il y avait pourtant bien une douzaine de badauds, arrêtés pour regarder la berline, et comme on demandait ce qu’elle voiturait, un gamin a répondu : « c’est l’ancien sauvage du café des Aveugles ! » Alors les douze badauds sont devenus cinquante, je ne sais pas comment, et quand nous avons refermé la porte, deux cents farceurs et farceuses étaient là qui criaient comme au carnaval.

Mlle Coralie dessina un pas de cancan et prononça en toutes lettres le mot un peu trop expressif qui salue nos mascarades à l’époque bénie de Mardi-Gras. La joie était générale. M.  Szegelyi, toujours grave, but sa demi-tasse à petites gorgées et reprit :

— C’est de ne pas bavarder tous ensemble, si vous voulez savoir le reste.

— Voyons le reste ! voyons le reste !

Le concierge en chef, sans rien perdre de sa gravité, baissa le ton et rabattit ses paupières.

— Chacun sait bien, dit-il en cherchant ses mots, que les morts ne reviennent pas, communément, après avoir goûté du cimetière…

Il s’arrêta. Tout le monde faisait silence. Mlle Coralie qui était parisienne puisqu’elle ne connaissait pas son lieu de naissance, s’écria :

— Papa Szegelyi, si vous nous contez une histoire de revenants, je vas vous embrasser sur les deux yeux.

Le concierge branla la tête et murmura :

— Chez nous, là-bas, le long du Danube, de l’autre côté de Giurgevo, on voit des choses surprenantes. Je n’y crois pas, mais je n’aime pas qu’on rie à propos des trépassés. Ça porte malheur… vous avez tous connu ici le jeune M.  Roland…

— Parbleu ! fit-on.

— Un joli brin d’amour, ajouta Coralie, s’il n’avait pas été si pâle. Princesse Charlotte l’a assez pleuré !

— Eh bien ! poursuivit le concierge, il y en a qui l’ont revu…

— Qui ça ? le jeune comte Roland ? le défunt ?

— Et princesse Carlotta ne le pleure plus, acheva Szegelyi dont la voix était presque un murmure.

— Et qui donc a vu le revenant ? demanda la soubrette, est-ce vous, papa Szegelyi ?

Le concierge eut un frisson.

— Non pas, fit-il, que Dieu m’en garde ! Le jeune comte était un digne chrétien, et j’ai porté son deuil fidèlement, ma fille.

— Mais, alors, qui l’a vu ?

— Mes deux clercs.

— Tous les deux ?

— Malheureusement, oui.

— Ensemble ?

— Non, et ce n’en est que plus frappant. Yan, mon filleul, malgré sa jeunesse, rôde du côté de la cité Donon pour une fillette. Il n’y a plus d’enfants ! La nuit où l’homme fut assassiné au saut de loup, Yan revint tout malade de peur. Il avait vu le comte Roland de Sampierre encore plus pâle que le jour de sa mort et qui marchait justement le long du saut de loup, soutenu par Joseph Chaix…

On se regarda autour de la table.

— Je ne suis pas superstitieux, reprit le concierge après un silence, mais nous sommes ici assez de gens de Roumanie pour qu’on puisse parler comme chez nous ; et chez nous on dit que ceux qui reviennent ne sont pas morts de leur décès naturel.

— Ça se dit partout, murmura Coralie, qui ne riait plus. Et la seconde fois qu’on a vu le pauvre jeune homme ?

— C’est Sébaste, mon autre clerc, répartit le concierge, et c’était dans la soirée d’hier. Je l’avais envoyé prendre de l’eau fraîche à la glacière. Il me rapporta la cruche cassée, disant : « Dieu ait pitié de nous, le défunt comte Roland se promène là-bas avec princesse Charlotte !… »

Au moment où ce dernier mot était prononcé, les deux serviteurs italiens du comte Pernola firent leur entrée dans la salle d’office, et demandèrent à déjeuner d’un ton d’importance qu’on ne leur connaissait point.

D’ordinaire, ils agissaient discrètement et même humblement avec les gens de la marquise Domenica ; et vu la position douteuse de Pernola, leur maître, ils étaient traités un peu comme les domestiques d’un domestique.

Aujourd’hui, ils tapèrent sur la table comme font les casseurs d’assiettes au cabaret, et quelqu’un leur ayant fait observer qu’ils étaient en retard, Zonza dit :

— Si nous sommes en retard, vous autres, vous ferez bien de vous mettre en avance. Ceux qui resteront les bras croisés aujourd’hui auront à causer avec mon maître !

— Vous saurez, ajouta Lorenzin crânement, qu’il y a défense expresse d’approcher du pavillon. Ceux qui manqueront à la consigne seront mis dehors et lestement !

— Quel ton vous prenez ! s’écria Coralie indignée.

Pour la première fois peut-être, Lorenzin la regarda en face et répondit :

— C’est le ton qui me convient. Si vous n’êtes pas contente, la belle, allez vous plaindre à MM.  de Sampierre, le comte et le marquis. Ils sont tous les deux au pavillon, allez leur demander votre reste !


VII

LES TROIS PREMIERS PORTRAITS


Nous sommes au pavillon Roland.

C’était une chambre assez vaste, mais surtout très longue, éclairée par quatre fenêtres qui se faisaient face, deux à deux. Deux de ces fenêtres donnaient sur la partie la plus ombreuse de l’enclos ou parc de Sampierre, les deux autres s’ouvraient sur cette large avenue de marronniers par laquelle nous vîmes descendre il y a peu d’instants la berline de famille qui ramenait M.  le marquis dans sa maison.

La chambre était de celles que les personnes préposées à la location des appartements appellent gaies. La lumière y entrait crûment et frappait les boiseries peintes à neuf de couleur claire. La glace, frais-dorée, regardait, au-dessus de la cheminée en marbre blanc, les draperies gris-perle de l’alcôve, flanquée de deux portes, drapées de même et dont chacune faisait vis-à-vis à une bibliothèque en bois d’érable incrusté de minces filets d’ébène.

Une de ces portes, celle de gauche, était simulée pour la symétrie et recouvrait le mur plein.

Les sièges, également en érable, et dont la tournure accusait l’origine danubienne, étaient recouverts de lampas gris clair, pareil aux rideaux des fenêtres, qui tombaient en plis corrects et revus par le tapissier sur des doubles de mousseline richement brodée.

Entre les bibliothèques, et la glace, deux portraits en buste de grandeur naturelle pendaient : à droite, celui de la marquise Domenica, à gauche celui d’un jeune homme aux traits réguliers et à l’aspect maladif.

Entre l’alcôve et les deux portes, il y avait également deux cadres dont l’un était vide et dont l’autre restait voilé par un carré de soie noire.

Le cadre vide avait aussi son rideau de soie noire, mais qui était, pour le moment, relevé.

Les deux portraits voisins de la cheminée, exécutés par une main novice et même maladroite, avaient néanmoins ce cachet qui fait dire à ceux qui ne connaissent pas le modèle : Ce doit être ressemblant.

Et en effet, bon juge que nous sommes, au moins en ce qui concerne la princesse-marquise, nous pouvons dire qu’il était impossible de ne la point reconnaître.

C’était elle-même, à un degré tout à fait frappant, non point telle que l’âge l’avait faite, mais telle que nous la vîmes, il y a vingt ans, en l’année de sa seconde grossesse, à la fois enfant et femme, admirée curieusement par le « tout Paris » des élégances illustres.

Dans le portrait, elle avait cette toilette orientale qui fut tant remarquée à la fameuse fête de l’hôtel Paléologue.

Le jeune homme de l’autre portrait pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Ses traits et son port rappelaient ceux du marquis Giammaria de Sampierre au temps de son mariage, mais il avait le regard de Domenica.

La signature des deux toiles était la même : Giammaria Sampietri de Sampierre.

Je ne saurais dire pourquoi cette pièce, malgré la lumière qui l’inondait et la gaieté de l’ameublement, avait dans son aspect quelque chose de mélancolique. On y respirait cette odeur particulière aux appartements campagnards qu’on rouvre après l’hiver pour le retour des maîtres.

En plein Paris, les sens et surtout l’esprit percevaient là comme une douloureuse saveur d’abandon.

C’est là que nous retrouvons le marquis Giammaria assisté de son fidèle cousin Giambattista Pernola. Le marquis avait peu changé depuis le temps ; son visage restait régulièrement beau et le dessin de ses traits avait gardé toute sa délicatesse. Seulement, ses cheveux abondants et fins étaient blancs comme la neige, ce qui faisait ressortir avec une sorte de dureté la ligne noire de ses sourcils.

Une malle était ouverte au devant de l’alcôve. Pernola agenouillé la défaisait et tendait divers objets à un domestique d’aspect discret et doux comme Pernola lui-même, qui déposait les choses aux endroits que M.  le marquis désignait, la plupart du temps, par gestes.

M.  le marquis se promenait lentement de long en large et donnait un regard en passant, tantôt aux portraits, au paysage qu’il pouvait voir par les quatre fenêtres ouvertes.

— Cela ne dit rien à mon souvenir, murmura-t-il, et ce fut sa première parole. Mon fils Roland est bien plus ressemblant dans ma pensée et Mme  la marquise ne m’a jamais souri ainsi. Ma mémoire cherche en vain une joie dans le passé.

— Vivez donc dans l’avenir, mon bien aimé cousin ! prononça Pernola avec chaleur. Ce jour doit commencer pour vous une ère nouvelle.

Il déballait en ce moment un objet qui tenait tout le fond de la grande malle carrée, et si exactement qu’on eût dit que la malle avait été mesurée en vue de cet objet.

C’était un châssis, enveloppé dans un fourreau de lustrine noire.

Le marquis Giammaria prévint le domestique qui allait le prendre et s’en saisit pour le porter lui-même au fond de l’alcôve.

Le regard du valet suivit l’objet et se releva vers le cadre vide qui était à droite de l’alcôve, en face du portrait de la marquise, comme pour faire la comparaison entre la mesure du cadre et celle du châssis.

— Allez, Sismonde, dit Pernola. Notre maître n’a plus besoin de vous.

Le valet se retira sur-le-champ.

Quand Giammaria sortit de l’alcôve, il regarda tout autour de lui.

— Pourquoi Sismonde s’est-il éloigné ? demanda-t-il.

— Parce que, répondit Pernola, j’ai désiré la faveur d’un entretien particulier avec mon noble parent, mon unique ami, mon cher bienfaiteur.

— Oui, pensa tout haut le marquis, je crois que vous n’aimez bien, Giambattista. Voilà plus de vingt-cinq ans que vous me le dites. Mon fils Roland ne m’aimait pas : il tenait en cela de sa mère. Pourquoi êtes-vous venu me chercher là-bas ?

Pernola lui prit les deux mains, et dit d’un ton pénétré :

— Je n’ai jamais cessé d’avoir de vos nouvelles. Jour par jour, j’étais informé de l’état exact de votre santé. Je guettais avec ardeur, avec passion le moment si longtemps souhaité où je pourrais vous ramener en triomphe dans votre maison…

— En triomphe ! répéta le fou, qui eut un amer sourire.

— Et aussi dans votre richesse, continua Pernola d’une voix ferme, et encore et surtout dans votre autorité. La miséricorde infinie de Dieu a exaucé ma prière. Au moment précis où votre présence devenait indispensable pour déjouer de perfides complots, j’ai reçu une lettre de notre savant docteur, qui me disait : « Le nuage se déchire ; le marquis Giammaria redevient lui-même et recouvre les belles facultés de son esprit… »

— Aidez-moi, cousin, interrompit le fou dont le sourire devenait de plus en plus triste.

Il montra du doigt le cadre vide. Giambattista comprit, car il monta aussitôt sur une chaise pour décrocher le cadre. Pendant qu’il travaillait, le marquis demanda :

— Vous avez donc cru comme les autres que j’avais perdu la raison ?

— Jamais !… j’ai pensé que l’excès du travail et de la souffrance…

— Battista, mon ami, interrompit encore le marquis, convenez que j’ai bien joué mon jeu !

Il y avait maintenant une vanité enfantine dans la mélancolie de son sourire.

Il ajouta quand Pernola eut posé le cadre sur la table :

— Ma prétendue folie est plus précieuse pour moi que toutes les richesses de la terre, Battista !

Pour la seconde fois, son doigt fit un signe de commandement en montrant l’alcôve.

Giambattista, obéissant de nouveau, passa sous les draperies et revint, portant le châssis enveloppé.

M.  de Sampierre le lui prit des mains et enleva lui-même le fourreau de lustrine en disant avec le plus grand calme :

— Sans ma folie, il y a longtemps qu’on m’aurait coupé le cou !

Giambattista voulut protester, mais M.  de Sampierre lui imposa silence et continua tout en plaçant le châssis dans le cadre avec la sûreté de main d’un artisan consommé :

— Certes, il n’y avait pas crime, ni même faute de ma part. Je sais cela mieux que vous. J’avais dit à Dieu d’être juge, et Dieu avait rendu son arrêt. Mais la justice humaine n’entend pas de cette oreille-là… Accrochez !

Pernola remonta sur la chaise, et le cadre, muni de son châssis, pendit à la muraille, en face du portrait de Domenica.

C’était aussi un portrait ou plutôt un morceau de portrait : quelque chose de baroque et qui parlait énergiquement de folie.

Il y avait une poitrine, en buste, qui ressemblait ligne pour ligne au buste du jeune comte Roland.

C’était la même taille et le même costume.

Seulement, une brusque solution de continuité existait à l’endroit où la cravate aurait dû se nouer, et sur la blancheur de la chemise on voyait des traces de sang.

Il y avait en outre le haut d’un front tout jeune, couronné de cheveux abondants.

Entre ceci et cela, rien, — ou plutôt un large effacement qui mangeait le cou et la totalité du visage.

C’était donc un portrait sans visage.

Une chose bizarre et lugubre.

— Relevez un peu à gauche, dit M.  de Sampierre qui s’était éloigné pour juger de l’aplomb. Encore !… C’est bien. Descendez.

Il appela du doigt Giambattista.

— C’est d’ici qu’il faut regarder, dit-il en choisissant son jour. Le trouvez-vous plus ressemblant que la dernière fois ?

— Oui, répondit Pernola sans hésiter. La ressemblance a gagné.

En parlant ainsi, il faisait mine d’examiner ce néant avec attention et en connaisseur.

M.  de Sampierre parut content.

Mais son front se rembrunit presque aussitôt après et il poussa un profond soupir, en murmurant :

— J’ai tant souffert de mon isolement dans la vie ! C’était peut-être lui qui m’aurait aimé !

— Peut-être, fit Pernola comme un écho.

M.  de Sampierre le regarda, et dans ses yeux mornes une flamme s’alluma.

— Est-ce de lui que vous allez me parler ! demanda-t-il.

— C’est de lui, répondit Pernola.

Mais au lieu de poursuivre, il traversa toute la largeur de la chambre et posa une chaise au-dessous du quatrième portrait : celui qui se cachait derrière un crêpe.

— Que faites-vous, Giambattista ! balbutia le marquis d’une voix altérée.

Pernola ne répondit pas. La soie noire qui voilait le portrait, tirée brusquement, glissa sur sa tringle.

M.  de Sampierre se couvrit le visage de ses mains et courba la tête en poussant un gémissement.


VIII

LE QUATRIÈME PORTRAIT


Le quatrième portrait, celui qui naguère disparaissait sous son voile de soie noire, était de la même main que les trois autres, exécuté avec une pareille absence d’art, mais aussi avec cette même faculté de produire une ressemblance saisissante.

Il représentait M.  le marquis de Sampierre lui-même à l’âge de trente ans, beau, mais inanimé comme un marbre, et fou derrière sa gravité austère, fou jusqu’à donner le frisson.

Où était la folie, je ne saurais le dire. Le regard était froid, la tenue noble, la physionomie immobile. Et pourtant la démence suintait à travers ce front de pierre. Un peintre rompu aux secrets de son art, un peintre de génie n’aurait pu indiquer plus terriblement la mortelle maladie de la pensée.

Nous avons vu autrefois M.  le marquis de Sampierre tel qu’il était représenté ici quand il quitta son appartement de l’hôtel Paléologue, au coup de deux heures après midi, le 23 mai 1847, pour se rendre dans la chambre de sa femme en couches.

Nous le suivîmes alors, marchant le long des corridors de l’hôtel Paléologue, depuis son cabinet encombré de science poudreuse jusqu’à l’appartement de Domenica.

Et quoique son dessein fût pour nous un mystère, cet homme de glace, aux yeux mornes mais ardents, qui allait comme marchent les somnambules, tenant de l’acier aiguisé dans une main, dans l’autre un chronomètre, nous faisait vaguement terreur.

Le portrait nous remettait aujourd’hui en face de l’homme d’alors et ressuscitait pour nous l’impression, mais plus redoutable que jadis.

Tout y était : le costume de gala rigoureusement correct, les cheveux noirs disposés selon l’art des coiffeurs, le scalpel tout neuf dans la main droite ; dans la gauche, la montre qui indiquait, non pas la deuxième, mais la sixième heure, l’heure du « jugement de Dieu ».

C’était une sinistre histoire brutalement racontée qui tenait dans ce cadre et qui faisait pendant à la sinistre énigme posée par l’autre portrait sans visage.

Ensemble, les quatre toiles mettaient en présence les personnages de cette tragédie muette et lente qui allait être la fin de deux grandes races : Sampierre et Paléologue.

— Voulez-vous regarder ce que je vous montre, Giammaria, mon cousin ? demanda le Pernola après avoir attendu assez longtemps sous le portrait découvert.

— Non, répondit le marquis dont la voix chevrotait : remettez le voile.

Pernola, pour la première fois de sa vie, désobéit ouvertement à un ordre de celui qu’il appelait son maître.

— Vous êtes ici chez vous, monsieur de Sampierre, dit-il en donnant à sa voix des inflexions solennelles, et vous avez auprès de vous le seul homme qui vous soit resté fidèle partout et toujours. Doutez-vous de mon dévouement absolu ?

— Non, répondit encore le marquis, mais il y a des choses que je voudrais oublier : remettez le voile !

Ses deux mains tremblantes restaient sur ses yeux comme un bandeau. Ses jambes fléchissaient sous le poids de son corps.

Pernola se rapprocha de lui et le soutint un instant dans ses bras.

— Pardonnez-moi, mon noble cousin, dit-il avec une tendresse respectueuse. Ceci était une épreuve. Je voulais me convaincre de la parfaite lucidité de votre esprit. Désormais, je ne conserve aucun doute.

Les mains de M. de Sampierre glissèrent le long de son visage. Il était extrêmement pâle, mais son regard avait une expression de triomphe enfantin.

— C’est vrai, vous m’aviez cru fou, vous aussi, Giambattista ! murmura-t-il.

Toute sa grande émotion semblait avoir disparu d’un seul temps.

— Le mot n’est pas bien choisi, repartit Pernola. Jamais je ne vous ai cru fou, mais il m’a semblé parfois que votre belle intelligence fléchissait sous les coups du malheur. Vous avez été frappé cruellement par ceux dont le devoir était de vous protéger et de vous aimer.

— Qui donc aurait eu le droit de me protéger ? demanda le marquis dont la haute taille se redressa. Et pourquoi dites-vous que celle dont le devoir était de m’aimer ne m’aimait pas ?

— Je m’exprime de plus en plus mal, fit Pernola avec un redoublement d’humilité. Je suis ému, je l’avoue, par l’importance de l’explication qui va avoir lieu entre nous.

M.  de Sampierre le repoussa froidement et prit de lui-même un siège où il s’assit droit et roide, sans s’appuyer au dossier.

— Il n’y aura pas d’explication entre nous, prononça-t-il d’un ton péremptoire. Je vous défends, et cela sous peine d’être chassé comme un valet, de mal parler de Domenica Paléologue devant moi !

Giambattista courba la tête. Il resta un instant immobile, puis, se détournant brusquement, il porta son mouchoir à ses yeux.

Il y avait en lui de la femme et beaucoup. Tous ces petits tours de la rouerie féminine étaient exécutés par lui avec une admirable vérité.

M.  de Sampierre essaya de se raidir, et même, pour faire montre de courage, il releva les yeux sur le portrait qu’il avait refusé de regarder tout à l’heure.

Le vent avait tourné dans sa pauvre cervelle. La vue de cette toile qui aurait dû le remuer si profondément le laissa indifférent.

— Il y a des instants, dit-il, où je souhaiterais être pauvre pour utiliser les talents dont le Créateur m’a comblé. Je serais un grand peintre, si je voulais, et un grand médecin, et un grand légiste aussi, car j’ai étudié le droit dans ces dernières années, et vous savez comme j’étudie, mon cousin, quand je m’y mets… Ne soyez pas fâché contre moi, Battista, j’ai été injuste : je me souviens que plus d’une fois vous avez défendu la princesse-marquise, même contre moi. Dieu merci, rien ne m’échappe.

Pernola, jouant l’homme qui cède à un irrésistible entraînement, se précipita à ses genoux en balbutiant :

— Oh ! généreux, généreux maître !

M.  de Sampierre le baisa au front avec une grave condescendance.

— Vous n’avez jamais partagé, reprit-il, les soupçons qui firent si longtemps mon malheur, et c’est malgré vous, jadis, que j’accomplis cet acte…

Il s’interrompit comme s’il eût cherché un mot qui le fuyait. Son doigt tendu montrait son propre portrait que Pernola avait laissé découvert.

— Cet acte… répéta M.  de Sampierre, je pense qu’on peut le qualifier de très-malheureux, mon cousin Giambattista.

— Nous sommes tous ici-bas, dit Pernola, les esclaves de la fatalité.

— C’est vrai, c’est vrai, aussi certainement qu’une chose humaine peut-être vraie, Domenica était belle…

— Étiez-vous moins beau ?

L’œil rêveur du marquis sembla prendre à témoin le portrait, tandis qu’il répondait.

— Je n’ai jamais vu d’homme plus beau que moi.

— Mais, continua-t-il aussitôt, l’enfant m’appartenait. C’était bien mon fils ; il me ressemblait trait pour trait. Mon honneur était intact, et j’ai tué mon bonheur !

— Voyez ! s’écria Pernola, Est-il possible de raisonner plus nettement !

M.  de Sampierre eut de nouveau cet air naïvement rusé, qui faisait peine à voir.

— Mon cousin, dit-il, mon raisonnement est encore bien plus net que vous ne le pensez. Ce sont de très-curieuses questions… Pourquoi vous en défendre ? Vous avez été trompé comme tout le monde ! J’ai étudié la loi. Il n’y a pas un juge capable de m’embarrasser, et les avocats ne me vont pas à la cheville. Les livres de jurisprudence que j’ai lus, fouillés, annotés, ne tiendraient pas dans cette chambre. Eh bien ! parmi toutes les cuirasses qu’un homme peut boucler au devant de sa poitrine pour se rire des coups de la justice, la meilleure et la plus commode c’est l’aliénation mentale. J’ai agi en conséquence.

— Est-ce bien possible ! s’écria Pernola. Vous auriez calculé…

Il s’arrêta suffoqué et comme s’il n’eût point trouvé de paroles capables d’exprimer son admiration.

— Voilà ! dit M.  de Sampierre, jamais je n’ai éprouvé le plus léger symptôme de trouble intellectuel. Au contraire, la logique fait le fond de mon caractère. Quand je commis cette action que vous savez, dans la nuit du 23 mai 1847, j’obéissais à la logique. J’étais, en outre, dans mon droit, comme je le prouverai à qui voudra discuter la question avec moi. J’avais gardé pour ma part, dans toute sa pureté la fidélité conjugale… Mais notre loi française, qui est un habit d’arlequin fait avec les rognures des législations antiques, n’admettrait pas mon argumentation trop élevée. Mieux vaut se garer de notre loi que de disputer contre elle… fermez, je vous prie, les persiennes de toutes les fenêtres et retirez-vous.

Pendant que Pernola obéissait à la première moitié de cet ordre, M.  de Sampierre se mit à marcher de long en large, pensant tout haut :

— L’enfant aurait vingt ans, et Domenica m’aimerait à cause de lui !

Pernola traversa la chambre après avoir fermé les persiennes des deux croisées du fond.

— Est-elle toujours la plus belle des femmes ? demanda le marquis tout à coup.

Pernola mit sur ses lèvres son plus doux sourire pour répondre :

— C’est Vénus dans l’épanouissement de sa splendeur. Elle est notre joie et notre adoration à tous. Elle danse, elle chante ; à table, son appétit merveilleux, fruit d’une conscience pure, anime et encourage la gaieté…

— Parle-t-elle de moi quelquefois ? interrompit M.  de Sampierre.

Pernola, qui arrivait aux fenêtres donnant sur la grande avenue, se retourna.

— Tout à l’heure, dit-il, mon noble cousin, vous m’avez ordonné de me retirer. À quoi bon entamer des explications qui seront forcément interrompues ? Quand vous souhaiterez des renseignements complets sur ce qui vous intéresse, vous m’accorderez une heure à votre convenance.

Il fit jouer l’espagnolette de la troisième croisée. Le marquis reprit sa promenade, souriant et songeant :

— Elle danse, elle chante !… Éternelle jeunesse de la femme !… Et plus belle qu’autrefois !… Moi, au contraire…

Il s’arrêta devant La glace, de façon à ce qu’elle lui renvoyât en même temps sa propre image et son portrait, qui était à droite de l’alcôve.

Il regarda, il compara longuement et attentivement.

— Moi, je suis vieux, dit-il, très-vieux.

Il ajouta, pendant qu’un éclair d’étrange intelligence s’allumait sous le froncement de ses sourcils noirs :

— Et je suis fou !

En ce moment, un bruit de roues sonnait discrètement sur le sable de la grande avenue. Pernola était en train de fermer la quatrième persienne.

— Qu’est-ce là ? demanda le marquis.

— C’est ma bien-aimée cousine Domenica, repartit Pernola, qui revient de chez sa sorcière pour donner un coup d’œil aux préparatifs de son bal de ce soir.

M.  de Sampierre fit un bond de jeune homme. De toute cette phrase qui disait l’exacte vérité avec tant de perfidie, il n’avait entendu qu’un mot, un nom : Domenica.

Il écarta Pernola brusquement et prit sa place à l’entrebâillement des persiennes presque fermées.

Le regard qu’il glissa par l’étroite ouverture partit comme un coup de pistolet.

Pernola, rejeté ainsi en arrière, avait aux lèvres un sourire narquois et triomphant. Il pensait :

— Que va-t-il dire de cette bonne grosse maman lourde et rouge qui nourrit trop bien sa quarantaine ?

La voiture de Mme  la marquise passait justement devant les croisées au pas de ses deux chevaux. M.  de Sampierre demeura immobile et retenant son souffle tant que le visage de sa femme resta en vue.

Quand il cessa de voir, un profond soupir souleva sa poitrine et il dit :

— Battista, vous ne m’avez pas trompé ; elle est plus belle qu’autrefois, et je ne l’ai jamais si ardemment aimée !


IX

LE PORTRAIT SANS VISAGE


En écoutant cette déclaration d’amour fougueuse et inattendue, le comte Pernola étouffa un juron italien pour grommeler en bon français :

— Détestable idiot !

Mais ses deux mains se rapprochèrent au moment où M.  de Sampierre se retournait vers lui, et il applaudit doucement, comme font les vrais dilettanti, en roucoulant :

— Caro mio, bravo ! voilà comme je vous connais et comme je vous honore ! grand cœur d’autrefois ! miroir des chevaliers, nos pères, qui vivaient et qui mouraient dans le même amour !

Ce disant, il acheva de fermer la dernière persienne, salua profondément, et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu, bambino ? demanda M. de Sampierre.

— J’obéis comme toujours, répondit Pernola ; vous m’avez ordonné de me retirer, je me retire.

— Reste. Tu es une bonne âme. Je me souviens que tu avais les larmes aux yeux quand tu me montras ces pas dans la neige… Te souviens-tu, toi ?

— Au nom du ciel, balbutia le comte, vous savez bien que je n’ai eu par moi-même ni haines ni amours. J’ai été heureux à travers vous et j’ai souffert de même par le contre-coup de vos douleurs. Ne me parlez pas de cette chose horrible ! Je vois toujours ce tapis blanc comme un suaire sous la gerbe des rayons qui jaillissaient de la fête…

— Une belle fête ! fit observer le marquis froidement, mais qui finit mal.

— Et la longue trace des pas, qui allait à perte de vue…

— L’homme est mort, murmura M. de Sampierre. J’ai bien souvent essayé de peindre son portrait de mémoire : je n’ai pas pu… Avant de vous retirer, Giambattista, installez Domenico sur le chevalet et préparez ce qu’il faut, je vais travailler.

« Domenico » c’était le portrait qui avait un nuage pour figure.

Pernola chercha aussitôt parmi les objets déballés la boite à couleurs de son noble cousin ; il approcha ensuite et développa un chevalet. M. de Sampierre restait debout, les bras croisés sur sa poitrine, en face du portrait de sa femme.

— Ce qui m’attire invinciblement vers elle, dit-il, c’est précisément le côté enfant de sa nature et l’adorée faiblesse de son intelligence. Peut-être ne comprenez-vous pas bien cela, vous, Battista : vous êtes un esprit d’affaires ; la preuve, c’est que vous voyez la chevalerie où elle n’est pas. La chevalerie, c’est le sentiment aveugle. Je suis au contraire le fils de notre siècle clairvoyant. J’ai pour moi, avec la grandeur du passé, tout ce qui fait la moderne grandeur. Si quelqu’un me disait : Ta noblesse est morte, je lui montrerais ma richesse à laquelle aucune autre fortune ne se peut comparer. Et si mon ennemi ajoutait : La tempête sociale qui gronde va engloutir ton opulence, je lui répondrais : J’ai ma science et mon art… J’aime Domenica si faible de toute l’énormité de cette force. C’est ma supériorité qui est mon amour.

— Voilà, dit le comte qui avait achevé son ménage. Veuillez voir s’il vous manque quelque chose.

— C’est bien, répliqua M. de Sampierre sans même se retourner. Je vous ai dit de rester. Écoutez et instruisez-vous. Elle est la première femme, la seule femme qui ait éveillé mon cœur et parlé à mes sens. Ce n’est pas de la chevalerie, cela, c’est de la passion. Et comme toute passion est fatalement aveugle, il s’est trouvé qu’un jour mon intelligence s’est obscurcie. J’ai cru que cette admirable créature, éternelle enfant, s’éveillait femme pour un autre que pour moi. Vous l’avez cru, vous aussi Battista…

— Jamais ! interrompit le comte qui mit la main sur son cœur. Je n’ai pas vos capacités, mon cousin, mais je ne suis pas un sot et j’ai toujours jugé impossible qu’entre vous et un autre homme quelconque, le choix d’une femme quelconque pût hésiter, ne fût-ce que la durée d’un instant !

M. de Sampierre lui tendit ses bras.

— Mon ami, reprit-il en désignant un siège, aucun de nous n’est parfait : la religion elle-même l’enseigne. Asseyez-vous. Au point de vue du Code civil je n’avais pas le droit d’invoquer le jugement de Dieu, tombé en désuétude. C’est ce Jean de Tréglave qui était un chevalier, c’est-à-dire un fou. Il a donné son existence entière et n’a rien reçu en échange. En Italie, nous n’avons pas cela, hein, bambino ?

Pernola cligna de l’œil. M. de Sampierre riait tout bas bonnement.

— C’est français, continua-t-il après un silence, et beau à mettre dans les almanachs, comme le coup de chapeau de Fontenoy qui coucha douze cents gentilshommes sur le carreau et faillit faire de la France une Pologne. Voyons ! Battista, mon cher garçon, vous causez aussi agréablement qu’autrefois. Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez à me parler de l’enfant ?

Son doigt désignait le portrait sans visage qui était maintenant sur le chevalet. Pernola répondit :

— En effet… de l’enfant et de la mère.

Le regard du marquis devint méfiant et s’assombrit.

— Mais auparavant, continua Pernola, j’aurais une question à vous adresser, et je n’ai pas l’habitude d’interroger mon cher maître avant d’en avoir reçu l’autorisation.

— Mon cousin, je vous l’accorde.

Ceci fut prononcé avec une majesté vraiment royale. Pernola remercia en s’inclinant humblement et sembla se recueillir.

— Veuillez d’abord, dit-il, être bien persuadé de ceci : c’est que toutes mes actions, comme toutes mes paroles ont le même but : votre intérêt et celui des personnes qui vous sont chères. La question dont il s’agit, la voici ; êtes-vous bien sûr d’avoir tué l’enfant ?

M. de Sampierre ne répondit pas tout de suite. Il regarda son cousin fixement. Sa physionomie exprimait la plus absolue froideur.

Puis, tout à coup, sa paupière trembla et une larme brilla entre ses cils.

— Mon fils ! balbutia-t-il. Un doux ! un cher petit ange aux pieds de Dieu !

Puis encore, changeant de ton et glissant vers Pernola une œillade cauteleuse, il murmura :

— Vous êtes-vous vendu à mes juges, Giambattista Sampietri ?

Pernola se laissa aller à deux genoux et lui baisa les mains en sanglotant.

— C’est bien, fit le marquis en se redressant, j’ai tort, vous êtes un loyal parent. Et d’ailleurs, je ne vous crains pas plus qu’un autre : je suis fou. C’est acquis. Mon interdiction est prononcée légalement. Nul ne peut rien contre moi.

Pernola s’était relevé dans l’attitude de la vertu méconnue. Le marquis continua :

— Je ne vois aucun inconvénient à vous donner une réponse catégorique. L’acte auquel il est fait allusion fut accompli non-seulement de sang-froid, mais encore avec conscience et même réflexion puisque je croyais obéir à une volonté supérieure. Les criminels seuls ont l’agitation du remords : moi, j’étais calme.

Scientifiquement, c’est-à-dire étant données mes études anatomiques si complètes et la connaissance absolue que j’ai du corps humain, il est impossible que, voulant tuer, je n’aie pas tué. Or j’étais l’exécuteur d’un arrêt que je n’avais pas rendu : je voulais tuer…

— Donc, vous avez tué ! interrompit Pernola comme malgré lui.

— J’ai fait le nécessaire, prononça le marquis avec une tranquillité stupéfiante. Je vois la blessure comme si elle était là, ouverte et rouge devant mes yeux. Elle suffisait, j’en suis sur : l’opération était bien faite.

— Alors vous ne conservez aucun doute ?

— Aucun… scientifiquement.

— Et vous avez revu, et vous avez interrogé cette femme, la tzigane Phatmi, qui emporta l’enfant pour le confier à M. de Tréglave ?

Le marquis haussa les épaules et dit :

— J’aime à causer du passé ; j’ai interrogé Phatmi. Selon elle, l’enfant était déjà décédé quand elle le remit à l’homme du fiacre. C’est plausible.

— Très-bien ! s’écria Pernola, malgré le chagrin que fait naître en moi cette certitude…

M. de Sampierre l’interrompit pour demander :

— Qu’entendez-vous par certitude ? J’ai dit scientifique. Quiconque sait trop ne croit plus à rien. La certitude absolue n’existe pas.

Et comme Pernola l’interrogeait d’un regard inquiet, M. de Sampierre ajouta paisiblement :

— Moi, je crois encore en Dieu, mais je suis fou.

Il y eut un silence. M. de Sampierre se rapprocha du chevalet et mit des couleurs sur sa palette.

— Voici, dit-il une particularité curieuse : les autres peintres se préparent une lumière spéciale. Moi, je peux travailler avec les jalousies fermées, parce que ma lumière est en moi… approchez, Battista, mon ami.

Pernola fit un pas vers lui.

— Regardez ! ajouta M. de Sampierre.

— J’ai vu, dit Pernola.

Le marquis pointait du bout de son couteau à broyer l’amas confus de couleurs qui était entre le front et la poitrine de l’image.

— Que voyez-vous ? demanda-t-il.

— Un nuage.

— Et sous le nuage ?

— Je ne vois rien.

M. de Sampierre eut de nouveau son sourire méprisant et vaniteux.

— Sous le nuage, reprit-il, moi, je vois une figure, aussi clairement que je te vois, toi, Battista, pauvre bon ami. Je ne sais pas si tu vas comprendre. Il y a maintenant près de six ans que j’ai ébauché pour la première fois ce portrait sur la toile. Je dessinai la figure d’un jet. C’était vivant de ressemblance.

— Vivant ! répéta Pernola.

Il avait de la sueur aux tempes.

— Toute œuvre qui tombe de mon pinceau est vivante, expliqua M. de Sampierre.

— Il est juste, fit Pernola d’un ton soumis. Mais à qui se rapportait cette vivante ressemblance ?

— À mon fils Domenico, prince Paléologue.

— Vous disiez, cependant, tout à l’heure…

— Suis-moi bien. Je ne serai pas dur avec toi : certitude scientifique ne veut jamais rien dire, sinon suffisance de preuves. Chaque fois que l’histoire cite une erreur judiciaire, c’est la certitude scientifique qui a coupé la tête de l’innocent.

— Alors, balbutia le comte, vous n’êtes pas sûr ?…

— Tu ferais mieux d’écouter. C’était vivant, je te le dis ! cela me faisait peur. J’effaçai. Puis je regrettai d’avoir effacé. Un jour, je repris mes pinceaux comme malgré moi, et la figure sortit encore de la toile : la même figure… Vous êtes distrait, mon cousin !

Au lieu de repousser cette accusation comme on s’excuse d’un blasphème, Pernola mit un doigt sur sa bouche. Son regard inquiet et perçant interrogeait les deux croisées qui s’ouvraient du côté du parc. Le soleil en frappait d’aplomb les persiennes et le vent y agitait les ombres des feuillées.

Un bruit léger passa au travers des planchettes.

C’était comme le pas d’une femme qui eût marché avec une extrême précaution le long du mur.

M. de Sampierre n’entendait pas ; il continuait, sans tenir compte du geste de Pernola :

— Vingt fois, cent fois peut-être, cette figure a été ainsi effacée, puis refaite. J’ai essayé de la peindre différente d’elle-même et je n’ai pas pu. Mon pinceau repasse malgré moi par les mêmes lignes, elle revient spontanément en quelque sorte. Je la vois surgir et son regard m’entre jusque dans le cœur !

Pernola essaya de sourire.

M. de Sampierre avait involontairement baissé la voix, et tout son corps frissonnait.

— C’est singulier, dit Pernola, mais ce n’est peut-être pas inexplicable. Avez-vous jamais rencontré quelqu’un dont le visage ressemblât à cette figure ?

— Jamais.

— C’est donc vous qui l’aviez imaginée ?

M. de Sampierre hésita, puis il répondit si bas que Giambattista eut peine à l’entendre :

— Non, ce n’est pas moi.


X

OÙ PERNOLA COMMENCE UNE HISTOIRE


J’ai dû dire que le côté du pavillon où le comte Pernola avait cru entendre tout à l’heure un léger bruit à travers les persiennes fermées des deux fenêtres était entouré d’un massif épais. Je n’ajouterai pas, comme c’est la coutume, qu’on se serait cru là à cent lieues de Paris, car l’atmosphère de Paris communique aux arbres une maladie de peau qui les rend absolument différents des arbres de la campagne.

Dans les plus beaux jardins du faubourg Saint Germain, tilleuls et marronniers allongent leurs branches affaiblies qui se tordent, noires et ternes, sous la richesse du feuillage.

En outre le sol des bosquets parisiens a un aspect particulier auquel on ne peut se méprendre.

Mais à part ces symptômes, le fourré factice, ménagé derrière le pavillon Roland, était parfaitement réussi, et sous les grands vieux arbres on était même parvenu à faire pousser une sorte de sous-bois où de rares allées couraient en tortueux méandres.

C’était un lieu désert : d’abord parce que les forêts vierges de la vieille ville sont humides, étouffées et tout particulièrement propices à la multiplication pullulante des araignées, ensuite parce que, surtout depuis le décès du jeune comte Roland, le pavillon et ses abords emportaient une idée de deuil.

Parmi les gens de l’hôtel de Sampierre, les mœurs étaient joyeusement faciles. Les deux sexes, voués à un loisir éternel, cherchaient ensemble soir et matin ces douces fleurs qui naissent dans le sentier de l’amour, et au beau milieu de notre siècle de fer, les jardins de la bonne marquise se montraient hospitaliers comme ceux d’Alcine ou d’Armide, mais il y avait de la place ailleurs et les rendez-vous entre frontins et soubrettes fuyaient volontiers ce coin sombre dont le silence parlait de mort.

Aujourd’hui, un autre motif encore devait faire la solitude autour de l’entrevue des deux cousins puisque Zonza et Lorenzin avaient transmis à l’office l’ordre exprès d’éviter les abords du pavillon.

Aussi le comte Pernola, après avoir prêté l’oreille attentivement et en vain, pensa-t-il que le bruit entendu n’avait rien de suspect. Il songea aux deux paires de gazelles qui erraient en liberté dans cette partie du parc fermée par un grillage.

Un de ces animaux avait passé sans doute.

Pernola, d’ailleurs, était on ne peut plus vivement préoccupé par les dernières paroles de M. de Sampierre, dont la manie lui semblait prendre une direction dangereuse.

Pernola travaillait sans relâche depuis plus de vingt ans. Il arrivait en vue du terme de ce long voyage, accompli pied à pied à travers des obstacles innombrables.

Le but — et ce but était véritablement splendide — lui apparaissait tout proche et l’éblouissait.

Il redoutait un de ces vertiges qui prennent les concurrents du mât de cocagne au moment de saisir la montre ou la timbale.

Rarement M. de Sampierre s’était laissé interroger avec une pareille longanimité. Il avait répondu docilement, quoique d’un air distrait, tournant le dos à son interlocuteur et regardant d’un œil fixe ce pâté de brouillard, plaqué à l’endroit où la figure du portrait aurait dû se trouver sur la toile.

À travers le brouillard, il voyait la figure.

Il avait dit cela ; il l’avait répété.

Et depuis lors, sa rêverie avait je ne sais quoi d’intense qui menaçait.

Pernola poursuivit à voix basse :

— Dans la vie de chaque homme il y a une heure solennelle qui choisit entre le bonheur et le malheur.

M. de Sampierre rejeta sa tête en arrière comme on fait pour mieux juger un tableau.

— C’est vrai, dit-il, pourquoi me parlez-vous ainsi ?

— Parce que, pour vous, cette heure sonne. Je vous adjure de me répondre. Vous avez parlé tout à l’heure, à propos de cette toile, d’une sorte d’obsession, exercée sur vous par une idée persistante, une vision…

— Ai-je prononcé le mot vision ? interrompit le marquis : je ne crois pas avoir dit vision.

— Une image, rectifia Pernola. Ce fait n’a-t-il pas pour origine le souvenir de votre fils aîné, mon bien cher jeune cousin Roland ?

— Il se peut, fit le marquis avec indifférence, mais il y a autre chose.

— L’image ressemblait au comte Roland ?

— Oui, beaucoup.

— Vous avez dit que vous n’aviez pas inventé cette figure.

— J’ai dit vrai.

— Et que pourtant vous n’aviez jamais vu l’original ?

— Jamais : c’est exact.

— Alors, comment la notion de cette image vous fut-elle transmise ?

— Par un message.

— D’où vous venait-il ?

— D’Amérique.

— Il contenait un dessin ?

— Il contenait un portrait photographié.

— Qui vous l’avait envoyé ?

— Je l’ignore. Je le reçus dans une enveloppe dont l’adresse était d’une écriture à moi inconnue.

Y avait-il une lettre sous l’enveloppe pour accompagner la photographie ?

— Non, il n’y avait rien.

— En ce cas, qui vous disait le nom qu’on devait mettre sur ce visage ?

M. de Sampierre hésita un instant, puis il répondit coup sur coup :

— Personne… moi !

Il y eut un silence.

Pernola était très-pâle et tout interdit.

M. de Sampierre avait chargé son pinceau de teinte neutre et s’amusait à épaissir le nuage qui couvrait la gorge et les traits de celui qu’il appelait Domenico.

— L’image avait quinze ans, poursuivait-il de ce ton que l’on prend pour accuser le côté curieux d’une anecdote ; juste l’âge que devait avoir l’enfant. L’enveloppe était timbrée de New-York, mais la carte portait le nom et l’adresse d’un photographe de Santa-Fé-de-Sonora.

— Quel nom ? demanda Pernola vivement.

— Je l’ai oublié.

— Vous n’avez donc plus la photographie ?

M. de Sampierre eut un frisson par tout le corps.

— Elle me brûlait, balbutia-t-il. Puis il ajouta : Je l’ai brûlée.

Un grand soupir souleva la poitrine de Pernola. Il demanda encore :

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Un peu plus de cinq ans, répondit M. de Sampierre.

Et il acheva :

— Puisque l’enfant avait alors quinze ans et qu’il a vingt ans maintenant…

Il jeta le pinceau qu’il tenait à la main et bâilla.

— Vous m’apprenez là des choses très-graves ! murmura le comte.

M. de Sampierre se retourna lentement et demanda d’un ton chagrin :

— Depuis quand me fait-on subir des interrogatoires ? Cette aventure ne regarde que moi, d’abord ; ensuite, elle ne signifie rien. Allez dire à madame la marquise que j’ai toute ma raison et que je sollicite l’honneur de lui porter mon hommage.

Pernola s’inclina respectueusement et fit un pas pour obéir ; mais c’était une feinte.

Il avait le parti bien pris de ne point abandonner la place avant d’en être venu à ses fins. En arrivant au seuil, il s’arrêta.

— Mon habitude est de vous obéir quand même, mon noble parent, dit-il, mais l’entrevue que vous aurez aujourd’hui (et il faut que vous l’ayez) avec ma respectée cousine Domenica est d’une telle importance pour vous deux que je vous demande en grâce de m’accorder encore un instant.

— N’avez-vous pas eu tout le temps de me parler ! s’écria le marquis, pris d’une puérile colère. J’ai assez de vos bavardages. Qu’y a-t-il encore ? Que me voulez-vous ? Dites vite !

Il s’interrompit parce que cette fois Pernola le regardait en face et marchait sur lui d’un pas lent, mais ferme.

— Oh ! oh ! fit M. de Sampierre qui essaya de sourire, allez-vous perdre le respect, Battista ?

— Mon cousin, dit celui-ci, je vous prie de m’excuser. Quand vous serez fatigué de m’écouter, vous m’imposerez silence, mais il faut d’abord que vous m’écoutiez. Si je vous ai interrogé c’est que je suis déjà depuis bien longtemps la marche d’une intrigue qui enveloppe non-seulement vous, mais celle que vous aimez. On vous a regardés tous les deux comme une seule et même proie, et le fait mystérieux que vous venez de me révéler est pour moi un indice évident qui change mes soupçons en certitude. Vous êtes bien malade, mon cousin Giammaria !

Les paupières du marquis battirent et son regard se troubla. Il se tâta le pouls d’un geste furtif.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, reprit Pernola, impérieux et protecteur à la fois, comme le médecin au chevet d’un fiévreux ; vous êtes très-bien portant de corps, grâce à Dieu, et d’esprit aussi, quoique vous ayez fait la plus grande folie dont un homme puisse se rendre coupable.

Ceci fut prononcé d’un ton dur. M. de Sampierre se redressa offensé.

— Mon cousin, dit-il, jamais vous ne m’avez parlé ainsi !

— C’est que vous n’avez jamais été si près de l’abîme, mon cousin !

— Mais quel abîme, à la fin ? s’écria M. de Sampierre dans un mouvement de révolte : Vous expliquerez-vous ! Je vous ordonne de vous expliquer.

Pernola lui présenta un siège.

— C’est un abîme profond que la ruine, prononça-t-il à voix basse : je dis la ruine complète, quand on a possédé la plus grande fortune de l’Europe !

M. de Sampierre ouvrit la bouche pour répondre, mais la parole s’étrangla dans son gosier.

Ses yeux s’injectèrent de rouge au milieu de la pâleur de son visage.

Il chancela, puis se laissa lourdement aller dans le fauteuil. Pernola s’assit auprès de lui.

— La ruine ! balbutia enfin M. de Sampierre. Il y a des choses impossibles ! Paléologue était plus riche qu’un roi ! Sampierre est encore plus riche que Paléologue !

Il baissa les yeux sous le regard froid et clair de Pernola.

Celui-ci dit avec lenteur, en piquant chacune de ses paroles :

— Il était une fois un homme puissant qui, menacé par beaucoup d’ennemis, prit peur et chercha une armure impénétrable, à l’abri de laquelle il pût braver le danger qui l’enveloppait. Après s’être bien creusé la cervelle, il s’écria un jour comme Archimède : « J’ai trouvé ! on ne tue pas les morts : je vais me faire passer pour mort. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Il feignit d’être malade, joua la comédie du dernier soupir et fit enterrer une grosse pierre à sa place dans le tombeau de ses ancêtres. Après quoi, retiré au loin, dans un pays perdu, il dormit tranquille, s’applaudissant du bon tour qu’il avait joué à ses ennemis… m’écoutez-vous bien, mon cousin Giammaria ?

M. de Sampierre avait penché son front sur sa main. Au lieu de répondre, il murmura :

— Je suis un homme sage ! un homme prudent ! Et quand bien même j’aurais eu réunies en moi les passions de vingt dissipateurs, jamais je n’aurais vu la fin de ma richesse ! La ruine ! Battista, vous mentez : Il y a des choses impossibles !


XI

UNE PARABOLE


Autour des lèvres du comte Pernola, un sourire se jouait. Il reprit :

— Je vous raconte l’histoire d’un sage entre les sages et d’un prudent parmi les prudents. Écoutez : notre homme, qui s’était réfugié jusque dans la mort, n’avait plus sa puissance, c’est vrai, mais en revanche, il avait conquis la sécurité. Ses ennemis comme ses amis l’avaient oublié. Il vivait modestement sur une grosse somme qu’il avait emportée et qui, à son compte, devait durer plus longtemps que lui, quand même sa vie se fût prolongée au-delà de cent ans.

Personne ne partageait son secret, à l’exception de sa maîtresse et de son favori qui auraient donné leur vie pour lui, car il les avait comblés tous les deux de bienfaits.

Un matin, après une de ces bonnes nuits qu’il avait maintenant, il s’éveilla en sursaut. Quelque chose le chatouillait à la gorge.

Il y porta les mains avant d’ouvrir les yeux, et sentit une corde qui se nouait autour de son cou. Alors il appela sa maîtresse et son favori.

— Nous sommes-là, répondirent deux voix amies.

Et notre homme, ayant regardé, vit son favori à droite de son oreiller et sa maîtresse à gauche qui tenaient chacun un bout de la corde.

— Malheureux ! s’écria-t-il, pourquoi m’assassiner ?

— Pour les cent mille ducats qui sont dans votre armoire, maître.

— Dieu vous punira.

— Nous ferons pénitence.

— La loi me vengera…

La maîtresse et le favori éclatèrent de rire.

— Vous avez mis bon ordre à cela, dit le favori.

— Nous accusera-t-on d’avoir tué un mort ? ajouta la maîtresse.

Et ils tirèrent…

Le marquis avait écouté d’un air sombre.

Il releva la tête quand Pernola eut achevé et dit :

— Moi, je n’ai pas de maîtresse.

— Tant mieux pour vous, mon cousin !

— Moi, je ne suis pas mort, poursuivit M. de Sampierre, et si tu essayais de m’assassiner, Battista, je t’écraserais !

Pernola haussa les épaules avec pitié :

— À quoi bon vous assassiner, mon cousin Giammaria ! murmura-t-il : vous n’avez même plus les cent mille ducats dans votre armoire.

Sous les yeux baissés du marquis, un cercle d’ombre se creusait.

Pernola, qui l’examinait à la dérobée, vit bien qu’il était grand temps de changer de note.

Il reprit tout d’un coup l’attitude et le ton du respect pour ajouter :

— Giammaria, mon bienfaiteur et mon ami, non-seulement je ne vous assassinerai pas, mais je vous sauverai, si Dieu m’assiste. Pour vous sauver, la première chose à faire était de vous montrer la gravité de votre situation.

— Vous ne m’en avez encore rien dit, murmura le marquis avec un restant de rancune, combattue par l’inquiétude naissante.

— C’est vrai, mais je vous ai forcé à m’écouter. Désormais ce mot de ruine qui vous faisait sourire met des rides à votre front. C’est bien ce que je voulais, et il fallait cela. Le dévouement du médecin ne doit pas reculer devant une opération douloureuse. Pardonnez-moi si j’ai employé le langage des paraboles : je vous aime tant et je vous respecte si profondément que je ne savais pas comment frapper le premier coup.

Il rapprocha son siège ; le marquis lui tendit la main en disant :

— Venez au fait, Battista.

— Mon noble cousin, ce n’est pas dans la mort que vous êtes réfugié, mais dans la folie. Vous venez de me l’avouer vous-même. Au lieu de combattre la demande d’interdiction qui était intentée contre vous, votre parti pris a laissé faire. C’était calcul, je le sais bien…

— C’était prudence ! interrompit M. de Sampierre. Il y avait une instruction commencée contre moi.

— Ne discutons pas : vous êtes plus éloquent que moi. Malheureusement, les faits sont contre vous : l’interdiction a été prononcée. Le gouvernement de vos biens immenses est resté entre les mains de l’excellente et chère femme…

— Ne dites rien contre Domenica ! interrompit encore M. de Sampierre. C’est vous qui avez été son conseil dans l’affaire de l’interdiction.

— M’aviez-vous prévenu ? s’écria Pernola amèrement. Il aurait suffi d’un mot, d’un signe : avez-vous dit le mot ? Avez-vous fait le signe ? Allez-vous me reprocher d’avoir été trompé comme les autres par la fatale habileté de votre jeu ? Tout ce que vous voulez vous le faites. Vous avez voulu jouer la comédie et vous avez été un comédien sublime !

Le marquis eut son vaniteux sourire.

— Aussi, dit-il, ne craignez rien : si j’ai fait une faute, je saurai bien la réparer !

— Dieu le veuille ! En attendant, j’accomplis mon devoir en vous montrant le fond de votre situation. Le jugement qui vous enlève l’administration de vos biens vous lie bras et jambes, à l’heure même où vos biens sont menacés ; voilà un des bouts de la corde qui se noue autour de votre cou.

— Et l’autre bout ?

— Celui sur lequel on tirera quand on voudra vous étrangler ? l’autre bout, c’est le motif que vous avez pu avoir — et que vous avez eu en effet pour vous laisser interdire.

— Qui devinerait ce motif ?

— Tout ceux qui savent l’histoire de la nuit du 23 mai 1847.

— Il n’y a que Jean de Tréglave et vous.

— Et Domenica Paléologue…

— Pas un mot de plus ! fit le marquis péremptoirement.

— Vous me châtierez si j’ai péché, continua Pernola malgré cette défense. Et Domenica Paléologue, disais-je, et Phatmi, et tous ceux qui s’occupèrent de l’instruction criminelle entamée en 1847. Mon cousin, au point où vous en êtes, la plus mortelle de toutes les maladies serait pour vous la sécurité. Je veux vous en guérir à tout prix ! Vous m’entendez : je le veux !

M. de Sampierre resta un instant pensif. Quoi qu’il en eût, il était frappé.

— C’est bien, dit-il, mettons que je me sois privé par mon fait d’une partie de mes moyens de défense, en cas d’attaque. Où est l’attaque ?

Pernola pointa du doigt le portrait sans visage.

— L’attaque a commencé, répondit-il, le jour où vous avez reçu d’Amérique la photographie de l’imposteur qui va vous dépouiller du même coup des biens de Sampierre et des biens de Paléologue.

Une lueur passa dans les yeux du marquis, et c’était de l’espoir.

— S’il vivait ! murmura-t-il ; si j’avais un fils !…

— Vous avez la science, dit froidement Pernola. Personne mieux que vous ne peut savoir si la blessure faite par vous était mortelle.

Les deux mains de M. de Sampierre s’appuyèrent contre sa poitrine et il dit :

— Je souffre, Battista, ayez pitié de moi !

Les traits de Pernola exprimaient, en effet, une respectueuse compassion.

— Dieu m’est témoin, s’écria-t-il avec chaleur, que je ne plaide pas pour moi. Éventuellement, j’ai des droits à l’héritage de Sampierre, c’est vrai, mais je suis prêt à me démettre de ces droits par acte authentique. Si ma qualité d’héritier vous inspire de la défiance, j’y renonce… Ah ! ce n’est pas de l’argent que je voudrais vous sacrifier, Giammaria, c’est tout le sang de mes veines !

M. de Sampierre ouvrit ses bras. Pernola s’y précipita.

— Est-ce que vous croyez, demanda le marquis dont les paupières étaient mouillées, que la princesse-marquise se mettrait contre moi ?

— Elle est mère. Elle se mettrait avec son fils… avec celui qu’elle croira être son fils.

— Où est-il, celui-là ? Au nom de Dieu ! répondez-moi !

— Dominons d’abord notre émotion, dit Pernola feignant de faire un grand effort sur lui-même pour recouvrer son calme. Soyons froids comme il convient de l’être à l’heure des grandes déterminations. Je ne peux pas vous détailler tous les rouages de cette conspiration dans laquelle ma noble cousine n’est certes pas complice ; mais qu’importe cela, si elle y est dupe ? Ignorez-vous l’ardent désir qu’elle a de retrouver l’enfant ? les sommes énormes qu’elle a dépensées ? les efforts extravagants qu’elle a tentés ? Faut-il vous rappeler la bonté facile de son cœur, la simplicité charmante, mais dangereuse, la faiblesse enfin de son esprit ? Je suis à cent lieues de blâmer sa conduite ; elle est pour moi respectable et touchante jusque dans son erreur : l’espoir ne peut pas mourir dans le cœur des mères, c’est la Providence qui veut cela…

Un geste de M. de Sampierre l’interrompit.

— Madame la marquise n’a pas besoin d’être défendue, dit-il avec cette belle dignité qui lui venait par bouffées. Je vous ai demandé où est celui que vous nommez « l’imposteur. » Veuillez répondre, j’attends.

— Ils sont plusieurs, répliqua le comte amèrement ; vous pourrez choisir, si l’envie vous prend d’être trompé vous-même.

Et comme le marquis l’interrogeait du regard, il reprit d’un ton de profonde tristesse :

— Il y a des instants où je me demande par quel miracle mon courage survit à tant de dégoûts ! Je suis seul contre une armée. Je n’ai même pas pour moi ceux à qui j’ai dévoué mon existence tout entière. Et voilà des années que cela dure ainsi ! mais n’importe, je ferai mon devoir jusqu’au bout. Croyez-moi ou ne me croyez pas, Giammaria, voilà ce qui arrive : Domenica Paléologue a donné à des intrigants la confiance qu’elle me refuse. Elle est entourée de somnambules, d’escrocs et de chevaliers d’industrie. Comme le gâteau à dévorer est énorme, il y a foule de gourmands et une chance resterait de voir les loups se manger entre eux, s’il ne se trouvait en ce moment à Paris une créature diabolique dont le génie malfaisant est capable de réunir en un seul faisceau les intérêts contraires et les cupidités ennemies. Ce démon est une femme. Cette femme a fabriqué un Domenico que madame la marquise attend comme le Messie…

— Je suis là, dit M. de Sampierre. Moi, il est impossible de me tromper. J’ai un guide sûr, infaillible…

— C’est juste ! interrompit Pernola avec un ricanement de pitié : la marque du scalpel, n’est-ce pas ? la cicatrice ? Dans les Mille et une Nuits j’ai lu l’histoire de ce brave homme qui trouva un matin sur sa porte Le signe des quarante voleurs. Il traça le même signe sur toutes les portes du voisinage et, le soir, les quarante voleurs ne purent retrouver sa maison. Ce moyen, tout vieux qu’il est, réussit toujours. Je me charge de vous amener, quand vous voudrez, deux jeunes coquins dont ni l’un ni l’autre n’est votre fils et qui portent cependant tous les deux, au nœud de la gorge, une cicatrice irréprochable. Et il y en a d’autres ! C’est le pont aux ânes, le rudiment, l’a b c. Quand on trace un t, n’est-ce pas, on y met une barre, quand c’est un i on la surmonte d’un point. Eh bien ! quand on fabrique un héritier de Sampierre, la moindre des choses est de lui donner sa cicatrice…

Au moment où il prononçait ce dernier mot jouissant de l’étonnement inquiet qui se peignait sur les traits de M. le marquis, Pernola changea tout à coup de visage et tendit l’oreille avidement.

Il bondit plutôt qu’il ne courut vers les fenêtres du fond et colla son œil aux persiennes.


XII

EXPLICATION


Le soleil inclinait déjà sa course et ses rayons obliques ne jetaient plus aux fenêtres du pavillon que les ombres mouvantes et festonnées des feuillages. Il faisait une chaleur pesante ; la tiède odeur des massifs et des corbeilles enivrait l’air.

C’était l’heure capiteuse qui porte aux uns l’enchantement des sens et aux autres la migraine.

Au dehors, rien ne bougeait ni ne bruissait. Mais je me suis laissé dire que certains gentilshommes, terriblement civilisés, possèdent cette acuité particulière de l’ouïe tant célébrée par les romanciers de la vie sauvage et dont ils font le privilège exclusif des Mohicans.

M. le comte Pernola, des marquis Sampietri, était peut-être de ceux qui entendent l’herbe pousser, à moins pourtant que son brusque mouvement vers les fenêtres n’appartînt à cet art qu’on appelle « mise en scène » au théâtre et sans lequel, assure-t-on, il ne faut plus songer à réussir dans les affaires de notre vie publique ou privée.

Son but en ce moment, était de frapper violemment le marquis ; chose à la fois très facile et très malaisée, parce que le marquis avait des sensibilités bizarres et des duretés impossibles à prévoir : tantôt impressionnable plus qu’une femmelette, tantôt inerte comme un caillou ; à la fois intelligent, subtil même, et obtus ; buvant l’émotion à la manière des éponges, mais ne la gardant pas plus qu’un vase fêlé ne conserve la liqueur ; despotique et timide en même temps, humble et orgueilleux, insaisissable parce qu’il ne se possédait pas lui-même, pauvre noble machine dont les rouages étaient aux trois quarts brisés.

Pernola savait jouer de cette machine autant qu’il est possible de connaître un instrument capricieux et détraqué. Il prenait ses moyens d’action où il pouvait et faisait flèche de tout bois.

M. de Sampierre avait éprouvé un ébranlement nerveux en le voyant s’élancer vers la croisée. Son visage avait exprimé une vague appréhension : nous savons qu’au fond de sa folie, feinte et vraie, tout à la fois, il y avait une terreur.

Depuis vingt ans, la pensée du compte qu’il devait à la justice humaine ne l’avait jamais abandonné.

Mais l’inquiétude qui était dans son regard disparut au bout de quelques secondes, et avant même que Pernola eût quitté sa posture de guetteur, M. de Sampierre, renversé dans son fauteuil, égarait ses yeux au plafond.

Au boutade deux ou trois minutes, pendant lesquelles le plus profond silence n’avait cessé de régner au dehors, Pernola revint à son siège.

Il ne s’expliqua point sur ce qu’il avait vu, mais il était très pâle.

Il avait fermé les deux fenêtres donnant sur les bosquets.

M. de Sampierre ne lui adressa aucune question.

— Giammaria, reprit le comte après un silence et en parlant très-bas, vous m’excuserez. Certaines précautions qui peuvent vous sembler futiles ou exagérées sont de la plus absolue nécessité, — non pas pour moi, assurément ; moi, je ne compte pas : il ne s’agit que de vous. Vous n’avez aucune idée des dangers qui vous entourent.

— Étais-je plus en sûreté là-bas, chez le docteur ? demanda le marquis.

— Non. Vous étiez plus exposé encore. Il n’y a qu’un seul endroit où l’on puisse se cacher aisément, c’est Paris.

Le front de M. de Sampierre se plissa, pendant qu’il répétait :

— Se cacher !

— Vous n’avez jamais entendu parler des Cinq ? demanda brusquement Pernola.

— Jamais, répondit le marquis. Qu’est-ce ?

— C’est une Société régulièrement instituée pour exploiter le malheur de votre situation et l’incapacité… la crédulité, si vous voulez, de Mme la marquise. Cette entreprise n’est du reste pas la seule. On fonde des compagnies autour de vous comme si vous étiez un champ d’or ou un bassin houiller. Ces Cinq ont cela de particulier que leur association commerciale est une métamorphose. La semaine dernière, ils étaient encore une bande de voleurs vulgaires. Le changement s’est fait grâce à l’adjonction de quatre membres nouveaux qui sont les deux agents d’affaires de Domenica Paléologue, sa somnambule et son fils.

— Son fils ! répéta M. de Sampierre, qui fît un bond sur son fauteuil. Le fils de qui ? de la somnambule ?

— Non pas, le fils de Domenica.

— Par le corbac ! s’écria le marquis dont les yeux flambèrent, prenez garde à vous, Battista ! ne jouez pas avec moi !

— Plus bas ! fit le comte ; je ne suis pas bien sûr que nous soyons ici à l’abri de l’espionnage. Tout dévouement humain a des limites. Je suis las de vous servir malgré vous. Dites-moi seulement : « Cousin, je ne veux pas vous entendre », et je prends mon passeport pour notre chère Sicile où je vivrai heureux dans le calme de la médiocrité.

M. de Sampierre hésita.

— Je vous avais défendu… dit-il.

— Une fois pour toutes, interrompit Pernola, je n’accuse personne. Bien au contraire, je plains ma noble cousine du plus profond de mon cœur. Mais parce qu’elle est victime d’une audacieuse imposture, faut-il que vous laissiez ruiner, déshonorer, traîner devant les tribunaux peut-être…

— Battista, Battista, fit M. de Sampierre en chancelant tout assis qu’il était, je suis de ceux que les paroles tuent. Mes domaines du Danube sont loin. S’il le faut, je fuirai jusque-là ! Est-il encore temps de fuir ?

— Vos domaines du Danube appartiennent au fils de Domenica Paléologue, répondit le comte.

Il ajouta, en prenant les mains tremblantes et glacées du marquis :

— Je vous affirme sur mon honneur que je vous sauverai si vous ne vous mettez pas contre moi !

— Contre vous, mon cher, mon seul ami ! s’écria M. de Sampierre qui eut des larmes plein les yeux ; contre vous, Battista, mon protecteur et mon ange gardien ! Non, non ; bien loin de là ! Je suis à vous, je me donne à vous, secourez-moi ! je vous en prie !

Pernola fronça le sourcil et dit d’un ton sévère :

— Giammaria, si je ne vous savais le plus brave des hommes, je croirais que vous tremblez ! Reprenez possession de vous-même. Notre explication sera courte désormais, et j’ai confiance qu’elle va être décisive. D’abord, mettez-vous bien ceci dans l’esprit : tout danger cesse, toute menace est supprimée du moment que nous sommes d’accord, vous et moi. Ce n’est ni pour vous cacher ni pour fuir que je vous ai ramené à Paris, c’est pour agir.

Le marquis s’était redressé en proie à une agitation fiévreuse qui mettait des tons vivants sur le marbre de son visage. Il dit précipitamment :

— J’agirai ! je suis fort ! je l’ai prouvé ! j’ai frappé ; je puis frapper encore : il y a des moments où je hais cette femme qui a été le malheur de toute mon existence…

Il s’arrêta épouvanté parce que Pernola posait un doigt sur sa bouche.

— Quelqu’un a-t-il pu m’entendre ? balbutia le marquis dardant un coup d’œil cauteleux autour de lui.

— Tout ce qui nous environne, répliqua le comte mystérieusement, a des yeux et des oreilles. Je vous ai déjà prévenu.

M. de Sampierre laissa retomber sa tête sur sa poitrine et murmura :

— Je ne parlerai plus… ah ! Battista, je voudrais être fou !

— Du courage ! fit celui-ci : une heure de courage et je réponds de tout. Il ne s’agit plus de frapper : c’est pour avoir frappé que votre main est paralysée. Nos seules armes doivent être celles de l’intelligence. Établissons bien notre position : vous possédiez légalement deux monstrueuses fortunes qui faisaient de vous l’homme le plus riche de France, bien certainement, et peut-être de l’Europe. Au lieu de vous dire qu’avec cette arme enchantée, cette massue d’or, vous pouviez combattre des géants, vous avez eu frayeur de la loi qui ne vous cherchait plus ; vous avez lâché votre proie splendide pour l’ombre de la sécurité. Elles sont toujours à vous, ces richesses, mais vous n’en pouvez plus disposer. La loi, que vous avez essayé de tromper, les a mises aux mains d’une chère et sainte créature que vous aimez, que vous avez raison d’aimer et qui serait la plus adorable des femmes sous la protection d’un époux.

C’est justement cette protection qui lui manque.

Elle est seule, car le conseil de famille, nommé par les tribunaux, est composé de telle sorte que la réunion de ses membres est difficile, presque impossible.

Le Ghika et le Courtenay vivent à Bucharest, le survivant des Comnène habite la Terre-Sainte, Rohan défriche ses forêts de Hongrie… les autres sont je ne sais où… Mme la marquise est donc bien seule et submergée par cette opulence qui masse autour d’elle des cohues de cupidités.

Ce qui est pillé, ravagé et saccagé chaque année par ses gens de maison vous paraîtrait fabuleux, mais qu’importe cela ? On peut puiser à l’océan sans le tarir : je ne m’occupe même pas de ce vol organisé qui ferait vivre cent familles. C’est le fonds seul qui m’intéresse ; c’est le fonds qu’il faut défendre.

Le fonds est attaqué par ces chiourmes de flibustiers dont je vous parlais tout à l’heure et dont je désignais la principale sous ce nom : Les cinq. Vous attirez les aventuriers comme les gisements d’or d’Australie ou de Californie.

Que faire à cela ?

La chose du monde la plus simple : occupez la mine délaissée, personne ne rôdera plus alentour.

— Je suis prêt, répondit M. de Sampierre d’un ton résolu et je vous comprends. J’irai devant les juges, la sentence qui me frappe d’incapacité sera réformée…

— Bravo ! interrompit Pernola. Ceci est excellent, mais il faut des mois, peut-être des années pour amener un tribunal à revenir sur sa décision, et je ne sais pas si nous avons une semaine devant nous.

— Comment ! une semaine !

— Je penche à croire que tout sera réglé dans vingt-quatre heures.

— Que faire en vingt-quatre heures ! s’écria le marquis avec découragement.

— Tout ! répliqua Pernola. La massue d’or est à portée de nos mains, il n’y a qu’à la ressaisir. Les brigands qui rodent autour de la maison n’ont d’autre audace que leur conviction d’y trouver une femme isolée : il n’y a qu’à ouvrir la porte toute grande et à leur montrer un homme !

— La loi m’a pris mes droits, dit M. de Sampierre tristement : jusqu’à ce qu’elle me les rende, je ne suis plus un homme.

Pernola mit la main sur le côté gauche de sa poitrine.

— Giammaria, prononça-t-il avec lenteur et d’une voix que l’émotion altérait, la loi ne peut rien contre le cœur. Il y a quelqu’un ici-bas qui vous appartient corps et âme. Il y a un homme qui prendra votre place, si vous consentez, et qui fera de son corps un rempart à votre bonheur.

— Ce sera vous, Giambattista, cet homme ?

— Ce sera moi… ou plutôt, ce sera vous-même en moi, car je resterai un instrument docile entre vos mains : vous ne serez défendu, je le jure, que par votre propre courage, au service duquel nous allons mettre votre propre science et votre propre intelligence.

— Et vais-je comprendre à la fin ? demanda M. de Sampierre avec avidité.

— Aussi clairement que vous voyez la lumière du jour, répondit Pernola. Je ne vous demande pour cela que cinq minutes !


XIII

MOYENS LÉGAUX


Désormais, M.  de Sampierre était amené au point exact où Pernola le voulait.

Ce modèle des cousins compléta d’abord les renseignements sur la meute de fripons qui entourait Domenica. Il donna des détails rapides mais frappants sur les Cinq, esquissant les caractères de Moffray, le vaincu de la bataille des affaires, et de Mœris, le faux chevalier errant des forêts américaines.

Quand ce fut au tour de Mme la baronne de Vaudré, Pernola dessina un portrait en pied de la belle Laure, presque aussi réussi que celui du dernier Salon. Il analysa sa vie d’aventures et de crimes, et laissa entendre que Mme la baronne, outre la passion du pillage, avait d’autres raisons encore pour s’attaquer à l’héritage du vieux Michel Paléologue. Mieux que des raisons : presque des droits.

Une chose singulière, c’est que Pernola, laissant de côté le no 4, Donat, dit Mylord, comme un comparse, passa de Laure de Vaudré à la princesse Charlotte, sans transition. Il établit ainsi une sorte de lien entre Laure, l’aventurière émérite, et la noble jeune fille qui tenait de si près à Domenica Paléologue.

Assurément, selon Pernola, princesse Charlotte ne faisait point partie de l’association des Cinq, mais elle appartenait, par son amour effrontément avoué pour l’Américain Édouard Blunt (un des chevaliers de la Cicatrice) à une autre compagnie aurifère, qui comptait dans ses rangs l’ex-agent de police Chanut, celui-là même qui avait été mêlé, en 1847, à l’instruction de l’affaire de l’hôtel Paléologue.

M. de Sampierre écoutait stupéfait. Tout un monde de menaçantes figures, dont il ne soupçonnait pas même l’existence, se dressait à l’improviste autour de lui. Il essaya de protester timidement en faveur de Charlotte d’Aleix, la fiancée du fils qu’il avait perdu, mais Giambattista répliqua d’un ton tranchant :

— On ne peut pas tout vous apprendre en un jour. Quand vous connaîtrez bien les gens et les choses, quand vous verrez les mailles du filet qui vous enveloppe, le vertige vous prendra comme il arrive au moment où l’on regarde, en arrière de soi, le précipice auquel on a échappé par miracle. Ne reculez pas ; sondez de l’œil cet abîme ; peut-être apercevrez-vous tout au fond le cercueil de ce cher jeune homme, Roland de Sampierre, votre premier-né !

— Qui donc accusez-vous de sa mort ? demanda le marquis terrifié.

— Il était l’héritier, répondit Pernola en appuyant sur ce mot.

— Mais princesse Charlotte est héritière aussi…

— Savoir !

L’emphase que Pernola mit dans cette parole lui attira une nouvelle question de M. de Sampierre. Au lieu de répondre, Pernola reprit :

— Il y a quelqu’un de plus menacé que vous-même ; c’est moi. On a tenté déjà bien des fois de m’assassiner, parce que je suis à la fois l’héritier dans l’avenir et le garde-du-corps dans le présent.

— C’est pourtant vrai, cela ! murmura le marquis comme si cette idée eût été nouvelle pour lui : vous êtes mon héritier, vous, Giambattista !

Pernola vit le danger ; il s’inclina gravement pour répliquer :

— La Zingare de Pœstum, la devineresse de Paris, la Voyante de Glasgow et le médium de Baltimore vous l’ont dit en ma présence et dans les mêmes termes : de nous deux je mourrai le premier.

— C’est encore vrai ! répéta M. de Sampierre : ils l’ont prédit tous les quatre !

Et il ajouta :

— Je ne crois pas à ces folies, mais la coïncidence est très-remarquable.

Pour Pernola, la partie la plus difficile du rôle était jouée.

— Laissons les détails, dit-il avec autorité ; je vous parlerai un autre jour de Phatmi, la servante tzigane que madame la marquise eut autrefois l’imprudence de congédier et de Laura-Maria, la bâtarde de Constantin Paléologue, à qui vous eûtes le tort de jeter un morceau de pain : trop et trop peu. Arrivons à l’heure présente. Il y a des gens de Bucharest au Grand-Hôtel : Le patriarche Ghika et M. de Courtenay.

— Ah ! fit Giammaria.

— À l’hôtel de Bade, continua Pernola, sont descendus Alexis Comnène et votre cousin de Lusignan.

— Oh ! oh ! dit M. de Sampierre, tous les témoins de mon mariage sont donc à Paris ! Il ne manque que monseigneur l’évêque de Sinope, M. Junot d’Abrantès et M. le duc de Rohan.

— Les deux premiers sont morts, répondit Pernola. Le troisième est arrivé ce matin de Hongrie.

— Rohan aussi !… Vous disiez qu’il serait difficile, presque impossible même, de réunir notre conseil de famille…

— Pour nous, oui, mais il paraît que les chercheurs d’or sont plus puissants ou plus avisés que nous.

— Mais au nom de qui ont-ils pu convoquer de tels personnages ?

— Ils ont eu à choisir entre trois noms : Domenica Paléologue, Charlotte d’Aleix, Giammaria Sampietri, marquis de Sampierre.

— Et dans quel but les aurait-on convoqués ?

— Dans le but de reconnaître un des enfants du miracle, un des chevaliers de la Cicatrice : soit celui que produit Mme Laure de Vaudré, soit celui à qui princesse Charlotte a bien voulu accorder ses bonnes grâces.

L’inquiétude et la colère se peignaient tour à tour sur les traits du marquis.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Et alors, répondit Giambattista, le tour sera fait. On partagera.

M. de Sampierre se leva. Il avait peur.

— Et personne ne m’a prévenu ! s’écria-t-il. Que faire !

— M’écouter, répliqua Pernola d’un ton résolu. Il y a bien longtemps que je travaille. J’ai commencé à prendre mes mesures le jour où votre interdiction a été prononcée. J’ai mon plan tracé, mais je ne suis pas légiste, et vous êtes au contraire un jurisconsulte consommé. Si mon plan est mauvais, nous en trouverons un autre ; s’il n’est qu’imparfait, vous allez l’amender ; le voici : La proie est double, la mine a deux filons ; l’un de ces filons s’appelle Paléologue, l’autre Sampierre. Pour tous les biens de Paléologue j’ai procuration générale et spéciale de Mme la marquise : je peux vendre, échanger, engager…

— Avez-vous usé de ce droit ?

— Oui, pour les revenus seulement. Les fermages de Roumanie et ceux de Hongrie sont engagés pour dix ans.

— Cela doit faire une somme considérable.

— Non. La maison a vécu avec cela, et la maison est un gouffre. De ce chef nous n’avons en caisse que trois ou quatre sacs de louis.

— En caisse ! répéta le marquis : j’ai donc une caisse !

— Vous avez les revenus des domaines de Sampierre, capitalisés depuis le jour de votre interdiction. Voilà la somme… la somme énorme !

— Où sont ils, ces revenus ?

— Ils sont ici.

La main de Pernola disparut dans la poche de sa redingote et en ressortit tenant un portefeuille. M. de Sampierre s’en saisit et l’ouvrit. Le portefeuille contenait plusieurs bordereaux de la banque d’Angleterre dont chacun portail à son total de 28 à 30 mille livres sterling (700 à 750 mille francs). Le regard ébloui du marquis chercha le nom du dépositaire et trouva celui de Pernola.

— Ceci est à vous, mon cousin, dit-il avec une nuance de reproche : je n’y puis toucher.

— Je suis prêt à en opérer le transfert, séance tenante, au nom de l’homme assez heureux pour avoir votre confiance, si moi-même je l’ai perdue, Giammaria.

Pour la seconde fois, ce dernier ouvrit les bras et baisa son bienfaiteur sur les deux joues.

— Comme il vous était interdit de posséder personnellement… voulut ajouter le comte.

— Pas un mot ! interrompit M. de Sampierre : J’ai compris votre cœur.

Alors, Pernola demanda d’un air candide :

— Tout cela est-il régulier au point de vue de la loi ?

— Nous passerons la Manche, répliqua évasivement le marquis. Au fond, je suis le maître légitime de cet argent. Mon droit moral excuse tout.

— Et il ne s’agit que de gagner du temps, appuya Pernola. Dans quelques mois, vous aurez recouvré la disposition régulière de vos biens. Tout ce que nous en faisons est pour déménager la maison avant l’arrivée des pillards.

— C’est cela ! s’écria M. de Sampierre, en se frottant les mains ; c’est exactement cela ! Des bandits n’auront que le coffre vide !

— Et permettez-moi, reprit le comte, de vous expliquer, en deux mots, mes agissements comme intendant. Si je n’ai point porté remède aux ravages opérés par la domesticité de Sampierre, c’est qu’il fallait un grand désordre et une fuite d’argent considérable pour motiver la mise en gage des revenus personnels de la princesse-marquise, et les sommes provenant de cette mise en gage m’ont permis de cacher à ma noble cousine la capitalisation des revenus de Sicile et d’Italie qui sont maintenant votre force et votre sécurité : c’est ce qu’on nomme un virement dans les ministères…

— Mon droit excuse tout ! répéta le marquis. Vous avez bien agi !

— Arrivons donc au principal. Je suppose que la bande des Cinq, ou même toutes les compagnies de chercheurs d’or, rapprochées par l’intérêt commun, donnent l’assaut à notre citadelle. Domenica, heureuse d’être trompée, ouvre les portes et se pâme dans les bras de quelque jeune coquin, muni de la fameuse cicatrice, les Burgraves du conseil de famille crient au miracle : bref, l’ennemi est au cœur de la place… et c’est ce qui va arriver au plus tard demain, peut-être cette nuit même. Eh bien, grâce à notre manœuvre, les domaines danubiens sont sauvés, car je défie bien qu’on les vende ainsi grevés pour dix ans ! D’un autre côté, la caisse courante est à peu près vide, il y a même des dettes : tout est donc au mieux. Quant aux domaines de Sampierre…

— Ah ! fit le marquis. C’est la plus belle part !

— Bien entendu, votre position vous interdit de les aliéner ? C’est une question que je vous adresse.

— Absolument, oui.

— D’ailleurs, le temps nous manquerait.

— Il n’y aurait qu’une cession antidatée… murmura le marquis avec hésitation et après un silence.

— Voyez, dit Pernola, ce que c’est que de connaître la loi !

— Mon droit…

— Oui, il excuse tout ! Mais les voies et moyens ?

— Très-simples. Un contrat ordinaire, tout uniment, avec la précaution de placer l’antidate à distance convenable du jour de l’interdiction.

— Est-il besoin du notaire ?

— C’est la condition sine qua non, et je n’y avais pas songé… cherchons autre chose !

— Pourquoi ?

— Parce que le risque à courir pour l’officier ministériel est ici tellement grave que nous n’en trouverions pas un seul dans Paris.

— La chose peut-elle se faire en Italie ?

Le front du marquis s’éclaira.

— Vous êtes un garçon précieux, Battista ! dit-il. En Italie mieux qu’en France puisque les biens y sont… Vous songez à notre notaire de Palerme, n’est-ce pas ? au vieux Rondi ? un ami dévoué…

— Rondi est mort, répliqua le comte.

M. de Sampierre perdit aussitôt sa gaieté.

— Cherchons autre chose, dit-il pour la seconde fois. Il n’y avait que Rondi !

— J’ai bien cherché, Giammaria. Votre science me manque, il est vrai, mais il y a un instinct et une force dans les dévouements ardents. Veuillez me répondre : la signature d’un notaire décédé vaudrait-elle ?

— Autant qu’une autre, répondit M. de Sampierre qui ne put s’empêcher de sourire à la naïveté de cette question : pourvu, cependant, ajouta-t-il que la signature eût été apposée avant le décès du notaire…

Pernola se mit à rire aussi.

— Alors, dit-il gaillardement, l’affaire est faite et nous sommes des bons ! Je me charge d’avoir la signature du vieux Rondi.


XIV

LA PETITE PORTE


La réflexion fit évanouir bien vite le sourire du marquis.

— Prenez garde ! dit-il. Jamais je ne consentirai à user de certains moyens.

— Quels moyens, mon noble ami ? demanda Pernola. Avez-vous cru que j’allais vous proposer un faux, à vous, Sampierre, moi, Sampiétri ? Fi donc ! Il y a dans mon cœur encore plus de respect que d’affection… Lors de notre dernier séjour à Sampiétri de Sicile, c’est-à-dire plus d’un an avant votre interdiction, j’allai trouver le notaire Rondi et je le chargeai de rédiger sept contrats de vente, s’appliquant à vos cinq grands domaines d’Italie, à votre palais de Naples et à votre vico de Catane. Je lui fis entendre que vous étiez résolu à placer votre fortune entière en immeubles français, par suite de votre naturalisation. Il dressa les actes et je lui en soldai le prix à la condition qu’il me les remettrai non-seulement signés par lui et son collègue, mais encore régularisés et portant mention des divers enregistrements. — De cette sorte, lui dis-je, M. le marquis n’aura plus qu’à signer lui-même avec ses acquéreurs…

— Et le vieux Rondi consentit à cela ? dit M. de Sampierre avec un étonnement qui frisait l’incrédulité.

— Quand nous ferons nos comptes, nous deux, mon cousin, répartit Pernola, vous saurez combien l’obligeance du notaire vous coûta. En attendant, voici les actes ; examinez-les : s’ils sont en règle, j’ai sauvé votre fortune, voilà tout.

En parlant, il avait ouvert un placard qui contenait une assez grande quantité de papiers. Il en retira un dossier et le tendit à M. de Sampierre.

Celui-ci examina les sept contrats avec l’attention d’un connaisseur. Il n’eut pas de peine à voir que les signatures du notaire Rondi étaient bonnes. À cet égard, Pernola avait dû dire la vérité.

Chaque vente était faite en due forme. Il y avait sept acquéreurs différents, dont les signatures étaient au bas, sous mention du prix payé comptant. Les sept noms étaient inconnus au marquis.

— Qui sont ces gens-là ? demanda-t-il.

— Il vous importe peu, répondit Giambattista qui lui tendit sept contre-lettres, portant les mêmes signature et déclarant que chaque acquéreur, ayant agi en vertu d’un mandant, reconnaissait M. de Sampierre comme propriétaire réel des biens vendus.

Quand le marquis eut achevé son examen, il dit :

— Je ne vois rien de mal à ce qui a été fait, puisque je suis, en conscience, le maître légitime de ces choses. Devant les tribunaux, ces divers contrats auraient certainement valeur, ou, du moins, pour en obtenir la rescision, il faudrait une longue et difficile procédure. Nous sommes à l’abri d’un coup de main, et il ne manque plus que ma signature : Donnez-moi ce qu’il faut pour signer.

Malgré tout l’empire qu’il avait sur lui-même, Pernola fut obligé de tourner la tête brusquement pour cacher sa joie.

C’était le dernier pas, et il l’avait cru plus difficile à franchir.

Il revint au placard pour y prendre une écritoire et une plume. Sa figure, quand il la montra de nouveau, était redevenue de marbre.

— Mon cousin, dit-il cependant, mon bien-aimé maître, je vous prie de réfléchir mûrement avant de m’honorer par la plus grande preuve de confiance qui puisse être donnée à un homme. Rendez-vous compte du mandat que vous me conférez. Je vais rester dépositaire de tous ces papiers, — de tous ! y compris même les contre-lettres ; sans quoi, tout ce que nous avons fait serait inutile…

Giammaria l’interrompit d’un geste, prit la plume et la trempa dans l’encre.

— Vous avez fait preuve de capacité, Battista, dit-il, c’est certain, mais de là à m’apprendre quelque chose, il y a loin. Je sais ce que je fais.

Il lui toucha la joue du revers de sa main et signa le premier contrat.

Les autres suivirent, et tout en signant il disait :

— Je voudrais voir la grimace que va faire la bande des sacripants en trouvant nos sequins changés en feuilles sèches !

Quand il eut achevé, Pernola lui baisa la main. Il y avait dans toute sa personne une apparence de grave recueillement.

— Giammaria, dit-il, je prends désormais la responsabilité des événements, car vous m’avez confié l’avenir entier de Sampierre. Vous allez être un prisonnier dans votre propre maison. Je vous demande deux heures pour les mesures à prendre. C’est moi qui servirai votre repas, personne ne doit vous approcher : je me défie de tous… Je vous laisse cette arme, au cas où quelqu’un tenterait de pénétrer jusqu’à vous.

Il déposa un revolver sur la table, et comme M. de Sampierre le regardait avec étonnement :

— Ce sont des heures de crise, continua-t-il. La vaillance n’exclut aucune précaution. Demain vous serez hors de France, et tout danger aura disparu.

En parlant, il avait plié avec soin les bordereaux de la banque d’Angleterre et les contrats de vente. Tout tenait dans son grand portefeuille.

— Ceci, dit-il avec emphase, doit être caché à cent pieds sous terre !

Le marquis était impressionné à la manière des enfants qui écoutent une mystérieuse histoire. La fièvre lui venait petit à petit.

— Par le corbac ! s’écria-t-il, le premier bandit qui se montre, je lui brûle la cervelle ! Vous avez bien fait de m’armer !

Pernola mit un doigt sur sa bouche et gagna la porte.

— À bientôt ! fit-il en passant le seuil.

Et sitôt qu’il eut disparu, la clef tourna deux fois dans la serrure au dehors.

Resté seul, M. de Sampierre se mit à marcher à grands pas. Son cerveau malade s’exaltait de plus en plus.

Le jour était haut encore, mais le soleil avait tourné. Les persiennes closes restaient désormais à l’ombre. Il régnait dans la chambre une véritable obscurité.

M. de Sampierre se promena pendant deux ou trois minutes presque au pas de course, puis il s’arrêta brusquement et dit :

— Il m’est venu quelquefois à l’idée que Giambattista était le roi des coquins.

Le son de sa propre voix sembla l’effrayer encore plus que l’idée émise. Il regarda tout autour de lui et frissonna.

— C’est lui qui me garde ! pensait-il ; c’est lui qui va me servir mon repas ! Roland de Sampierre est mort ici. Je suis prisonnier… Et je suis d’or !

Un sourire voulut naître autour de sa lèvre, qui se crispa en une grimace de terreur. Il répéta par deux fois :

— Je suis d’or ! je suis d’or ! Il y a plus de vingt ans que Battista me compte et me recompte comme une montagne d’écus qui doit être son bien. Ces autres sont alentour qui rôdent. Et si je tendais les bras vers la justice, elle dirait : c’est un fou ! — Non ! je ne suis pas fou ! — Alors, pourquoi as-tu joué la folie, assassin !…

Ses cheveux blancs dressés s’agitaient sur son crâne comme si un grand vent les eût secoués. Il toucha le revolver qui était sur la table, mais il le rejeta avec la précipitation qu’on met à lâcher un fer chaud. Puis il s’élança vers une des croisées en étouffant un cri de délivrance…

Qu’importait la porte fermée à double tour ? Il y avait là quatre issues pour une. Mais au premier effort que M. de Sampierre fit pour ouvrir les persiennes, il reconnut qu’elles étaient solidement maintenues au moyen d’un système de serrurerie dont il n’avait pas le secret.

Cette précaution pouvait avoir été prise dans l’intérêt de sa propre sûreté, mais le courant de ses idées allait vers la défiance. Il saisit une des planchettes pour en éprouver la force et sentit au toucher qu’elle, était doublée de fer.

Du haut en bas, toutes les autres planchettes avaient sous le bois une bande de fer solidement rivé. Ces persiennes étaient plus robustes que les meilleurs volets de chêne plein.

L’épouvante de M. de Sampierre fut tout d’un coup portée à son comble. Un spasme étrangla sa gorge et il dit :

— C’est l’histoire de tout à l’heure : l’histoire de l’homme qui s’était réfugié dans la mort !

Ses deux mains convulsives pressèrent son front où la sueur coulait à grosses gouttes glacées.

— J’espérais en Carlotta… murmura-t-il plaintivement.

Ce nom mit une lueur dans son regard.

— Carlotta ! répéta-t-il. Roland me disait : « Elle vient me voir… » Et je n’écoutais pas ; il me semblait que c’était sa fièvre qui parlait. Il me disait encore :

« Chaque fois qu’elle me donne à boire, le déchirement de mes entrailles s’apaise… » Et il me montrait l’issue par où Charlotte pénétrait ici… Car c’était ici : dans cette chambre… Et il me suppliait de ne pas révéler son secret à Giambattista…

Son regard monta jusqu’au portrait de Roland, et il balbutia :

— Roland ! je ne l’ai pas tué, celui-là ; mais je l’ai laissé mourir !… Par où donc venait Carlotta, pauvre chère fille ?

Ses yeux interrogèrent la boiserie. Pendant qu’il cherchait ainsi, sa pensée, qui tournait à tous vents, revint à Pernola, et il se dit :

— Je ne lui ai jamais révélé le secret de Roland et de Carlotta. J’ai bien fait ! La pauvre main pâle de Roland me montrait le panneau, à gauche de l’alcôve, et il me disait : « Elle vient par là. »

Il traversa la chambre sur la pointe des pieds, et comme s’il eût craint l’espionnage de quelque surveillant invisible. Du premier coup, guidé par son souvenir, éveillé vivement, il porta la main à l’endroit exact que le geste du jeune comte Roland lui avait désigné sans doute autrefois.

C’était le cœur d’une rose appartenant à la guirlande de fleurs sculptées qui décorait la boiserie.

Le cœur de la rose céda sous la pression, et une étroite portion du panneau, placée immédiatement sous le portrait, qui avait un voile, roula sans bruit, montrant un couloir obscur par où souffla une bouffée d’air froid renfermé.

M. de Sampierre eut un sourire à l’adresse de Pernola absent.

— Cousin, dit-il, voilà un tour que vous ne connaissez pas ! Je suis libre !

— J’ai peut-être tort, se reprit-il soudain en refermant le panneau, Battista est un bon parent. J’ai été à sa merci bien des fois… Oui, mais il n’avait pas une fortune dans sa poche : ma fortune ! Combien de millions lui vaudrait mon enterrement ? Ah ! si j’avais mon fils !…

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se remit à marcher de long en large, lentement d’abord, puis à grands pas.

Au bout de quelques minutes, il s’arrêta court en disant :

— Je donnerais tout l’or du monde pour douter !… Je veux examiner encore une fois la blessure et voir si les deux carotides furent tranchées…

Il se trouvait juste en face du portrait sans visage. Il dépouilla sa redingote, retroussa ses manches et chargea sa palette en un clin d’œil. Aussitôt que ses préparatifs furent achevés, il se mit à peindre avec une activité singulière, il allait droit devant lui, son pinceau courait sans hésitation et pour ainsi dire sans pensée. On eût dit qu’une force machinale le poussait, ou mieux qu’il savait par cœur sa routine.

Aussi, malgré l’obscurité croissante qui régnait dans la chambre, la besogne allait avec une étonnante rapidité.

Au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Mélingue exécutait sa statue d’Hébé en vingt minutes, et il est vrai de dire que la statue était fort belle. En trois fois moins de temps, M. de Sampierre eut achevé sa tâche : il est encore vrai d’ajouter que ce n’était pas un chef-d’œuvre, bien au contraire.

Mais, malgré tout, c’était vivant et frappant. Le nuage manié, avec de brutales énergies, se transforma et s’anima. De sa masse confuse une tête sortit ; une tête de jeune homme qui n’était pas celle du comte Roland, mais qui lui ressemblait : une tête que nous connaissons bien pour l’avoir vue deux fois : une fois au saut de loup du trou Donon et dans le taudis de la Tartare, une autre fois sur le lit de camp, au bivouac en chambre de capitaine Blunt ; — la tête du jeune maître Édouard.

Sous la tête, à la place où d’ordinaire la cravate se noue, M. de Sampierre brossa en trois coups de pinceau une plaie rouge et béante, puis au moyen d’un travail plus appliqué, il réduisit graduellement cette énorme blessure, la soigna, la ferma, la guérit, et en fit la représentation exacte d’une chose que nous connaissons très-bien encore : la cicatrice à nous montrée avec tant de complaisance sur le canapé de la belle Laure, par Donat, no 4, dit Mylord, couché, la gorge nue, dans la pose d’Endymion.

M. de Sampierre, tout entier à ce travail, qui le tenait passionnément attentif, n’avait pas prononcé une parole. Quand il eut achevé, il s’éloigna d’un pas pour voir l’effet, et dit entre ses dents :

— Le premier venu des chirurgiens de campagne n’aurait pas besoin d’y regarder à deux fois pour dire qu’une pareille blessure ne se pourrait fermer qu’à l’aide d’un miracle. J’ai encore le scalpel. La rouille qui reste sur la lame marque une profondeur de deux centimètres trois quarts. Les carotides furent tranchées toutes deux ! Et Battista a raison : l’enfant est mort… Je jure qu’il est mort !

Un mouvement presque imperceptible se fit non loin de lui au moment où il se rapprochait de la toile pour déposer sa palette et ses pinceaux. Ce mouvement muet lui échappa.

C’était la boiserie qui bougeait avec sa guirlande de fleurs sculptées.

Le panneau, situé sous son propre portrait, à gauche de l’alcôve, rentrait lentement, comme s’il se fût ouvert de lui-même et montrait de nouveau le couloir obscur par où princesse Charlotte venait autrefois rendre visite à son cousin Roland.

Dans la baie de la porte masquée, une figure de jeune homme se dessina vaguement sur le fond noir.

Et derrière cette figure, on devinait plutôt qu’on ne voyait un profil de jeune fille.

À cet instant, les deux fenêtres donnant sur la grande avenue brillèrent. Le soleil qui avait tourné le pavillon, envoyait ses rayons obliques aux persiennes.

La toile du chevalet s’éclaira en même temps que la figure encadrée dans la baie de la porte.

Ici et là, c’était le même visage.

On pouvait juger de la ressemblance. L’original et la copie étaient à dix pas l’un de l’autre.


XV

CHARLOTTE S’EN VA EN GUERRE


Il nous faut rétrograder de quelques heures et revenir au matin de cette journée où devaient se presser les derniers événements de notre drame.

Au moment où je prenais la plume pour écrire cette histoire dont certaines portions (les moins vraisemblables) sont exactement vraies, un de mes vouloirs était de montrer jusqu’à quel point d’isolement et de misère l’énorme richesse peut tomber :

Il y a en effet je ne sais quelle mystérieuse malédiction autour du « trop d’argent » et notre siècle a vu de mémorables cas de cette maladie.

Presque tous ceux qui ont amoncelé dans leurs coffres la vie et le pain de plusieurs milliers d’hommes, par le jeu de cette pompe aspirante qu’on nomme les affaires, ont été blessés sous nos yeux cruellement et profondément.

L’un, prodigieux champignon de la couche financière, vend, une fois, sa dernière chemise pour imprimer un journal à un sou, le soir d’une émeute, s’éveille le lendemain directeur d’une feuille en vogue, achète une autre chemise, des souliers, un palais, des équipages, un duc pour en faire son gendre et le droit de bavarder sa langue alliacée dans d’illustres salons qui l’écoutent à genoux. Il avait du génie, celui-là ! Un autre champignon le poignarda dans le dos et il mourut enragé.

L’autre, le champignon assassin, le pâle vampire qui voulait engloutir l’Océan-Rothschild dans son estomac délabré, et qui, pendant trente ans, condamné de la médecine, n’a pu ni boire un verre de vin, ni manger une aile de perdreau, ni profiter d’un sourire ; l’autre, incapable de dépenser un sou pour le bien de son corps ou de son âme, plus pétrifié que la fille de Loth, plus métamorphosé que Midas et plus mort que tout un cimetière ; l’autre, après avoir trôné sur un pavois, fait de cent mille détresses, étouffé l’anathème d’un peuple de dupes et vaincu la justice même du pays, s’est refroidi, cadavre d’or massif, au fond d’une obscurité désespérée.

Son nom était inscrit au coin des rues, il y est peut-être encore… et c’est grande pitié de voir le caprice municipal acharné à gratter le souvenir des saints et des rois, perpétuer cette honte en même temps qu’elle biffe tant de gloires !

Mais les idées littéraires tournent au vent quelquefois comme si elles avaient l’honneur d’être des opinions politiques. Chemin faisant, j’ai oublié ce thème dont les années de notre deuil national semblaient amoindrir sinon la portée, du moins l’opportunité. Je dis semblaient, car, au fond, ces monstruosités dorées tiennent à la hache comme les prémisses, dans tout argument bien établi, renferment la conséquence : C’est avec du papier banqueroutier qu’on fabrique les cartouches à otages !

D’ailleurs, il n’y avait rien de financier dans l’opulence de ces pauvres riches dont je raconte l’histoire. L’or n’a pas besoin d’être voleur pour être fatal… Que les moralités, petites ou grandes, qui se cachent au fond de mon récit, se dégagent comme elles pourront : je raconte.

Un peu avant l’heure où la marquise Domenica montait en voiture pour se rendre à l’église des Missions étrangères, Charlotte d’Aleix était sortie de l’hôtel, à pied, en compagnie de Savta, son chaperon ordinaire. Elles n’avaient pas une longue carrière à fournir. Après avoir fait une centaine de pas dans la rue de Babylone, elles tournèrent une maison en construction pour entrer dans le boyau triste et poudreux qui conduisait à la cité Donon.

L’élévation de Savta au grade de dame de compagnie doit être rangée parmi les nombreux symptômes qui caractérisaient l’état d’infériorité et d’abandon où végétait la maison de Sampierre. Il est convenu que nous ne nous appesantirons pas sur ces détails, mais autour de la marquise Domenica tout était de même. Il semblait qu’elle ne pût rien obtenir pour son argent, prodigué pourtant sans mesure. Pas de mari, pas d’enfants, pas d’amis, pas de serviteurs et pour compagne une ancienne servante.

Du moins, pouvons-nous dire que Savta était étrangère à toutes les énormités qui se commettaient à l’office, et dévouée à ses maîtres dans la mesure de son intelligence bornée. Elle se regardait responsable de Charlotte comme la bonne qui mène promener les enfants. Elle eût certainement risqué sa vie pour empêcher sa princesse d’être écrasée par un omnibus.

Elle « représentait » assez bien, du reste ; elle portait avec convenance le sévère costume des duègnes. Elle mangeait beaucoup, dormait davantage et faisait des « réussites » pour Domenica, insatiable d’oracles : on aurait pu tomber encore plus mal.

— Princesse, dit-elle après avoir tourné le coin de la bâtisse, le comte Pernola serait un bon mari, certainement.

— Crois-tu ? demanda Charlotte.

— Hier au soir, il m’a donné des étrennes en me recommandant de ne dire à personne que je vous ai conduite à la maison du Marais, où est le blessé.

— Et qu’as-tu répondu, ma bonne ?

— J’ai répondu : grand merci.

— Tu as bien fait. As-tu dit l’adresse ?

— Je ne regarde jamais ni les rues ni les numéros.

Elles poursuivirent leur route en silence. D’un côté, c’était le mur du parc, de l’autre, les derrières d’un couvent. Quand le boyau s’élargit, laissant voir les masures qui flanquaient la « grande maison », Savta ralentit le pas tout à coup.

— Je ne suis jamais venue jusqu’ici, murmura-t-elle d’un accent effrayé. C’est la ruelle qu’on voit de la pelouse ?

— Oui, répondit Mlle d’Aleix. Voici notre saut de loup, sur la droite, à cinquante pas de nous. Tu te reconnais ?

Savta fit le signe de la croix et pensa tout haut :

— C’est là que l’homme a été tué !

Elle frissonna.

— Et c’est là, ajouta-t-elle en pointant du doigt le logis de la Tartare, que j’ai vu le visage d’une morte, Phatmi, notre ancienne première… Je n’irai pas plus loin, princesse.

— Nous sommes arrivées, dit Charlotte qui s’arrêtait à la porte de la Grande-Maison.

Savta releva son voile pour regarder en l’air.

— Ah ! fit-elle, c’est ici que demeure le gros homme avec son soldat. Jésus Seigneur ! boit-il assez de bière ! j’ai cru reconnaître une fois le comte Pernola dans la chambre du haut, mais je me serai trompée.

Mlle d’Aleix tourna le bouton de la porte extérieure. Elle s’engagea avec Savta dans l’escalier qui était de bonne largeur, malgré l’exiguïté du bâtiment, et formé de marches très-basses. Il n’y avait qu’une porte sur le carré du second étage. Charlotte y frappa.

— Est-ce déjà vous, ma belle voisine ? demanda la voix essoufflée du père Preux.

— C’est moi, répondit Charlotte.

Le bruit d’un cordon qu’on tirait se fit entendre, et la porte s’ouvrit.

Le Poussah était assis, en manches de chemise, à sa place ordinaire, en face de la fenêtre ouverte. Il avait devant lui une soupière vide et sa vaste cruche de bière, flanquée d’un verre où restait la mousse de la dernière rasade.

Entre la porte et lui, le gros chien Tonneau, calé sur ses quatre pattes écartées, grognait et montrait les dents.

— À bas, Tonneau ! dit le père Preux qui repassait un rasoir sur le creux de sa main, sois galant avec les dames, bonhomme. Une, deux ! montrez vos talents !

Tonneau, toujours grognant, se leva sur ses pattes de derrière, ne put garder l’équilibre et retomba lourdement. Le père Preux, humilié, lui lança un vieil almanach Bottin qui était toute sa bibliothèque, et Tonneau regagna son trou derrière le lit en rampant.

Charlotte avait fait un pas à l’intérieur de la chambre. Savta restait contre la porte, étonnée et effrayée. C’était le chien surtout qui lui faisait peur.

— Ah ! ah ! reprit le Poussah avec la plus aimable familiarité, vous avez votre dame d’honneur aujourd’hui, ma princesse ? Asseyez-vous donc et la confidente aussi. Vous permettez que je continue ? Je vais avoir une rude journée de travail !

Charlotte montra une chaise à Savta qui s’assit, mais elle-même resta debout.

Le père Preux barbouilla de savon ses grosses joues. Il avait l’œil brillant et regardait la jeune fille avec une admiration effrontée.

— Je me donne vacances à la Bourse, dit-il, quoique ce soit grande liquidation. Mes vieilles chattes vont pousser de beaux cris ! Mais je vous consacre tout mon temps aujourd’hui, ma voisine. À bas le reste, dès qu’il s’agit de vous !

Il passa le rasoir sur une de ses joues. Il tremblait à faire frémir, mais il ne se coupait pas.

Il y a des femmes qui sont partout chez elles. On eût été en vérité plus surpris de trouver ici la bonne Savta que Charlotte elle-même dont la beauté simple et fière rayonnait indépendamment de tout cadre. Vis-à-vis de cet homme, plus repoussant que le milieu même où il faisait sa tanière, elle gardait toute sa belle sérénité. Dans ses grands yeux où brillait un calme sourire vous n’auriez lu ni gêne ni répugnance.

— Alors, demanda-t-elle presque gaiement, vous n’avez encore rien à me dire ce matin ?

— Rien, répondit le Poussah, qui déposa son rasoir pour se verser un verre de bière, sinon que le Pernola ne s’endort pas sur le rôti. Vous savez qu’il est en campagne ?… Si j’avais voulu l’écouter, celui-là, j’aurais des mille et des cent. Mais plus souvent que je laisserai un si beau lopin de terre aller à ce cafard !

De son verre vide il montrait le parc de Sampierre dont les bosquets, éclairés par le soleil du matin, offraient, en vérité, de charmants aspects.

— J’ai mon asthme, pas vrai ? reprit-il, et je ne suis plus si ingambe que Léotard. Ça m’irait mieux de vivre au premier étage et même au rez-de-chaussée pour ne pas souffler dans l’escalier. Eh bien ! je reste ici et je trempe ma chemise tous les jours à monter mes quarante-quatre marches, pourquoi ? Parce que d’ici je vois le lopin de terre en grand. Quel quartier on pourrait y bâtir !… savez-vous, jeunesse, ce serait le paradis pour un homme qui vivrait là-dedans avec une jolie petite femme dans votre genre, parole d’honneur ! J’ai mon idée.

Savta eut une quinte de toux sèche. Charlotte se mit à rire. Le père Preux rasa son autre joue en ajoutant bonnement :

— Il n’y a pas d’affront : Tonneau regarde bien les évêques !

— Puisque vous n’avez rien à me dire, reprit Charlotte avec bonne humeur, je m’en vais. Vous faut-il de l’argent pour ce que vous avez à faire aujourd’hui ?

— Nous compterons, ma princesse, répondit le Poussah galamment. C’est sûr que je ne travaille pas pour le roi de Prusse, mais avec vous je fais comme à la foire, où on ne paie que si on est content.

— Alors, à demain ?

— Peut-être avant. J’ai idée que ça va être la liquidation chez vous comme à la Bourse… Connaissez-vous mon soldat ?

— Savta le connaît… Pourquoi ?

Papa Preux cligna de l’œil à l’adresse de la gouvernante.

— Ma vénérable, dit-il, ça ne vous a donc jamais démangé de gagner le gros lot du Crédit Foncier ?… Quant à mon soldat, il s’appelle Jabain. C’est un bon sujet. Donnez l’ordre qu’on le fasse entrer s’il sonne à votre grille, car il pourrait bien vous apporter des nouvelles aujourd’hui.

— C’est bien dit Charlotte en faisant signe à Savta, qui se leva précipitamment et ne fit qu’un saut jusqu’au seuil.

Le Poussah eut un gros rire.

— La voilà partie ! s’écria-t-il en contenant ses énormes flancs. Je ne lui fais pas l’effet d’un amour, savez-vous ?… Nous deux, c’est différent : nous nous connaissons depuis… depuis… voyons, quel âge avez-vous bien, princesse ?

— Dix-neuf ans, répondit Charlotte qui gagnait la porte.

— C’est ça, alors ? nous nous connaissons depuis dix-neuf ans… juste !

Charlotte se retourna vivement, une question aux lèvres.

— Non, non, fit le Poussah, je ne causerai pas maintenant ! j’ai trop d’ouvrage, mais je vous promets que vous en aurez pour votre argent. C’est gentil de retrouver un témoin de son baptême, eh ?… N’oubliez pas de dire qu’on ouvre à mon soldat… Jabain (Émile) : un bon sujet ! Et si vous aviez absolument besoin de moi, à dater de midi, envoyez un exprès à Ville-d’Avray, maison de Mme Marion. La belle amie à qui je vais rendre visite porte ce nom-là… à Ville-d’Avray. Ailleurs, dame… à vous revoir, princesse !


XVI

NE SAIS QUAND REVIENDRA


— Qu’est-ce qu’il vous a dit, princesse ? demanda Savta au bas de l’escalier. Vous avez l’air toute frappée.

Charlotte d’Aleix lui prit le bras, mais ne répondit pas.

Quand elle passa le seuil de l’allée, elle ne releva point la tête. Elle devinait au-dessus d’elle la grosse figure du Poussah penchée, aux aguets, sur l’appui de sa fenêtre.

Et en effet, au moment où elle mettait le pied dans la poussière de la ruelle, le souffle asthmatique du monstre descendit jusqu’à son oreille.

Au bout de quelques pas, Savta, qui la sentait frissonner, reprit :

— On n’a pas idée d’aller chez des personnes pareilles !

Cette fois, Mlle d’Aleix répliqua :

— Du moment que vous êtes avec moi, ma chère bonne, je n’ai jamais de crainte !

— Et vous ne faites rien de mal, c’est sûr, pauvre chérie ! interrompit Savta. Mais je suis chargée de vous, et je voudrais pourtant bien savoir ce que vous cherchez comme cela par monts et par vaux.

— Le sais-je moi-même ? murmura Mlle d’Aleix d’un ton de profonde tristesse, celui sur qui je comptais le plus m’a peut-être abandonnée…

Elle s’interrompit brusquement et sa voix changea du tout au tout pendant qu’elle reprenait :

— Je n’ai pas le droit de faiblir et Dieu est bon. Qui sait si le salut n’est pas tout près de nous ?

Savta regarda à sa montre.

— Rentrons déjeuner, dit-elle : je n’aime pas quand vous changez vos heures ; c’est mauvais pour votre estomac. Il faut prendre quelque chose.

Mais Charlotte appelait justement un fiacre qui passait. La bonne gouvernante poussa un gros soupir en grommelant :

— Ce n’est plus une vie, quand les heures des repas n’y sont plus !

Elle monta néanmoins la première. Charlotte dit au cocher :

— Rue des Canettes, no 15.

Et le fiacre s’ébranla.

Savta avait beaucoup voyagé en sa vie, obligée qu’elle était de suivre les pérégrinations continuelles des Sampierre. Elle portait généralement un petit sac de cuir de Hongrie qui contenait quelques provisions. C’est sage le long des routes. Aussitôt installée, elle ouvrit son sac et offrit une sandwich à sa jeune maîtresse, en disant :

— Mangez une bouchée, amour ; ainsi vos heures ne seront pas changées.

Sur le refus de Mlle d’Aleix, elle mangea elle-même une bouchée, composée de la sandwich offerte et d’une seconde. Après quoi le fond du sac lui fournit une bouteille revêtue d’osier, où elle puisa, non sans faire observer que :

— De ne pas boire après le repas, c’est dangereux pour l’estomac.

Lestée de cette sorte, elle monta courageusement, derrière Mlle d’Aleix, le long et raide escalier qui conduisait à l’appartement de M. Chanut, mais ce ne fut pas sans dire plusieurs fois :

— Ceux qui ne connaissent pas les fourmis dans les mollets sont bien heureux !

Mme Chanut, la mère, était seule à la maison. Elle fit entrer les deux visiteuses dans cette chambre si proprette et si bien tenue où la bonne dame avait reçu capitaine Blunt.

Mme Chanut ne se donnait pas à tout le monde. Les femmes comme elle qui ont vécu de peines et de frayeurs ont beau avoir le cœur doux et même grand, elles sont défiantes. Elles portent cela comme Savta son sac de cuir de Hongrie : c’est provision de voyage.

L’accueil de la vieille dame fut d’abord poli, mais très-froid, et quand Charlotte manifesta le désir d’attendre M. Chanut, elle eut cette réponse un peu sèche :

— Mon fils sera dehors toute la journée.

Charlotte dit alors son nom qui produisit un médiocre effet. Mme Chanut ne put moins faire, cependant que de prononcer la phrase sacramentelle :

— Si c’est quelque chose qu’on puisse lui dire…

Charlotte hésita. Ce n’était pas du désappointement qui était sur son charmant visage ; on y pouvait lire un sérieux chagrin.

— Madame, répliqua-t-elle après un silence, je vous parlerai, si vous le voulez bien. J’apportais ici une grande espérance…

Il y eut dans l’accent de ces dernières paroles quelque chose qui serra la poitrine de Mme Chanut. Elle désigna un siège auprès de son embrasure et reprit elle-même son fauteuil.

Savta, essoufflée, s’était assise au coin de la porte. Elle n’avait point de fierté mal placée. Comme elle avait la bonne habitude de sommeiller un peu, chaque jour, après son déjeuner, elle s’endormit tout de suite pour ne point changer ses heures.

Charlotte parlait tout bas.

Au bout de trois minutes, Mme Chanut, qui avait d’abord repris son ouvrage, le déposa sur le guéridon.

Elle ôta ses lunettes pour mieux regarder Mlle d’Aleix.

Celle-ci, éclairée en profil perdu par la fenêtre, ouverte derrière elle, essuya furtivement une larme qui brillait en roulant sur la pâleur de sa joue.

Elle était merveilleusement belle dans cette tristesse qu’on devinait étrangère à sa nature. Il y avait peut-être longtemps que le rire des enfants heureux n’avait joué autour de cette adorable bouche, mais il en restait je ne sais quels vestiges, effacés à demi, et sous le poids d’un souci, trop lourd pour tant de jeunesse, l’ancienne gaieté perçait, tout éclairée de vaillance.

La noble vaillance de la femme qui ne désespère jamais.

Trois autres minutes se passèrent. Mme Chanut, qui écoutait Charlotte avec une attention croissante, lui prit les deux mains et dit :

— C’est pour vous que mon Vincent s’est mis aujourd’hui en campagne. Il y a plus de vingt ans qu’il a été mêlé, pour la première fois, à cette histoire de la famille de Sampierre. C’est un cœur patient, et je ne l’ai jamais vu se décourager.

— Si j’avais su qu’il s’occupait de nous… commença Mlle d’Aleix.

Elle s’interrompit pour ajouter :

— Mais je suis seule, et personne ne me conseille. Ce matin, je sens que nos heures sont comptées. J’ai appris par hasard le nom de M. Chanut, sa profession, l’intérêt qu’il porte à M. Blunt…

— De l’intérêt ! se récria la vieille dame. Ah ! c’est plus que de l’intérêt, je vous en réponds.

— Vous augmentez mes regrets, dit Charlotte.

— Mais le danger est donc bien terrible et bien pressant ! fit Mme Chanut, qui perdait tout à fait son sang-froid. Si je savais où prendre mon Vincent ! Quelquefois il touche barre ici au moment du déjeuner ; mais l’heure est passée… Écoutez !

Elle se leva, leste comme une jeune fille, et prêta l’oreille.

— Entendez-vous ? fit-elle.

Charlotte écouta, mais en vain. Mme Chanut traversa la chambre en courant, et en disant :

— Moi je le reconnais dès le bas de l’escalier !

Elle passa dans la pièce voisine en criant :

— Vincent ! arrive ! on t’attend !

Savta fut éveillée à demi par ce mouvement et ce bruit. Quand on troublait son sommeil du matin, elle ronflait. Elle ronfla.

— Quand même ce serait l’empereur ou le pape, répondit M. Chanut de l’autre côté de la porte, qu’il repasse ! je n’ai pas une seconde à moi ! Mais, presque au même instant, la vieille dame le poussa dans la chambre, disant :

— Ce n’est ni le pape ni l’empereur ! regarde !

Mlle d’Aleix ? s’écria Chanut qui marcha vers Charlotte avec empressement. Je sors justement de chez vous. Marquons un point : voilà de la bonne chance !

Il tira de sa poche une poignée de papiers parmi lesquels il choisit une très-petite note qu’il garda à la main après l’avoir consultée.

Charlotte l’examinait de toute la puissance son regard.

— Laissez-nous, mère, reprit M. Chanut, et défendez la porte.

La vieille dame disparut aussitôt, mais auparavant, elle envoya un signe de tête souriant à Charlotte. Au moment de s’asseoir, M. Chanut avisa Savta.

— Et celle-là ? demanda-t-il d’un air soupçonneux. Ah ! ah ! la dame de compagnie qui était seconde femme de chambre à l’hôtel Paléologue en 1847 ! C’est une borne. Je n’aime pas les bornes. Parlons bas… Pourquoi venez-vous ?

Il approcha son oreille tout près de la bouche de Charlotte et lui adressa de la main ce signe qui commande de chuchoter. Ils étaient presque dans l’embrasure et le bruit qui montait de la rue, par la fenêtre ouverte, devait neutraliser le son de leur voix à trois pas.

— Je viens, commença Charlotte, parce que j’ai entendu parler de vous par M. Édouard Blunt et que…

— C’est juste ! interrompit M. Chanut. Quel gentil garçon ! Il dormait pendant mon entrevue d’hier avec capitaine Blunt, et naturellement, il a tout entendu. La bonne dame ronfle très-fort : parlons encore plus bas. Vous devez avoir toute la vieille histoire par Phatmi ?

— Phatmi ! répéta Charlotte étonnée. Je ne la connais pas.

Le front de M. Chanut se rembrunit.

— Si fait, dit-il, vous la connaissez bien, c’est celle qu’on nomme la Tartare, cité Donon. Vous lui avez fait beaucoup de bien ; si elle ne vous a rien dit, c’est qu’elle est contre nous… Vous savez pourtant quelque chose ?

— Je sais ce que m’ont raconté Savta et Mme la marquise elle-même. Je sais en outre ce que m’a dit M. le comte Pernola. Je crois que M. Édouard Blunt est mon cousin Domenico, mais…

— Mais quoi ? demanda M. Chanut, voyant qu’elle s’arrêtait.

— Mais, poursuivit Mlle d’Aleix d’un ton ferme, je crois savoir aussi que, moi, je ne suis pas la fille de Michela Paléologue.

Le regard de l’ancien inspecteur se releva sur elle.

— Vous aimez votre cousin ? demanda-t-il encore en appuyant sur ce dernier mot.

— J’aime Édouard Blunt, répondit Charlotte, qui ne baissa point les yeux.

— Ignorez-vous que celui qu’on appelle capitaine Blunt a nom en réalité M. de Tréglave ?

— Personne ne me l’avait dit, mais je le savais.

M. Chanut consulta son petit papier et questionna ainsi coup sur coup :

— Quand M. le comte Pernola a-t-il quitté l’hôtel ?

— Hier.

— Pour aller où ?

— Je l’ignore.

— Avez-vous vu Mme la marquise ce matin ?

— Non. Elle se cache de moi.

— Éliane, la fille de Phatmi, se meurt. L’avez-vous visitée hier ou aujourd’hui ?

— Non. Son mari conserve de l’espoir.

— Joseph Chaix ? Vous vous servez de lui ?

— Je n’ai que lui dont je puisse me servir. Dois-je me défier ?

— Non.

Ces paroles avaient été échangées rapidement et toujours à voix basse. M. Chanut ajouta :

— Maintenant dites-moi tout et en toute vérité. D’après ce que je vais apprendre, je déciderai si vous devez retourner à l’hôtel de Sampierre, quitter Paris sur-le-champ, ou rester ici sous la garde de ma bonne mère. J’ai le droit de vous parler comme je le fais. Allez, je vous écoute.


XVII

DERRIÈRE LE PAVILLON


Cette bonne Savta était femme, en définitive, et peut-être curieuse à sa façon. Mais, en cette circonstance, nous pouvons répondre de sa discrétion : elle ronflait avec la sincérité d’un buffet d’orgues.

Mlle d’Aleix ne parla pas plus de dix minutes.

Tantôt M.  Chanut l’arrêtait, en homme qui n’a pas besoin de détails, tantôt il l’interrogeait, au contraire, prenant des notes sur ses réponses.

L’entrevue que nous avons racontée, entre Charlotte et le comte Pernola, s’était renouvelée trois fois. Vincent Chanut en voulut savoir les moindres paroles.

Il en fut de même des quelques mots échappés à la taciturnité de la belle-mère de Joseph Chaix.

Quant aux souvenirs personnels de Charlotte, ayant trait à la marquise Domenica et à M. de Sampierre lui-même, Chanut paraissait s’en préoccuper médiocrement.

Il demanda le signalement exact du médecin d’Italie qui était venu pour soigner la dernière maladie du jeune comte Roland.

Il éplucha minutieusement la mémoire de Charlotte au sujet des relations nouées avec tant de précipitation entre Domenica et la belle baronne Laure de Vaudré.

En parlant de celle-là, Mlle d’Aleix dit :

— Elle me fait peur, et j’aurais voulu l’aimer.

Quand elle eut achevé, M. Chanut appuya sa main contre son front plissé. Il songeait profondément.

Mme Chanut entrebâilla la porte pour dire :

— La petite voisine qui travaille pour ce gros M. Preux a ouvert chez elle. Méfiez-vous, quand vous traverserez le carré !

La porte se referma. M. Chanut pensa tout haut :

— S’il pesait seulement cinquante kilos de moins, ce monstrueux coquin nous ferait bien de la misère ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous l’aviez consulté, princesse ?

— J’avais honte, répondit Charlotte. Je ne l’ai vu que deux fois. Je savais que le comte Pernola se servait de lui : j’ai voulu savoir…

— Et vous n’avez rien su, interrompit Chanut qui se leva. Je ne vous blâme pas. Il y a des positions où un saint s’adresserait au diable. D’ailleurs, je suis là, Dieu merci… Vous allez retourner à l’hôtel. Quelqu’un y veillera sur vous. Si Joseph Chaix vous manquait, donnez vos ordres à Lorenzin…

— C’est le valet de Pernola ! s’écria Charlotte effrayée.

— Et dites-lui, continua M. Chanut : « M. Vincent vous souhaite le bonjour. » Là-bas, chez la marquise de Sampierre, faites bien attention à ceci, vous êtes chez vous aussi parfaitement que si vous étiez la fille de Michela Paléologue, et le comte Pernola le sait bien. Il avait ses raisons pour souhaiter votre alliance… ou votre mort. Il se passera de l’une et de l’autre, s’il plaît à Dieu. Quand vous allez revoir Édouard Blunt…

— Ah ! je ne le reverrai jamais ! s’écria Charlotte qui éclata tout à coup en sanglots.

— Pourquoi cela ? demanda Chanut étonné.

— Il aime cette femme de Ville-d’Avray ! Elle est si belle ! je sais tout. Il l’aime ! il l’aime !

— Qui vous l’a dit ?

— Une lettre.

— Anonyme ?

— Qu’importe si elle ne ment pas ? Édouard devait venir hier au soir. La lettre m’a dit : il ne viendra pas… et il n’est pas venu !

Ses joues étaient baignées de larmes.

Vincent Chanut avait aux lèvres un bon sourire.

— Quand vous allez le revoir, continua-t-il, comme si de rien n’eût été, gardez-le. C’est ici votre rôle et vous saurez le jouer, j’en suis sûr. Cette femme a beau être belle, il n’y a pas au monde de plus chère enfant que vous. Celui qu’Édouard appelle son père vous adorera, vous serez non-seulement le salut, mais le bonheur de tous.

Il souleva la main de la jeune fille jusqu’à ses lèvres, puis il ajouta en consultant sa montre :

— À l’heure qu’il est, Édouard doit vous attendre à votre rendez-vous, derrière le pavillon…

— Quoi ! balbutia Mlle d’Aleix stupéfaite, vous savez !…

— Ne l’accusez pas, il ne m’a rien dit, mais mon métier est de tout savoir. Vous m’avez bien entendu : il faut garder Édouard là-bas, près de vous, à tout prix !… Éveillez la bonne dame.

Il ne fut pas besoin d’éveiller la bonne dame. Son sommeil finit tout à coup dans une de ces explosions qui font éclater les ronfleurs comme des chaudières. Elle détonna violemment et sauta sur sa chaise en ouvrant des yeux épouvantés.

— Venez, lui dit Charlotte.

Elle se leva chancelante et vit, comme en un rêve Mme Chanut embrassant Charlotte dans la chambre d’entrée.

Sur le carré, on entendit chanter la petite voisine, dont la porte était grande ouverte.

La petite voisine pour qui Mme Chanut avait dit : Méfiez-vous !

En bas, il y avait trois fiacres le long du trottoir étroit : celui de Charlotte, celui de M. Chanut commandé par Chopé, et un troisième qui était vide.

Vincent Chanut jeta un regard à ce dernier en grommelant :

— La petite voisine va aller au rapport, cité Donon, tant mieux !

Puis, conduisant galamment Mlle d’Aleix jusqu’à sa voiture, il ajouta :

— Veillez de près, ayez bon courage et surtout ne pleurez plus. Vous me reverrez ce soir.

— Où donc ? demanda Charlotte.

M. Chanut se pencha jusqu’à son oreille et dit :

— Au bal. Vous y aurez encore d’autres surprises.

Et comme la jeune fille l’interrogeait d’un regard étonné, il ajouta en riant, mais non sans une certaine suffisance naïve :

— Oh ! quand je m’y mets, j’ai l’air d’un homme du monde. Cocher, conduisez ces dames à l’hôtel de Sampierre.

— Et nous ? fit Chopé.

— Rue Saint-Guillaume, au galop !
Il y avait un « lac » dans le parc de Sampierre et ce lac était entouré par un portique en ruines, copié sur celui du parc Monceau. L’ancienne et illustre maîtresse de ce domaine aimait les vénérables débris du temps passé qu’on fabrique avec du plâtre neuf, souillé à la main, comme les enfants domptent la fougue de leurs coursiers de bois à roulettes.

Le lierre s’entrelaçait aux arceaux rompus, montrant çà et là des statues qu’on avait mutilées avec goût.

Je ne dis pas cela pour prêter à rire. La mode est une reine. Autour de son trône brisé une mélancolie reste, même quand les morceaux en sont de carton.

Bien entendu, cette autre vogue du temps de Louis Philippe ne manquait point : le fameux mausolée avec l’urne et la bandelette de marbre ou se lit, gravée, une phrase froide de madame de Staël…

Mais la nature se vengeait tout à l’entour, grandissant et embellissant ces puériles fadeurs. Nous l’avons dit : ce lieu était abandonné. Les charmilles qu’on ne taillait plus jetaient en tous sens leurs branchages robustes, tel buisson de lilas était devenu forêt et partout la chevelure des lianes pendait en sombres draperies.

Entre le « lac » et le pavillon Roland, un bosquet de tilleuls splendides aux troncs largement espacés et plantés en quinconce suspendait ses voûtes de verdure. Les arbres, plus jeunes que ceux des Tuileries et non moins vigoureux, avaient tous la même hauteur, balançant leurs premières feuilles à trente pieds du sol et recouvrant un sous-bois composé de troënes clairs-semés.

Là, un banc de vrai granit, tout noir d’ombre, disparaissait sous la mousse, adossé qu’il était aux roches de « la grotte. »

Vous n’espériez pas qu’on eût oublié la grotte ? Une superbe grotte avec blocs de Fontainebleau, rivière perdue, stalactites et buste de Jean-Jacques Rousseau regardant patiemment le doux médaillon de Bernardin de Saint-Pierre.

Ici, nous devons rappeler une particularité qui a son importance. Toute cette partie du parc, voisine du pavillon, était entourée d’une grille à hauteur d’appui comme celle qui protège, au bois de Boulogne, la prairie réservée aux antilopes.

Était-ce pour les quatre gazelles ? Était-ce pour l’hôte triste qui venait de temps en temps habiter le pavillon ?

La dernière hypothèse était la plus plausible, car les portes de cette grille étaient presque toujours ouvertes, et il y avait en outre plusieurs brèches, que nul ne songeait à réparer.

Sur le banc de granit Édouard Blunt et Mlle d’Aleix étaient assis. Impossible de présenter dans un cadre plus mystérieux et plus frais deux plus brillantes fleurs de jeunesse. Leurs mains s’unissaient, leurs yeux se parlaient ; l’amour, le bel amour des cœurs enfants, faisait auréole à leurs fronts dans une seule et même couronne de lumière.

Et pourtant, ce n’étaient pas les strophes du lyrisme amoureux qu’ils échangeaient dans cet asile propice, ils causaient affaires.

Il est vrai que toutes les langues, même celle des affaires, parlent d’amour ou mènent à parler d’amour.

— Ordinairement on fait fortune là-bas pour revenir en Europe, disait Édouard. Moi, avant de vous avoir rencontrée, j’avais des rêves d’avenir où je me voyais apportant dans le nouveau monde une immense richesse européenne. Je savais confusément qu’un grand héritage m’appartenait. Les enfants sans parents savent toujours cela, et quand ils ne le savent pas, ils le rêvent… Mon Dieu ! Carlotta, que vous êtes belle !

— Et ne faisiez-vous pas d’autres rêves, Édouard ? n’aviez-vous pas deviné le cœur de cette pauvre femme qui est votre mère ?

— J’ai pensé souvent à mon père et à ma mère, prononça le jeune homme presque froidement.

Il voulut porter à ses lèvres la main de Mlle d’Aleix qui la retira.

— Aimeriez-vous mieux des mensonges ? demanda-t-il. Nous avons déjà causé de tout cela. Les Blunt sont ma famille. J’adore la mémoire de celui qui est mort et qui était mon vrai père.

Charlotte répondit en lui rendant sa main ;

— Vous avez raison. Vous aimerez bien votre mère, quand vous la connaîtrez…

— Oh ! de tout mon cœur ! s’écria Édouard. Et je donnerais tout au monde excepté vous pour l’embrasser !

— Moi ! répéta Mlle d’Aleix dont l’accent eut une nuance d’amertume.

Elle baissa les yeux et reprit :

— Pourquoi vouliez-vous porter la fortune de votre famille en Amérique ?

— Parce que je connais l’Amérique. Il y a des misères mortelles, mais factices, aussi aisées à guérir que les misères de votre vieille Europe sont, à ce qu’il semble, incurables. Ce sont des milliers d’êtres humains dépaysés, jetés dans le désert par le crime des spéculateurs Yankees et succombant à leur détresse au sein des plus riches contrées qui soient en l’univers. Chacune de ces têtes condamnées ajoute quelques dollars à l’inventaire des comptoirs américains qui font la traite des blancs en Allemagne, en Irlande et en France. Ce n’est pas comme chez vous où le fonds manque : ici le fonds abonde, il est inépuisable. L’argent que la charité intelligente et résolue répandrait sur le sol de ces lieux d’exil où le désespoir s’éteint dans le blasphème rendrait la plus merveilleuse des moissons : il en naîtrait un peuple !

— Vous êtes bon ! pensa tout haut Charlotte, et vous êtes grand.

— Oh ! s’écria Édouard en rougissant de plaisir : L’idée n’est pas de moi ; tout ce que j’ai m’a été donné par mes deux pères… Mais c’est vous qui êtes bonne de comprendre cela. Chaque fois que j’en ai parlé, on m’a ri au nez sans miséricorde !… Qu’avez-vous donc, Charlotte ?

Il la regarda avec un étonnement effrayé : il avait senti la main de la jeune fille se glacer entre les siennes.

Un flux de rouge remplaçait la belle pâleur de Mlle d’Aleix. Elle eut comme un sanglot, puis ses joues se décolorèrent, pendant que ces paroles tombaient de sa lèvre frémissante :

— Je ne peux vivre ainsi ! Je veux savoir ! Vous aimez cette femme… Je vous en prie, ne me trompez pas ! Ce qui tue c’est l’incertitude !


XVIII

SOUS LES TILLEULS


Ce sont de grandes frayeurs, et ces émotions enfantines sont les plus sérieuses de la vie. Charlotte chancela si fort qu’Édouard fut obligé de la soutenir dans ses bras.

Et savez-vous ce qu’il disait au lieu de la rassurer d’un mot ? Il ne voyait que l’aveu échappé à cette chère bouche pâlie. Le bonheur montait en lui comme une ivresse et il balbutiait sans avoir conscience de ses paroles :

— Merci ! Ah ! vous êtes donc jalouse. Charlotte ! jalouse de moi !

Ses yeux rayonnaient l’amour sans bornes, l’amour naïvement triomphant.

Mlle d’Aleix ne voyait point cela ; ses paupières s’étaient fermées.

Et pourtant de belles nuances roses revenaient doucement à ses joues.

Mais elles veulent être abondamment rassurées. Charlotte répétait en un mouvement charmant :

— Je vous en prie, ne mentez pas !

— Et pourquoi mentirais-je ? s’écria enfin Édouard. C’est vrai que je ne savais pas encore tout à l’heure à quel point je vous appartiens. Regardez-moi, Charlotte, vous verrez bien que je dis la vérité : Jamais je n’ai aimé que vous, jamais je n’aimerai que vous !

Elle souriait déjà, mais elle ne rouvrait pas encore les yeux.

Il fallut, pour relever ses paupières, le souffle même d’Édouard, dont la bouche effleurait presque ses lèvres.

Elle se renversa si belle qu’il ressentit comme une douleur dans la joie qui gonflait sa poitrine.

— Vous la connaissiez avant moi, dit-elle encore ; vous m’avez refusée quand je vous ai prié de ne plus la voir…

— Vrai, fit Édouard, est-ce que vous avez peur d’elle !

— Hier enfin, continua Mlle d’Aleix, hier au soir, vous m’aviez promis de venir…

— Ah ! s’écria Édouard dont la physionomie changea subitement, ce n’est pas elle qui m’a empêché de venir hier au soir !

On aurait dit qu’il avait peine à s’empêcher de rire.

— Soyons justes, reprit-il ; quand je veux vous dire comme je vous aime, vous me coupez la parole pour me parler de mon père, de ma mère, de ma cicatrice qui vaut des millions, de mes paysans de Valachie et de mes palais de Sicile…

— Il faut bien que je vous parle de tout cela, mon cousin ! fit Charlotte qui soupira gros, mais que gagnait la gaîté contagieuse de ce beau regard clair et franc, fixé sur elle avec des candeurs de sauvage ou de chevalier. C’est mon devoir, je l’accomplis.

— Et dès que je me mets à écouter vos récits des Mille et une Nuits, poursuivit Édouard, vous faites semblant de ne plus savoir si je vous aime. Comment m’y prendre alors ?

Il réchauffait la main de Charlotte contre son cœur, et un instant les boucles de leurs cheveux se mêlèrent.

— Il faut vous excuser mieux que cela, monsieur, dit Charlotte. Ce que je veux, ce n’est pas qu’on me parle d’amour.

Et comme son cousin l’interrogeait du regard, elle ajouta tout bas dans un radieux sourire :

— Ce que je veux c’est qu’on m’aime !

Sa taille flexible glissa entre les doigts d’Édouard, mais non pas avant qu’il l’eût pressée contre sa poitrine.

Elle le tint à distance désormais, disant avec toute la gravité voulue :

— Plaidez votre cause, monsieur !

— Eh bien ! répondit Édouard, je ne sais pas si c’est pour n’en pas perdre l’habitude, mais je suis attaqué dans Paris presque aussi souvent que là-bas, au Mexique…

— Vous avez encore eu à défendre votre vie ! s’écria Charlotte qui se rapprocha.

— Bon ! vous voilà déjà toute pâle ! Savez-vous ce qui serait le meilleur et le plus sage, Charlotte, mon adorée chérie ? Au pays d’où je viens et où nous retournerions ensemble, nous serions si heureux et si tranquilles ! Qu’ai-je besoin de continuer cette partie dont l’enjeu n’est rien pour moi ! Les millions, je m’en moque ! Je ne tiens qu’à vous, je ne veux que vous…

— Et capitaine Blunt ? interrompit Mlle d’Aleix en riant à son tour.

— C’est vrai… nous lui écririons et il nous rejoindrait.

— Et votre mère que nous aimerons de la même tendresse ! votre mère dont vous êtes tout le cœur !

— Oui, ma mère, c’est vrai encore. Je me sens tout remué quand ce mot-là est prononcé par vous… Hier au soir donc, j’étais un peu en retard pour notre rendez-vous, parce que capitaine Blunt, à lui tout seul, est autour de moi comme une garnison. Quand je suis arrivé à la petite porte du parc qui donne sur la cité Donon, Joseph Chaix n’était plus à son poste… Et il ne faut pas lui en vouloir, car sa pauvre petite femme est bien malade, et il avait couru chez le médecin… J’ai attendu un bon moment, puis, je me préparais à entrer dans la maison de Joseph où je voyais de la lumière, quand un homme est venu sur moi, un jeune homme qui sortait de l’ombre de la masure voisine. Il faisait noir. Je voyais que sa tête penchait sur son épaule droite. Il m’a dit, et j’ai reconnu tout de suite un anglais, quoiqu’il eût très-peu d’accent : « — Que faites-vous là, M. Blunt ? » et avant que j’eusse répondu, il m’a porté un coup de poing, et très-pur, entre les deux yeux. Je n’aurais pas eu le temps de parer, j’ai baissé la tête. Il a grogné, disant : « C’est bien joué, » et tombant en garde de boxe, il a redoublé.

— Mais pourquoi ? demanda Charlotte.

— Vous allez voir, répondit Édouard qui s’animait en racontant. Avant de frapper le premier coup, moi, je lui ai demandé : « Ne vous trompez-vous point, mon ami ? » Il m’a répondu par une série si régulièrement détachée qu’on aurait dit un feu de peloton. J’ai paré, je connais le jeu de ceux de Londres, et, prenant mon temps, je l’ai touché ou creux de l’estomac. Il a reculé sans rien dire. J’ai repris : « Est-ce de l’argent qu’il vous faut ? » Il est revenu et j’ai vu quelque chose qui brillait dans sa main. C’est rare chez les Anglais, mais pourtant ça arrive. Il n’y avait plus à plaisanter, j’ai évité le couteau…

— Le couteau ! répéta Carlotta qui n’avait pas compris tout de suite.

— Et j’ai assommé l’homme, conclut Édouard Blunt en la recevant pour la seconde fois dans ses bras.

— Ils sont trop ! murmura-t-elle, et vous ne pourrez pas toujours vous défendre.

— Ah ! mais si fait, chérie : c’est mon métier, cela ! ma vie entière en a été l’apprentissage. C’était le tout d’être averti. Et pourtant, je suis bien de votre avis : Paris est beaucoup moins sûr que le pays des Peaux-Rouges. Comme je vous emporterais dans mes bras, toujours courant, si vous vouliez !…

— Mais après ? interrogea Charlotte qui tremblait.

— C’est juste. Défense de parler raison, à ce qu’il paraît ? Et pourtant, si vous me laissiez une bonne fois vous montrer le fond de mon cœur, vous ne pourriez plus me désoler par vos reproches… Eh bien ! après, il n’y a pas grand chose. Au moment où je me penchais sur mon nouvel ami, qui avait bien en effet dans la main droite un bon couteau anglais d’excellente qualité, un bruit de pas précipités s’est fait dans la ruelle et l’aveugle, la Tartare, comme ils l’appellent, a paru au seuil de sa porte en disant : « Pas de bruit : notre Éliane s’est endormie. » Je me suis alors glissé jusqu’au saut de loup, car on m’aurait reconnu et j’avais crainte de vous compromettre. J’avais vu, du reste, que mon boxeur n’était qu’étourdi.

— C’était le médecin qui arrivait ? demanda Mlle d’Aleix.

— Oui, avec ce bon Joseph.

— Et c’est bien certain que vous n’avez pas été blessé, cette fois ?

— Pas une égratignure !… Le docteur a failli culbuter en donnant du pied contre mon Anglais, et il a dit : « Ah ! ça, on se massacre donc tous les soirs, ici ! » Il a ajouté, après avoir examiné le corps : « Un maître coup de poing ; son couteau ne lui a pas servi ! »

— Est-il entré voir Éliane ?

— Attendez donc. Il y a un petit coin curieux dans mon histoire. Ne me le gâtez pas, j’y tiens. Je souriais tout à l’heure quand nous avons parlé de la fameuse cicatrice que j’ai le bonheur de porter et qui vaut, selon vous, plusieurs millions de revenus ; vous allez voir pourquoi je souriais. Vous rappelez-vous le geste que fit l’aveugle (c’est vous qui me l’avez rapporté) pendant que j’étais évanoui dans sa maison, l’autre soir ? Elle s’approcha de moi, sa main tâta rapidement ma figure puis ma gorge. Ce fut ce mouvement qui dirigea vos yeux vers le bienheureux endroit où je tiens mon acte de naissance, ordinairement caché sous ma cravate…

— Édouard, interrompit Charlotte, je vous en prie, ne raillez pas cela !

— Comme vous voudrez, princesse. Et pourtant, cet obstiné fonds de gaîté que j’ai gardé malgré tout dans ces pays d’or où l’on ne rit guère, est peut-être aussi un acte de naissance, ou tout au moins de patrie qui en vaut bien un autre… Mais voilà où j’en voulais venir. Le docteur et Joseph sont entrés dans la maison. L’aveugle a franchi alors rapidement la distance qui la séparait de mon Anglais, et s’est agenouillée près de lui. Elle a fait pour lui comme elle avait fait pour moi, exactement le même geste : sa main a passé sur le visage et s’est arrêtée au cou…

— Et alors ?

— Elle s’est relevée chancelante, et j’ai cru entendre qu’elle murmurait : « C’est lui ! » En ce moment, le docteur et Joseph sont ressortis avec de la lumière. J’ai pu voir mon homme, qui est un tout jeune gars de jolie figure, et portant au cou, cela, je vous l’affirme très-sérieusement, le même acte de naissance que moi.

— Comment ! une cicatrice ?

— La même cicatrice, exactement !

Charlotte fixait sur lui ses grands yeux étonnés.

Il y eut un silence, après quoi la jeune fille demanda :

— Et ensuite ?

— Il s’est passé une grande heure, répondit Édouard, avant le départ du médecin, car la petite malade s’est éveillée. J’ai pensé que vous n’étiez plus au rendez-vous…

— Et comme vous aviez un autre rendez-vous… interrompit Mlle d’Aleix.

— Non, sur ma parole ! Et je ne veux plus qu’aucun nuage subsiste entre nous à ce sujet, Charlotte, je sens si bien que la jalousie me ferait mourir ! Le hasard avait noué cette liaison, et, certes, j’éprouve une véritable reconnaissance pour la charmante femme qui m’a témoigné tant de sympathie. Mais le sentiment qui nous rapproche n’est pas ce que vous croyez ; elle sait que je vous aime ; le charme que j’éprouve dans son entretien naît de vous…

— De moi ! se récria la jeune fille.

— Nous parlons de vous sans cesse.

— Elle me connaît donc ?

— Jugez-en !… Il y a trois jours, j’étais encore timide près de vous, au point de n’oser vous faire part du désir que j’avais d’assister à votre fête de ce soir.

Il hésita. Mlle d’Aleix lui saisit le bras et le regarda en face.

— Vous me cachez quelque chose ! dit-elle à voix basse.

— Eh bien, oui, répondit Édouard, ou du moins j’ai gardé jusqu’ici près de vous une portion de mon secret ; Mme Marion m’avait parlé de ma naissance avant vous. Tout ce que mon père Blunt me dissimule, elle me l’avait dit. C’est par elle que j’ai connu le drame inouï qui entoura mon berceau, et quand le nom de celle que j’aime, votre nom, Charlotte, est tombé de mes lèvres, j’ai vu son émotion profonde, avant même qu’elle eût prononcé le mot Providence.

Mlle d’Aleix avait les yeux baissés et semblait réfléchir.

— Alors, dit-elle, cette femme connaît Mme la marquise de Sampierre ?

— Ah ! je crois bien ! s’écria Édouard. Du jour au lendemain, elle m’a procuré la lettre d’invitation que je n’osais pas vous demander !


XIX

LA GROTTE


Charlotte était de plus en plus soucieuse. Elle demanda tout à coup :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit le vrai nom de cette femme ?

— Comment ! son vrai nom ! répéta Édouard étonné.

— Elle s’appelle Mme la baronne de Vaudré, dit Mlle d’Aleix : pourquoi la nommez-vous Mme Marion ?

Avant qu’Édouard pût répondre, des pas sonnèrent sur le sable de l’allée voisine et Joseph Chaix entra dans le bosquet en courant.

— Voici la femme de chambre ! dit-il. Ils arrivent tout droit sur vous !

Cette forme de langage donnait bien à penser que Mlle Coralie n’était pas seule à errer sous les ombrages.

En même temps, du côté opposé on put entendre des éclats de voix et des rires.

Charlotte prit Édouard par la main et l’entraîna vers la grotte où ils disparurent tous les deux, au moment où Mlle Coralie et le jeune chasseur, répondant au poétique nom de Werther, engagés dans une conversation cordiale, faisaient leur apparition au coude de l’allée.

C’était un peu avant le déjeuner. Lorenzin et Zonza n’avaient pas encore porté à l’office la consigne qui interdisait l’approche du pavillon.

Mlle Coralie et son jeune homme, poursuivant leur entretien commencé, vinrent prendre place sur le banc.

Les voix et les rires s’éloignaient. On jouait là-bas à la « tape » entre camarades des deux sexes, dans les buissons. Après tout, c’était une heureuse maison que l’hôtel de Sampierre.

— Les maîtres, sont bêtes comme leurs pieds de permettre ça ! dit Mlle Coralie avec le propre geste de Marguerite de Bourgogne caressant la chevelure de Gauthier d’Aulnay, dans la Tour de Nesle ; ce n’est pas moi qui souffrirais des inconvenances pareilles de jeux de mains, jeux de vilain, si j’avais des domestiques à moi. Il y a donc que de te faire du mal par jalousie pour le capitaine d’habillement, c’est une petitesse puisqu’il agit bien : j’ai eu pas mal de lui, ce mois-ci, et pour l’huissier des Finances, si on avait un débit de tabac, bien situé, eh ! amour ? embrassez la dame ! Il m’a promis le débit : ça n’attaque pas l’honneur.

Werther d’Aulnay embrassa la dame ; il était Prussien et fort comme un Turc sur l’honneur. La reine Coralie reprit :

— Par suite de mon éducation première, je pourrais me mettre chez des Anglaises pour les perfectionner dans ma langue maternelle ; mais ici, on n’est pas contrariée pour aller dehors et ça hâte notre établissement dans le commerce. Tu dois toujours avoir devant les yeux, que je t’ai choisi dans une situation pas avantageuse, sans intérêt, rien que pour l’agrément physique et l’instinct du cœur ; par suite de quoi, si tu vas avec l’une ou l’autre, vous êtes dans votre tort et j’appelle ça une crasse, tandis que moi, c’est pour toi. Embrassez la dame. Voilà la cloche du déjeuner… à moins que tu tomberais sur une occasion bourgeoise, d’un certain âge, et que tu pourrais me dire aussi toi, en me mettant l’avantage dans la main : « J’ai eu ça et le cœur te reste. »

Ils s’en allèrent, les bras entrelacés, jeunes et beaux tous les deux, et ressemblant à s’y méprendre à des créatures humaines !

Quand ils furent partis, le bosquet resta désert. Édouard et Charlotte ne revinrent point.

On connaît de terribles histoires : des gens noyés tout au fond des entrailles de la terre. Dans les galeries souterraines de Maëstricht, cette ville-sépulcre qui est percée de onze cents rues, j’ai ouï conter, sur le lieu même de la catastrophe, par un cicerone atrocement éloquent, la fin de ce chanoine d’Aix-la-Chapelle qui brûla deux paquets de chandelles avant de mourir, damné par le désespoir. Ne craignez rien de semblable pour Édouard et Charlotte. Le souterrain de Sampierre avait coûté beaucoup d’argent, mais on aurait pu le parcourir avec une de ces bougies qui s’allument et s’éteignent trois fois pendant la durée d’une enchère à l’hôtel des ventes.

Au bout de quelques pas, Édouard s’arrêta.

— Pourquoi avez-vous prononcé ce nom : Mme la baronne de Vaudré ? demanda-t-il. Je ne connais pas cette personne.

— Je vais tout vous dire, répliqua Mlle d’Aleix, venez.

Ils marchèrent encore. Du temps où il menait la vie des chercheurs d’or, Édouard avait rampé dans ces prodigieuses cavernes des Cordilières, creusées par de gigantesques ébranlements, et au fond desquelles, parfois, un boyau, juste assez large pour laisser passer le corps d’un homme, donne accès dans des salles, — dans des plaines plutôt, où l’on pourrait cacher une armée. Il ne s’était pas plaint. La question est de savoir si nos grottes, civilisées et voûtées à grands frais, ne sont pas, dès qu’on cesse d’y faire le ménage, beaucoup moins habitables que les cavernes du désert.

Dans cette atmosphère lourde et moisie, les ténèbres gênaient. Explique la chose qui voudra : tel qui braverait des tanières de tigres se fâche contre le sol visqueux de ces caves dont la nature est dénoncée par l’odeur des rats.

— Où allons-nous donc par cette abominable route ? dit Édouard.

Il riait. Mlle d’Aleix lui répondit sérieusement :

— Nous aurions pris cette route dans tous les cas, et lors même qu’on ne fût point venu nous troubler. Elle conduit à un lieu où nous devions nous rendre.

À mesure qu’on avançait, la nuit devenait plus profonde.

Le sol qui, d’abord, avait descendu, remontait.

Au milieu de l’obscurité complète, Édouard aperçut une ligne faiblement lumineuse, et presque aussitôt après, une clé grinça dans une serrure rouillée.

La grotte s’éclaira parce que Charlotte avait ouvert une porte. Ce n’était plus qu’un simple chemin couvert, aux murs non crépis, comme les couloirs de nos celliers.

En se retournant, on pouvait voir les dernières stalactites, pendues à l’entrée de la galerie, où se desséchait le bassin, et toutes luisantes par l’humidité des infiltrations.

Calypso n’aurait décidément pas choisi ce séjour pour entraîner Télémaque hors des saines influences de Mentor.

La porte ouverte donnait accès dans une petite chambre d’apparence rustique qui participait aux odeurs et à la température du souterrain.

Il y avait un lit de camp vis-à-vis de la porte.

— Qui peut coucher là ? demanda Édouard.

— Ce fut moi, répondit Mlle d’Aleix.

Et comme son compagnon la regardait avec étonnement, elle ajouta :

— Nous ne sommes pas encore arrivés.

La petite chambre s’ouvrait sur un corridor assez large dont un côté avait trois fenêtres qui laissaient voir des massifs de lilas et de loniceras très-touffus, mais mal entretenus. Au delà de ces massifs on apercevait les grands troncs des tilleuls sur la gauche, et à droite la principale avenue conduisant de l’hôtel à la rue de Babylone.

Le corridor avait plusieurs portes, situées en face des fenêtres. Il se terminait par un mur plein, recouvert d’une boiserie de chêne.

— C’est par là que j’entrais, dit Charlotte en montrant la boiserie.

Sa physionomie avait changé du tout au tout. Il y avait en elle une grave et profonde tristesse.

Édouard l’interrogea encore des yeux. En apparence, il n’y avait là aucune issue.

— Que vous entriez où ? murmura-t-il.

Au lieu de répondre, Mlle d’Aleix tourna le bouton de la porte qui faisait face à la troisième et dernière fenêtre.

— Ici, dit-elle, parlant à voix basse et paraissant suivre une idée fixe : ici couchait le médecin qu’on avait fait venir de Sicile.

Elle mit son doigt sur sa bouche, comme si elle eût voulu prévenir d’autres questions.

C’était une grande chambre-bibliothèque, entièrement entourée d’armoires vitrées que surmontaient des bustes de bronze antique.

Mlle d’Aleix la traversa sans s’arrêter et entra dans une seconde chambre également vaste qui donnait sur un vestibule au-delà duquel était le perron.

Le perron du pavillon-Roland. Le lecteur avait deviné d’avance le lieu où nous l’avons conduit.

— Ici, dit Charlotte, M. le comte Pernola veillait.

Elle ouvrit successivement la porte du vestibule et celle du dehors en ajoutant :

— Regardez bien et souvenez-vous. Vous aurez peut-être besoin, sous peu, de savoir les êtres.

— Mais, s’écria Édouard, je ne sais pas même où je suis et je ne comprends rien à tout ce que vous dites.

— Vous allez comprendre, répliqua Charlotte qui revint sur ses pas. Je ne laisserai rien dans l’ombre.

Elle ramena Édouard dans la pièce qui précédait le vestibule, celle « où M. le comte Pernola veillait, » pour employer ses propres paroles. Dans cette pièce, à droite en entrant, se trouvait une porte à deux battants, drapée avec une certaine pompe.

Mlle d’Aleix tourna le bouton de cette porte.

— Entrez, dit-elle, nous sommes arrivés, cette fois.

Ils étaient dans la longue chambre, éclairée par quatre fenêtres, où nous assistâmes naguère à l’entrevue du marquis Giammaria et de son fidèle cousin, le comte Pernola.

Seulement, le lecteur ne doit pas oublier que nous avons repris en sous-œuvre les événements de cette journée : Édouard et Charlotte arrivaient là les premiers. La berline qui devait amener bientôt M. le marquis de Sampierre était encore en route.

Le soleil de midi entrait en plein par les deux fenêtres ouvertes sur les massifs. Tout était lumière entre ces boiseries blanches, vêtues de draperies perlées.

— C’est propre, dit encore Mlle d’Aleix : je fais le ménage moi-même tous les jours. Jamais je n’y manque. D’ailleurs, Lorenzin et Zonza, les valets de Pernola, sont venus ce matin.

Puis elle ajouta :

— C’est ici que Roland-Maria Sampiétri, comte de Sampierre, a vécu et qu’il est mort, la veille du jour où il aurait atteint sa vingtième année.

D’un geste involontaire Édouard Blunt se découvrit.

Charlotte le prit par la main et le conduisit jusqu’au milieu de la chambre.

Elle l’arrêta en face de la glace.

Du doigt, elle lui montra l’un après l’autre ces étranges portraits que nous avons décrits déjà et qui semblaient jetés sur la toile par la main d’un apprenti, doué de je ne sais quelle puissance mystérieuse, créant naïvement, grossièrement même, mais énergiquement la vérité et la vie.

Charlotte dit :

— Voici votre mère.

Édouard regarda sans parler.

Il était pâle, et son cœur battait avec violence.

Charlotte souleva le voile noir qui couvrait le second portrait, et poursuivit :

— Voici votre père.

Édouard ne parla point encore.

Le doigt de Charlotte désigna le troisième portrait, pendant qu’elle ajoutait :

— Voici votre frère.

En même temps, elle se tourna du côté de la glace, en disant :

— Vous l’avez regardé ; regardez-vous.

— Je lui ressemble, murmura Édouard, comme malgré lui.

Puis ses yeux se tournèrent vers le quatrième cadre : celui qui était vide.

— C’est vous ! dit Mlle d’Aleix, répondant à ce regard : vous, mon cousin et mon fiancé, Domenico-Maria Sampiétri, prince Paléologue et comte de Sampierre.


XX

LA MORT DE ROLAND


Quelques minutes s’étaient écoulées. Dans la chambre aux quatre portraits, Édouard et Charlotte causaient, assis l’un auprès de l’autre sur les sièges où devaient prendre place une demi-heure plus tard le marquis Giammaria et Pernola.

Rien n’avait changé autour d’eux, sauf ce détail que le voile noir recouvrait de nouveau la peinture qui représentait M. le marquis de Sampierre.

— … Le portrait qui devrait être là et qui est le vôtre, disait Mlle d’Aleix, désignant le cadre vide et poursuivant l’entretien commencé, ne quitte jamais M. de Sampierre. Il l’emporte avec lui quand Pernola le reconduit dans sa maison de santé. Quand son état permet qu’il revienne, il le rapporte au fond de sa malle, exactement calculée pour le contenir. C’est une énigme que cette toile. La cicatrice y est et parfois la cicatrice redevient blessure : blessure toute fraîche dont les lèvres entrouvertes saignent. Il y a des choses que je ne sais pas, d’autres que je sais et que je ne comprends pas. Parfois, il me semble que je devine, et alors, j’ai peur de la lumière qui se fait en moi.

Elle s’arrêta, pensive. Édouard demanda :

— Celui que vous appelez mon frère a été aussi assassiné ?

— Celui que j’appelle votre frère, répliqua Charlotte, était votre frère, j’en fais serment. Nous allons parler tout à l’heure de ces jours de deuil. Finissons ce qui vous concerne. C’est M. de Sampierre qui a peint son fils aîné, sa femme et lui-même. Il sait peindre comme il sait tout faire : très-mal et à la fois très-bien. Roland est frappant ; j’ai bien souvent pleuré en le regardant ; la marquise est parlante, et il semble que mon oncle Giammaria vive dans ce cadre. Quant à votre portrait, à vous, on dirait qu’il est pour beaucoup désormais dans la maladie mentale de votre père. La préoccupation principale du marquis est d’effacer sans cesse ce portrait pour le refaire toujours. La dernière fois qu’il est venu, la toile restait brouillée pendant des semaines entières : j’entends qu’il y avait un nuage informe entre la poitrine et la chevelure, car les cheveux ni le corps ne changent jamais. Mais, de temps en temps, je trouvais le nuage balayé, et alors, vous apparaissiez sur la toile : je dis vous-même, trait pour trait, tel que je vous vois.

— Il me connaît donc ? s’écria Édouard.

— Le sais-je ?… Mais la première fois que je vous ai vu, je vous ai reconnu… Vous entendez bien : reconnu. J’avais regardé le portrait, la veille.

Il se fît un court silence.

— En Amérique, dit Édouard, il y a des gens qui croient aux choses surnaturelles…

— Moi, je n’y crois pas, interrompit Mlle d’Aleix. C’est une énigme dont le mot doit être votre existence même dans le passé comme dans l’avenir… Arrivons à mon bien-aimé Roland dont la mort fit de moi une veuve. Édouard, je n’ai jamais eu de frère ; ne détournez pas vos yeux de moi : je pense que ma profonde affection, car je souhaitais de suivre Roland au tombeau, était celle d’une sœur pour son frère. Ce que j’éprouve pour vous, je ne l’ai jamais connu que par vous.

Édouard appuya contre ses lèvres la belle main de Charlotte.

— C’était à mon tour d’être jaloux, murmura-t-il en essayant de sourire.

Mais sa voix était troublée et une grande émotion le tenait.

— Il m’aimait de tout son pauvre bon cœur, reprit Mlle d’Aleix qui avait les yeux mouillés. La marquise m’entourait d’une tendresse toute maternelle, et le marquis lui-même ne semblait content qu’aux heures où je venais lui tenir compagnie. J’étais comme un pâle sourire dans cette maison, triste mortellement. Aussi, le cœur de cette maison battait en moi et je fus la première à m’apercevoir du malheur qui la menaçait.

J’avais deviné Pernola…

Le pavillon où nous sommes était alors habité par M. le marquis dont l’état mental semblait plus satisfaisant ; Roland avait son appartement à l’hôtel, auprès de sa mère.

Je m’ouvris le même jour à M. et Mme de Sampierre, au sujet des craintes qui venaient de naître en moi. Le marquis fut très-frappé ; il parla, quoique je lui eusse recommandé le secret, et, quelques heures après, on l’emmenait loin d’ici, sous prétexte de crise.

Quant à la marquise Domenica, elle pleura abondamment en m’écoutant, puis elle donna fêtes sur fêtes pour distraire le malade, qui allait pâlissant et maigrissant.

Une fois, Roland me dit que son valet de chambre avait une boîte pleine de pièces d’or, cachée sur le haut d’une armoire. Je fis chasser le valet, et ma bonne Savta, qui adorait son jeune maître, le servit.

Il alla mieux dès que Savta eut remplacé le valet.

Et je crus bien qu’il était sauvé, car un grand médecin nous arriva de Sicile, le docteur Leoffanti, qui avait traité et guéri le roi de Naples. Le docteur Leoffanti éloigna Savta, mit auprès de Roland le Palermitain Lorenzin qui était un de ses aides et ordonna que Roland fût transféré au pavillon où il aurait meilleur air et moins de bruit.

M. de Sampierre n’était plus là ; Mme la marquise avait une aveugle confiance dans les prescriptions du nouveau docteur. On recommandait le calme par-dessus tout et les instants où je pouvais m’asseoir au chevet de Roland étaient sévèrement mesurés. Il me dit un jour : « Si tu voulais, » (nous nous parlions ainsi depuis l’enfance) « nous pourrions causer la nuit sans témoins, je te dirais de quoi j’ai peur. »

Ici Charlotte se leva et s’approcha de la boiserie à gauche de l’alcôve.

Elle toucha sans tâtonner le cœur de la rose sculptée et le panneau secret tourna sur ses gonds, montrant ce que nous avons vu déjà : un couloir étroit et obscur.

— Dès la nuit suivante, reprit Charlotte, je m’introduisis par ce passage qui donne dans le corridor. Personne ne couchait près de Roland, qui était gardé à l’extérieur par son nouveau valet Lorenzin, d’abord, ensuite par le docteur Leoffanti et Pernola, dont vous avez vu les chambres. Ah ! il ne manquait pas de soins !

Il eut une joie d’enfant, quand il me vit, et, tout de suite, il entama ses confidences. Il n’accusait personne. Il ne savait pas bien lui-même si les terreurs venaient de la réalité ou d’un mauvais rêve engendré par la fièvre qui le prenait tous les soirs à la même heure.

Voilà ce qu’il me dit : « Dans le tourment de mon premier sommeil, quand tout le monde est parti, il me semble, car je ne puis affirmer que j’aie vu, il me semble qu’on change la carafe qui est sur ma table de nuit… » — « Il ne faut plus boire ! » m’écriai-je. — Il me répondit : « Quand je m’éveille, c’est du feu que j’ai dans la poitrine : Je boirais ma mort, tant j’ai soif ! »

Je n’attendis pas au lendemain. Cette nuit-là même, malgré le danger des allées et venues, je me procurai ce qu’il fallait pour remplacer le contenu de la carafe, et j’emportai le breuvage qui était destiné à Roland.

Je dois dire que l’analyse chimique de ce breuvage ne donna aucun résultat appréciable.

L’opération fut faite trois fois, en ma présence, dans trois laboratoires différents.

Le docteur Leoffanti était un homme habile.

Et cependant, Roland reprenait vie, depuis qu’il s’abstenait de ce breuvage. La bonne marquise criait déjà au miracle. Moi, derrière la joie apparente de Pernola et du docteur sicilien, je croyais découvrir un étonnement.

La marquise Domenica était si heureuse qu’elle voulut donner une part de sa joie à son mari. Elle est très-bonne. Le marquis vint. J’avais fait promettre à Roland le secret le plus absolu.

Le second soir du séjour de M. de Sampierre, quand je voulus me retirer après le dîner, il me serra dans ses bras et me dit à l’oreille : « Vous êtes notre bon ange ! Merci ! »

Il était dans un de ces instants où sa raison semble lui appartenir tout entière. Comme je le regardais effrayée, car je devinais que Roland avait parlé, il ajouta : « Il faut couronner votre œuvre, ma belle chérie. L’ange ne doit plus quitter le chevet de mon fils. Je veux que nous ayons des noces. »

Dans ma chambre, je trouvai Domenica qui m’attendait les mains pleines d’écrins. L’idée de son mari avait été discutée et approuvée en famille. Pernola en était le plus chaud partisan. Domenica rêvait des fêtes de mariage comme Paris n’en avait jamais vu. Elle me reprochait d’être froide…

Une angoisse me serrait le cœur. Roland n’était plus maître de notre secret. Je tremblais.

À l’heure ordinaire, je pénétrai dans sa chambre. Je le trouvai radieux. La jeunesse était revenue sur son visage. C’était une résurrection. Il m’appelait sa fiancée, sa femme, et comme je voulais lui faire des reproches sur son indiscrétion, il me répondait en dévorant mes mains de baisers : « tu seras là toujours, toujours, et je défie bien à la mort de venir désormais ! »

C’est à son père que Roland avait dit notre secret : je n’ai jamais su en quels termes. Ma conviction est qu’il mourut de cela.

Je sortis de sa chambre la poitrine oppressée.

Jamais plus je ne devais y rentrer, du moins par la même voie.

Le lendemain, vers midi, le bruit se répandit que le jeune comte était plus malade. Pernola se tordait les bras. On fit repartir M. de Sampierre.

Le docteur Leoffanti déclara qu’on avait porté un coup funeste à son client. Il l’avait annoncé d’avance : toute émotion pouvait être mortelle.

On me fit défense d’entrer.

Je me croyais sûre d’apprendre au moins ce qui s’était passé, mais la nuit suivante, au moment où j’allais ouvrir la porte masquée, j’entendis qu’on parlait dans la chambre de mon cousin.

Ils étaient là, tous les trois et tout près de moi, de l’autre côté de la cloison, au-devant de l’alcôve, le docteur Leoffanti, Pernola et Lorenzin.

On entend très-aisément à travers la porte masquée. J’écoutai pendant de longues heures ; pas une parole ne fut prononcée qui dût éveiller des soupçons.

Ce fut alors que je dressai un lit de camp dans la petite pièce qui communique avec la grotte. Ce lit me servit trois fois. Je me relevais d’heure en heure, mais il y avait toujours quelqu’un chez Roland, — toujours.

Je voulus décharger le fardeau que j’avais sur le cœur, et parler à la marquise, mais au premier mot, elle éclata en larmes et me dit : « Ah ! malheureuse enfant, tu es cause que nous l’avons tué ! »

Je le revis encore une fois, cependant, le troisième et dernier jour.

J’entrai avec tout le monde quand le curé des Missions étrangères lui apporta le bon Dieu.

Il m’appela et me dit de sa pauvre voix que je ne reconnaissais plus : « Nous nous étions trompés sur leur compte ; ce sont de bons, de vrais amis, qui ont bien fait auprès de moi tout ce qu’ils ont pu. Giambattista Pernola est maintenant le dernier Sampietri ; Charlotte, mon dernier vœu est que tu sois sa femme… »

Mlle d’Aleix se tut.

Elle appuya sa tête charmante sur la poitrine d’Édouard qui songeait. En lui, l’émotion avait été lente à naître : j’entends l’émotion de famille.

Elle était née.

La première parole qu’il prononça redressa Charlotte comme une secousse électrique.

— Si tout cela est vrai, dit-il, et je le crois, pourquoi détestez-vous celle qui vous aime et qui m’aime, celle qui pense comme vous, celle qui a les mêmes soupçons, les mêmes tendresses, les mêmes haines que vous !

À travers leurs larmes, les yeux de Mlle d’Aleix jetèrent un éclair. Elle était debout.

— Parlez-vous de Mme Laure de Vaudré ? demanda-t-elle d’une voix que l’indignation faisait trembler.

— Je parle, répliqua Édouard Blunt, de celle qui m’a appris le nom de mon père, le nom de ma mère, le nom du meurtrier de mon frère et jusqu’à mon propre nom. Je parle de celle qui m’a dit la première ; « Carlotta sera votre femme, il le faut, je le veux ! »


XXI

NUMÉRO 1


La colère qui brûlait dans les yeux de Mlle d’Aleix depuis qu’on parlait de cette femme à qui elle donnait le nom de Vaudré et qu’Édouard appelait Mme Marion s’éteignit tout à coup.

Le sang abandonna ses joues. Édouard crut qu’elle allait tomber, car elle chancelait, pâle comme une morte. Il voulut la soutenir entre ses bras, elle le repoussa d’un geste désolé pour se laisser glisser à deux genoux.

— Je vous ai tout dit, murmura-t-elle, dites-moi tout. Qu’importe ce que je puis croire ? qu’importent mes pressentiments ? Il s’agit de vous, il ne s’agit que de vous. Je suis prête à aimer ceux que je détestais hier, pourvu qu’il vous aiment. Mais je veux être sûre qu’ils vous aiment… Écoutez-moi, Édouard, reprit-elle avec une tristesse persuasive : dans cette maison, j’ai fait un douloureux, un rude apprentissage. Je me laisserais guider par vous aveuglément dans ces solitudes inconnues du nouveau monde, où vous saviez diriger vos pas, mais ici, à Paris, dans ce coin de Paris où se joue un drame énigmatique et inouï, j’ai un sens qui vous manque, une expérience et des instincts que rien n’a pu vous donner encore. Vous m’avez juré que vous m’aimiez : se confier à celle qu’on aime, à celle qui donnerait sa vie cent fois pour vous épargner une douleur, n’est-ce pas juste ? Parlez, Édouard, je vous en prie !

Il l’avait relevée dans un élan d’ardente confiance, mais comme il se taisait, elle répéta d’une voix pleine de tendresse :

— Moi, il m’eût été impossible de vous rien cacher, et je vous ai tout dit !

— Sur ma parole, s’écria Édouard, je sens que vous avez raison, et après tout, le reste de l’univers n’est rien pour moi en comparaison de vous, Charlotte, mon amour adoré. Croyez bien cela par-dessus toute chose : je n’aime que vous, je ne puis aimer que vous, et je vous aime comme jamais fou n’a idolâtré son rêve. Est-ce que je sais dire ce que je tenterais pour vous ?… Mais voilà : ne me regardez pas ainsi, je vous en prie, vous me feriez perdre le peu de bon sens qui reste dans ma pauvre tête.

— Est-ce donc si difficile de parler vrai à celle qu’on aime ? demanda Mlle d’Aleix, dont le sourire appelait un baiser.

Le baiser vint, et ne vint pas seul. Et, parmi ces caresses, Édouard disait de la meilleure foi du monde :

— Eh oui, c’est difficile ! en vérité, bien difficile ! on va essayer pourtant, puisque vous le voulez. Par où commencer ?… Elle a été bonne pour moi, c’est certain ; elle est venue me chercher jusqu’en un lieu où les femmes comme elles ne vont guère. Et si vous saviez comme elle avait honte d’être là !… Elle a travaillé, elle travaille encore pour moi, et je devrais être en route à l’heure qu’il est pour l’aller rejoindre…

— Ah ! fit Mlle d’Aleix qui dévorait ses paroles, impatiente d’y trouver ce qu’il n’y mettait point encore, elle vous attend ?

— Elle doit m’attendre, puisque j’avais promis.

— Et c’est à Ville-d’Avray qu’elle vous attend ?

— Il est certain aussi, d’un autre côté, poursuivit Édouard au lieu de répondre, qu’elle a été déjà accusée devant moi, accusée gravement, d’une chose terrible, épouvantable… Mais c’est si impossible ! Et si absurde ! Les viragos qui courent les champs d’or, là-bas, je les ai vues, je les connais. Elles lui ressemblent si peu ! et l’abominable coquine qui tua mon père Jean sur le Rio-Gila aurait le double de son âge, pour le moins… Ce Chanut est un pauvre bonhomme qui gagne son argent comme il peut !

Charlotte n’osait plus interrompre. Elle laissa passer le nom de Chanut sans broncher.

— Tout cela n’empêche pas, continua Édouard, que j’ai désobéi pour elle à mon père Blunt, c’est mal… et que vous me mettez martel en tête, vous, Charlotte, à qui je crois comme en Dieu. Seulement pour se confesser, il faut savoir, et je vais vous dire tout franchement ce qui m’embarrasse. Sans cela, parbleu ! j’aurais déjà fini : Ce n’est pas l’envie qui me manque… Vous est-il arrivé d’avoir dans l’esprit quelque chose que vous croyez clair comme le jour et qui s’embrouille quand vous voulez l’exprimer ? C’est mon cas. Tout à l’heure, je pensais garder un secret, maintenant, j’ouvre mon sac et il me semble qu’il n’y a plus rien dedans. Assez de préambule ! comprenne qui pourra, je lâche tout ! Mme Marion ne m’a pas bien expliqué les raisons qu’elle a de m’aimer, mais elle en a, et c’est très-sérieux… Vous savez, si vous me regardez avec cet air consterné, je m’embrouillerai davantage… Elle est la veuve d’un homme considérable dont elle ne m’a pas dit le nom, mais de quel droit l’aurais-je interrogée ? Je crois qu’elle a un profond dévouement pour ma mère, ou peut-être même qu’elle est payée par ma mère. Vous savez que ma mère a fait des recherches…

— Je sais, dit Charlotte, voyant qu’il hésitait. Vous ne vous trompez pas : Mme Marion a été, en effet, employée par la marquise.

— Elle a le moyen de se reconnaître au milieu des imposteurs… car il y a beaucoup d’imposteurs…

— C’est trop vrai !

— On en fabrique, à ce qu’il paraît, des petits Domenicos ! Et madame la marquise, ma mère, n’a pas la tête très-solide, est-ce encore vrai ?

Mlle d’Aleix baissa les yeux.

— Nous sommes tous comme cela dans la famille, il faut en prendre son parti, poursuivit Édouard. Ce fut par ce M. Chanut que j’entendis parler pour la première fois des Cinq… Ce n’est pas beau d’écouter aux portes, mais j’aurais peut-être mieux fait d’écouter plus longtemps, ce jour-là. J’aurais appris… Savez-vous ce que c’est que les Cinq, vous, chérie ?

— Oui, répondit Mlle d’Aleix.

— Par qui le savez-vous ?

— Par le comte Pernola. Vos ennemis se font la guerre entre eux, Édouard, et ce sera votre salut, si vous devez être sauvé.

— Les Cinq ne sont pas du tout nos ennemis, chérie, et c’est là où je vois clairement que vous vous trompez. Les Cinq sont, au contraire, mes amis, mes vrais amis.

— Qui vous le fait croire ! demanda Charlotte. Elle ? toujours elle ?

Édouard eut un sourire moitié important, moitié embarrassé.

Un instant, il retint une parole qui pendait à sa lèvre, puis enfin :

— Je suis un des Cinq ! prononça-t-il tout bas, et comme on laisse tomber un argument irréfutable.

— Vous ! balbutia Mlle d’Aleix, stupéfaite.

— Je suis leur chef, appuya Édouard, jouissant de cet étonnement. L’association est fondée autour de moi et pour moi : c’est moi le no 1 !

Les bras de Charlotte tombaient.

— Et que veulent-ils faire de vous ? dit-elle.

— L’héritier, naturellement, repartit Édouard. J’ai mon armée en cas d’embûches. Vous comprenez bien que le grand trésor est gardé ; ils m’ont prévenu que les choses n’iront pas toutes seules. Si je ne m’explique pas très-clairement, c’est que je perds un peu le fil. Quand Mme Marion me parlait, hier, le plan me paraissait limpide comme de l’eau de roche… Et voyez jusqu’où va ma confiance en vous : lisez cela.

Il avait ouvert son portefeuille et tendait à Charlotte un pli, non timbré à la poste.

Mlle d’Aleix l’ouvrit et lut ces mots, tracés par une main inconnue :

« Pour le no 1. — Convocation à Ville-d’Avray. Départ de une heure et demie. »

— Et vous comptez aller à ce rendez-vous ? demanda Charlotte.

— Parbleu ! fit Édouard en serrant son pli. Quand même je n’en aurais pas eu l’idée vous me l’auriez donnée. Depuis dix minutes seulement, je sais jusqu’à quel point Mme Marion disait vrai, en accusant le comte Pernola d’être un malfaiteur.

La sueur perla sous les cheveux de Mlle d’Aleix, qui songeait à la mission que M. Chanut lui avait donnée : retenir Édouard à tout prix.

— Connaissez-vous au moins vos compagnons ? demanda-t-elle encore.

— C’est aujourd’hui que je vais faire leur connaissance.

Il consulta sa montre qui marquait cinq minutes après une heure.

— Je suis en retard, dit-il en faisant un pas vers la porte.

— Arrêtez ! cria Charlotte. Au nom de Dieu ne me quittez pas !

Et par une inspiration soudaine, elle ajouta au hasard :

— Édouard, je vous en prie… ce n’est pas votre vie que vous jouez, c’est la mienne !

Il se retourna, elle lui jeta ses deux bras autour du cou en murmurant :

— J’ai peur. J’ai été imprudente parce que vous m’aviez promis d’être mon défenseur. Je comptais que vous ne m’abandonneriez pas quand j’ai déclaré la guerre. Pernola m’a menacée ; vais-je rester seule en face du danger ?

— Pernola est absent… voulut objecter Édouard.

Un bruit de roues se fit dans la grande allée.

Charlotte s’élança vers la fenêtre et recula, échangeant sa feinte épouvante contre un effroi réel.

À travers les troncs d’arbres, elle venait d’apercevoir ce singulier cortège qui ressemblait à un convoi funèbre : Giambattista en avant, la tête découverte, et la berline marchant au pas entre Lorenzin et Zonza.

— Le voilà ! dit-elle en revenant vers Édouard, et je crois qu’il ramène un mort !

Toute tremblante qu’elle était, elle entraîna Édouard hors de la chambre, dont elle referma la porte avec soin.

Ils traversèrent en toute hâte la porte d’entrée, puis celle où avait couché le docteur sicilien pendant la maladie de Roland. Ils arrivèrent ainsi dans le corridor communiquant avec la grotte, assez à temps pour voir M. le marquis de Sampierre descendre de voiture devant le perron du pavillon. :

Mlle d’Aleix se serra contre Édouard. Ils restèrent muets tous les deux.

Quand M. de Sampierre eut franchi le perron, Charlotte dit :

— Il n’y a qu’un instant, je vous ai montré le portrait de votre père. L’avez-vous reconnu ?

— Il a l’air doux et bon, pensa tout haut Édouard… Oui, je l’ai reconnu, quoique les cheveux noirs du portrait aient blanchi sur sa tête.

— L’homme qui l’a reçu chapeau bas, poursuivit Charlotte, est celui qui a tué votre frère.

Et sentant Édouard frémir sous cette parole, elle ajouta avec énergie :

— Domenico-Maria, ne désertez pas votre poste ! L’heure approche, je vous le dis, où vous allez avoir à combattre, non pas au loin, mais ici même, pour venger ceux qui sont morts, et pour défendre ceux qui sont en danger de mourir !


XXII

ENTRE DEUX PORTES


Là-bas, dans l’armée hardie des Européens qui livrent la bataille de l’aventure, au pays d’or, entre les montagnes et l’Océan pacifique, Édouard Blunt, tout jeune qu’il était, avait des chevrons et pouvait tenir tête aux plus rudes soldats du désert. À Paris, ce n’était qu’un enfant ; l’expérience la plus élémentaire lui faisait défaut et il avait été pris du premier coup par cette illusion, propre à tous les sauvages, soit qu’ils arrivent de la Patagonie ou simplement de Landerneau, illusion qui consiste à se dire : « Je devine Paris, je l’ai percé à jour d’un coup d’œil. Je suis plus fort que Paris ! »

Édouard avait eu deux grandes affections auxquelles se mêlaient une confiance et un respect sans bornes : ses deux pères Blunt, comme il les appelait.

La mort de John Blunt (Jean de Tréglave) était le principal deuil de son existence et il avait reporté sur capitaine Blunt toute la tendresse de son cœur. Son admiration seule égalait cette tendresse profonde.

Il faut dire aussi que capitaine Blunt était un roi parmi les guerriers d’aventure : Achille et Ulysse à la fois, ayant du désert toutes les audaces et toutes les subtilités.

À Paris, l’affection d’Édouard tenait bon, mais le prestige avait disparu. Capitaine Blunt, dans nos rues, ne savait plus son chemin ; pour faire dix pas, il payait un guide.

Or, les échappés de Landerneau ou de Tombouctou sont tous les mêmes. Chacun d’eux ne se trompe que pour soi. Au moment précis où ils se disent dans la naïveté de leur orgueil : « J’ai deviné Paris, » ils regardent en pitié leur voisin qui n’entend goutte à Paris.

Pour Édouard, c’était une affaire jugée : Capitaine Blunt était noyé dans Paris, dont le niveau passait à cent pieds au-dessus de sa tête !

Il y avait entre le père et le fils une émulation, presque une querelle : Nous savons que capitaine Blunt, à tort ou à raison, avait laissé Édouard dans la plus complète ignorance au sujet de ses propres affaires, à lui Édouard ; il l’avait traité en petit garçon, dans une bien bonne intention sans doute, mais ce n’en était pas plus flatteur.

Quelle triomphante revanche que d’arriver un matin non-seulement avec le secret deviné, mais avec la position conquise et le droit de s’écrier : « Père, pendant que vous pataugiez, moi, je marchais, pendant que vous cherchiez, je trouvais ! »

Voilà les riches étrennes que Paris, si dur au malheureux capitaine Blunt, avait offertes à ce conquérant d’Édouard, non pas une fois, mais deux fois, et toujours par des mains adorables. Rien au monde n’était si charmant que Mme Marion, sinon Charlotte d’Aleix. Édouard n’avait que l’embarras du choix.

Dussions-nous perdre l’héritier de tant de domaines valaques et de tant de palais italiens dans l’esprit de nos lecteurs, nous sommes bien forcés d’avouer que les habiletés de fraîche date d’Édouard penchaient un peu du côté de Mme Marion. Cette frérie des Cinq, organisée mystérieusement pour le combat, avait goût de guerre indienne et l’attirait d’une façon irrésistible.

En somme, qu’avait-il vu de Paris, un coin bizarre où se nouait l’intrigue compliquée d’un roman plus chargé d’incidents et de surprises que les récits de Cooper lui-même. : un roman où son imagination s’égarait dans mille routes emmêlées, au lointain desquelles il ne retrouvait, quand il regardait en arrière, que deux jalons debout : une paire de coups de couteau.

Les Cinq lui semblaient bons pour faire campagne dans ce Paris, ainsi compris et jugé, c’étaient des soldats et surtout des guides.

Mais sous l’ignorance de l’enfant dépaysé il y avait un esprit droit et un cœur vaillant. Le devoir était ici, du même côté que l’amour. Édouard donna un soupir de regret aux savantes combinaisons de la châtelaine de Ville-d’Avray et se résigna à manquer le train.

Il se devait à Charlotte menacée.

Avant même que M. le marquis de Sampierre, conduit par Pernola, eût fait son entrée dans la chambre aux portraits, Mlle d’Aleix, revenue dans le corridor avec Édouard, toucha la boiserie du fond, à un point que rien ne désignait d’une façon apparente : la boiserie s’ouvrit aussitôt, montrant le couloir obscur que nous avons vu déjà par son autre extrémité, quand M. de Sampierre avait pesé sur le cœur de la rose sculptée.

Le couloir, entre la chambre de Roland et le corridor, avait juste la profondeur du mur. Il n’était pas assez large pour que deux personnes pussent y tenir de front. Sur un signe de Charlotte, Édouard y entra ; elle l’y suivit. La porte fut refermée sur eux sans bruit.

— Quelle obscurité ! murmura Édouard. C’est plus noir ici que dans la grotte !

— Chut ! fit la jeune fille. C’est dans cette nuit que vous allez voir le jeu de votre principal adversaire. Écoutez.

Elle n’avait pas achevé que les pas du marquis sonnèrent sur le parquet de l’autre côté de la porte. Pendant quelques instants il y eut trois personnes dans la chambre, puis le valet Sismonde ayant été congédié, M. de Sampierre et son dévoué cousin restèrent seuls.

La prédiction de Mlle d’Aleix ne se réalisa pas tout d’abord. Les paroles prononcées arrivaient, il est vrai, distinctes, à l’oreille des deux écouteurs, mais ces paroles, tantôt insignifiantes, tantôt obscures comme des énigmes, ne disaient rien à l’intelligence d’Édouard Blunt.

Il en fut ainsi jusqu’au moment où M. de Sampierre ordonna de fermer les persiennes. Pernola ayant alors annoncé la voiture de la marquise, Charlotte rouvrit la seconde porte précipitamment et entraîna Édouard vers une fenêtre du corridor, d’où il put voir le visage de sa mère. Charlotte guettait son impression, il rougit légèrement.

— Elle a l’air bon, dit-il, comme il avait fait pour le marquis.

Mais il ajouta cette fois :

— Je l’aimerai.

Quand ils rentrèrent dans l’entre-deux des portes, c’était Pernola qui parlait. Mlle d’Aleix passa la première et se mit aux écoutes sans vergogne. Au bout de quelques minutes, les voix baissèrent tout à coup leur diapason.

— Avez-vous compris ? demanda Charlotte sans se retourner.

On ne répondit point. Elle jeta un regard en arrière ; Édouard n’était plus là.

Aux premiers pas qu’elle fit hors de l’entre-deux, elle le vit immobile, appuyé contre la fenêtre du corridor.

Il songeait, et certes, ce n’était point à ce qui se passait de l’autre côté de la cloison.

— Ne me grondez pas, dit-il, je suis fort, je suis brave, je crois en vous… mais nous serions si heureux là-bas ! Je ne pense qu’à cela : Partons !

— Quand nous aurons accompli notre devoir, répliqua Charlotte, nous songerons à notre bonheur. Voulez-vous m’obéir, oui ou non ?

— Oui, aujourd’hui et toujours.

— On n’entend plus rien derrière la porte ; ils se sont éloignés ou bien ils parlent bas. Ce qui se dit dans cette chambre, il faut que je le sache, et je le saurai, mais je veux votre parole que vous resterez ici, donnez-la moi.

— Je vous la donne.

— Merci, et à bientôt !

Du bout de la galerie elle lui envoya un baiser.

Ce n’était pas une des gazelles du parc de Sampierre que Pernola avait entendue quand son inquiétude éveillée l’avait fait quitter son siège pour se rapprocher des persiennes closes. Il y a un pas encore plus léger que celui des gazelles, c’est le pas des jeunes filles.

Charlotte, abritée sous la fenêtre même, au ras du mur, échappa au regard de l’Italien. Elle avait juré d’entendre ; elle entendit. Quand elle quitta son poste d’observation, elle savait que Giambattista Pernola tenait en portefeuille les fortunes réunies de Paléologue et de Sampierre.

Elle savait en outre que le marquis Giammaria, roulé dans la notion exagérée de son impuissance comme un poisson dans une nasse, n’essaierait même plus de se défendre.

Et enfin, elle devinait que ce malheureux homme, inutile désormais comme une sacoche vide ou une grappe dont le pressoir a exprimé tout le jus, était condamné à disparaître : le voyage de Londres ne devait pas avoir d’autre but.

En ceci, Charlotte se trompait. Dans la pensée du fidèle Pernola, son bien-aimé cousin et maître n’était même pas destiné à aller jusqu’à Londres.

Quand Pernola sortit du pavillon, il avait la tête haute. Ces reliques qu’il portait lui donnaient un légitime orgueil. Quelque chose en lui disait : « Je vaux dix fois mon pesant d’or ! »

Il se dirigea vers l’hôtel d’un pas qui n’était plus le sien, tant il avait de majesté. Charlotte aurait donné beaucoup pour tenir dans sa poche l’anneau des contes de fées qui rend invisible. À défaut de talisman, elle avait son courage. Glissant d’arbre en arbre le long de la grande avenue, elle suivit Pernola, sans être aperçue, jusqu’aux abords du perron.

Devant le perron se trouvaient plusieurs voitures alignées ; un groupe de laquais galonnés stationnait au bas des marches. Mlle d’Aleix reconnut avec étonnement les livrées de Comnène, de Lusignan, de Courtenay et de Rohan.

Au lieu de traverser les parterres, elle les tourna et resta cachée derrière les buissons, se rapprochant de la maison autant que le lui permettait le dessin des massifs.

Elle vit Pernola gagner l’aile gauche où il avait son logis et faire signe à son valet Zonza qui entra avec lui.

Zonza ressortit le premier ; il gagna les écuries en courant. Peu de temps après, Pernola, redescendant à son tour, se dirigea vers le perron et entra dans les grands appartements. Il avait changé son costume de voyage et ne portait plus sur lui ce volumineux paquet qui gonflait naguère la poche de sa redingote.

Dès qu’il eut passé la grande porte, Mlle d’Aleix traversa bravement les parterres, monta l’escalier qui conduisait au logis privé de Pernola et sonna. Lorenzin vint lui ouvrir et sourit en l’apercevant.

— Princesse, dit-il, monsieur le comte regrettera bien de ne s’être pas trouvé chez lui…

Charlotte l’interrompit en disant :

M. Chanut vous souhaite bien le bonjour… Où M. le comte a-t-il envoyé Zonza ?

— Porter une lettre à Ville-d’Avray, répondit l’Italien sans sourciller.

— À qui ?

— Au Poussah.

— Zonza a-t-il emporté d’autres papiers ?

— Non, le paquet du pavillon est sous clef.

— Donnez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Elle traça quelques lignes rapidement et reprit :

— Sauriez-vous trouver M. Chanut à cette heure ?

— Si le gibier est à Ville-d’Avray, répliqua Lorenzin, le limier doit guetter dans le bois de Fausse-Repose.

— Voulez-vous vous charger de cette lettre pour M. Chanut ?

— Impossible ! je suis de planton.

— Voulez-vous me prévenir si les papiers quittent la maison ?

— Ça, volontiers ; mais le patron ouvre l’œil, je ne veux ni parler ni écrire. Vous voyez bien ce pot de géranium sur la fenêtre. Tant qu’il restera là, vous pouvez être sûre que les papiers sont dans la caisse. S’il disparaît, les papiers seront envolés.

Charlotte plia sa lettre et n’y mit point d’adresse.

Joseph Chaix, l’attendait sous le bosquet ; elle lui dit :

— À Ville-d’Avray, chez Mme Marion ! Zonza a dix minutes d’avance sur vous, gagnez-les. Si M. Chanut est là-bas, la lettre est pour lui ; à son défaut, elle est pour M. Preux. Si M. Preux n’y était pas par impossible, donnez la lettre à Mme Marion elle-même !

Une demi-heure s’était écoulée. Édouard Blunt, qui était toujours à son poste, entendit le pas léger de Charlotte dans le corridor.

— J’ai réussi, dit-elle, je sais tout ce que je voulais savoir.

— Moi, répondit le jeune homme, je sais ce que j’aurais voulu ignorer. Il y a du sang aux mains de celui que vous appelez mon père.

Mlle d’Aleix lui serra le bras et répliqua tout bas :

— Vous êtes son fils et son juge : vous seul avez ici droit de pardonner.

Édouard voulut parler, elle lui ferma la bouche et, sans le prévenir, elle toucha la cloison qui séparait l’entre-deux de la chambre des portraits.

La porte secrète vint aussitôt en dedans, tournant sur ses gonds, sans bruit et laissant le passage ouvert.

Édouard et Charlotte se trouvèrent ainsi, comme nous l’avons vu dans l’un des précédents chapitres, en présence de M. le marquis de Sampierre.


XXIII

LE FILS ET LE PÈRE


C’était pour nous une nécessité de raconter la journée de princesse Charlotte. Maintenant que nous l’avons fait, nous revenons au lieu et à l’heure où nous laissâmes M. le marquis de Sampierre en face du quatrième portrait débarrassé de son nuage.

Au dernier moment, nous avions montré la porte masquée qui s’ouvrait derrière M. le marquis, et un visage de jeune homme apparaissant dans l’ombre de l’entre-deux.

Nous avions dit : « L’original et le portrait étaient en présence. »

C’était l’exacte vérité.

Le mouvement de la porte sur ses gonds fut si absolument muet que M. le marquis ne se retourna même pas. Il appartenait tout entier à la contemplation de son œuvre : cette figure qu’il venait de retrouver en quelques coups de pinceau sous l’amalgame de couleurs qu’il passait sa vie à manier et à remanier sans cesse, tantôt épaississant le brouillard, tantôt le dissipant.

Il pensait tout haut. Avant même de franchir le seuil, Édouard et Charlotte purent l’entendre qui murmurait ces paroles déjà écrites par nous :

— Je n’ai pas besoin de ma science, ici. Le moindre chirurgien de campagne, à première vue, condamnerait cette blessure. Elle attaque manifestement les carotides. Giambattista dit vrai : l’enfant est mort ! je l’affirme… je le jure !

Dans son accent il y avait une froideur morne, et triste.

Charlotte poussa légèrement Édouard qui fit un pas à l’intérieur de la chambre. Elle entra derrière lui. Aussitôt que le regard du jeune homme fut tombé sur le portrait, auquel la figure ne manquait plus, il eut un frémissement par tout le corps.

— Je vous l’ai dit, murmura Charlotte à son oreille : vous êtes son juge !

Et elle attira à elle le panneau qui rendit en se refermant, un bruit presque imperceptible.

À ce bruit, M. le marquis de Sampierre se retourna.

Le soleil, incliné déjà vers l’horizon, frappait maintenant les persiennes du côté de la grande avenue.

La chambre était éclairée assez vivement.

L’idée de la porte secrète ne vint pas au marquis en ce premier instant.

Ce couple immobile dont les profils se dessinaient pour lui à contre-jour le frappa comme une apparition.

Il recula de plusieurs pas, et son dos rencontrant la table, il tâtonna pour y chercher derrière lui le revolver.

— Je suis armé ! balbutia-t-il ; qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? je vendrai chèrement ma vie.

— C’est moi, mon oncle, dit alors Mlle d’Aleix de sa voix la plus douce.

— Ah ! fit M. de Sampierre sans lâcher le pistolet qu’il venait de trouver, je vous salue, princesse ; vous avez beaucoup grandi, ma chère fille, et embelli. Le temps passe vite… et, cependant, comme il est lent !

Il regarda tout autour de lui et ajouta :

— Vous êtes seuls tous deux ?

Puis avec un sourire contraint :

— Venez m’embrasser, Carlotta, le jour est mauvais ici, je ne vous avais pas reconnue.

Édouard croyait rêver. Son regard restait cloué à la toile où un jeu de lumière mettait la blessure à vif.

Après avoir embrassé Charlotte au front, M. de Sampierre reprit avec tout son calme revenu :

— Et celui-ci est Domenico de Sampierre, n’est-ce pas ? Bonjour, mon fils ; on m’avait annoncé votre visite.

— Mon père… balbutia Édouard machinalement.

— Je vous prie, tournez-vous que je vous vois au jour.

Il avait déposé le revolver sur la table. Il marcha pour se mettre entre Édouard et les persiennes éclairées.

Édouard, obéissant, se retourna.

M. de Sampierre le regarda très-attentivement. À trois ou quatre reprises, ses yeux allèrent du jeune homme au portrait.

Il ne suffirait pas de dire qu’il y avait ressemblance ; c’était une extraordinaire parité !

— La photographie n’avait que quinze ans quand je la reçus, murmura M. de Sampierre, mais j’ai tenu compte avec soin des cinq années écoulées depuis lors. Il faut pour cela beaucoup d’habileté assurément ; je n’en manque pas… C’est vous qui m’aviez adressé votre photographie, je suppose, mon jeune ami ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit Édouard.

Charlotte écoutait sans comprendre.

— Très-bien ! fit le marquis d’un air narquois. Vous niez, c’est naturel. Les choses sont comme elles doivent être. Jeune homme, on ne m’avait pas trompé. Je suis de ceux qu’on ne trompe pas facilement, vous pourrez en faire l’épreuve !

— Cher oncle, dit Mlle d’Aleix, vous avez donné à mon cousin son vrai nom, mais vous ne lui avez pas ouvert vos bras. Nous ne savons pas quelles pensées se cachent sous vos paroles. Je vous en prie, répondez-moi : reconnaissez-vous votre fils ?

M. de Sampierre lui sourit avec douceur.

— Comme vous voilà devenue charmante, petite Carlotta ! prononça-t-il d’un ton de sincère admiration. J’avais une haute estime pour ma cousine Michela Paléologue, princesse d’Aleix. Elle assistait à mon mariage. Domenica, en ce temps-là, était encore plus belle que vous… Certes, certes, princesse, je reconnais mon fils. Il est frappant ! Il a tout-à-fait le même air de tête que mon pauvre Roland. Donnez-moi votre main, Domenico de Sampierre. Vous êtes un comte, mon ami, et un prince aussi, et vous êtes plus riche que le roi.

La main d’Édouard tremblait un peu. Le marquis la secoua lentement.

— Vous tremblez très-bien l’émotion, poursuivit-il avec une nuance de bienveillante raillerie, et je vous trouve fort beau garçon.

Le rouge montait aux joues d’Édouard. Charlotte était pâle de colère.

— Mon fils, reprit M. de Sampierre, vous avez pour père un fou. Je pense que vous savez cela ? Mais un fou qui connaît les affaires. Un savant tel que moi, jeune homme, je vous le répète, est difficile à induire en erreur…

— Monsieur, interrompit Charlotte qui passa devant Édouard pour l’empêcher de répondre, mon cousin ne vient à vous ni pour votre fortune ni pour votre noblesse, sachez tout d’abord cela…

— Princesse, je vous crois, interrompit le marquis à son tour. Mon fils ne doit pas avoir de secrets pour vous qui possédez successivement la confiance de tous les héritiers de Sampierre.

Le mot fut dit bonnement et n’en tomba que plus cruel.

Charlotte croisa ses bras sur sa poitrine. Une larme de honte lui vint aux yeux.

— Vous devez être mon père, monsieur, dit tout bas Édouard, sans cela rien au monde ne m’eût empêché de punir cette parole !

Le marquis avait toujours aux lèvres son sourire matois. Il s’inclina cérémonieusement et dit :

— Voici ce que j’appelle un argument de gentilhomme ! Il y a du temps que je ne vais plus au théâtre, mais c’est déclamé supérieurement… Allons, bravo !

Il tourna sur ses talons et fit les cent pas dans la chambre avec une apparente tranquillité.

Édouard soutenait Mlle d’Aleix entre ses bras.

Au bout d’une minute, tout au plus, M. de Sampierre revint à eux et demanda le plus simplement du monde :

— Au fait, mon fils et ma nièce, que me voulez-vous tous les deux ?

Ce fut encore Mlle d’Aleix qui répondit :

— Nous voulons vous défendre, et nous ne voulons pas autre chose.

M. de Sampierre, qui était maintenant placé comme au début de l’entrevue, sous le quatrième portrait, rabattit le voile noir d’un geste insouciant.

— Je vous suis obligé, dit-il, mais contre qui ?

— Contre celui, répliqua Charlotte, qui vient d’emporter d’ici votre fortune et votre vie.

— Battista s’est-il donc déjà vanté de cela ! s’écria le marquis étonné. Nous étions seuls tous deux : comment pouvez-vous savoir ce qui s’est passé entre nous ? Je gage qu’il vous fait un doigt de cour, ma belle nièce ? c’est encore un héritier de Sampierre celui-là !

— En effet, dit à voix basse Mlle d’Aleix, dont le front devint pourpre, j’ai subi cette honte d’écouter ses propositions de mariage. Il fallait cela pour le connaître. Je l’ai fait pour lui, ajouta-t-elle en serrant la main d’Édouard entre les siennes, et ensuite pour Domenica, ma seconde mère. M. le comte Pernola m’a suppliée d’abord, puis il m’a menacée, car il paraît que je n’ai dans cette maison aucun droit de famille. Du moins, M. le comte de Pernola me l’a-t-il donné à entendre.

Son regard interrogeait M. de Sampierre.

— Vous parlez nettement et fièrement, ma fille, dit celui-ci, dont le regard devint moins dur, mais Domenico ne parle pas, lui. Est-il muet ?

Il était froid et droit comme une statue, ce grand garçon d’Édouard.

— Monsieur, dit-il à son tour, je cherche à comprendre et je n’y parviens pas. Je viens de très-loin. Il me semble que vous raillez quand vous m’appliquez ce nom de Domenico. Je n’ai pas mérité cette moquerie. Si je ne craignais de vous offenser, vous qui êtes peut-être mon père, je vous dirais la vérité vraie : mon nom a été jusqu’ici Édouard Blunt. Il m’a suffi. Je n’ai pas l’ambition d’en changer. D’autres ont pu souhaiter pour moi vos titres et vos biens, qui, selon eux, m’appartiennent dans l’avenir ; moi, je ne m’en soucie pas…

— Vraiment ! fit M. de Sampierre qui écoutait avec curiosité.

— C’est comme cela, poursuivit Édouard. Il y a dans cette maison beaucoup de tristesse pour le présent, et, l’avenir m’y paraît gros de menaces. Je ne crains pas les batailles ; cependant, sur ce terrain de Paris qui m’est inconnu, j’ai défiance… Mais c’est trop de paroles après trop de silence. Vous allez me juger d’un seul mot : tout à l’heure je suppliais Mlle d’Aleix de me suivre au-delà de la mer, dans cette vie de travaux, de dangers et de liberté qui a été ma vie. Charlotte m’a répondu : « Il est permis d’abandonner son droit, mais non pas son devoir. » Et je suis resté. Parlez-moi désormais, monsieur, je vous prie, comme à un homme qui fait son devoir.

Il y avait un étonnement profond dans le regard de M. de Sampierre.

Mlle d’Aleix se rapprocha de lui et glissa son bras sous le sien.

À la douce pression de ce bras, le marquis répondit sans savoir peut-être qu’il parlait :

— C’est un homme, en effet ! Par le corbac ! c’est un homme… et il y a un écho de moi dans sa voix !

Il ajouta, dompté par une émotion soudaine qui mouilla sa paupière pour la première fois depuis des années.

— Domenica serait si heureuse de le voir !

Charlotte échangea un regard avec Édouard. Celui d’Édouard exprimait de la compassion et comme un commencement de tendresse.

— Princesse, dit tout à coup le marquis, la dernière parole de Roland fut une prière : il me conjurait d’avoir confiance en vous. Si celui-là est mon fils, il doit me détester : n’essayez pas de me tromper…

Il ferma la bouche de Mlle d’Aleix qui voulait répliquer, et il dit encore, mais cette fois à voix basse :

— Il doit tout savoir. L’homme qui l’a élevé savait tout, et il était mon ennemi mortel !

Il s’était penché jusqu’à l’oreille de Charlotte. La voix d’Édouard Blunt le redressa. Édouard disait :

— Monsieur, vous vous trompez : l’homme qui m’a élevé m’a appris d’abord à servir Dieu, ensuite à respecter, à aimer mon père et ma mère.


XXIV

LE SCALPEL


Les bras de M. le marquis de Sampierre s’ouvrirent comme malgré lui. Il était en proie à une grande émotion.

Cependant, au lieu d’attirer Édouard contre son cœur, il le tint à distance pour l’examiner longuement, mais ce regard profond et tout plein de douloureuse tendresse valait un baiser.

— Tu ne sauras jamais, murmura-t-il avec des larmes dans la voix, comme j’ai adoré ta mère !

Charlotte craignait d’arrêter cet élan inespéré. Elle savait avec quelle étrange rapidité la cervelle du marquis déménageait d’un pôle à l’autre.

Et pourtant, il fallait agir. Les heures ici étaient précieuses comme celles d’une journée qui peut n’avoir pas de lendemain.

— Mon oncle, dit-elle, voulez-vous que nous parlions de vous ?

M. de Sampierre donna une marque d’impatience et répondit :

— Non, je veux que nous parlions de lui.

Mlle d’Aleix insista et dit en souriant :

— Parler de vous, n’est-ce pas encore parler de votre fils ?

Quelque chose de cauteleux passa dans le regard de M. de Sampierre. Ce fut rapide comme la pensée. Il reprit :

— Nous allons avoir à combattre, c’est entendu. Je sais la loi. Nous serions bien forts, si nous avions ce que la loi appelle un commencement de preuve. Une mère ne laisse pas aller son enfant sans un signe qui puisse le faire reconnaître plus tard. Domenico, mon fils, quels moyens avez-vous d’appuyer votre dire ?

— Le signe que je porte, répliqua Édouard avec douceur, mais aussi avec tristesse, ce n’est pas ma mère qui me l’a donné.

M. de Sampierre se tourna vers Charlotte.

Ses yeux étaient redevenus inquiets et mauvais.

Charlotte lui serra le bras tendrement :

— Nous n’avons lui et moi qu’une pensée, dit-elle, c’est de vous sauver. Nous vous aimons.

— Je vous crois, fit le marquis en se forçant à sourire. Merci, mes enfants, c’est bon de s’aimer… asseyez-vous tous les deux près de moi, bien près… nous sommes une famille maintenant.

Et quand ils furent groupés, le père au milieu, il voulut avoir les mains de ses enfants dans les siennes et reprit brusquement :

— Alors, ce scélérat de Giambattista veut ma mort ?

— Je vais vous parler comme si vous aviez confiance en nous, répondit Charlotte. Vous avez tout donné à cet homme, tout ce qui vous garantissait contre lui…

— C’est une grande faute, interrompit M. de Sampierre, je le comprends parfaitement et je regrette bien de l’avoir commise. Merci encore, princesse… Tu as l’air d’un jeune homme prudent et avisé, Domenico, mon fils. Pourquoi ne prends-tu pas la parole à ton tour ?

— Parce que je ne sais pas si vous nous raillez, mon père, dit Édouard toujours calme et doux. Quand il s’agira de vous défendre les armes à la main, je n’hésiterai plus, et je ne céderai mon tour à personne.

— Oh ! oh ! les armes à la main ! répéta le marquis, ceci est un souvenir d’Amérique, mon garçon ? Quelles armes ? Le couteau et le rifle ?… Là-bas, vous ne connaissez que la violence, mais à Paris, nos armes sont là…

Il se toucha le front pour achever avec emphase :

— Les armes offensives comme les armes défensives ! Giambattista Pernola n’est qu’un ignorant auprès de moi. Je n’ai besoin de personne pour me protéger contre lui.

Il réunit les mains des deux jeunes gens dans les siennes. Vous eussiez dit des fiançailles.

— Dieu m’avait tout donné, reprit-il sur le ton de la bonne et intime causerie : je ne sais au monde que Bourbon, Savoie et Bragance pour être d’aussi bonne maison que Sampierre. J’ai eu pour femme un miracle de beauté, et cent familles nobles auraient été riches avec mon revenu. Jamais personne ne fut comblé comme moi… Qu’est-ce que le bonheur et comment nier la fatalité ? Avec tout cela dans la main, j’ai vécu triste, pauvre et seul !

— La fatalité, pour vous, dit Mlle d’Aleix, avait nom Giambattista Pernola. Cette chambre où nous sommes est tapissée de ses victimes.

— Qui donc ? demanda le marquis feignant de ne point comprendre.

— Vous d’abord, répondit Charlotte dont le doigt tendu montra tour à tour les quatre portraits, votre fils ainé, votre femme et votre dernier né.

— Je ne suis pas mort, princesse, objecta bonnement M. de Sampierre, Mme la marquise est en pleine santé, et notre Domenico se porte assez bien, le cher enfant, Dieu merci !

Puis, sans laisser à la jeune fille le temps de répliquer :

— Je suis, dit-il, une mine d’or, entourée de brigands ; Giambattista m’a déjà dit cela, mais il ne m’effraie pas plus que les autres voleurs qui rôdent autour de cette proie. Seulement, lui, il fait sentinelle, remarquez cela ; il me garde contre les autres, croyant que je lui appartiens… Or, c’est mon élève, après tout, et je lui ai donné un peu de mon savoir.

Il se leva tout à coup et alla vers sa malle dont il souleva le couvercle. Édouard dit à Charlotte :

— Qu’espérez vous de ce pauvre malheureux ?

Mlle d’Aleix avait la tête baissée.

— Je vous ai empêché d’aller chez cette femme de Ville-d’Avray, murmura-t-elle : il y a là un grand danger, je le sais, mais le danger n’est que pour vous… moi, si j’y allais, je n’aurais rien à craindre de Mme Marion.

— Est-ce que vous songeriez ?… s’écria Édouard.

— Patience ! fit de loin le marquis, ce sont des choses singulières et que je puis seul expliquer… je reviens.

Charlotte mit un doigt sur sa bouche et dit en se penchant à l’oreille d’Édouard :

— Si nous échouons ici, je ne peux me résoudre à vous quitter : nous irons ensemble et ce sera la dernière ressource.

M. de Sampierre avait retiré de sa malle une trousse en cuir noir semblable à celles que portent les chirurgiens. Comme Mlle d’Aleix venait à sa rencontre, il montra son portrait et frappa sur la trousse en disant :

— C’est celle que vous voyez là. Je l’ai depuis vingt ans.

En effet, la trousse était reproduite dans le portrait avec une minutieuse exactitude.

— Voulez-vous, oui ou non, demanda la jeune fille, que nous parlions de la menace qui est sur vous ?

M. de Sampierre fit jouer le fermoir de la trousse et répondit :

— Je veux, ma chère enfant, tout ce que vous voulez.

— Écoutez-moi donc : votre cousin Pernola n’est plus, pour employer vos propres expressions, une sentinelle ; il montait la garde, en effet, autour de la mine pleine, mais la mine étant vidée, il va lui-même y introduire d’autres travailleurs.

— Pourquoi faire ?

— Pour achever la besogne qu’il laisse à moitié faite.

— Vraiment ! fit le marquis. Quelle sera la seconde moitié de la besogne ?

— Il a pris la bourse.

— Les autres prendront la vie ? Est-ce cela que vous voulez dire, ma belle mignonne ?

— Oui, c’est précisément cela.

Elle regardait M. de Sampierre dans les yeux.

Celui-ci ouvrit la trousse d’un air songeur.

— Giambattista est un garçon d’esprit, princesse, dit-il froidement. Regardez-moi ceci, je vous prie… Ah ! il a cette idée-là, le finaud ? il en est bien capable.

Dans la trousse ouverte, il venait de choisir un scalpel dont la lame avait, par moitié, le brillant du neuf, tandis que l’autre moitié était fortement corrodée par la rouille, comme il arrive à un couteau qui a coupé un fruit et qu’on a négligé d’essuyer.

Du bout de la lame ainsi oxydée il désigna son propre portrait, et dans le portrait le scalpel étincelant que son image tenait à la main.

Et il dit avec une étrange complaisance :

— C’est le même — avant et après ! Il était alors tout neuf et n’avait point servi.

Charlotte frissonna jusqu’au plus profond de ses veines. Édouard détourna les yeux avec un dégoût plein de compassion.

M. de Sampierre se rapprocha d’eux en jouant avec le scalpel dont il éprouvait la pointe du bout du doigt.

— Il y a peu de praticiens, dit-il vaniteusement, qui soient assez riches pour se procurer des instruments pareils. La trousse est simple et sans ornement, mais elle m’a coûté cher : très-cher ; chaque pièce en est montée avec le même soin que si l’acier avait la valeur du diamant. C’est un véritable écrin, et quand Charrière me la livra en 1847, il me dit : « Monsieur le marquis, on ne produit un tel chef-d’œuvre qu’une fois en sa vie… » Princesse, vous m’avez signalé les dangers qui m’entourent. Notez bien que je n’ai pas plus confiance en mon cousin Giambattista qu’en vous ou en personne autre. Ce qui fait ma force, c’est la connaissance que j’ai de la perversité des hommes, en général. Je crois deviner que vous avez un moyen de me sauver : Je devine tout, et cela sans effort : c’est un don naturel.

— Il y a un moyen, c’est vrai, répondit Mlle d’Aleix, heureuse d’être ainsi interrogée.

— Voulez-vous me le dire ?

— Je suis ici pour cela : ce moyen…

— Je parie que ce moyen, c’est mon cher fils Domenico ?

— Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit Charlotte dont la voix se fit sévère. Que Dieu me donne le pouvoir de vous convaincre. Quand on vous enleva l’administration de vos biens, un conseil judiciaire fut nommé par les soins du comte Pernola. Il choisit, à la vérité, les personnages les plus considérables de votre famille ; mais, servi qu’il était par les circonstances, il s’arrangea de manière à ce que les membres de ce conseil, résidant tous à d’énormes distances, fussent difficiles à réunir. Plus d’une fois, l’idée m’est venue de convoquer l’assemblée de vos parents, non pas tant pour vous encore que pour ma bien chère tante Domenica qui est abandonnée en proie aux déprédations de toute une armée de bandits domestiques, de charlatans et d’aventuriers, mais, dépourvue que je suis de tout mandat, je reculais devant les difficultés de l’entreprise. Aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, la chose est faite : Courtenay, Rohan, le patriarche Ghika, Comnène et M. de Cypre-Lusignan sont réunis en votre hôtel. Comment cela s’est fait, je l’ignore, mais cela est.

— Et M. Édouard Blunt… je veux dire mon fils Domenico ignore-t-il, lui aussi, comment cela s’est fait ? demanda le marquis.

— Une fois pour toutes, mon père ou monsieur, comme il vous plaira que je vous appelle, répondit Édouard non sans quelque rudesse, j’ignore tout. Les noms de ces respectables seigneurs me sont absolument inconnus.

— Ce sont pourtant de grands noms, monsieur le comte !

— C’est bien possible, monsieur le marquis, mais j’arrive d’un endroit où je ne les ai jamais entendu prononcer, parole d’honneur !


XXV

LE SCALPEL


Loin de se montrer offensé par la rondeur brusque et presque familière de cette réponse, M. de Sampierre eut un bon regard pour Édouard Blunt qui, ayant dit ce qu’il avait à dire, se tenait désormais à l’écart.

— Un fier garçon ! murmura-t-il, mais la science est la science !

Et, sans expliquer autrement cet axiome énigmatique, il ajouta en s’adressant à Charlotte.

— Vous en étiez à me dire, princesse, que mes honorables amis et parents chargés de ma curatelle sont rassemblés ici à l’hôtel de Sampierre. Si ce n’est ni vous, ni Pernola qui les avez appelés, ce doit être Mme la marquise.

— Je suis certaine du contraire, répliqua vivement Mlle d’Aleix. J’ai vu de mes yeux la profonde surprise de ma tante Domenica.

— Est-ce de mes tuteurs que, selon vous, me viendra le salut ? demanda le marquis. Vont-ils me faire enfermer sous bonne garde dans mon propre intérêt ?…

— Il n’y a, pour vous, qu’une bonne garde, interrompit Charlotte, c’est celle de votre fils.

Et comme M. de Sampierre la regardait d’un air sérieusement frappé, elle trouva des accents plus énergiques encore pour continuer :

— Prenez Domenico de Sampierre par la main, traversez le jardin, entrez dans le salon et dites à ceux qui sont là, à vos amis fidèles, venus de si loin, à votre femme presque veuve, dites-leur à tous : « Voici mon fils, j’étais fou parce que je croyais l’avoir tué ; son retour m’a rendu la raison ! »

Elle prononça ces paroles la tête haute ; il y avait une auréole de vaillance autour de son admirable beauté.

Les yeux ardents d’Édouard Blunt l’adoraient.

M. de Sampierre avait la tête haute aussi, mais ses paupières étaient baissées. Son grand front, où jouaient les boucles rares de ses cheveux blancs, semblait fait, en vérité, pour contenir tout un monde de pensées.

À le regarder mieux, cependant, il portait le signe indéfinissable et que chacun reconnaît : cet aspect dévasté des cerveaux vides.

Là-dedans les impressions se produisaient et ne demeuraient point. Ainsi fait le précieux vin dans le vase fissuré, incapable de retenir la richesse qui lui fut confiée.

M. de Sampierre resta un instant silencieux, puis il répéta avec la gravité des fous qui ressemble comme deux gouttes d’eau, parfois, à la profonde réflexion des penseurs :

— La science est la science !

Puis encore, d’un accent où perçait de nouveau la ruse des vaincus et des malades, il reprit tout haut :

— Je connais toutes les roueries de la justice. Il n’y a pas sur terre un avocat si habile que moi ! Je les attends ! La folie est une cuirasse : je suis sauvé puisque je suis fou !

La tête gracieuse de Mlle d’Aleix s’inclina, comme si tout son espoir fut tombé à ce coup.

— Sortons, dit Édouard avec colère.

M. de Sampierre alla droit à lui et secoua sa main rondement.

— Vous, reprit-il avec bonté, je suis certain que vous n’êtes pas complice. Je m’y connais, on vous aura trompé : je ne vous en veux pas du tout, jeune homme.

— Et moi ! s’écria Charlotte indignée.

— Vous de même, peut-être, dit le marquis dont les lèvres eurent un madré sourire. Je vous aime beaucoup, ma belle nièce…

Il s’interrompit et leva le doigt à la hauteur de son front pour ajouter dogmatiquement :

— Mais il y a une chose qui ne peut pas mentir : c’est la science ! Ne sortons pas de là ! Du 26 août au 23 mai, combien y a-t-il de jours ? comptez ! juste 270. C’est le terme adopté par tous les ailleurs. Les exceptions forment un infime tant pour cent ! D’ailleurs, le fait de prendre Dieu lui-même pour juge supprime ces frivoles quantités. Or, le 26 août 1846, mon soupçon était né à Milan et le 23 mai 1847, à Paris, Mme la marquise de Sampierre arrivait à l’époque critique. Je calculai les heures comme j’avais compté les jours, et je dis au souverain maître de toutes choses : « Seigneur, que le fait se produise selon l’ordre naturel. Je m’adresse à votre justice divine. Vous prononcerez l’arrêt, je l’exécuterai. » C’était de la science et c’était de la religion. J’avais droit. Le fait se produisit selon l’ordre naturel. Dieu avait parlé… ou du moins, entendons-nous : je le croyais, et c’était là ma folie.

Il dessina un geste triste, mais plein de dignité.

Sa parole était lente et précise.

Édouard et Charlotte restaient muets.

Il reprit en rougissant légèrement et comme on s’accuse d’une faiblesse :

— Dans le vrai de la logique, j’aurais dû mettre à mort la marquise, c’est évident, et je suis loin de soutenir le contraire ; mais je reculai devant cette justice.

Ce fut un bonheur : Domenica n’était pas coupable.

Je me bornai à détruire l’enfant qui apportait, selon ma croyance, un mensonge et une honte dans la maison de Sampierre… Je ne voulais pas faire souffrir cette créature innocente ; j’entendais que la mort fut instantanée comme un coup de foudre. Je pris cet instrument qui garde encore les traces de l’opération, car je l’ai conservé tel quel comme une relique et un témoin. Je visai résolument les deux régions carotidiennes, droite et gauche, dans leur tiers inférieur…

L’instrument, de qualité exceptionnelle, attaquant des tissus à peine formés, divisa, aisément et du même trait, savoir :

La peau,

La couche sous-cutanée,

Les branches du plexus cervical superficiel,

Les deux veines jugulaires externes,

Les muscles sterno-cleido-mastoïdiens et homohyoïdiens,

Les carotides primitives droite et gauche,

Enfin, les jugulaires internes, les nerfs pneumo-gastrique et grand-sympathique, et même les filets, descendant de la branche droite de l’hypoglosse, car le coup appuyait davantage de ce côté — d’où mort instantanée par hémorragie foudroyante. Bien peu de praticiens pourraient vous fournir une démonstration si prompte, si lumineuse et si complète !

Il promena, de Charlotte à Édouard, un regard satisfait, en ajoutant :

— Tous les auteurs sont pour moi. Sauf deux cas exceptionnels, qui ne sont pas appuyés de preuves suffisantes, l’ensemble des observations anciennes et modernes me donne absolument raison. La section de l’une ou l’autre carotide primitive amène fatalement la mort. A fortiori quand l’une et l’autre sont tranchées, le résultat ne peut être douteux. Est-ce clair ?

— Comme le jour, répliqua Édouard Blunt, qui ne put s’empêcher de sourire. Et pourtant, monsieur le marquis, je ne suis pas mort ; c’est également manifeste.

M. de Sampierre fronça le sourcil. Charlotte tourna vers Édouard un regard de reproche.

— Je n’ai pas cru perdre le respect… commença Édouard, répondant à ce coup d’œil et ne demandant pas mieux que de s’excuser.

— Il ne s’agit point de respect, interrompit M. de Sampierre avec une courtoise bonté. Pas d’excuses, mon ami, je vous en tiens quitte cordialement. Il s’agit de science. On peut imiter une plaie comme on peut falsifier un paraphe : il y a de fausses blessures tout aussi bien qu’il y a de fausses signatures. C’est l’avidité qui joue son jeu dans les deux cas… Et ne vous offensez point, mes enfants. Je ne vous accuse pas le moins du monde ; vous pouvez être, vous êtes sans doute de bonne foi tous les deux. Nul d’entre nous ne garde souvenir des jours, ni même des mois qui ont suivi son entrée dans la vie. C’est quelque chose d’inerte qui dort dans un berceau, et cela peut subir une préparation comme toute autre matière. À l’heure qu’il est, il y a dans Paris plusieurs fabrications de cette espèce : de vivants objets d’art : des héritiers de Sampierre manufacturés avec beaucoup de soin et qui tous portent la fameuse estampille : la cicatrice : cela m’a été affirmé par une personne digne de créance.

Édouard et Charlotte échangèrent de nouveau un regard. Ils songeaient tous les deux à l’étrange aventure de la dernière nuit : l’Anglais au couteau qui portait au cou la même marque qu’Édouard.

— Le fait certain, poursuivit le marquis, c’est que je n’ai porté qu’un coup. Comment cet instrument, qui n’a jamais servi qu’une fois, aurait-il fait tant de blessures ?

Tout ceci était dit froidement et posément avec la sûreté calme que donne le bon droit soutenu par la force de l’évidence.

En prononçant le mot « instrument, » Giammaria montra le scalpel avec sa rouille sanglante aussi tranquillement que si c’eût été un objet d’étagère. Charlotte dit :

— Mon oncle, vous êtes un homme de science. Je suis forcée d’avouer que votre raisonnement est inattaquable, mais ne remarquez-vous point que vous plaidez contre vous-même ?

— Je le sais bien, fit M. de Sampierre, et je n’y puis rien.

— Permettez-moi d’insister en m’appuyant sur votre propre aveu : c’est vous-même qui avez fait la blessure.

— Cet aveu, interrompit le marquis vivement, serait non avenu en justice : je suis fou ! Ah ! j’ai bien pris mes précautions !

— Que parlez-vous de justice ! s’écria Mlle d’Aleix : vos deux meilleurs amis sont ici, près de vous. Vous en êtes convaincu. Si vous laissiez agir votre cœur…

— Le cœur trompe, interrompit encore M. de Sampierre ; ne nous égarons pas : je vous ai nommé la seule chose qui ne mente jamais.

— La science ! Eh bien ! nous accepterons l’arrêt de la science ! Cette blessure vous l’avez faite avec réflexion, scientifiquement pour ainsi dire. Elle doit saigner encore dans votre souvenir, et puisque vous la reproduisez avec une si terrible vérité (son doigt désignait le portrait de Domenico), vous devrez la reconnaitre, j’entends celle qui fut la vraie, entre mille autres blessures, de celles que vous appelez fabriquées.

M. de Sampierre l’arrêta d’un geste et prononça gravement :

— Je crois que je la reconnaîtrais.

Édouard releva la tête.

M. de Sampierre poursuivit en s’adressant à lui :

— Mon intention a toujours été de vous demander si vous voudriez bien vous prêter à cet examen. Il y a là une constatation curieuse à faire. Veuillez vous approcher, mon ami Domenico.

Édouard obéit. Sa figure exprimait une lassitude étonnée. Sur celle de Charlotte on aurait pu lire un profond découragement, au-dessus duquel surnageait une ombre d’espoir.

Quand Édouard fut tout auprès de lui, M. le marquis s’inclina comme pour le remercier de sa complaisance.

Puis je ne sais quoi de rêveur vint dans ses yeux.

Il appuya sur les épaules du jeune homme ses deux mains dont l’une tenait toujours le scalpel, et se mit à le considérer longuement, avec une intensité d’attention extraordinaire.

— Je ne puis le nier, murmura-t-il, en tout ceci, il y a des circonstances inexplicables. On ne crée pas la ressemblance ; je croirais, s’il était permis de croire à l’impossible !

Édouard ne répondit ni ne bougea. L’âme de Charlotte était dans ses yeux ; elle retenait son souffle, suivant avec passion le travail tardif, mais profond qui semblait s’opérer dans ce cerveau malade.


XXVI

LA GOUTTE DE SANG


M. de Sampierre commença à dénouer la cravate d’Édouard. Sa main, tout à l’heure si ferme, eut un tremblement léger qui alla augmentant à mesure que sa besogne avançait. Le nœud résistait. Mlle d’Aleix fit un pas pour lui prêter son aide ; le marquis dit :

— Laissez !

En ce moment, le nœud céda.

Restait le bouton de la chemise.

Les deux mains du marquis avaient maintenant de grands tressaillements et tout son corps semblait secoué par une angoisse nerveuse.

Involontairement, Édouard voulut détacher lui-même le bouton ; le marquis dit encore :

— Laissez !

Et comme ses doigts révoltés ne pouvaient achever la besogne, il engagea la pointe du scalpel dans la boutonnière. Le bouton sauta.

Mais le scalpel, mal dirigé, avait effleuré la gorge, où un point rouge se montra.

M. de Sampierre chancela sur ses jambes et balbutia, en proie à une épouvante qui allait jusqu’à l’horreur :

— Vous ai-je encore blessé ?

— Pas bien dangereusement, répliqua Édouard avec un sourire.

— Votre père est bon, s’écria Mlle  d’Aleix, Oh ! Édouard, il vous aimera !

Les paupières du marquis battirent, impuissantes à retenir deux grosses larmes qui coulèrent lentement sur la pâleur de sa joue.

Les bras d’Édouard s’ouvrirent malgré lui, mais M. de Sampierre arrêta cet élan d’un signe impérieux et murmura :

— Ne bougez pas !

À l’endroit où la pointe aiguë du scalpel avait touché la gorge du jeune homme, une gouttelette de sang s’était formée, toute petite et toute vermeille.

On put la voir se gonfler, juste au-dessus du point central qui rendait la cicatrice qu’Édouard portait si reconnaissable.

Nous avons décrit celle-ci trop de fois pour qu’il soit besoin d’appuyer de nouveau sur les détails.

Nous dirons seulement qu’elle ressortait, blanche, sur la chaude carnation du cou.

La gouttelette de sang, à force de gonfler, pendit, s’ouvrit, et sans se détacher encore, laissa sourdre un mince filet de pourpre, ruisseau microscopique qui, trouvant des rives toutes préparées dans les lèvres de l’ancienne blessure, en suivit le dessin à droite et à gauche, et teignit peu à peu en rouge éclatant la ligne livide de la cicatrice.

Les yeux fascinés du marquis étaient attachés sur ce phénomène qui se produisait avec une certaine lenteur et dont la vue frappait également Mlle  d’Aleix avec violence.

Il semblait que l’acier eût ravivé la blessure dans toute son étendue.

Édouard seul ne voyait rien et ne savait pas.

Sa physionomie, brillante de jeunesse et de franchise, gardait cette expression de gaieté émue et « bon enfant » que l’attendrissement du marquis y avait fait naître.

— Ah ça ! demanda-t-il, qu’avez-vous donc tous les deux ?

Mlle  d’Aleix voulut répondre. Du geste, le marquis lui imposa silence.

— Oui, murmura-t-il en se parlant à lui-même : j’aimerais le fils de Domenica comme je n’ai rien aimé en ce monde ! Je l’aimerais plus que je n’ai aimé Domenica elle-même : je sens cela !

Il essuya avec son mouchoir le sang qui mouillait la cicatrice et furtivement il porta le mouchoir à ses lèvres.

— Mon père ! s’écria Édouard frémissant d’émotion. Vous êtes mon père et vous m’avez reconnu !

Aucune force humaine n’aurait pu retenir ce cri dans sa poitrine.

M. de Sampierre secoua la tête avec une solennelle tristesse.

Il fit passer le scalpel de sa main gauche dans la droite, et, pendant que la teinte pourprée du sang qui coulait toujours revenait marquer les lignes de la cicatrice, il parut prendre, avec la lame du scalpel, une mesure mystérieuse.

Un combat se livrait en lui. On devinait que l’effort qu’il faisait lui martyrisait le cœur.

— Cette rouille qui marque le fer, dit-il enfin, est un témoin irrécusable. La lame a pénétré dans la chair de toute la longueur accusée par la rouille. S’il s’agissait d’un sujet adulte, il y aurait doute… et sais-je de quel prix je payerais un doute ! Toute ma fortune, ah ! ce serait trop peu ! Je donnerais toute ma vie !… Mais le sujet était un enfant, un enfant naissant. Voyez la rouille : je vous fais juges : en profondeur, la plaie a un centimètre de plus qu’il ne faut : j’ai tué, je jure que j’ai tué !

À mesure qu’il parlait d’une voix rauque et heurtée, sa pâleur devenait plus effrayante à voir. Ses yeux, au contraire, s’injectaient de brun violâtre. Il y avait dans les belles lignes de son visage des tiraillements de convulsive agonie.

— Et qui m’avait dit de tuer ? s’écria-t-il avec un violent éclat de passion ; qui m’a trompé ? Ce n’est pas la science, c’est Dieu. J’avais interrogé la science ; la science était restée muette, montrant de son doigt la règle et les exceptions. Dieu seul a répondu disant : « Sois juge et sois bourreau !… » Le temps écoulé disparaît pour moi ; il me semble que c’était hier… J’obéis à Dieu et je tombai foudroyé devant ma justice accomplie… Et, depuis lors, j’ai souffert jusqu’à ce qu’un vide se soit fait à la place où était mon cœur ! jusqu’à ce qu’un suaire glacé ait enseveli ma pensée… Mes enfants ! oh ! mes enfants, comme je vous aurais adorés !

Ils vinrent à lui tous deux ensemble, quoique son geste essayât encore de les éloigner.

Sa voix s’était affaiblie jusqu’au murmure, et sur ses épaules, sa tête, chargée d’ombre, chancelait.

Il les arrêta à la longueur de ses bras, mais en prenant et en gardant leurs mains dans les siennes.

— Carlotta, dit-il encore, vous avez le cher sourire des filles de Paléologue. Domenico, vous êtes grand, vous êtes beau comme ces chevaliers de Sicile, nos aïeux, que mon père me montrait, quand j’étais tout enfant, dans les hautes dorures de leurs cadres. Est-ce Dieu qui me parle encore ? Non ! Pourquoi Dieu me parlerait-il, puisque je ne l’ai pas interrogé, cette fois ? Tout cela est illusion, tout cela est mensonge. La science est la vérité, même contre Dieu ; la vérité inexorable ! J’ai tué !… Je vous aime, et c’est un supplice horrible que de repousser son bonheur !

Un râle s’étrangla dans sa gorge.

Il oscilla comme un arbre tranché à sa base.

Et comme ils voulaient tous deux, Édouard et Charlotte, le soutenir dans leurs bras, il y eut une lutte étrange ; le malheureux homme les repoussait avec des caresses, balbutiant :

— Mon fils !… mon fils !… tu es mort… va-t-en… je suis fou… je te vois sanglant dans les bras de ta mère… moi, moi, moi, le plus riche, le plus noble, le plus savant des hommes… et le plus misérable !

Il se dégagea d’un effort convulsif et resta un instant debout, tout droit, jetant à Dieu un regard de puissance à puissance.

Puis il tomba d’un temps, roide, de tout son long, à la renverse, et sa tête sonna sec sur le plancher.

Édouard et Charlotte, agenouillés, s’empressèrent autour de lui. C’était un spasme, semblable à celui qui l’avait terrassé, au chevet de Domenica, dans la nuit du 23 mai 1847.

Au bout de quelques instants, son pouls se reprit à battre et les couleurs de la vie revinrent à son front.

Pas une parole n’avait été échangée jusqu’alors entre les deux jeunes gens. Ils semblaient répugner l’un et l’autre à une explication.

Au moment où le souffle revenait aux lèvres du marquis dont les paupières faisaient effort déjà pour se relever, un bruit de pas se fit entendre au dehors, dans l’allée principale.

On monta les degrés du perron. Une clé tourna dans la serrure de la porte d’entrée.

— C’est Pernola qui revient, dit Mlle d’Aleix, il faut nous retirer.

— S’il est vrai que ce malheureux homme soit mon père, je ne l’abandonnerai pas ! répliqua Édouard.

Charlotte avait déjà rouvert la porte secrète.

— Ce n’est pas ici, dit-elle vivement, que nous pouvons servir M. de Sampierre. Les mesures du Pernola sont prises : il ne tentera rien personnellement, et le danger n’est que pour cette nuit. Nous n’avons déjà que trop tardé, car nos heures sont comptées. Désormais, l’épreuve est faite : votre père ne peut être sauvé qu’en dépit de lui-même. Venez !

— Où me conduisez-vous ? demanda Édouard qui se laissait entraîner à regret.

Ils passèrent le seuil au moment même où Pernola tournait le bouton de l’autre porte, et ce fut dans l’entre-deux que Charlotte répondit :

— Je vous conduis à votre rendez-vous de Ville-d’Avray. Nous allons jouer le tout pour le tout !

Quand Pernola entra, la porte secrète avait roulé sur ses gonds muets et nulle trace ne restait du passage des deux jeunes gens.

Derrière Pernola venait le valet Sismonde, porteur d’un assez grand panier qui contenait tout ce qui était nécessaire pour la réfection de M. le marquis.

En apercevant celui-ci couché sur le dos, les bras en croix, au beau milieu de la chambre, Giambattista repoussa précipitamment Sismonde en disant :

— Laissez cela et retirez-vous. Mon noble parent aura eu une de ses crises. En ces cas-la il n’accepte pas d’autre aide que la mienne. Vous reviendrez dans une heure et pas de bavardages à l’office !

Sismonde déposa le panier et se retira sans répliquer.

Il avait parfaitement vu son maître couché sur le carreau, il se dit dans la paix de sa conscience :

— On l’a fait rentrer à grand spectacle, et maintenant on le cache. Il doit y avoir une raison pour ceci comme il y avait une raison pour cela. Si le Giambattista, quand ce sera fini, compte me payer en monnaie de singe, nous parlerons italien, nous deux !

M. de Sampierre s’éveilla presque aussitôt après entre les bras de son excellent cousin, qui l’aida pieusement à se relever et à s’asseoir sur son fauteuil.

M. de Sampierre resta étourdi pendant un instant. Le premier signe de son intelligence revenue fut le regard d’étonnement qu’il jeta sur Pernola. Puis ses yeux firent le tour de la chambre avec une inquiète vivacité.

Ce qu’il cherchait, il ne le vit pas. Un mot vint à ses lèvres, mais il ne le prononça point.

Les fous ont leur prudence.

D’ailleurs, M. le marquis était-il fou ?

Il dit :

— Giambattista, mon cousin, je vous remercie de vos soins.

— Quelle a été la cause de votre accident ? demanda Pernola très-affectueusement.

Le marquis hésita. Il se faisait justement cette question en lui-même et l’idée lui venait qu’il avait rêvé.

Il répondit en montrant le portrait de Domenico :

— C’est que… j’ai déchiré le nuage.

Pernola se retourna vivement. Il regarda le portrait avec une curiosité effrayée qu’il essayait en vain de cacher.

— Ah ! ah ! fit-il après un silence, ceci est donc le ressuscité !… Vous êtes un remarquable peintre, voilà ce qui est certain, mais si j’étais votre médecin, Giammaria, cette toile irait au feu. Elle vous poignarde à coups d’épingle !… Avez-vous faim ?

— Je vous prie, répondit le marquis, rabattez le voile noir.

Et quand Pernola eut obéi, il ajouta :

— Oui, je mangerais volontiers un morceau ; je me sens faible.

Aussitôt, Pernola tira du panier tout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Quand la table fut préparée et chargée, en vérité de fort bonnes choses, M. de Sampierre, avant d’y prendre place dit :

— J’espère, mon cousin, que vous allez me tenir compagnie.

Giambattista s’inclina avec respect, mais il fit un pas en arrière.

— Mon cousin, répondit-il, j’ai éloigné votre valet parce que j’ai à vous rendre compte de ce que j’ai fait pour le bien de Sampierre aujourd’hui ; je resterai debout, s’il vous plaît, et je vous servirai comme c’est mon devoir.


XXVII

LES TRAVAUX DE SAVTA


Il était convenu entre cette bonne Savta et son estomac qu’un déjeuner de sandwichs, ne pouvait leur suffire : aussi en rentrant à l’hôtel, après la visite rendue à M. Chanut en compagnie de Charlotte, Savta se fit-elle servir dans sa chambre un repas plus convenable. Elle « avait besoin. » Elle mangea beaucoup, longtemps et avec plaisir. Après quoi, elle fit sa vraie sieste, l’autre n’étant qu’une sieste de sandwichs.

Savta n’était pourtant pas une Allemande, mais la Prusse commençait déjà à protéger Bucharest, et l’histoire naturelle constate que les dromadaires eux-mêmes deviennent gloutons sous le protectorat prussien.

Savta fut éveillée par Mlle d’Aleix, qui la pria de l’accompagner.

— Encore ! dit-elle. Princesse, vous ne me laisserez donc pas un instant de repos aujourd’hui !

Brave femme au fond, elle demanda un potage et quelques tranches de pâté avec un blanc de volaille, le dessert et le café : après quoi elle se déclara résignée à partir.

Mlle d’Aleix, comme le matin, la fit quitter l’hôtel à pied.

Au coin de la rue du Bac, devant les Missions Étrangères, une voiture fermée, attelée de deux forts chevaux, attendait. Savta, déjà en nage, jeta sur ce véhicule un regard de convoitise.

— C’est pour nous, dit Charlotte, mais nous n’y serons pas seules.

La portière s’ouvrit et montra Édouard Blunt.

— Le blessé de la Chaussée des Minimes ! fit Savta, qui recula scandalisée : il est donc guéri ?

— Regardez-le bien, dit Mlle d’Aleix.

Savta regarda.

— Et saluez votre jeune maître, ajouta Charlotte : celui-là est le comte Domenico de Sampierre, prince Paléologue.

Savta salua de confiance, mais l’idée lui vint qu’elle accomplissait peut-être une troisième sieste, embellie par un rêve.

Elle n’eut pas le temps de se pincer pour voir si elle était bien éveillée. Sur l’ordre de Charlotte, elle monta dans la voiture qui s’ébranla aussitôt et partit au galop.


XXVIII

VILLE-D’AVRAY


Nous revenons à cette souriante maison de Ville-d’Avray, l’ancienne « folie » du financier Gaucher, où nous vîmes pour la première fois la belle Mme Marion, M. Achille Moffray, homme d’affaires, le terrible chasseur de chevelures, vicomte de Mœris, et Donat, dit Mylord, serrurier d’art, élève du docteur Jos. Sharp, membre de la congrégation méthodiste consolidée du troisième degré de purification, selon le prédicatoire exclusif du saint Nicholas Daws, qui avait corrigé l’Évangile.

Nous rappelons au lecteur, pour le cas où il se serait donné le tort de l’oublier, qu’il y avait aujourd’hui grande réunion privée chez la jolie châtelaine.

Les Cinq, qui n’étaient jamais que quatre, se trouvaient rassemblés au salon, avec le concours de M. Preux, principal locataire de la cité Donon et guide à la Bourse (pour les dames), plus connu sous le nom familier du Poussah.

À la cuisine, Mlle Félicité, qui faisait seule le service en l’absence de Germand, venait de recevoir du renfort. Le concierge Cervoyer lui avait amené M. Baptiste, domestique honoraire, comme le prouvaient sa cravate bleue et son épingle d’or figurant un sabot de cheval.

Ce M. Baptiste, seconde incarnation de Vincent Chanut, avait laissé son costume de tous les jours dans le fiacre dont Chopé était le capitaine.

Ce même fiacre qui avait suivi, depuis la rue Saint-Guillaume jusqu’au bois de Fausse-Repose, l’élégante voiture de Mme la baronne Laure de Vaudré.

Cela dit, nous entrons au conciliabule.

C’était le blanc salon des villas parisiennes, ouvrant ses deux fenêtres sur la pelouse verte, où tranchent violemment les corbeilles de géraniums écarlates : chose charmante en soi, mais rendue détestable par l’abus uniforme.

Sur cent bourgeois de Paris, il y en a juste cent qui vous prennent au collet pour vous faire admirer cela.

Il faut leur dire à chacun que leur herbe est la plus verte et que leurs géraniums sont les plus rouges. Et ils le croient.

Il était environ trois heures après midi. Le soleil d’août riait dans les feuillées épaisses du grand bois qui confinait au mur, et les plates-bandes chargeaient la brise de leurs tièdes parfums.

Le jardin de Mme Marion était désert. On voyait seulement, tout au bout, par intervalles et selon le hasard de sa promenade, Jabain, le soldat du père Preux, qui passait et repassait, le sabre à la main et la pipe à la bouche, dans l’allée de pruniers bordant la clôture du fond. Le sabre était pour Jules, le chien de M. Cervoyer. Jules, ennemi des militaires, suivait Jabain à distance, grondant patiemment et conservant l’espoir de mordre.

Le sabre était aussi pour les prunes ; de superbes reines-claudes dont la maturité, très-avancée, faisait presque des confitures. Jabain les aimait ainsi, et il en avait déjà piqué plusieurs quarterons. La pipe, depuis longtemps éteinte, plaidait son innocence, chaque fois qu’il passait en vue des fenêtres du salon.

Jules seul était le témoin indigné de cette escobarderie.

Au salon, les mâles odeurs de la bière, du tabac et de l’oignon que M. Preux portait partout avec lui, comme s’il avait eu un cabaret à l’intérieur de son vaste corps, combattaient avec énergie les parfums du dehors. On avait installé devant lui un guéridon, supportant un « moss » et un grand verre, auprès desquels reposaient sa blague et son mouchoir à carreaux.

Il tenait tout un canapé et semblait être seul de son bord, car les autres étaient assis en face de lui, auprès de la table où Mlle Félicité venait de déposer un plateau chargé de rafraîchissements. Mœris et Moffray buvaient, mais ils ne fumaient pas.

Mylord ne buvait ni ne fumait.

Mme Marion, toujours gracieuse et charmante, jouait de l’éventail dans sa bergère.

C’était le Poussah qui avait la parole. Il disait :

— Moi, d’aller par quatre chemins, ce n’est pas mon habitude. L’hôtel et le terrain m’ont donné dans l’œil. Dès le temps de Louis-Philippe, je venais regarder ça et je me disais : Voilà une propriété qui me chausserait. Ce n’est pas que le quartier soit avantageux : parbleu, les 1er  et 2e  arrondissements tombent sous le sens pour valoir plus cher le mètre, mais tout dépend des goûts ; moi, je me déplais sur le boulevard des Italiens. Je ne dis pas que je ne demanderai pas quelque petite chose avec, mais ce que je veux d’abord, c’est le terrain et l’hôtel. J’ai fait les plans pour la spéculation. Pas besoin d’architecte. Trois rues percées en équerre, ça me donne huit encoignures en plus des deux sur la rue de Babylone, et au moins trois cents mètres de façade, sans compter le lopin que je me garde pour mon habitation bourgeoise. Je comble le saut de loup, la cité Donon devient un endroit comme il faut, et après ça…

— Pardon, interrompit Moffray, est-ce pour écouter cette chanson que vous nous avez convoqués, belle dame ?

— Du diable si papa Preux ne se moque pas de nous ! s’écria Mœris. Si on fait un pareil cadeau à ce bonhomme, que donnera-t-on aux membres plus importants de l’association ?

Mylord n’avait pas bougé depuis qu’il s’était assis droit et raide sur son siège. Il était tout blême et semblait souffrant.

— Laura, ma poule, dit le Poussah en s’adressant à Mme Marion, pourquoi vous êtes-vous embarrassée de ces deux beaux messieurs ! ils ne savent rien de nos affaires. Au moins le petit cou-tors n’est pas bavard : il écoute.

Il fit un signe de tête protecteur à Mylord, qui le regardait, muet et immobile comme une pierre.

Mme Marion répondit :

— Mœris et Moffray sont de bons garçons ; ils ont été employés par la marquise, cela leur donne pour nous une importance, tant que notre pièce garde les allures de la comédie. Quand le drame va venir. Moffray et Mœris auront des rôles qui sont distribués d’ordinaire à des acteurs de méchante mine dont l’approche seule éveille en moi des répugnances. Je les ai choisis parce qu’ils n’ont pas la tournure de l’emploi et parce que les salons de Sampierre ne leur ont pas été ouverts par moi. C’est commode.

Le chasseur de chevelures et l’homme d’affaires échangèrent un regard inquiet. Papa Preux approuva de la chope qu’il portait à ses lèvres.

— Vous n’avez pas changé depuis le temps, Laura, dit-il avec caresse, vous êtes un vrai bijou. Seulement, pour la besogne dont vous parlez, les ouvriers de mauvaise mine ont leur prix. En Bourse, nous connaissons ces deux gentilshommes sur le bout du doigt. Le vicomte a mangé tant de sauvages qu’il n’a plus de dents, et la mauvaise tête de Moffray vaut juste sa signature… La paix, mignons ! Ne vous fâchez pas ! Le petit Anglais vous mettrait tous les deux dans sa poche. Sur celui-là j’ai des renseignements flatteurs… Il est arrivé un chagrin à maître Jos. Sharp, jeune homme.

— Lequel ? demanda Mylord.

— Il a quitté Londres et les affaires : je suppose qu’il a été pendu.

Moffray et Mœris éclatèrent de rire. Mylord dit :

— Nous sommes tous mortels. Est-ce que nous n’allons pas parler sérieusement, madame ?

Papa Preux, qui était en train d’emplir sa chope, répondit au lieu et place de la châtelaine :

— Patience. Je ne suis pas portatif et vous pouvez être tranquilles : quand je me dérange de mon petit train-train, ce n’est pas pour éplucher des noix. Nous sommes ici une manière de conseil d’administration, réuni pour discuter une magnifique affaire. Je trouve le conseil d’administration mal composé, et je le dis : il y manque les principaux intéressés. Je connais notre aimable présidente mieux que vous et depuis plus longtemps. Elle a tous les talents, excepté celui de former une commandite. Toutes les dames sont ainsi : elles cherchent des serviteurs plutôt que des associés. Pourquoi ? parce que l’idée du partage les taquine… Tant que vous avez agi seule, Laura, mon trésor, ajouta-t-il en donnant un accent de plus en plus sérieux à sa parole, vous avez fait merveilles. L’heure est venue où il vous a fallu des aides. Au lieu de choisir, vous avez trouvé un équipage d’occasion, et vous lui avez dit : Embarque ! Il n’y a pas à revenir là-dessus ; ce qui est fait est fait ; seulement, il faut des chefs à ces lascars, et nous en trouverons. À quelle heure l’ancien inspecteur Chanut vous a-t-il rendu sa visite d’amitié ?

Pour la première fois, le visage de Mylord s’anima. Il regarda Mme Marion qui n’essayait même pas de cacher sa surprise.

— Vous savez déjà que celui-là est venu me voir ! fit-elle.

— Je savais d’avance qu’il viendrait, répliqua le père Preux.

— Et savez-vous aussi de quelle part il est venu ?

Le Poussah s’inclina d’un air espiègle.

— C’est le grand Derby, dit-il en secouant les cendres de sa pipe sur le tapis sans cérémonie : nous sommes beaucoup à courir. Quelquefois, on peut s’arranger entre écuries. Il y a une petite demoiselle qui est aussi jolie que vous l’étiez voici vingt ans, Laura, ma chère ; elle est ma cliente. Elle m’a fait, ce matin, une infidélité pour le Vincent, et vous comprenez bien que le Vincent et moi nous avons un œil l’un chez l’autre. C’est un garçon pas bête, quoiqu’on lui ait surfait sa réputation. Il travaille en ce moment pour un Américain qui se fait appeler capitaine Blunt ; je le connais. L’Américain a un fils du nom d’Édouard ; je le connais. Le fils Édouard est très-bien avec ma petite demoiselle qui a nom Charlotte princesse d’Aleix. Bonne écurie, celle-là, et bien menée. Chanut, qui la dirige, n’est pas riche : quelqu’un qui lui offrirait sa fortune faite d’un coup réussi un mignon carambolage !

Depuis un instant, le Poussah adressait à la ronde des signes dont personne ne comprenait la signification.

Il avait débité ses dernières paroles en élevant la voix et avec une volubilité singulière.

On eût dit qu’il s’était mis tout à coup à jouer une comédie pour tromper, non point les personnes présentes, mais bien quelqu’un d’étranger qui pouvait l’entendre et qu’on ne voyait pas…


XXIX

POUR LE BON MOTIF


Autour du père Preux, chacun commençait à comprendre le jeu qu’il jouait.

Ses yeux avaient une expression singulière.

Quand il arriva à parler de M. Chanut il appuya son index sur le bout de son gros nez avec tant d’énergie que cet organe dodu s’aplatit comme une figue qu’on presse ; en même temps, il piqua Mylord du regard.

Mylord, qui n’était pas homme à se méprendre, apprécia l’éloquence de ce coup d’œil et mit sa dignité de côté pour venir à l’ordre.

Sans cesser de parler, le Poussah lui montra la porte d’entrée dont le plan formait un angle imperceptible avec celui de la muraille.

C’était cette même porte dont le Poussah avait exigé la fermeture au début de la séance, lors de l’entrée en scène de Chanut-Baptiste, introduit à l’office par Cervoyer.

On avait obéi : chacun avait pu entendre le pêne entrer dans sa gâche. Et pourtant, la porte était maintenant entr’ouverte : chacun aussi pouvait le voir.

Toujours parlant, papa Preux la désigna du doigt.

Et son autre doigt, qui pesait sur son nez, disait en même temps que ses yeux roulants : « Que personne ne bouge ! »

Personne ne bougeait, — à l’exception de Mylord qui gagna la muraille à pas de chat, tenant à la main ce bon couteau anglais qu’Édouard Blunt avait vu briller la veille au soir au bord du saut de loup de Sampierre.

Papa Preux, pendant cela, parlait toujours, pour ne pas donner l’éveil à l’écouteur posté derrière le battant de la porte entr’ouverte.

C’était facile. L’écouteur, homme prudent, avait laissé l’ouverture extrêmement étroite, et comme les hôtes de Mme Marion, réunis en un seul groupe, se trouvaient tous du même côté, à contre-sens de l’ouverture, l’écouteur, s’il pouvait entendre, ne pouvait assurément rien voir.

Tout le monde, maintenant, était au fait du jeu et s’y prêtait. On donnait la réplique au papa Preux en affectant le calme le plus complet.

M. le vicomte de Mœris dut avouer que jamais Indien Jibbewa ou Mahaholulu n’avait, à sa connaissance, marché plus silencieusement que Mylord sur le sentier de la guerre.

Il allait rasant la boiserie, et ne faisait pas plus de bruit qu’une mouche.

Quand il fut tout près de la porte, il se releva lentement, et, prenant son temps, il l’ouvrit toute grande d’un coup en brandissant son couteau.

L’assistance entière, y compris la châtelaine, se mit debout, et papa Preux, toussant son triomphe, s’écria :

— Est-ce Chopé ou Chanut en personne ? apporte !

Ce n’était ni Chanut ni Chopé.

Le battant ouvert ne laissa voir que le vide.

Seulement, Mlle Félicité accourut au bruit, portant sur son minois l’étonnement le plus candide et demanda :

— Faut-il quelque chose ?

Mylord, en colère, lui ferma violemment le ballant au nez, après avoir dit :

— La fille, ce qu’il faut, c’est que la porte ne s’ouvre plus, ou gare à vous !

Papa Freux tira de sa poche un sifflet de deux sous et souffla dedans. Jabain, le soldat bon sujet, descendit aussitôt la grande allée du jardin, suivi par l’implacable Jules.

— Mon fils, lui dit le père Preux, tu as dévoré assez de prunes. Passe par-dessus le mur, là-bas, au bout, à moins que la bourgeoise n’ait sur elle la clé de la porte qui communique avec le bois…

Mme Marion donna la clé.

— Remercie, continua le Poussah. Fais un tour dans la forêt et reviens nous dire où est le fiacre.

— Quel fiacre ? demanda Mme Marion.

Au lieu de répondre le père Preux poursuivit en s’adressant toujours à Jabain :

— Sois adroit et prudent. Il s’agit de l’immense héritage de tes pères. Va !

Jabain fit demi-tour et disparut. Jules emboîta le pas derrière lui.

— Amour, reprit le papa Preux qui se retourna vers la châtelaine, pour n’être pas tout à fait si malin que moi, Vincent Chanut n’en est pas moins un assez joli ouvrier. Le cou-tors a fait de son mieux tout à l’heure, et j’ai cru qu’il allait happer la bête ; mais j’aurai mal débité mon boniment, ou bien quelqu’un des étourneaux ici présents a laissé échapper un geste maladroit. En tout cas, je vous donne ma parole d’honneur sacrée qu’il y avait un fiacre vide aux environs de votre porte quand vous êtes sortie de chez vous, tantôt, rue Saint-Guillaume.

— C’est vrai ! dit Mme Marion.

— Parbleu ! et je vous affirme aussi, sous les serments les plus solennels, que ce fiacre vous a suivie. C’est son état. Chopé est le premier fileur de la capitale. Il résulte de ces considérations préliminaires que Chanut est dans l’air. Je le sens ; c’est comme si je le voyais, et je garde l’espoir de le pincer avant la fin de la journée. Avez-vous dit à ces messieurs que le jeune Édouard Blunt avait une cicatrice de toute beauté ?…

— J’en connais une autre aussi belle ! interrompit Mylord vivement.

— Et moi, donc ! fit le Poussah. Avez-vous remarqué que j’ai parlé à Jabain, mon soldat, de l’immense héritage qui lui pend à l’oreille ! Ça m’a coûté vingt-cinq francs et une douzaine de bocks, payés à un polisson de carabin qui a de l’avenir. La cicatrice de Jabain est très-bien faite, il est bon sujet, et une fois passé à l’eau chaude, il ferait un gentil brin de marquis, hé ? on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est un en-cas. Vous savez, je ne me fâcherai pas avec le bon Dieu, si toutes les idées que j’ai dans la tête ne se réalisent pas en bloc : le parc bâti, l’hôtel démoli, et à la place, une jolie maison blanche pour moi et ma ménagère, ça me suffira.

Il baisa le bout de ses doigts, ajoutant pour lui-même et tout au fond de son gros rire :

— Oui bien ! ma ménagère ! Une petite princesse dégommée qui bourrera la pipe du père Preux. C’est mon dada, quoi ! J’aime marcher sur les nobles.

— Mais ne nous embarbouillons pas dans les détails, reprit-il brusquement pendant que tout le monde l’écoutait avec une déférence marquée. Vous devinez bien, pas vrai, que si j’ai bavardé tout à l’heure, c’était pour empêcher Laura de nous dire des choses que le Chanut ne doit pas entendre, car il était là, et il y est peut-être encore. Faisons du moins comme s’il y était ; serrons le cercle, parlons tout bas, et arrivons au cœur de notre petite bamboche : Laura, mon trésor, vous avez la parole : causez !

Il ne se trompait pas, ce gros sorcier de père Preux. Vincent Chanut avait été derrière la porte, et il y était encore. Tout ce qu’on peut accorder, c’est qu’il n’y était pas au moment précis où Mylord avait fait sa visite.

Nous ne pouvons mesurer ici qu’une très-petite place aux amours de M. Baptiste et de Mlle Félicité, mais il ne nous est pas permis non plus de les passer complètement sous silence.

Il y a d’adorables détails dans tous les amours ; amours de paysans, amours d’ouvriers, amours de soldats. Nulle part, en fait d’amour, la gaieté ni même un petit brin de ridicule n’excluent la chère émotion qui fut le génie de tant de poètes.

Mais connaissez-vous l’amour des domestiques ?

Je ne donne pas Vincent Chanut pour un de ces héros de la police impossible que nous autres romanciers nous créons si aisément et avec tant de plaisir. Vincent Chanut était tout simplement un garçon réfléchi, sachant son métier sur le bout du doigt.

Du moment qu’il se glissait dans la peau de M. Baptiste, valet de pied en disponibilité, il devait jouer son rôle à la façon de l’excellent Bouffé, avec cette perfection dénuée de hardiesses qui n’est assurément pas le génie, mais qui est peut-être bien la vraie vérité.

Ce qui séduit éternellement Mlle Félicité, quel que soit d’ailleurs son nom, c’est ce je ne sais quoi qui parle de foin dans les bottes ; ce qui l’entraîne c’est l’idée que ce foin a été, non pas récolté, mais maraudé. Le pillage est ici la poésie d’état. On peut aimer l’argent gagné ; l’argent conquis est adorable !

M. Baptiste était venu, il avait vu, il avait vaincu, parce que tout en lui criait qu’il « avait de quoi. »

Ce qu’il portait sur lui, depuis ses bottes jusqu’à la fameuse épingle chevaline, depuis la cravate d’azur jusqu’au stick à pomme d’onyx accusait le choix fait par le serviteur intelligent dans les « affaires » de son maître.

Mlle Félicité, experte connaisseuse en dépouilles opimes, n’avait même pas essayé de retenir son cœur. M. Baptiste aurait pu l’épouser séance tenante, s’il l’eût voulu.

Son ambition n’allait pas jusque-là. Il avait, ce bon Baptiste, la bosse de l’obligeance : il voulait seulement se rendre utile et aider au service. Par malheur, c’était justement la chose impossible.

Quand il avait fait ses offres, en arrivant, Mlle Félicité, atteignant du premier coup aux plus extrêmes limites de la confiance, avait répondu :

— M’en parlez pas ! le service est fini. Vous avez entendu le bœuf gras là-bas, qui a dit de fermer la porte. On ne rentrera plus. C’est du drôle de monde, vous savez bien, puisque je vous ai déjà raconté, avant-hier, la chose des trois olibrius de la semaine passée qui tombèrent au milieu de la nuit par le tuyau de la cheminée, et qu’on invita à souper. Ils sont là tous les trois aujourd’hui.

— Et l’autre ? demanda M. Baptiste, le jeune premier ?

— M. Édouard ? Un amour, celui-là ! Il a des louis d’Amérique qui valent cinq francs cinquante de plus ! Il n’est pas là, mais je crois qu’on l’attend.

— Et Germand a eu congé aujourd’hui ?

— Parbleu, fit Mlle Félicité d’un air fin.

— Vous croyez qu’on n’a pas confiance en lui ?

— J’en suis sûre.

— Et alors on a confiance en vous ?

Mlle Félicité sourit en passant ses mains sous son tablier. M. Baptiste lui rendit son sourire.

Pour le coup, Mlle Félicité crut qu’on allait en finir avec les bavardages préliminaires et aborder le bon motif. Elle aiguisa son regard pour lancer une œillade à fond, puis elle baissa les yeux précipitamment.

Elle ne se doutait pas du tout de ce fait que M. Baptiste, sérieux stratégiste, était en train de changer complètement ses batteries.

M. Baptiste avait dépensé beaucoup de soins et beaucoup d’adresse pour prendre cette position d’amoureux qui lui ouvrait la villa de Mme Marion ; dans son idée première, ce rôle était suffisant et sa plus grande crainte était qu’on ne lui supposât d’autres vues que celles d’un prétendu loyal.

Il comptait aider sa promise ; en aidant, il était à peu près sûr, d’entendre et de voir. Le fait d’entrer au salon sous son déguisement pouvait être dangereux ; mais il était brave, et, comme tous ceux de son métier, il poussait l’orgueil professionnel jusqu’à croire que l’anneau de Gygès était dans sa poche.

Le terrible examen du père Preux lui-même ne l’aurait pas effrayé ; il avait souri à l’idée téméraire de servir un bock au Poussah !

Mais maintenant que la porte du salon était close, par ordre, le rôle d’amoureux ne valait plus rien. Il fallait renoncer au hasard. Au lieu de jouer une comédie sous les yeux trompés de Mlle Félicité, il fallait la mettre dans la pièce.

Ce n’était plus une dupe que voulait Vincent Chanut, il avait besoin d’une complice.

Aussi, pendant que Mlle Félicité, attendant l’effet de son œillade, avait les paupières baissées, une transformation radicale s’opéra dans la personne de Vincent Chanut.

L’enveloppe restait, mais, au lieu de la physionomie bête et prétentieuse du « gent de service » en bonne fortune, le regard de Mlle Félicité, quand il se releva, trouva un visage soucieux et sévère jusqu’à la dureté.

Elle eut peur tout de suite et resta bouche béante à écouter M. Chanut qui disait d’un ton solennel :

— C’est grave, très-grave. Au moins, ce Germand pourra prouver qu’il n’était pas là, mais vous, ma fille, votre affaire n’est pas bonne !


XXX

PORTES CLOSES


Mlle Félicité avait écouté ce qui précède avec une inquiétude croissante. Ses dents claquaient déjà quand le faux Baptiste se tut.

— Alors, c’est des voleurs ! dit-elle : je m’en doutais ! ou des sociétés secrètes !

Et comme M. Chanut ne répondait pas, elle ajouta :

— Vous venez de la part de l’administration, bien sûr !

Car il y a deux argots : l’argot filou qui dit : la rousse, l’argot respectueux ou poltron qui murmure : l’administration.

Les deux signifient police.

Il faut redouter ceux qui parlent le premier argot et se méfier des autres.

M. Chanut eut un sourire majestueux et dit :

— Ma chère enfant, j’espère que, dans votre position, vous n’avez pas la prétention de me faire subir un interrogatoire.

— Ma position ! répéta Mlle Félicité. J’ai mon livret en règle, dites donc ! et mes certificats ! Et dire que j’ai donné dans le panneau ! j’aurais juré que vous sortiez de chez un mirliton de la Maison-d’Or ! Sapré mâtin de sort ! ces gaillards-là ont-ils du talent ! On doit vous payer gros tout de même, vous, pas vrai, à la préfecture !

Ceci fut prononcé les mains jointes et sur le ton de la plus ardente admiration.

M. Chanut fut intérieurement flatté. Ainsi l’oreille d’un académicien est-elle chatouillée même par les bravos qui descendent des cintres.

— Ma chère demoiselle, reprit-il avec bonté, je ne vous crois pas coupable…

— Comment ! coupable !

— Ah ! la paix ! s’il vous plaît ! Nous ne sommes ici ni vous ni moi pour discuter. Si vous vous comportez convenablement, je me fais fort de vous tirer d’affaire, et mieux que cela, vous aurez peut-être la prime.

— C’est donc des grands coupables ? s’écria la femme de chambre. Est-ce que leur tête est mise à prix ? Misère, tout de même, misère ! Je n’avais pas bonne idée de cette Mme Marion-là !

Puis avec une volubilité soudaine :

— Mais, c’est égal, je me représentais les agents avec une vieille lévite toute longue, des cheveux plats, quelque chose de jaune à la boutonnière, ou de vert, et un chapeau retapé. Jamais je n’aurais cru qu’ils pouvaient prendre la tournure élégante de quelqu’un de comme il faut, surtout d’un homme de maison, stylé à la papa. C’est que ça y était, dites donc, farceur ! Combien vaut-elle, la prime ?

— Cinq louis.

— Pas cher. A-t-on assassiné ? Je jure devant Dieu mon innocence ! Et alors, c’est fini, entre nous, les simagrées de conjungo !

— Savoir !

— Ah ! Farceur ! farceur ! je n’en reviendrai jamais qu’il y a dans cet état-là des personnes si agréables ! Vous savez, on se couperait en six rien que pour vous obliger, monsieur Baptiste. Que faut-il faire ?

Je crois qu’il y eut un baiser galamment échangé. M. Baptiste répondit :

— D’abord, il faut me donner la carte exacte de l’établissement : le dedans, le dehors, le dessus, le dessous. Ensuite, me laisser le maître absolu de la maison et ne bouger que sur mon ordre. On ne s’en repentira pas.

— Ça va ! s’écria Mlle Félicité. Hormis le jeune M. Édouard, je n’ai rien pour tout ce peuple-là… et vous me ferez voir le grand bureau des mouchards, rue de Jérusalem, pas vrai, par-dessus le marché ?

Le traité ayant été ainsi conclu et signé, M. Chanut, libre de ses mouvements, commença l’attaque de la porte, qu’il ouvrit sans produire le plus léger bruit. Mlle Félicité, retenant son souffle, admirait par derrière. Nous nous souvenons que le père Preux avait éventé le stratagème uniquement par la différence presque imperceptible produite entre le plan de la porte et celui de la boiserie.

De même, M. Chanut, quoiqu’il lui fût impossible de voir les hôtes de Mme Marion, éventa le contre-stratagème du père Preux à l’aide de symptômes que ni vous ni moi nous n’aurions assurément perçus : parmi ces symptômes il faut ranger en première ligne le vide même du discours prononcé par le Poussah. M. Chanut dut se dire que les Cinq ne s’étaient pas réunis tout exprès pour entendre de pareilles balivernes.

Quand Mylord, ouvrant brusquement la porte du salon, bondit sur la proie absente, M. Chanut était à la cuisine avec Mlle Félicité, tourmentée par une crise de sympathie, dont le cas de Calypso ni même celui de Didon, fille de Bélus, roi de Tyr, ne saurait donner la plus légère idée.

— Sapré mâtin ! dit-elle pendant que sa main tremblait en versant deux verres de fine champagne, vous êtes un homme aimable et bien conservé, monsieur Baptiste ! Et c’est sûr que vous autres de la préfecture, vous entendez l’herbe pousser ! Est-ce vrai que le gouvernement occupe aussi des dames !

Elle but les deux verres, parce que M. Baptiste n’avait pas soif, et ajouta :

— Le cœur excuse tout, pas vrai ? c’est un caprice qui me tient en votre faveur à laquelle je préfère mourir que d’y résister ! Dites qu’on se fréquentera, nous deux, et je vous donne les moyens de les voir travailler bien à votre aise, comme aux premières loges du spectacle ! Il y a l’armoire double de la chambre ronde qui servait aux anciens libertinages d’avant la Révolution. Vous serez là mieux qu’un saint dans sa niche ! venez !


Au salon, Mme Marion avait la parole.

— J’ai fait longtemps mes affaires toute seule, disait-elle, et mon vieil ami Preux peut bien avoir raison ; mes affaires n’en allaient pas plus mal. Cependant, il y a des choses qui exigent de l’aide. Tout le monde crie contre les domestiques et tout le monde en a. Je n’ai pas lu beaucoup de romans, mais j’en ai trop lu encore, à ce qu’il paraît, car ce sont les romans qui m’ont donné l’idée de fonder une association dont je serais la maîtresse souveraine, et composée d’outils humains largement rétribués…

Ici, le Poussah mit quatre doigts de cognac au fond de sa chope et les but, contre le froid de la bière. C’est recommandé par les vrais amateurs.

— Ceux qui savent travailler, dit-il, n’ont pas le temps de faire des livres.

— Ces outils, continua Mme  Marion, je ne les ai pas choisis : je les ai trouvés réunis. Je ne me plains pas d’eux. Je sais très-bien à quoi j’emploierai Mœris et Moffray qui, jusqu’ici, chez moi, ont l’air de vivre de leurs rentes ; et quant au jeune Donat, il m’a déjà rendu un très-grand service.

— Et il a dérangé tout votre plan ! interrompit le père Preux. C’est un aimable garçon, quoiqu’il soit tout malade aujourd’hui de l’impériale raclée qu’il a reçue cette nuit sous mes fenêtres, cité Donon.

Mylord, droit et digne sur son siège, ne daigna même pas regarder le Poussah.

— S’il faut l’avouer, reprit Mme  Marion, les aides que je cherchais, je les cherchais à cause de vous, cher monsieur Preux, et contre vous. Je savais que vous m’aviez retrouvée et reconnue…

— Et vous vouliez me faire mon affaire, hé, l’enfant ?

— Fi donc ! s’écria la châtelaine.

— Dame ! riposta bonnement le gros homme, pour payer à quelqu’un un réchaud de charbon dans une chambre bien calfeutrée, comme vous fîtes au docteur Strozzi, il faut loger ensemble, et la rue Saint-Guillaume est loin de la cité Donon, ma perle !

— Quelle mémoire ! murmura Mme  Marion qui le regarda en souriant.

Le Poussah poursuivit en lui envoyant un baiser :

— Continuons : vous aviez donc besoin de quelqu’un ; or, l’ancien no 1, qui était un luron capable, va être jugé aux prochaines assises pour récidive.

— En fait de quoi ?

— En fait de meurtre.

Mœris et Moffray devinrent tout blêmes.

— J’ignorais cela, dit Mme Marion.

— Et nous aussi s’écrièrent à la fois Mœris et Moffray.

— Moi ! fit Mylord, je le savais.

— À la bonne heure ! approuva le père Preux. Le petit percera. Ma chère belle, ajouta-t-il en s’adressant à Mme Marion, j’ai vu le temps où les Cinq formaient une association présentable, mais l’ancien no 1 était le dernier bon : en prenant les autres, vous avez acheté une noix creuse. J’ai été le banquier de la confrérie à l’époque de sa gloire, mais voilà déjà plus de six mois que j’avais coupé le crédit. Allez, mon ange. Je ne suis ici que pour vous.

— Je n’ai pas besoin, reprit Mme Marion, de vous expliquer l’opération. Chacun de ceux qui sont ici a mis la main déjà dans ce sac inépuisable. Je dois cependant vous apprendre ce que j’ai fait ; mais auparavant, et pour répondre à votre désir, mon excellent ami, je déclare que l’hôtel et le parc de Sampierre sont à vous, quoi qu’il arrive ; je m’engage, en outre, à ne point contrarier vos vues sur la jeune demoiselle qui porte le titre de princesse d’Aleix…

— Bien, bien, fit le Poussah qui avait aux lèvres un singulier sourire ; pourquoi vous intéresseriez-vous à celle-là ? Allez !

Mme Marion continua :

— Des événements éloignés de nous m’avaient mise à même de connaître, dans ses détails les plus cachés, le prologue d’un drame qui laissait vide le berceau du cadet de Sampierre. Je n’ai pas à dissimuler devant un homme qui sait par cœur ma vie, que je tiens moi-même, par un lien assez étroit, à cette famille, non pas à M. le marquis mais à sa femme, la princesse Domenica Paléologue. L’idée qui va nous enrichir tous naquit en moi au-delà de la mer. À deux mille lieues de Paris, sur les bords de l’Océan Pacifique, j’acquis cette certitude que le cadet de Sampierre vivait.

Puis je le perdis de vue.

Puis encore j’eus connaissance du décès de son frère aîné, à Paris : de là mon plan.

Je revins en France. J’ignorais que d’autres avaient combiné un plan tout pareil au mien. Je me rapprochai de Mme la marquise et n’ai pas peu contribué à développer en elle le germe de cette passion qui a couleur d’extravagance et qui la pousse à chercher un enfant, mort-né en quelque sorte, et disparu depuis vingt ans. Vous savez les sommes considérables que Mme la marquise a prodiguées déjà pour l’accomplissement de cette œuvre.

Je laissais faire et je suivais mon plan. Les autres pouvaient courir ; je savais que j’arriverais au but la première. Pour cela, il fallait inventer de toutes pièces le personnage que je continuerai d’appeler, s’il vous plaît le numéro 1, et qui n’a rien de commun avec celui de la Cour d’assises.

Ce personnage devait réunir certaines conditions indispensables d’âge, de figure et de tournure. Il fallait qu’il eût habité l’Amérique…

— Et qu’il eût de vagues souvenirs, n’est-ce pas, intercala le père Preux, comme le Georges Brown de la Dame Blanche… « Chantez (bis) refrain d’amour et de guerre… »

— Vous vous trompez, répliqua sérieusement Mme Marion. Fiez-vous à moi ; je suis ferrée sur les matières de l’examen. Les deux frères de Tréglave, gardiens du jeune Domenico, l’avaient laissé dans un état de complète ignorance. Notre no 1, pour bien jouer son rôle, devait être dépourvu de toute notion à l’endroit de sa naissance. Je cherchai…

— Jusque dans les profondeurs du bal Mabille, madame la baronne !

— Et je trouvai…

— Mieux que vous ne vouliez ! s’écria le Poussah en éclatant de rire. Vous qui êtes l’habileté même, belle chérie ! tomber sur le pupille de votre ancien amoureux ! sur l’héritier lui-même ! Et n’y voir goutte !

— Le hasard avait fait, répondit Mme Marion sans rien perdre de son calme, que je ne m’étais pas rencontrée une seule fois depuis vingt ans avec celui qui porte maintenant le nom de capitaine Blunt.

Le Poussah, qui était d’humeur taquine, s’écria gaiement :

— Aussi, quelle joie, trésor, quand vous allez pouvoir bientôt vous jeter au cou d’une si vieille connaissance !


XXXI

DEUX LETTRES


Cette fois, Mme Marion ne jugea pas à propos de répliquer.

Depuis qu’on parlait du no 1, Mylord avait pris un air de dignité blessée.

Mœris et Moffray écoutaient curieusement. C’était la première fois qu’on les initiait si franchement à l’intrigue de la comédie. Tous les deux étaient hommes à comprendre à demi-mot.

— On avait eu cette idée de fabriquer l’héritier, dit Mœris, lors de la grande expédition d’Amérique : une affaire Tichborne, parbleu ! prise de longueur ! Si nous avions été en Angleterre, où la loi est si commode pour jouer à cache-cache, ça aurait marché tout seul. On consulta même un médecin au sujet de la cicatrice à imiter. Le médecin répondit qu’il était trop tard et que le premier gâte-chair venu pouvait juger l’âge d’une cicatrice. Le Pernola n’aurait pas manqué d’éplucher la chose au microscope.

Mylord avait peine à contenir son agitation. Il restait immobile sur son siège, mais le sang lui montait à chaque instant au visage.

— Madame, demanda-t-il en ce moment, est-ce que vous n’allez pas enfin parler de mes droits ?

— Et de l’échelle à papa, hé ! garçon ? ajouta le Poussah, qui le regarda en riant au travers de sa chope. Laisse-nous causer, ton tour viendra.

Mylord se redressa, et son regard choqua intrépidement celui du gros homme, qui dit :

— Toi, tu me plais, Fanfan. Je voterai pour toi si je suis juré quand il s’agira de te couper le cou. Allez, Laura-Maria, allez, ma fille !

— Nous n’avons désormais le temps, reprit Mme Marion, ni de nous quereller, ni de plaisanter. La pièce a duré vingt ans, mais son dernier acte va courir la poste, et dans quelques heures tout sera fini. Ne m’interrompez plus. D’une minute à l’autre le numéro 1 peut entrer en scène…

— Ah ! ah ! fit le Poussah, à la bonne heure ! ça brûle, alors ?

Mœris et Moffray, d’un mouvement involontaire, avaient rapproché leurs sièges.

Mylord étendit sa main.

— C’est moi qui suis le no 1, prononça-t-il avec une grave émotion, je le jure ! Vous m’arracherez la dernière goutte de mon sang avant de me faire renoncer à mon nom et à ma fortune légitimes !

Comme on riait, la châtelaine dit :

— Messieurs, vous serez juges. Moi, je penche un peu du côté de notre ami Donat. Quand j’ai choisi le jeune homme du bal Mabille, je ne savais pas qui il était. Et certes, si je l’avais su, j’aurais béni le hasard ; l’association des Cinq n’existerait pas et j’aurais tout bonnement rendu le fils à sa mère, me contentant d’un ou deux millions pour récompense honnête. Mais maintenant qu’il y a tant de larges bouches autour du gâteau… le jeune homme de Mabille a son droit, messieurs, il ne nous devrait rien, tandis que Donat nous devrait tout.

À ce moment, Jabain, le soldat du père Preux, se montra dans la grande allée du jardin.

Son sabre était au fourreau et Jules ne le suivait plus.

— Voilà le troisième héritier, dit le Poussah ; ce serait peut-être le meilleur de tous… Eh bien, Jabain, quelles nouvelles ?

— La nouvelle que j’ai fait la fin du chien, répondit Jabain, sans méchanceté et par légitime défense, qu’il s’était mis avec Chopé contre moi pour me nuire.

— Tu as donc trouvé le fiacre ?

— Oui, au cordon du Nord, et Chopé m’a reconnu et quand il m’a allongé son premier coup de fouet, le chien est devenu furieux, me sautant à la gorge, que j’aurais été étranglé vif sans M. Zonza, de l’hôtel…

— Le valet du comte Pernola ! s’écria Preux.

— Oui, à cheval, qu’il m’a dégagé de mon péril pour me demander où vous étiez, étant chargé d’une commission pour vous, j’entends toujours de la part de M. Zonza de l’hôtel…

— Et où est-il ?

— En dispute, là-bas, avec un autre voisin, Joseph Chaix, de la cité Donon, qui a commencé à s’expliquer avec lui en le tirant par la jambe et le faire tomber de cheval en grand, les quatre fers en l’air… Alors, j’ai détalé, Chopé relevant M. Zonza, et j’ai communiqué un coup droit au chien, ne pouvant passer pour manquer d’indulgence avec les bêtes, puisqu’il m’affronte depuis ce matin, à vouloir me dévorer.

La grosse sonnette de la porte extérieure retentit violemment.

Le Poussah fit signe à Jabain d’approcher et lui dit à l’oreille :

— Écoute bien : Lamèche et le Hotteux sont au bouchon sur la route de Sèvres avec les autres. Va les chercher. Deux hommes pour veiller le fiacre. Le reste ici, autour de la maison, pour pincer M. Chanut. Gros pourboire. C’est des affaires de commerce… au galop !

Il ajouta tout haut :

— Disparais et respecte le restant des prunes !

Jabain fit demi-tour et s’éloigna en disant :

— On ne s’aimait pas, le chien et moi, c’est sûr, mais c’est lui qui avait tort, ayant commencé, j’en lève la main !… Deux hommes au sapin, le reste en tirailleurs. Pincer Chanut. C’est facile à retenir.

Mlle Félicité se montra à la porte et dit :

— Il y a un homme déchiré, qui a l’air d’avoir été battu et roulé. Il apporte une lettre pour M. Preux. Il dit que M. Preux est ici. Connais pas M. Preux.

— Donnez, bergère, fit le Poussah, et offrez un verre de vin au porteur, pendant qu’il attendra la réponse.

Mlle Félicité sortit et retourna près de Zonza qui se frottait les côtes à la cuisine, en compagnie de son vainqueur Joseph Chaix. Il y avait trêve entre eux.

Ici une explication de détail est nécessaire : le gros coup de sonnette n’appartenait pas à Zonza. Zonza était arrivé depuis plusieurs minutes et sa lettre aussi.

Félicité avait d’abord porté la lettre à son nouveau maître et seigneur, Vincent Chanut, installé bien commodément par ses soins en un lieu dont nous parlerons bientôt.

C’était sur l’ordre même de Chanut que Mlle Félicité avait délivré le message au père Preux, le véritable destinataire.

Le gros coup de sonnette venait de Joseph Chaix, également porteur d’une lettre. Nous savons que celle-là était adressée à Chanut en première ligne et, à son défaut, à M. Preux ou à Mme Marion :

Le Poussah ne fut pas long à déchiffrer la missive apportée par Zonza. Elle ne contenait que ces mots :

« Cher voisin, je ne me sens plus de force à garder tout seul ma vivante mine d’or. J’ai dû faire revenir M. le marquis de S… qui me semblait par trop exposé dans sa maison de santé, mais maintenant qu’il est seul dans ce pavillon isolé, je tremble. Je n’ai personne à qui me confier et je crains jusqu’aux domestiques de l’hôtel. Je réclame franchement votre aide. Vous y mettrez prix que vous voudrez. Hâtez-vous, je vous attends. »

Point de signature.

Le Poussah mit sa pipe sur la table. Il but avec réflexion sa chope pleine jusqu’aux bords.

Et comme tous les yeux l’interrogeaient, il dit :

— C’est mon voisin, M. le comte Pernola, qui nous invite à finir M. le marquis de Sampierre cette nuit.

— Pourquoi ? demanda Mme Marion, exprimant l’étonnement général.

— Je ne sais pas encore, repartit le Poussah : je cherche.

Félicité ouvrit de nouveau la porte pour dire :

— C’est encore une lettre pour M. Preux.

— Qui l’a apportée ?

— Un jeune homme… qui a l’air d’avoir roulé et battu l’autre messager.

— Donne-lui à boire, bergère, et qu’il attende.

Cette seconde lettre était de Charlotte et encore plus courte que celle de M. le comte Pernola. Avant de la lire, papa Preux dit à Mme Marion :

— Voici peut-être la réponse à votre pourquoi, ma belle.

La lettre était ainsi conçue :

« Marquis de Sampierre seul au pavillon. Saigné à blanc par Pernola, qui a en poche la fortune entière (y compris les biens de Paléologue) par contrats notariés, dont la date est antérieure à l’interdiction. Agir cette nuit ou jamais, car demain, les millions seront envolés. »

Le père Preux lut par deux fois ce laconique bulletin, puis il emplit sa chope d’un air songeur.

— Eh bien ! fit Mme Marion.

— C’est comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ma poule, répliqua le père Preux. Voici la réponse à votre question. La petite princesse d’Aleix, qui est de mes clientes…

— Comment ! celle-là aussi ! C’est donc vrai !

— … À l’obligeance de me prévenir, continua le Poussah, que mon futur hôtel, mes terrains et tout l’espoir enfin du nouveau Quartier-Preux naviguent vers de lointains rivages dans la poche du Pernola, déjà nommé, — lequel bandit, après avoir vidé le marquis de Sampierre, nous engage à nous occuper de ce pauvre homme.

— Et quel intérêt a-t-il à cela maintenant ?

— En Italie, répondit le Poussah, ils ont de la capacité. Entre scélérats, ils se jouent des tours très-cocasses. On fourre dans la tête d’un collègue, n’est-ce pas, l’idée d’enlever un millionnaire à qui, préalablement, on a servi à souper…

Le Poussah cligna de l’œil. Autour de lui les figures n’exprimaient plus la curiosité, mais bien l’étonnement que cause à un public d’amateurs un tour de force crânement exécuté. Tout le monde était déjà fixé. Mylord dit :

— Le truc est bon ! Jos. Sharp ne l’a pas dans son registre.

— Chaque pays a ses dragées, fit observer paisiblement le Poussah. Laura, ma fille, donnez-moi ce qu’il faut pour écrire et sonnez la bergère.

Mme Marion obéit aussitôt. Le père Preux traça lourdement une demi-douzaine de mots sur deux feuilles de papier qu’il mit sous enveloppe, puis il dit à Mlle Félicité, appelée par le coup de sonnette :

— Voici pour le battu et voici pour l’autre. Vous pouvez montrer ces deux autographes, en passant, à M. Chanut, l’éminent observateur qui était caché tout à l’heure de l’autre côté de la porte… avec tous mes compliments d’amitié… et prévenez les deux messagers qu’ils n’ont pas besoin de se battre en chemin. La paix est signée. Aller, ma coquine !

Dès que Félicité eut passé le seuil, le Poussah se tourna vers Mme Marion et ajouta :

— Nous autres, nous n’avons plus qu’un ennemi, c’est le Pernola — à moins qu’il ne soit notre ami intime dans une heure. Parlons bref, mais n’omettons rien ; je vous garantis que nous avons tout le temps de jouer notre partie. Ces machines compliquées sont simples comme bonjour, au fond, et Gribouille est le père de toutes les finesses. Si, par hasard, mon collègue Vincent Chanut est à portée de m’entendre, il n’a qu’à entrer, je lui offre le fauteuil de la présidence. La question est désormais de savoir si nous avons assez d’atouts pour gagner en abattant cartes sur table. Causez, mignonne ! Vous en étiez à nous dire que vous aviez mis la main sur le lingot d’or malgré vous et que d’un instant à l’autre le no 1 pouvait frapper à cette porte. Ce serait fameux !… Continuez, nous sommes tout oreilles.


XXXII

MYLORD


Mme Marion consulta sa montre. Il y avait en elle des symptômes de fatigue, mais son intrépidité n’était pas entamée, et ce fut avec un calme souriant qu’elle répondit au père Preux :

— Il me reste à vous apprendre, en peu de mots, les mesures que j’ai prises vis-à-vis de Mme la marquise de Sampierre.

Ici elle donna le compte rendu très-abrégé de l’entrevue qui avait eu lieu, ce matin même, rue Saint-Guillaume ; elle dit le sommeil magnétique, provoqué par la bague aux armes de Tréglave, l’incident de la lettre-miracle, si difficile à déchiffrer, la puissance surnaturelle dont la pauvre Domenica s’était crue investie et ses velléités de despotisme.

Tout cela fut exposé avec une clarté merveilleuse, et le père Preux disait de temps en temps dans son verre :

— Quel talent ! Mais vous savez ? elle parle pour les tribunes !

Le fait est que Mme Marion, ou plutôt la belle baronne Laure de Vaudré (car dans le récit de la « consultation » elle avait arraché son masque pour tout le monde), le fait est que la belle Laure élevait de temps en temps la voix comme si elle eût souhaité d’être entendue à travers les cloisons.

Notre siècle, souvenez-vous de cela, a inventé la fusion à outrance, chimie nouvelle. On fusionne entre chien et loup, entre chat et rat, entre plaie et couteau. Cicéron, de nos jours, allumerait son cigare au brûle-gueule de Catilina… Vincent Chanut, invisible, devenait par le fait, tout doucement, le membre le plus important du conciliabule. On lui faisait des coquetteries.

La belle Laure glissa sur la scène du boudoir, où Mylord-Endymion lui avait montré son acte de naissance. Elle détailla au contraire, avec une évidente complaisance, la visite de M. Chanut, dont elle termina ainsi le récit :

— C’est l’homme le plus adroit que j’aie rencontré jamais ! Mon vieil ami M. Preux sait à quel point je suis désireuse de retrouver la fille de ma sœur…

— Oui, oui, interrompit le Poussah en riant, la sœur d’Amérique qui ne se conduisait pas bien ! Comment va-t-elle ?… Vincent est un joli braque ; à nous deux, nous serions capables de retrouver cette enfant-là.

— Vous n’avez pas pu la retrouver tout seul ! fit Laure dont la voix changea, exprimant une réelle émotion.

— Pas pu ! pas pu !… répéta le Poussah comme on proteste contre une injure ; entendons-nous…

Il s’interrompit et ajouta bonnement :

— C’est juste ! pas pu !… On n’est pas tout à fait sorcier, dites donc ! Allez, mignonne.

— Après avoir quitté M. Chanut et avant de venir ici, continua Laure qui baissa la voix, vous pensez bien que j’ai mis ordre à l’affaire de Tréglave. Je me suis occupé de ce capitaine Blunt, qui a promesse d’une entrevue avec moi pour demain…

— Celui ou ceux que vous avez dépêchés chaussée des Minimes, interrompit encore le Poussah, n’ont dû trouver personne à la maison. Je connais quelqu’un qui s’est occupé aussi aujourd’hui de capitaine Blunt. Ce matin, à dix heures, il demandait M. le marquis de Sampierre à la conciergerie de l’hôtel. Pas fort, le bonhomme ! M. le marquis est arrivé au pavillon un peu après midi. Dès onze heures, sur des renseignements loyalement fournis par mon bureau, capitaine Blunt roulait en sens contraire au galop sur la route de la maison de santé, où il devait ne plus trouver personne.

— Il reviendra, dit Laure.

— Croyez-vous ?

Ceci fut lancé roide et sec.

Et le Poussah but.

Personne que lui n’avait fumé dans le salon, mais sa pipe avait meilleure odeur que dix pipes ordinaires. Malgré la fenêtre ouverte on eut coupé l’atmosphère au couteau.

— En tout cas, reprit Laure, vous comprenez maintenant ma ligne de conduite. La marquise est à nous corps et âme. Désormais, le no 1, quel qu’il soit, n’a plus qu’à paraître pour tomber dans ses bras.

— C’est un chef-d’œuvre tout uniment que votre campagne, ma perle ! déclara le Poussah. Mais la marquise ne peut ouvrir que ses bras.

— Et c’est la caisse qu’il faut ouvrir ! dit Mœris.

Moffray insinua :

— J’ai idée que Mme la baronne n’a pas fini…

— Je le sais bien ! s’écria Preux. Ah ! si vous l’aviez vu travailler il y a vingt ans ! Voyons, bijou, ne nous faites pas languir ! Est-ce vous qui avez fait revenir M. le marquis en son hôtel ?

— Non, répondit Laure. Ce n’est pas moi. À quoi bon ? Le marquis ne peut rien de plus que sa femme puisqu’il est légalement interdit.

— Et alors ?

— J’avais consulté dès longtemps Moffray… et d’autres. L’interdit, assisté de son conseil judiciaire, renaît à la puissance civile.

— C’est vrai, mais le conseil est loin. Le Pernola avait pris ses précautions. Pour réunir les parents dispersés de Sampierre et de Paléologue, il faut un temps du diable…

— Ils sont réunis, dit Laure.

Il y eut un mouvement dans l’assistance, où personne ne connaissait l’arrivée des membres du conseil de famille. Le père Preux cessa de bourrer sa pipe.

— Où ça réunis ? demanda-t-il.

— À Paris, répliqua Laure.

— Voilà un beau coup ! s’écrièrent à la fois Mœris et Moffray.

Mylord avait des gouttes de sueur aux tempes.

— Ma parole, ma parole, gronda le Poussah en posant sa pipe sur la table, c’est gentil tout plein !… Qui les a convoqués ?

— C’est moi.

— J’entends bien, mais sous quel prétexte ? au nom de qui ? et comment ?

Laure souriait.

— Que vous importe ? dit-elle. Je les ai appelés, ils sont venus, cela ne vous suffit-il pas ?

— Si fait, parbleu !… Et vous comptez présenter le petit ?

— Aujourd’hui même : cette nuit.

— Bravo ! mais lequel ?

Mylord ne respirait plus.

— Oui, lequel ? répétèrent Mœris et Moffray qui lui jetèrent un coup d’œil goguenard, pendant que le père Preux ajoutait :

L’Américain Édouard, Donat, notre gentil serrurier ou mon soldat Jabain ? Brelan d’héritiers !

Mylord se leva. Il était blême de passion.

— Vous serez généreusement payés, balbutia-t-il avec l’emphase chevrotante des gens ivres. C’est moi ! vous savez bien que c’est moi ! gentlemen ! messieurs ! mes amis ! mes chers amis ! Rien ne me coûtera. Je me ruinerai pour vous enrichir ! Et j’épouserai madame la baronne, qui sera comtesse, marquise, princesse !…

Il y eut autour de lui un éclat de rire général. Les larmes lui vinrent aux yeux : larmes de convoitise ardente où la colère se mêlait déjà.

— Je vous en prie, continua-t-il en joignant ses mains qui tremblaient, je vous en prie, laissez-moi faire cette affaire-là… madame ! oh ! madame ! Vous serez heureuse avec moi ! J’ai de l’amour pour vous ; ah ! de l’amour brûlant : seulement je ne sais pas l’exprimer parce que j’ai vécu dans l’innocence et dans la modestie. Je suis très-doux, doux comme les petits enfants ; je vous obéirai. La mollesse, le luxe, les plaisirs seront votre partage, et je vous respecterai… tenez ! comme si vous étiez ma mère !

L’hilarité redoubla sur ce mot. Mylord eut du sang dans les yeux.

Mais sa voix devint plus suppliante encore. On devinait qu’il avait envie de s’agenouiller.

Mœris et Moffray ne voyaient là qu’un fait grotesque.

Laure songeait, l’œil à terre et les sourcils froncés.

Le Poussah regardait bouche béante.

Mylord continuait :

— Nous serons si heureux ensemble ! Moi, je n’ai pas de besoins ; je vis de rien. Donnez-moi tout, je vous le rendrai. Mes mœurs sont pures. Je ne connais pas le péché…

Il s’arrêta, regarda à la ronde et dit tout bas :

— Dieu me damne ?… ne riez plus ! je ne veux plus qu’on rie !

Sa tête s’était rejetée en arrière convulsivement et tout son corps tremblait avec violence.

— Il devient enragé ! dit Mœris non sans inquiétude.

Moffray retira de sa poche sa main qui tenait un pistolet tout armé. Le Poussah murmura :

— Méfiance ! c’est un tigre !

Il n’avait pas achevé que Moffray terrassé roulait sur le tapis. Son pistolet était dans les mains de Mylord qui le lança par la fenêtre.

Vous ne l’auriez pas reconnu. Sa figure était terrible à voir. Son regard rouge choqua celui de Mœris qui se réfugia derrière la table.

— Je n’ai pas besoin d’arme, prononça-t-il entre ses dents serrées. Je ne suis pas méchant, mais je veux mon bien. Ne me résistez pas : j’ai tué mon père !

Le fauteuil du Poussah sauta sur le parquet. Laure dit froidement :

— Alors, vous ne pouvez pas être Domenico de Sampierre.

Mylord leva la main sur elle ; elle se croisa les bras et ajouta :

— M. le marquis de Sampierre n’est pas mort.

Toute l’effrayante colère de Mylord tomba comme par enchantement. Il recula d’un pas et jeta à Laure un regard plein de soumission timide en répondant :

— Je suis encore bien jeune et sujet à commettre des imprudences. Vous avez raison, madame, je n’ai pas tué mon père. C’était pour me vanter. On ne peut pas avoir tué un vivant, et mon père est vivant… Ah ! Jos. Sharp m’aurait puni sévèrement pour cette maladresse !… Je mangerai du pain sec et je boirai de l’eau pendant trois jours…

Il riait un rire enfantin, mais qui donnait la chair de poule.

— Trois jours ! huit jours ! Écoutez ! Vous savez si j’ai de la religion ! Voulez-vous que je vous fasse un serment sur la sainte Bible ? le serment de partager avec vous… et de faire tout l’ouvrage ! Les deux Blunt, je me charge d’eux. Ce Vincent Chanut, je me charge de lui… Et du comte Pernola et de la jeune princesse… et de tous, je l’ai dit : de tous !… Le docteur Jos. Sharp répugnait à verser le sang ; moi aussi. Le docteur Jos. Sharp enseignait : « Ne tuez pas pour moins de quatre mille livres. » Cela fait cent mille francs en argent d’ici. Combien y a-t-il de fois cent mille francs dans l’héritage de Sampierre ? Il y a cent fois, mille fois cent mille francs, n’est-ce pas ? Et plus ! Il est permis de tuer mille hommes !

Il étendit la main et poursuivit avec un sauvage enthousiasme :

— La sainte Bible n’est pas là, mais Dieu, notre Seigneur est partout. Il punit le mensonge. Mes amis, ô mes amis ! croyez en moi qui suis désigné depuis les jours de mon enfance pour être le plus riche dans Israël ! Je suis marqué au sceau de David ! Je promets de tuer sans pitié ni relâche, au frisson de mon cœur, à la sueur de mon front : de tuer tous ceux qui sont entre moi et mon héritage, je le promets, je le jure ! Êtes-vous contre moi, que votre sang retombe su vos têtes !

Sa main revint à son flanc. Il avait la tête haute et les narines gonflées.

Sa poitrine battait et se soulevait comme le sein d’une femme.

Dans le silence qui suivit, on entendit tinter pour la troisième fois la sonnette de la porte extérieure.


XXXIII

ÉLECTION DU NUMÉRO 1


On ne fit pas grande attention au coup de sonnette. Tout le monde, au salon, restait sous l’impression des dernières paroles de Mylord.

Il y avait dans cette étrange créature un amalgame de simplicité puérile et de tragique barbarie dont l’explosion soudaine avait changé le rire en terreur.

On se taisait ; Mylord lui-même, ayant dit sans doute tout ce qu’il avait à dire, restait immobile et muet.

Laure se rapprocha de M. Preux, qui lui avait adressé un signe interrogatif.

— C’est peut-être l’instrument qu’il nous faut, murmura-t-elle.

— Bigre ! bigre ! fit le Poussah, vous avez donc de bien rudes besognes !

— Il faut aviser, répliqua Laure. Tout à l’heure, je songeais à prendre la poste pour le Hâvre…

— Et le paquebot d’Amérique ? Bigre, bigre ! moi, je ne suis pas taillé pour les voyages, amour.

La porte s’ouvrit en ce moment, et Mlle Félicité montra sa figure futée.

— C’est une visite, dit-elle, une grande ; j’ai répondu que madame n’était pas à la maison, mais la princesse a insisté.

— La princesse ! répéta Laure. Quelle princesse ?

— La princesse Charlotte d’Aleix.

Ce nom prononcé fit un grand silence dans le salon.

Mœris et Moffray avaient repris leurs sièges.

Le Poussah, inquiet, eut recours à son verre.

Au contraire, une expression de triomphe, vivement réprimée, vint sur le visage de Mylord.

Laure, en ce premier instant, avait perdu son sang-froid complètement.

— Et c’est Mme Marion que la princesse a demandée ? fit-elle d’une voix qui balbutiait.

— Je ne connais pas d’autre nom à madame, riposta Mlle Félicité. Est-ce que madame en a plusieurs ?

Laure sentit la morsure et se redressa.

— Jouez serré ! murmura le père Preux derrière elle. Vous savez ? ça brûle !

— Je ne connais pas la princesse… commença Laure en s’adressant à Félicité.

Mais Mylord l’interrompit pour dire froidement :

— Madame, vous vous trompez, vous la connaissez, et il faut recevoir !

Le père Preux souffla :

— Demandez si la minette est accompagnée.

— La princesse est-elle seule ? interrogea Laure.

— Elle a sa dame de compagnie, répliqua Félicité qui semblait être aux anges, et un jeune monsieur qui s’appelait hier Édouard Blunt… Madame le connaît bien aussi, celui-là… et qui m’a prié de l’annoncer aujourd’hui sous le nom du comte Dominique de Sampierre.

— Ça se gâte ! dit Mœris à Moffray. Mlle d’Aleix va nous reconnaître !

Laure éprouvait une véritable angoisse. Elle avait cru son secret bien gardé : Charlotte ne connaissait que Mme de Vaudré. Édouard n’avait vu que Mme Marion.

Qui donc l’avait trahie ? Et que faire ?

Au travers même de sa détresse, une pensée de femme passa : Ce gros homme, ces odeurs de bière et de pipe qui emplissaient le salon, tout cela lui fit honte.

— Non ! dit-elle. Je ne puis recevoir… Je ne le veux pas !

— Il le faut ! prononça Mylord, dont l’accent était impérieux de nouveau.

— Je crois qu’il a raison, appuya le Poussah : on verra venir.

Félicité dit :

— Ils attendent.

— Mais cette atmosphère de mauvais lieu… fit Laure : dans un salon ! chez moi !

— Oh ! quant à cela, interrompit le père Preux, la minette ne craint pas ma pipe. Elle la connaît bien, la pauvre chatte !

Mylord tira Laure par sa manche.

— Ce n’est pas ici qu’il faut les faire entrer, dit-il, à cause des fenêtres.

Laure le regarda. La figure de Mylord était blanche et froide, mais ses yeux flambaient.

— Dans la chambre ronde, poursuivit-il, il n’y a pas de croisées.

— Eh bien ! fit Laure : qu’importe cela ?

— Donnez l’ordre qu’on les reçoive dans la chambre ronde. Cela importe beaucoup.

Laure hésita. En le regardant, elle se sentit frémir.

— Faites entrer au boudoir, dit-elle pourtant.

C’était ainsi qu’on désignait ordinairement la chambre ronde.

Félicité disparut aussitôt. Dès qu’elle fut partie, Laure demanda à Mylord :

— Pourquoi avez-vous parlé de fenêtres ?

— Parce que tout passe par les fenêtres, les cris et les gens.

— Pas de bêtises, dit le Poussah. Je m’oppose à toute violence avant que j’aie décampé !

— Moi aussi, dit Moffray.

Et Mœris ajouta :

— Si nous étions dans la savane américaine…

— Nous sommes à Ville-d’Avray ! interrompit le père Preux. Je plaisantais quand je disais tout à l’heure ; Vincent Chanut nous entend et nous voit. Ce n’est pas le Pérou que cet homme-là. Mais ce qu’il y a de bien sûr c’est qu’il rôde autour de nous : je le flaire… Mes pauvres enfants, j’ai idée que l’affaire est manquée. C’est dommage, nous l’aurons perdue belle !

— Je réponds de Vincent Chanut, prononça Mylord si bas qu’on eut peine à l’entendre.

Laure se rapprocha de lui. Ils avaient tous deux la même pâleur.

— Dame ! grommela le père Preux, ce n’est pas impossible… Fanfan, tu t’en charges tout seul ?

— Tout seul ! répéta Mylord.

Laure était muette.

— Ça fait un, reprit le Poussah.

Mylord répliqua :

— Dites les autres.

— Il y a la bonne, cette Mlle Félicité.

— Je réponds de la bonne.

Laure lui serra la main.

— Et le cocher qui a amené la princesse, continua M. Preux.

— Je réponds du cocher, dit encore Mylord.

— Et Chopé.

— Et de Chopé… Après ?

— C’est absurde ! s’écria Moffray.

— C’est monstrueux et idiot ! ajouta Mœris.

Laure lâcha la main de Mylord et se laissa retomber sur son siège.

Mylord resta debout et isolé.

Sa tête blonde penchait sur son épaule et lui donnait une apparence de faiblesse.

Il avait l’air si jeune qu’on eût dit un enfant.

— Cela fait sept, murmura-t-il : avec les trois de la chambre ronde : sept en tout.

— En tout ! répéta Moffray, à Charenton, bonhomme ! c’est fini, je n’en veux plus !

— Moi, s’écria Mœris, je donne ma démission et je m’en vais !

— Alors, cela fait neuf, dit Mylord paisiblement : deux de plus !

Il les regardait.

Le terrible Mœris, qui avait fait un pas vers la porte, s’arrêta. Moffray demanda au père Preux :

— Ah ça ! est-ce que vous allez vous mettre là-dedans, vous ?

Le père Preux secouait les cendres de sa pipe. Il répondit :

— Dedans, non, jamais. Je suis un homme établi : j’ai de quoi vivre.

Ses gros yeux couvaient le visage impassible de Mylord.

— Il vient de Londres, ajouta-t-il. Quand les Anglais s’en mêlent… et puis, on ne retrouvera pas une opération pareille. Après tout, s’il prend à faire… J’ai idée qu’il a son plan, cet amour-là… eh ?

Ceci était une question. Mylord y répondit par un signe de tête affirmatif.

— Qu’il expose son plan, alors ! dit Mœris.

— Permettez ! dit le père Preux, cela le regarde. Je n’ai qu’une question à lui adresser : a-t-il besoin de nous ?

— Non, repartit Mylord, vous me gêneriez.

— En ce cas, nous pouvons nous en aller ?

— Quand vous voudrez.

Le Poussah souffla bruyamment et dit :

— Au cabestan ! Un coup de main ! capitaine Mœris-Fracasse ! à l’aisselle droite ! Et vous, Moffray, à la gauche ! Appelez mon soldat Jabain qui doit avoir fini les prunes. Nous allons procéder à l’embarquement tout de suite.

Pendant que Mœris et Moffray donnaient le coup de main demandé pour démarrer papa Preux, et que Jabain, vainqueur de Jules, descendait la grande allée, Mylord prit à part Mme la baronne de Vaudré pour lui dire :

— Vous, vous restez.

— Ah !… fit-elle seulement, car les paroles ne lui venaient point.

— Pas jusqu’au bout, reprit Mylord, mais seulement pour tenir un instant compagnie à vos visiteurs qui attendent dans la chambre ronde.

— Ah !… dit Laure pour la seconde fois.

— C’est pour ne pas manquer à la politesse, poursuivit Mylord qui la regardait durement, et pour savoir un peu ce qu’ils ont dans leur idée. S’ils venaient faire des propositions, par hasard…

— Eh bien ?

— Eh bien !… répéta Mylord.

Il hésita, puis il dit :

— Faites comme vous l’entendrez, mais je refuse d’avance le partage : il me faut tout.

Il se reprit pour ajouter :

— À nous deux, bien entendu, puisque nous ne faisons qu’un.

Après quoi, il tourna le dos.

Jabain, Mœris et Moffray avaient mis le Poussah sur ses pieds. Mylord revint vers eux.

— Vous allez, dit-il d’un ton de commandement, monter en voiture…

— Ça, c’est certain ! voulut répliquer le père Preux.

— Je vous prie de m’écouter sans m’interrompre. Vous ferez arrêter la voiture au tournant de la rue, ici près et vous attendrez.

Pourquoi cela ?

— Parce que Mme Marion vous rejoindra en ce lieu.

Il coupa la parole au Poussah en poursuivant :

— Ne discutez pas.

— Ne discutons pas ! fit le père Preux, qui essayait de garder sa bonne humeur cynique. Au tourniquet, vous autres ! Et levons l’ancre ! eh ho ! Bonsoir, petit.

Mylord l’arrêta.

— Un mot encore, dit-il. Nous nous entendons bien, n’est-ce pas ? je suis le no 1 ?

— Pourquoi pas ? grommela le Poussah d’un ton évasif.

— Dites oui, tout simplement.

— Eh bien ! oui.

— Et les autres ?

— Oui, dit Laure la première.

De mauvaise grâce, Mœris et Moffray répétèrent ce mot.

— C’est-à-dire, continua Mylord dont la taille semblait grandir, que je suis non-seulement le comte Domenico de Sampierre, mais encore votre maître à vous… à vous tous ! Dites oui.

Tout le monde obéit, cette fois.

— C’est bien, conclut Mylord. Allez et marchez droit ; vous aurez de bons gages si je suis content de vous !


XXXIV

LA CHAMBRE RONDE


Le concierge Cervoyer prêta aussi main-forte pour opérer la translation du Poussah, qui atteignit la voiture grâce à ce concours de dévouements. Cervoyer s’était attelé du même côté que Jabain. S’il avait connu le sort de Jules… Mais la mort de ce fidèle gardien devait passer inaperçue au milieu des catastrophes dont Cervoyer allait être le témoin.

Quand on eut hissé papa Preux dans la voiture, dont le fond tout entier était un peu étroit pour lui, Mœris et Moffray s’assirent sur le devant et demandèrent ensemble :

— Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

— On ne sait pas au juste, repartit le Poussah. Si le petit est un pierrot, on s’asseoira dessus. Si c’est un mâle, et ça m’en a l’air, il tirera les marrons tout brûlants du feu. On laissera refroidir, et on verra voir à les manger. Attendons la fin.

Au salon, Mylord était resté seul avec Mme la baronne de Vaudré qui voulut obtenir de lui quelques mots d’explication.

— Menez-moi, dit-il au lieu de répondre, à l’endroit où vous serrez votre bois à brûler, et ordonnez à votre servante de mettre tout en ordre ici. J’ai besoin qu’elle soit occupée.

Il appuya sur ces derniers mots.

Laure fit ce qui lui était commandé.

Elle se sentait chanceler au bord d’un dénouement terrible.

Et, comme le père Preux, elle se demandait en frémissant si cet enfant était un grotesque, jouant au hasard et parodiant le sang-froid des algébristes du crime, ou bien si c’était vraiment un de ces monstrueux élus qui gagnent toutes les batailles du mal et rétablissent les situations impossibles à force de génie et de perversité.

Jusqu’alors, Laura-Maria n’avait pas trouvé son maître. Elle avait réglé elle-même le degré d’audace et même de témérité qui pouvait être atteint mais non point dépassé sur le ténébreux terrain de ses luttes.

Sa diplomatie était bien à elle ; à elle aussi appartenaient les procédés de sa stratégie. Ce matin encore elle travaillait froidement et sûrement, conduisant sa partie d’échecs avec cette hardiesse que le proverbe recommande d’allier à la prudence.

Mais, depuis quelques heures, un étonnement l’avait prise, un trouble était entré dans ses combinaisons.

L’outil qu’elle avait aiguisé s’était tout à coup animé dans sa main.

L’instrument n’obéissait plus, il menaçait.

Et de tous côtés, au même instant, les événements se mettaient à menacer aussi.

L’homme qu’elle craignait peut-être le plus au monde, Laurent de Tréglave, le frère du vicomte Jean assassiné, sortait de terre.

Par une chance prodigieuse, elle avait mis la main, sans le savoir, sur l’héritier véritable de Sampierre en cherchant un imposteur et il lui était interdit d’utiliser cette bonne fortune qui se retournait contre elle.

Il y avait enfin le père Preux, ce gros coquin, plus dur que le caillou, qui savait par cœur son passé et comptait le lui mettre sur la gorge comme un couteau.

Et pour combattre tout cela, elle n’avait à sa solde que deux comparses, Mœris et Moffray, gagés par elle à la légère pour accomplir la besogne terre à terre qu’on a coutume de confier aux coulissiers de l’intrigue parisienne.

Elle avait, cependant, fait ses preuves de vaillance indomptable. Elle avait commencé à dessiner bravement, dans son entrevue avec M. Chanut, son plan de défense contre Laurent de Tréglave, ce paladin qui pouvait être, en définitive, reconquis d’un mot ou d’un sourire ; elle avait des raisons pour croire que Édouard Blunt, révélé à l’improviste comme étant le vrai fils de Sampierre, lui appartenait encore.

Quant aux menées de Pernola, loin de lui nuire, elles la servaient, puisqu’en les combattant, même au grand jour, elle se donnait tout naturellement le beau rôle, et aussi, puisque ces menées lui fournissaient prétexte d’agir dans l’ombre : le plus plausible et le plus méritoire de tous les prétextes.

Rien n’était donc perdu avant la minute exacte où Mlle Félicité avait prononcé au seuil du salon le nom de la princesse d’Aleix.

À dater de ce moment, toute la ligne de combat de Laure se trouvait bouleversée.

La marquise Doininica, si laborieusement prise au piège, lui échappait ; la présence de Charlotte allumait tout à coup un flambeau dans cette nuit.

Et Domenico de Sampierre (on l’avait nommé en toutes lettres) était avec Charlotte !

Dans une heure, si ce n’était déjà fait, la marquise allait donc embrasser son fils.

Il y avait eu jusqu’alors très-peu de rapports entre Mme la baronne de Vaudré et la princesse d’Aleix.

Lors de leur première rencontre aux eaux, en Allemagne, on aurait pu croire à un mouvement de réciproque sympathie, mais la droite et fière intelligence de la jeune fille avait bien vite inquiété Laure, tandis que Charlotte elle-même était repoussée par un vague instinct de défiance.

Maintenant, c’étaient deux ennemies.

Charlotte avait vu en Laure une rivale, ne fût-ce que pendant un instant, et Laure trouvait Charlotte sur son chemin à la dernière heure comme un obstacle qu’il était presque impossible d’écarter.

C’était Charlotte qui la jetait en proie à Mylord, tyran inconnu et imprévu. La menaçante arrivée de Charlotte avait fourni à Mylord l’occasion de proclamer lui-même son autocratie avec une audace effrontée.

Et c’était Charlotte aussi, par le fait, qui condamnait Édouard Blunt — le vrai no 1 dans la pensée première de Laure.

Tout l’ancien plan était détruit. Mylord prenait violemment la place d’Édouard Blunt.

Il ne s’agissait plus désormais ni de résister à Mylord, ni même de discuter avec lui. L’heure brûlait.

Mylord demanda :

— La chambre ronde a-t-elle d’autres issues que les deux portes connues de moi, donnant dans la salle à manger et dans le billard ?

— Non, répondit Laure.

Elle appela Félicité pour lui dire, selon l’ordre reçu :

— Vous allez faire le salon sur-le-champ, à fond.

— Il en a besoin ! répliqua Félicité. Du monde comme ça, ça laisse de l’engrais comme des bêtes.

Exécutant le second commandement de Mylord, Laure le conduisit au bûcher qui renfermait, en même temps que le bois de cheminée, de grosses bottes de brindilles, produit de la taille des massifs.

À cette vue le regard de Mylord brilla.

— Maintenant, dit-il, à l’œuvre ! allez rejoindre vos visiteurs. Sachez d’eux le plus que vous pourrez, et vite, car vous n’avez pas beaucoup de temps.

Ils étaient dans la salle à manger. Le regard de Mylord furetait comme s’il eût cherché quelque chose.

— Voilà ! fit-il en apercevant le timbre d’appel qui était sur le buffet, ce sera le signal ; quand vous entendrez tinter, vous sortirez vivement en disant à vos hôtes : « Excusez-moi, je suis à vous dans un instant. »

Il poussa Laura vers la porte du boudoir, dont il tourna lui-même le bouton.

Nous connaissons déjà la « chambre ronde » où « sans fenêtres », et nous savons que c’était un débris des temps joyeux où la finance luttait de bonne humeur avec la noblesse. Ce charmant réduit faisait contraste avec le reste de la maison bâti bourgeoisement.

La coupole, percée par un ciel à jour d’où tombait la lumière, était ornée de peintures galantes, ainsi que les lambris.

Vis à vis de la porte, ouvrant sur la salle à manger, et qui avait dû être unique, dans l’origine, une autre porte, plus récemment percée, communiquait avec le billard.

Édouard et princesse Charlotte attendaient en ce lieu.

En entrant, Laure crut voir la porte qui faisait face (celle du billard), trembler ; mais c’est là un effet pneumatique qui se produit fréquemment dans les chambres bien closes.

Laure n’y aurait point pris garde, si elle n’eût remarqué les regards de Charlotte et d’Édouard, précisément dirigés sur cette porte.

Tous les deux se levèrent à la vue de Laure. Ils avaient l’air ému des gens qui ont failli se laisser surprendre.

Et pourtant, toute la largeur de la pièce les séparait l’un de l’autre. Édouard était près de la porte du billard tandis que Charlotte occupait un fauteuil, non loin de la porte d’entrée.

Laure se dit :

— Il y avait quelqu’un là !

Et elle songea tout de suite à Vincent Chanut.

Laure put remarquer encore que Mlle d’Aleix ne manifesta aucun étonnement à sa vue. Son trouble était d’une autre nature et beaucoup plus profond.

La bonne Savta, assise sur la borne de velours qui occupait le milieu du boudoir, se leva la dernière et fit la révérence.

Quant à Laure elle-même, c’est à peine si nous avons besoin de dire que, en apparence, elle avait repris tout son calme.

C’était une femme de combat, et une joueuse ; vous savez l’histoire de ce joueur qui souriait en perdant des millions, mais qui se déchirait la poitrine avec ses ongles.

Laure salua Charlotte et tendit sa main à Édouard qui la prit.

— Eh bien ! dit-elle en promenant son regard plein de sérénité de la jeune fille à son compagnon, voici donc mon grand mystère percé à jour ! Vous me devancez de quelques heures. Je ne comptais pas retirer mon masque avant ce soir…

Elle allait continuer ; Charlotte l’interrompit :

— Madame, prononça-t-elle à voix basse, nous ne vous jugeons point. Les raisons que vous devez avoir pour cacher votre nom sont bonnes, je le suppose, mais ce secret vous appartient et n’appartient qu’à vous. Nous ne serions pas venus, je vous supplie de le croire sans une absolue nécessité…

Comme elle s’arrêtait, prise d’hésitation, Laure s’assit sur le canapé, auprès de Savta et demanda :

— Qu’y a-t-il donc, princesse ? Voilà que vous m’effrayez !

Elle ajouta en adressant un sourire oblique à la gouvernante :

— Il n’y a que vous ici, chère bonne dame Savta, pour vous contenter d’un seul nom.

— Si vous savez le mien, le vrai ! s’écria Charlotte vivement, je vous prie en grâce de me le dire !

Le sourire de Laure devint doux et bon.

— Vous êtes destinée à m’aimer, chère enfant, murmura-t-elle… Est-ce que, vous aussi, vous avez eu défiance de moi, Édouard ?

— Non, répondit celui-ci. Depuis ce matin, je vis dans un rêve. Il n’y a qu’une chose qui soit claire pour moi : ma vie entière appartient à celle-ci, quel que soit son nom.

Il regardait Charlotte avec tout son cœur.

Pour la seconde fois, Laure lui tendit la main.

Puis elle reprit en s’adressant à Mlle d’Aleix :

— Je crois deviner le motif de votre visite. Vous veniez me parler de Pernola et de M. le marquis de Sampierre ?

Charlotte repartit :

— Je venais vous dire ne sachant à qui demander secours : quel que soit le but de vos efforts ils sont ruinés et rendus inutiles ; je venais vous dire : le comte Pernola est maître de toute la fortune de Sampierre et de toute la fortune de Paléologue.

— N’est-ce que cela ? fit Laure, qui souffrait terriblement, mais qui ne perdit point son sourire.


XXXV

SECOURS CONTRE L’INCENDIE


À ce moment, la bonne Savta avait fait effort pour comprendre, ne fût-ce qu’un peu, la langue qui se parlait ici. N’ayant pu y réussir et habituée de longue main à ce résultat, elle ferma les yeux tout doucement pour essayer un petit somme, cinquième ou sixième chapitre de sa sieste.

Le jour allait tombant depuis le commencement de l’entrevue.

— Ce que j’ai fait, reprit Laure toujours souriante et jouant avec la main d’Édouard, c’est-à-dire ce que vous savez de moi et aussi ce que vous ne savez pas, je l’ai fait, non pas pour vous princesse, mais surtout pour sa mère, à lui, qui est ma meilleure amie : la bonne, la chère Domenica. J’ai eu beaucoup d’obstacles à soulever, et pour vous apprendre au moins un détail entre mille, ce nom de Mme Marion fut pris par moi en louant cette maison où nous sommes, et cette maison fut louée parce que je prévoyais le cas où le comte Domenico de Sampierre, traqué par ceux qui ont intérêt à contester son origine, aurait besoin d’un asile sûr… vous m’entendez bien : d’un asile. Sa vie même était menacée. Et comme il s’est découvert trop tôt, avant l’heure fixée par la plus simple prudence, sa vie est plus menacée que jamais.

Sur la joue décolorée de Charlotte, une larme roulait.

— Que croire ?… balbutia-t-elle.

Car dès que Laure ouvrait la bouche, il y avait un vent de persuasion dans l’air.

— Il faut croire, s’écria Édouard en riant, que je ne suis pas un bien grand clerc, mais que j’en vaux un autre quand il s’agit d’un guet-apens. Je compte me défendre de la bonne manière !

— Il faut croire encore, ajouta Laure doucement, il faut croire surtout que ceux qui ont veillé sur lui jusqu’à présent ne choisiront pas l’heure du danger pour fermer les yeux… Maintenant, princesse, expliquez-vous, je vous prie, et dites-moi comment M. le comte Pernola s’y est pris pour dévaliser son malheureux parent.

Au moment où Charlotte ouvrait la bouche pour répondre, un bruit léger se fit du côté du billard. On eût dit qu’une clé tournait avec précaution dans la serrure.

Charlotte prêta l’oreille, mais le bruit ne persista pas.

Elle donna alors à Mme la baronne de Vaudré des renseignements clairs et précis sur ce qui s’était passé au pavillon du jardin de Sampierre entre Pernola et le marquis. Elle n’avait certes pas tout entendu, mais sa finesse native comblait les lacunes, et quand elle eut achevé, Laure savait au juste à l’aide de quel stratagème le Pernola avait pu emporter, comme un filou glisse la montre volée dans sa poche, la presque totalité de deux immenses fortunes.

La physionomie de Laure aurait été curieuse à suivre pendant qu’elle écoutait Mlle d’Aleix. L’observateur le plus subtil aurait eu peine à deviner si le regard qui se voilait sous ses paupières à demi-closes, exprimait la tendresse ou la haine.

Une chose qui sautait aux yeux c’était l’étonnement, disons mieux l’admiration inspirée à Mme la baronne par la dextérité singulière avec laquelle Pernola avait exécuté son tour d’escamotage.

Elle ne prit pas tout de suite la parole ; elle était frappée, elle mettait laborieusement de l’ordre dans son jeu.

Pendant qu’elle réfléchissait, elle eut un brusque sursaut.

Le timbre venait de retentir dans la salle à manger.

Laure avait presque oublié…

Elle se leva sans précipitation et dit d’une voix un peu tremblée (mais ce qu’elle venait d’entendre expliquait du reste son émotion) :

— Excusez-moi, si je vous quitte. Ce que je viens d’apprendre nécessite des mesures immédiates et je vais donner mes ordres. « Je suis à vous dans un instant… »

Elle sortit, et tout de suite après son départ, le bruit de clef qu’on avait entendu du côté du billard se produisit dans la serrure de la salle à manger.

Édouard et Charlotte étaient seuls, car la bonne Savta voyageait en ronflant dans le pays des rêves. Ils ne prirent pas garde à ce bruit.

La nuit venait. La coupole vitrée n’envoyait plus qu’une douteuse lueur.

Dans la salle à manger, de l’autre côté de la porte, Laure avait trouvé Mylord, en bras de chemise, les cheveux en désordre et la sueur au front.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle en voyant tout contre le seuil un amoncellement de bois et de branches sèches.

— Ce n’est rien, répondit Mylord qui l’entraîna dans la pièce voisine. Vous avez une minute pour faire votre rapport.

Et comme elle voulait interroger de nouveau, il lui serra le bras si brutalement qu’elle étouffa un cri de souffrance.

— Parlez ! ordonna-t-il : je suis le maître !

Laure obéit. Quand elle eut achevé, Mylord se pressa les tempes à deux mains.

— C’est bien ! dit-il enfin : voilà une bonne affaire. C’est ce que Jos. Sharp appelait « vider la guêpe. » il faut bien des mouches pour faire le miel. Ce Pernola est la mouche ; il a fait le miel : nous le viderons.

Il eut un rire rauque, puis il reprit :

— Et maintenant, en route ! Pas un mot aux autres, c’est moi qui ferai tout, je l’ai promis.

— Dites-moi au moins… commença Laure qui ne pouvait dominer son effroi.

— Rien ! Tout me regarde, et rien ne regarde que moi !

Il la conduisit jusqu’à la porte du salon où Félicité battait les tapis à la fenêtre en grondant, et reprit :

— Cette fille en a encore pour une demi-heure. Voyons ! prenez congé de moi à haute voix et priez-moi poliment de vous attendre, sans quoi, je n’aurais aucun prétexte pour rester après vous.

— Félicité, dit Laure obéissante, faites vite, ma fille, je vais revenir et monsieur m’attend.

Félicité pensa :

— Quel malheur ! j’aurais dîné avec M. Baptiste.

Mylord accompagna Laure jusqu’à la porte extérieure où les mêmes paroles furent répétées pour Cervoyer.

Puis Mylord ajouta tout bas :

— Que tout le monde soit sur le pont ce soir, de bonne heure. Nous avons à régler le sort de Pernola, celui de capitaine Blunt et celui de ce Chanut, si je le manque ici par hasard… Quant à ma mère la princesse, à mon père le marquis et aux puissants seigneurs du conseil de famille, ne craignez rien ; j’ai mon acte de naissance que vous connaissez, et j’ai un témoin que vous ne connaissez pas. Je suis sûr de moi… à bientôt !

Mylord rentra précipitamment dans la maison où la nuit se faisait partout. Il prit dans le bûcher une pleine charge de bois et se rendit au billard.

Le billard, nous nous en souvenons, formait un des accès de la chambre ronde. L’autre accès s’y faisait par la salle à manger.

Au moment d’entrer au billard, Mylord y crut entendre un faible bruit.

Il s’arrêta en dehors du seuil et prêta l’oreille.

— Le Chanut est là ! pensa-t-il en retenant son souffle. Et il travaille la serrure pour entrer dans la chambre ronde avec les autres. Bonne idée qu’il a ! Tout me réussit !

Le bruit dura une minute, puis la poitrine de Mylord se souleva.

— Il a ouvert ! murmura-t-il. C’est un vrai homme ! Le voilà tout vif dans le trou !

Il entra au billard où il n’y avait plus personne et déposa sa charge de bois contre la porte du « trou » qui contenait « tout vifs » selon son estime, non-seulement Charlotte, Édouard et Savta, mais encore Vincent Chanut. La porte de la chambre ronde fut fermée par dehors sans produire le plus léger son, et cette fois, Mylord poussa les deux verrous.

Le bois fut relevé en bûcher ; une allumette chimique grinça et prit feu. Les brindilles amoncelées fumèrent.

Puis Mylord, faisant le grand tour, regagna la salle à manger où des préparatifs semblables étaient faits d’avance.

Une seconde allumette pétilla et Mylord mit le feu au bûcher. Il se hâtait, il est vrai, mais avec soin et méthode. Il avait le tranquille enthousiasme des forts.

La foudre eût éclaté qu’il ne l’aurait pas entendue.

Comme il avait fait pour le billard, il ferma la salle à manger avec une sûreté de main diabolique, puis il s’élança dans l’escalier qu’il grimpa quatre à quatre.

Tout en haut, il souleva la tabatière donnant accès sur le toit, et rampa jusqu’à la lanterne vitrée qui terminait la coupole de la chambre ronde.

— Ça va être curieux, gronda-t-il entre ses dents serrées. Jos. Sharp aurait voulu voir cela !…

Laure, cependant, gagnait le coude de la route où stationnait la voiture qui contenait ses compagnons. Elle avait la poitrine oppressée et le souffle lui manquait.

Quand le père Preux la vit arriver ainsi chancelante, il dit à ses deux compagnons :

— Le no 1 est un bon ! ça va rouler ! gare dessous !

On eut beau interroger Laure, elle resta muette comme une morte.

Elle pensait encore pourtant, puisque ses dents serrées craquaient.

La voiture prit le grand trot dans la direction de Saint-Cloud.

Environ un quart d’heure après ce départ, Félicité sortit de la maison en criant au feu. Cervoyer, qui venait d’apercevoir la fumée montant comme une tour au-dessus des toits, clamait déjà dans la rue, et Mylord, la chemise brûlée, la figure noircie, ordonnait par une fenêtre ouverte de courir au poste des pompiers.

Et Félicité disait :

— En voilà un qui en vaut dix pour la besogne ! Si M. Baptiste allait être rôti, tout de même, quel dommage : on n’a pas entendu un cri !

— Et les trois qui sont venus en visite ? demande Cervoyer. Je ne sais pas seulement si la baraque est assurée !

Certes, Félicité ne se trompait point. Depuis une heure, Donat, dit Mylord, s’était montré actif et vaillant au degré suprême. Le docteur, Jos. Sharp lui-même eût avoué que sa théorie était glorieusement dépassée par la pratique de son élève.

Il avait accompli, en effet, la besogne de dix hommes, et quand son visage zébré de sueur et de fumée parut dans le cadre de la fenêtre, vous eussiez juré qu’il sortait du beau milieu de la fournaise.

Félicité lui cria d’en bas :

— Voyez voir, puisque vous y êtes : dans l’armoire double, à droite de la cheminée du salon. Il y a quelqu’un dedans. L’armoire donne aussi dans le billard. Appelez M. Baptiste, et il vous ouvrira par le billard, si le pauvre homme est encore en vie.

Mylord se replongea dans le noir et peu d’instants après, on vit les flammes jaillir au-dessus des toitures.

— C’est la vitrine de la chambre ronde qui vient d’éclater, dit le concierge. Adieu va ! c’est stupide de ne pas s’assurer, — quand on est pour brûler.

La foule s’amassait, cependant. Quelques secours s’organisaient tant bien que mal. On causait beaucoup, on discutait davantage, mais on agissait peu. L’eau manquait et aussi les seaux. À chaque instants quelqu’un se détachait pour courir aux pompiers, mais d’autres arrivaient. Et les langues d’aller : Qui était cette madame Marion ? Comment le feu avait-il pris chez elle ? Ah ! Quelle année pour les incendies !

Une chose dominait tout le reste : l’admiration pour Mylord, ce jeune héros qui s’efforçait seul à l’intérieur de la maison en flammes.

Vers ce moment, la voiture qui emportait Laure et ses compagnons montait la côte de la Porte-Jaune avant d’arriver à Saint-Cloud. Depuis Ville-d’Avray, Laure n’avait pas prononcé une parole.

En haut de la côte, Mœris, qui était à la portière de droite à reculons, dit tout à coup :

— Tiens ! tiens !

Moffray se pencha.

— Oh ! oh ! fit-il, voilà quelque chose qui flambe !

Le Poussah essaya de retenir Laure, mais elle lui échappa et la moitié de son corps passa par la portière de gauche.

Sans Moffray, elle fût tombée sur la route.

Une lueur rougissait le ciel au-dessus des réserves du parc.

On retira Laure évanouie. Elle n’avait même pas poussé une plainte.

Le père Preux dit en la regardant :

— Si elle savait ce que c’était que princesse Charlotte…

Puis il ajouta, soupirant comme un bœuf :

De profundis ! Je ne retrouverai jamais une si jolie minette pour bourrer la pipe à papa… mais j’aurai le lopin de terre !


XXXVI

ANTIQUITÉS


Quand les pompiers arrivèrent, la maison de Mme Marion était une braise. Les pompiers firent leur devoir. On parvint à sauver le salon, l’antichambre et la cuisine, c’est-à-dire, les constructions neuves : quant à la chambre ronde et à ses abords, il n’en resta qu’un tas de cendres.

Ainsi périt la Folie-Gaucher, l’échantillon le plus important des richesses archéologiques de Ville-d’Avray.

On remarqua une chose singulière et qui fournit un thème curieux de conversation, pendant plusieurs semaines, aux personnes instruites de la localité.

Il est bien connu, en effet, par suite des recherches infatigables du roman moderne, que les pères de nos financiers actuels ne se refusaient rien. Leurs folies ou petites-maisons étaient machinées avec le même soin que les dessous de l’Opéra. En touchant leurs parquets du bout de leur jonc à pomme d’or, ils faisaient surgir toutes sortes de merveilles : des tables servies, des ballets réglés, des étangs de nectar ou des parterres de fleurs.

L’argent, qui était coquin en ce temps-là comme aujourd’hui, avait du moins du goût pour la féerie.

Eh bien, chacun put voir, en cette circonstance, une preuve de la véracité savante des romanciers.

Au milieu des ruines de la chambre ronde, un grand trou, de forme carrée, s’ouvrait dans le parquet.

Il communiquait avec les caves, où l’on trouva tout un système de poulies galantes et d’agréables chaînes de transmission.

Ni Mlle Félicité, ni Cervoyer lui-même n’avaient eu connaissance de ces antiquités avant la catastrophe.

C’est ainsi que nous marchons, du matin au soir, sans nous en douter, sur l’histoire inconnue de notre pays.

Dans l’armoire double attenant d’un côté au salon, de l’autre au billard, et dont la serrure avait été « maniée », Mlle Félicité ne trouva rien qui pût lui donner des nouvelles de cet infortuné M. Baptiste.

Nulle part, on ne découvrit aucune trace des deux femmes et du jeune homme qui étaient venus en visite, savoir : la princesse Charlotte d’Aleix, le comte Dominique de Sampierre et Savta, fanatique de la sieste.

Cervoyer les cherche encore.

Quant à Mylord, ce jeune héros, dont on avait vu la tête inclinée et la blonde chevelure au milieu des flammes, il avait disparu.

Sans doute pour soustraire sa modestie au témoignage de l’admiration générale.


XXXVII

TOILETTES DE MYLORD


Vers huit heures et demie du soir, un jeune homme qui portait justement la tête penchée vers l’épaule droite sortit des bois de Fause-Repose, par une des coulées descendant à l’étang de Ville-d’Avray. Il avait les habits en désordre, les cheveux mêlés et le visage noir comme celui d’un charbonnier.

Il gagna l’eau d’un pas tranquille et se lava d’abord le visage et les mains, puis il rentra sous bois pour remettre autant que possible de l’ordre dans sa toilette. Cela il ne fut pas long. Un quart d’heure après, il montait dans le train à destination de Paris.

C’était Donat, dit Mylord qui venait de brûler vives quatre créatures humaines, et qui avait, non pas des remords, mais beaucoup d’inquiétude et de soucis, parce qu’il n’était pas bien sûr d’avoir touché ce Baptiste, en qui il reconnaissait fort bien M. Chanut, et parce qu’il laissait en outre derrière lui Félicité et Cervoyer.

— Je me suis vanté, pensait-il, dans sa contrition d’espèce particulière, j’avais promis de les arranger tous… j’ai trop de présomption pour mon âge. Il faut réparer ma faute dès cette nuit, sans cela comment accuser Mme Marion, plus tard, d’avoir mis elle-même le feu à sa maison ?… Et c’est nécessaire !

Certes, ceux qui voyageaient avec lui auraient eu la chair de poule s’ils avaient pu jeter un regard à l’intérieur de sa pensée, mais jamais monstrueux livre ne fut mieux fermé ni relié plus honnêtement. Ses compagnons de route ne le remarquaient point, ou bien ils se disaient :

— Voici un adolescent bien modeste et qui n’a pas encore brossé le duvet du nid maternel.

Il baissait les yeux, en effet, sous le regard des femmes, et ses deux mains, croisées discrètement, donnaient à son monologue couleur de patenôtres.

Ses sourcils délicats ne se fronçaient même pas sous l’effort de sa réflexion, et pourtant il travaillait terriblement !

Revenir à Ville-d’Avray, cette nuit ! aurait-il le temps ?

Elle était, cette nuit, si chargée ! Outre la grande épreuve du conseil de famille, il fallait prendre à Pernola du même coup sa proie et sa vie, avoir raison de ce capitaine Blunt, aussi dangereux qu’Édouard lui-même, supprimer Mœris, Moffray, le père Preux, surtout, — puis Laure, — puis ces trois misérables habitants de la cité Donon : l’aveugle, sa fille, son gendre…

Quoi ! tout cela ? — Oui, tout.

Pour rester seul entre le marquis et la marquise de Sampierre, son père et sa mère, pour être un jeune prince à la conscience nette, au passé limpide, pour vivre honnêtement, décemment, sans peccadille de jeunesse, dans la plénitude de la purification consolidée du troisième degré : comme c’était son intention et sa vocation, je vous l’affirme !

Il y a des scélérats de cette vertu, qui poignardent comme on boit un verre d’eau, mais qui éprouvent la maladie du scrupule quand leur main a frôlé une robe de soie par hasard.

Ceux-là ne tuent pas à la manière des autres assassins ; ils sont d’acier comme les rasoirs, d’acier coupant et froid : si affilés qu’ils tranchent sans effort ni fatigue, c’est leur aptitude et leur entraînement ; ils n’ont pas d’autre défaut que d’être machines à tuer.

Ce sont des monstres, c’est vrai, mais non point du tout des monstres créés par l’imagination. Ils existent. Ce siècle en a vu plusieurs, et sans nos grandes misères historiques on parlerait peut-être encore du dernier, à qui le propriétaire d’un journal dit populaire voulait dresser une statue en faisant fondre tous les sous que cette « exception » lui avait fait gagner.

En eux, il y a de l’enfant, comme chez les hommes de génie. Rien ne les arrête. La naïveté de leurs combinaisons n’est dépassée que par l’audace convaincue de leur exécution.

Là où le scélérat consommé hésiterait, ils passent.

Là où le vétéran du crime a horreur, ils font leur ouvrage — tranquillement.

Neuf heures et demie sonnant, Mylord prenait sa clé et son bougeoir chez sa concierge, qui avait coutume de dire de lui :« Des chérubins comme ça, on n’en fait plus ! »

Nous n’avons pas encore eu l’occasion de pénétrer dans le logis de Mylord. C’était un cabinet de cent francs par an, situé au dernier étage d’une assez belle maison de la rue Saint-Louis, au Marais. Mylord était dans ses meubles. Ses meubles consistaient en une couchette, trois chaises, une toilette-trépied, une table et une commode à l’un des tiroirs de laquelle on avait ajouté une serrure de sûreté.

Tout cela était fort propre mais de peu de valeur, excepté la serrure.

Sur la table, il y avait une grosse Bible anglaise et un petit volume cartonné portant ce singulier titre : Jos. Sh. abrev., considérations.

Ce titre était écrit à la main. Le livre, également manuscrit ou plutôt chiffré, parlait une langue inconnue, qui eût défié la science même de mon pantoglotte ami M. E. de la Bigne-Villeneuve, bibliothécaire de la ville de Rennes, le seul homme capable de dire Dieu vous bénisse en deux cent vingt-neuf langues, idiomes ou patois divers.

Nous traduisons du moins le titre qui était : Abrégé des considérations de Joseph Sharp.

En entrant, Mylord alla droit à sa petite toilette et se regarda au miroir. Il fut content sans doute de ce que le miroir lui montra, car il murmura :

— C’est bien : je suis fort !

Il prit la Bible. Ce n’était pas pour lire.

Il l’ouvrit avec une sorte de solennité en disant :

— À gauche pour le présage !

Le premier mot de la page à gauche était star.

— Étoile ! prononça-t-il tout bas. J’ai mon destin. Ma bonne conduite dira ma reconnaissance envers l’Éternel.

La Bible fut replacée sur la table avec respect.

Mylord fit jouer la belle serrure de sa commode sans y introduire aucune clef. Il prit divers papiers qu’il mit à côté de la Bible avec ce qu’il fallait pour écrire. Mais avant de s’asseoir, il se ravisa, pensant à demi-voix :

— Prenons-le temps de songer. Il faut que ce soit un chef-d’œuvre.

Pour que ce temps de la réflexion ne fût pas perdu, il ouvrit un second tiroir, d’où il sortit une chemise blanche avec un costume noir complet. Il disposa le tout sur son lit en bon ordre.

— Allons ! fit-il. Tout est prêt.

Il s’assit.

Parmi les papiers, il y avait une double feuille de grand format qui était jaunie par l’âge. Mylord la déplia et l’étudia du regard.

Cette feuille portait l’entête suivant :

« Préfecture de police, 2e division, 2e bureau. »

Il y avait en marge, sous le cachet : « Auxiliaire no 17. — Rapport du 5 juin 1847. »

La pièce commençait ainsi :

« M. le comte Pernola dei marchesi Sampetri de Sicile (Giambattista-Pio, sub intercessione OO. SS.) est un jeune homme de vie pure et de mœurs respectables qui, après avoir étudié aux séminaires de Naples et de Rome, est rentré dans le monde par défiance de sa votation.

» Malgré son âge (il n’a pas encore vingt ans), M. le comte Pernola occupait une position de haute confiance chez son parent, M. le marquis de Sampierre, lequel le comblait de preuves d’affection… »

Peut-être le lecteur a-t-il un vague souvenir d’avoir eu déjà sous les yeux le contenu de cette pièce. Nous aiderons sa mémoire. Cette pièce faisait partie du dossier rassemblé à la préfecture à la suite des événements qui avaient eu lieu à l’hôtel Paléologue dans la nuit du 23 au 24 mai 1847.

Le papier que Mylord étudiait en ce moment était un brouillon du rapport, entièrement écrit de la main de Vincent Chanut qui, en ce temps-là, venait d’être nommé auxiliaire et portait le no 17.

Comment Mylord s’était procuré ce brouillon, ce que nous savons de son talent comme serrurier nous dispense de le dire. Nous ajoutons qu’il était revenu de Londres à Paris, après ses études faites chez le docteur Jos. Sharp, tout exprès pour percer le mystère de l’hôtel Paléologue.

C’était cela qu’il appelait « son destin. » Sur le drame de la maison de Sampierre il en savait aussi long que Vincent Chanut lui-même, et peut-être davantage.

Après avoir étudié l’écriture du document, Mylord choisit une plume d’oie dans un paquet neuf, la tailla et l’essaya. Puis il se mit à exécuter hardiment une sorte d’exemple calligraphique qui, dès la première tentative, reproduisit avec une exactitude merveilleuse le corps même de l’écriture de M. Chanut.

Cela fait, il prit dans son portefeuille une carte de visite portant le nom et l’adresse du même Vincent Chanut.

Au dos de cette carte, il écrivit à toute volée, et vous auriez fait serment que c’était la main de l’ancien inspecteur lui-même :

« Pour capitaine Blunt.

» Je suis venu deux fois. Vous avez eu tort de vous absenter, grand tort. Ce soir, vers minuit, cité Donon, devant le saut de loup. Il y a danger, Dieu veuille que vous soyez de retour ! »

Il replaça les papiers dans son tiroir et ne garda que la carte ainsi préparée, plus deux plis qu’il avait cachetés d’avance.

Après quoi, il s’habilla avec beaucoup de soin et ressortit.

En remettant sa clé chez la concierge qui admirait sa toilette, il dit :

— Je vais me permettre une course de fiacre.

— Pour une fois, répliqua la bonne femme, et quand on va dans le monde !…

Mylord prit, en effet, un fiacre, mais à l’heure.

En premier lieu, il se fit conduire au domicile de capitaine Blunt, chaussée des Minimes.

Il était bien sûr de n’y point rencontrer le pauvre Édouard !

Nous savons que la maison de capitaine Blunt n’avait pas de concierge et qu’il se privait de domestiques. Mylord mit en branle la sonnette dont le cordon pendait dans la cour pour le facteur. Personne ne répondit.

Mylord s’y attendait. Il monta et introduisit la carte de M. Chanut dans le trou de la serrure.

— L’hameçon a deux crocs, pensa-t-il. Si Chanut vit encore et qu’il vienne avant Blunt, il ira flairer au saut du loup, et alors son affaire est toisée !

En rentrant dans le fiacre, il dit au cocher :

— Rue de Babylone, coin de la rue du Bac.

Ce fut là qu’il descendit, au revers des Missions étrangères. Il paya et continua sa route à pied jusqu’à l’entrée du Trou-Donon dont il enfila la ruelle étroite.

Il y avait de la lumière à la fenêtre du Poussah. Mylord ne s’arrêta point.

En traversant le terrain découvert au devant du saut du loup, il jeta un regard aux illuminations de l’hôtel de Sampierre qui brillaient à travers les arbres.

Cela le fit sourire.

Puis il atteignit la pauvre porte de la maison de l’aveugle qu’il poussa sans frapper.

La première chambre était vide. Dans la seconde, l’aveugle et Joseph Chaix priaient prosternés auprès du lit d’Éliane, qui était blanche comme la mort et qui avait un crucifix sur la poitrine.

Un prêtre du rite grec se tenait debout au chevet, récitant à haute voix les prières des agonisants.


XXXVIII

CE QUE MYLORD VENAIT CHERCHER


Éliane, la pauvre enfant mourante qui était couchée là si pâle, avec un crucifix sur la poitrine, n’avait pas une longue histoire.

Elle se souvenait bien de son père qui était un ouvrier couvreur. Il s’appelait Pétraki et sa mère, en ce temps-là, avait nom Phatmi.

La maison était déjà bien triste, à cause d’un frère qu’Éliane avait : enfant sombre, qui portait sur son visage une étrange pâleur. Il détestait son père et sa mère, qui étaient dans le voisinage l’objet d’une crainte superstitieuse à cause de lui ; l’enfant les accusait en effet de lui avoir « pris son sang » quand il était tout jeune. On le nommait Yanuz.

Et comme sa gorge avait la trace d’une longue blessure, Pétraki et Phatmi, sa femme, étaient vus de mauvais œil par les gens du quartier.

Pétraki était la bonté même. Une fois, pourtant, la petite Éliane avait été battue parce qu’elle avait apporté à la maison son tablier plein de cerises : de ces belles cerises noires dont le jus est couleur de pourpre.

En la consolant, sa mère lui avait dit ces paroles singulières : « Ton père n’aime pas voir des cerises noires. C’est avec des cerises noires que Dieu nous a maudits. »

Elle ajouta :

— Yanuz nous tuera.

La maladie dont Éliane se mourait maintenant l’avait prise peu de temps après, et voici comme : Un jour qu’elle allait porter le dîner de son père, elle le vit de loin monté tout en haut de l’échelle. Son frère Yanuz était au pied qui secouait ; elle crut qu’il jouait, mais l’échelle tomba et Pétraki se tua.

Éliane sentit, en voyant cela, une douleur dans sa poitrine comme si son cœur éclatait.

L’enfant parricide s’enfuit. Phatmi, qui l’adorait, pleura la prunelle de ses yeux et devint aveugle.

À dater de ce moment, le malheur s’acharna, et Phatmi disait souvent :

— Dieu l’a pris le premier parce que j’étais la plus coupable.

Elle parlait de Pétraki, son mari.

Quand Joseph Chaix, longtemps après, lui demanda la main d’Éliane, elle répondit :

— Garçon, tu es bien brave d’épouser le malheur et la mort !

Plus tard encore, quand elle vint réfugier sa misère au Trou-Donon, elle pensa :

— La Paléologue ne me reconnaîtra pas après tant d’années. D’ailleurs, cela ne durera pas longtemps : quand le chien perdu revient à la porte de la maison, c’est pour mourir…

Enfin, la veille même du jour où nous sommes, elle avait dit à Éliane :

— Ton frère Yanuz est à Paris.

Et la pauvre petite malade avait frémi sur son lit de mort.

Mylord ne parut ni étonné ni même ému en entrant dans cette chambre d’agonie, où personne ne remarqua d’abord sa présence, tant chacun écoutait, profondément absorbé par la religieuse angoisse du moment.

Mylord se découvrit, chercha de l’œil une chaise et, n’en voyant point à sa portée, il étendit son mouchoir à terre pour ne point marquer son pantalon noir en s’agenouillant.

Il attendit ainsi, dans une pose excellente de décence et de correction, que le pope eût achevé son office. En se retirant, celui-ci le salua, tout édifié de sa tenue.

Joseph Chaix était penché au chevet de sa femme.

L’aveugle dit :

— Il y a un étranger ici.

Mylord se releva debout au milieu de la chambre. L’aveugle demanda :

— Est-ce vous, mon fils Yanuz ?

Mylord répliqua :

— Oui, ma mère, c’est moi.

Éliane trembla dans les bras de son mari qui se retourna et murmura :

— C’est l’homme d’hier au soir ! L’homme au couteau ! Je le reconnais.

Éliane essaya de se lever sur son lit. Elle semblait galvanisée.

L’aveugle reprit :

— Je vous attendais, mon fils : vous deviez venir à cette heure du dernier deuil. Que voulez-vous de moi ?

— Je veux le prix de mon sang, répondit Yanuz, qui n’avait pas changé de place. Vous m’avez marqué, tout enfant, de votre propre main, pour une destinée. Je viens chercher ma destinée.

Dans le silence qui suivit, Éliane fit signe à son mari qui se pencha davantage. La bouche froide de la mourante toucha presque l’oreille de Joseph. Elle murmura :

— Tu défendras Charlotte d’Aleix et celui qu’elle aime, au péril de ta vie, pour l’amour de moi ! je renie celui-là, je n’ai pas de frère !

L’aveugle fit un pas vers Yanuz et répéta :

— Que voulez-vous de moi ?

— Votre témoignage, répondit Mylord qui baissa la voix. Achevez ce que vous avez préparé il y a vingt ans. C’est cette nuit même que l’héritier de Sampierre et de Paléologue doit être reconnu. Je veux que vous disiez à Mme la marquise de Sampierre : « Domenica Paléologue, voici l’enfant que vous mîtes entre mes mains au matin du 24 mai 1847 et que je confiai, sur votre ordre, aux soins du vicomte Jean de Tréglave. Je vous affirme cela sous mon serment. »

— Est-ce tout ? prononça l’aveugle dont la voix chevrotait dans sa gorge.

— C’est tout.

— Alors, retirez-vous, mon fils Yanuz, et laissez votre sœur mourir en paix. Quand le moment sera venu, appelez-moi, j’irai, et votre volonté sera faite ; je porterai témoignage.

La tête d’Éliane retomba sur l’oreiller.

Mylord sortit sans même lui accorder un regard ; mais sur le seuil, il se retourna pour dire :

— Je ne suis pas un ingrat, vous fixerez votre salaire.

L’aveugle releva son tablier et s’en couvrit le visage.


XXXIX

QUATRE « PRATIQUES »


— Est-ce mon tour ? demanda le Poussah, qui était accoudé sur sa fenêtre, quand Mylord passa, revenant de chez l’aveugle.

Sans répondre, Mylord enfila l’escalier.

Il paraîtrait que le père Preux et lui se connaissaient depuis plus longtemps et mieux que nous ne l’avons laissé voir jusqu’ici ; car Tonneau, le chien obèse et rageur, loin de se fâcher comme à l’ordinaire, vint flairer Mylord à son entrée en remuant la queue amicalement.

— Petit, dit le père Preux, Tonneau devine le monde : c’est Tonneau qui m’a donné comme ça, l’idée que vous étiez un mâle. Il ne vous a jamais mordu. En fumez vous une ?

— Non, répliqua Mylord qui s’assit, je voudrais un verre d’eau.

— De l’eau ! répéta le Poussah comme on proteste contre l’absurdité d’une accusation, impossible : connais pas. Jabain, mon bon sujet, est retourné à sa caserne, je n’ai personne pour aller à la pompe. Prenez un verre de bière, si vous voulez.

Il tendit sa chope à Mylord qui la vida d’un trait et qui dit en la remettant sur la table :

— J’aurais donné un louis pour un verre d’eau !

— C’est juste, Fanfan, grommela le bonhomme en ricanant, vous n’avez plus besoin de regarder au prix : vous voilà riche !

Mylord passa son mouchoir sur son front et garda le silence. Il avait chaud, mais c’était tout. Jamais son visage n’avait exprimé une impassibilité plus complète.

— Est-ce fini, ici, à côté ? demanda le Poussah : j’entends pour la petite malade… votre sœur ?

— Je n’ai pas de sœur, repartit Mylord. Mon frère Roland est mort : je suis fils unique.

— Fanfan, dit pour la seconde fois le père Preux : c’est juste.

Il ajouta après un silence :

— Nous avons vu la flambée de Ville-d’Avray en route. J’avais deviné le truc aussitôt que vous aviez parlé de la chambre ronde. C’était absurde, mais vous êtes fait comme ça. La chose a-t-elle marché à votre idée ?

— Oui, répliqua Mylord. Tout me réussit.

— Comptez voir le gibier sur vos doigts, amour : un, deux, trois ?…

— Table rase : six !

— La princesse Charlotte, le petit Blunt, la vieille Savta, le Cervoyer, Mlle Félicité… M. Chanut… Est-ce sûr pour M. Chanut ?

— C’est sûr.

— Et le cocher qui avait amené cette pauvre mignonne Charlotte ?

— Payé et renvoyé avant la danse.

— Fameux ! Et l’autre cocher, celui du bureau Chanut ? Chopé ?

— Bah ! il n’a rien vu celui-là. Que peut-il contre nous ?

— Hum ! fit le père Preux. On ne sait pas… ça, c’est une paille !

Mylord demanda tout à coup :

— Avez-vous des « pratiques » ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Comme vous le comprenez.

Il y eut encore un silence.

— Combien en faudrait-il ? reprit enfin le père Preux qui sembla pris d’inquiétude.

— Quatre. Des solides.

— À quelle heure ?

— Dans une heure.

— Où cela ?

— Ici. À l’endroit où Fiquet a eu son compte.

— C’est bien près de chez moi, ça, Fanfan, gronda le Poussah.

— Vous aurez moins de chemin à faire.

— Moi !…

— Vous. C’est réglé ; vous en serez, je le veux. Verrez-vous Mme la baronne avant le bal ?

— Je l’attends.

Mylord tira de sa poche les deux plis qu’il avait préparés dans sa mansarde.

— Vous lui remettrez ceci, dit-il. Ce sont ses instructions.

— Ah ! ah ! c’est encore juste ! général en chef… no 1 !

— Et voici les vôtres, ajouta Mylord en lui tendant le second pli.

Il se leva.

— Peut-on savoir où vous allez, mon prince ? demanda le père Preux, qui essayait en vain de garder son air goguenard.

— Moi, répondit Mylord, je ne dois compte de mes actions à personne. Je suis le maître.

— C’est juste ! c’est juste ! fit le Poussah, pendant que le pas leste de Mylord descendait l’escalier : c’est juste, c’est juste, c’est juste ! Sacrebleu ! c’est juste, et j’ai peur, moi !

Il but coup sur coup deux pleines chopes et frappa la table du plat de sa large main.

Il paraît que Jabain était revenu de la caserne, car il se montra aussitôt derrière le lit.

— Tu as entendu, pas vrai ? dit le Poussah. Nom d’une pipe ! Ça ne lui coûte rien ! Il avalerait la douzaine… Quel drôle de petit homme ! Il irait loin si nous n’étions pas là, nous deux, dans l’intérêt du gouvernement. Et tout de même nous avons joliment bien fait de prendre ta permission pour cette nuit… Écoute dur ; tu vas aller jusqu’à la guinguette là-bas ; derrière les Invalides. Tu gageras, Frotin, Renaud, Lamêche et le Hotteux : vingt francs d’arrhes à chacun : voici la monnaie.

Le soldat prit et se dirigea vers la porte.

— Attends donc ! L’omnibus doit rouler encore. Tu prendras une impériale et tu iras voir si M. Morfil ne serait pas chez lui par hasard. S’il n’y est pas tu pousseras jusqu’à la préfecture. Il revient quelquefois à son bureau le soir. S’il n’est pas à la préfecture, tu passeras l’eau et tu regarderas au café du Commerce, place des Trois-Marie, dans le coin à gauche, vis-à-vis du comptoir…

— Après ? fit Jabain.

— Tu lui diras d’envoyer… attends… ah ! nom de bleu ! tu lui diras que ça en vaut la peine et qu’il jette un coup de pied jusqu’ici, lui-même… avec du monde. Galope !


XL

M. MORFIL


Au Café du Commerce, place des Trois-Marie, dans le coin à gauche, vis-à-vis du comptoir, il y avait un petit homme tout propre, entouré de journaux et dévorant le premier Paris du Constitutionnel devant une demi-tasse vide.

Ce petit homme avait une figure rose, grosse comme un brugnon, mais coiffée d’énormes cheveux blancs hérissés, dans la forme de ces brosses rondes, emmanchées de long, que les ménagères appellent des têtes-de-loup et qui servent à la chasse des toiles d’araignée.

Ses cheveux blancs, éclatants comme un plat d’œufs à la neige, donnaient à ce petit homme une apparence tout à fait respectable.

Il faisait plaisir à voir.

Et le rédacteur du Constitutionnel eût été bien fier s’il avait pu surprendre un petit homme si propre et si joli dégustant sa prose éloquente avec une pareille volupté.

Nous vous l’avons présenté bien tard, ce petit homme, mais c’est qu’il ne vient guère qu’à la fin…

— Bonsoir, monsieur Morfil, dit auprès de lui une voix qui le fit sauter sur sa banquette.

Il se tourna vivement et vit à ses côtés un monsieur barbu qui lui souriait d’un air aimable.

— Ce doit être une méprise, dit-il poliment, je n’ai pas l’avantage…

Mais au lieu d’achever, il lâcha le Constitutionnel et s’écria :

— Tiens, Chanut ! pourquoi diable cette mascarade ?

— Parce que je suis mort, répondit Chanut, et même bien douloureusement : grillé dans un incendie.

— Pas possible ! Prenez-vous quelque chose ?

— Volontiers. Un peu de viande froide. Je n’ai rien mis sous ma dent depuis mon décès.

M. Morfil le regarda entre les deux yeux.

— Est-ce que c’est une affaire ? murmura-t-il.

— Ah ! mais oui, repartit Chanut : une belle ! Et qui dure depuis longtemps ! Vous étiez un rude galantin à cette époque-là, monsieur Morfil, et votre chef disait : « Sans l’autre sexe, Léon jouirait d’un bien bel avenir ! »

Ce nom de Léon avait du bien aller à M. Morfil, autrefois.

— Pauvre M. Mallard ! fit-il avec le sourire de don Juan retraité ; il était de la vieille école. Et Mme Léon Morfil allait faire des cancans sur moi dans son cabinet !

Le garçon vint mettre un quart de poulet devant M. Chanut qui l’attaqua aussitôt résolûment.

M. Morfil continua :

— M. Mallard n’est plus ; Aglaé a cessé de vivre et d’être jalouse, et vous voyez que les dames ne m’ont pas empêché de faire mon chemin…

— Au contraire ! interrompit Chanut la bouche pleine. Vous voilà chef à votre tour. Vous souvenez-vous de la somnambule qui travaillait avec le docteur italien ?…

— Laura-Maria ? Parbleu ! Et le docteur s’appelait Strozzi ! Quelle belle coquine !… Mais voyons votre affaire.

— Nous y sommes, à mon affaire. Je parie que vous n’avez pas oublié non plus l’histoire de l’hôtel Paléologue, rue Pavée-au-Marais ?

L’œil de M. Morfil devint terne et son front se plissa. Il reprenait sa garde en vrai maître d’armes qu’il était.

— Attendez donc ! fit-il. Vous êtes un garçon sérieux, vous, Vincent, et on ne craint pas de perdre son temps avec vous. Ça m’a agacé quand vous avez quitté l’administration. Je me souviens très-bien de la rue Pavée. Ma mémoire, Dieu merci, ne bronche pas encore. 1847, hé ? Fin mai. Sampierre-Paléologue.. Est-ce que Laura-Maria n’avait pas essayé de faire un peu chanter ces gens-là ?

Chanut cligna de l’œil affirmativement, puis il poussa un soupir d’admiration en disant :

— Moi, j’ai besoin de mes petits papiers, mais vous, rien dans les mains, rien dans les poches… Voilà ce que j’appelle une organisation !

— Bien, bien ! fit M. Morfil modestement. Il vaut mieux être au-dessus de sa place qu’au-dessous, pas vrai ? Disparition d’enfant. Meurtre probable. Vous aviez rédigé un joli rapport, Vincent. L’affaire fut glissée au panier par ordre supérieur… Ah ! si on les suivait toutes, les affaires qui sont glissées au panier par ordre supérieur ! Quel bouquet ! Après ?

— Voilà, répondit Chanut, c’est dans la maison de Laura-Maria que j’ai failli être roussi tout à l’heure.

— Comment ! s’écria l’ancien Léon elle roule encore cette farceuse-là ! Une ruine ?

— Je crois qu’elle est un peu plus belle qu’autrefois.

— Pas possible ! un pot de contes, alors ?

— Vous la verrez. C’est nécessaire.

— Quand cela ?

— Cette nuit.

— Ah ! mon pauvre garçon, fit M. Morfil, il y a beau temps que je ne veille plus !

— Vous veillerez pour une fois, répartit Chanut en repoussant son assiette. N’est-ce pas ce gros malin de père Preux qui vous tient au courant pour les Cinq ?

M. Morfil dessina un geste plein de dignité :

— Mon cabinet, dit-il, est le tombeau des secrets.

— Les Cinq seront là, continua Chanut. Il y a parmi eux un oiseau rare qui vous exhibera, quand vous voudrez l’arrêter, une carte d’agent détective du bureau de Scotland-Yard, de Londres, visée pour mission à Paris par l’ambassade anglaise. Je ne viens pas vous demander les renseignements, vous sentez bien : je viens vous en fournir. L’oiseau s’appelle Donat, dit Mylord, dit Torticolis.

M. Morfil atteignit précipitamment son calepin.

— Le nom y est ? reprit Chanut en souriant. C’est déjà quelque chose. Il a tué son père à l’âge de quatorze ans. Il tuera sa mère. École anglaise du Work-out, toute vapeur ! C’est lui qui a mis le feu chez Laura-Maria, qui a nom maintenant Mme la baronne Laure de Vaudré, très-légalement.

M. Morfil tourna la feuille de son calepin et dit :

— Ah ! diable !

— Le nom y est encore ! poursuivit Vincent ! Ah ! on ne vous prend jamais sans vert, patron ! Je ne vous parle même pas de Mœris et de Moffray, qui appartiennent à votre clientèle. La chose curieuse c’est que vous allez rajeunir de vingt ans et voir cette nuit le dénouement de la comédie qui joua sa première scène en 1847, quand vos beaux cheveux blancs étaient si noirs M. le comte Pernola a mis la dernière main à sa besogne…

— Celui-là, interrompit M. Morfil, j’espère que vous ne le confondez pas avec cette poignée de misérables ? C’est un honnête homme, bien pensant…

— Dieu m’en préserve ! Pendant que les misérables travaillaient à vide, l’honnête homme fourrait les millions de Sampierre dans sa respectable poche, où ils sont bien en sûreté présentement.

— Ah ça ! ah ça ! s’écria M. Morfil en changeant de ton tout à coup, nous sommes de vieux amis, nous deux, Vincent, et vous connaissez la boutique. Pourquoi nous ne savons jamais rien dans les bureaux, et pourquoi vous savez tout, vous autres du dehors, c’est une devinaille ; nous en recauserons, mais aujourd’hui, ça chauffe, hé ?

— Et même ça brûle.

— À rouge ?

— À blanc !

— Voulez-vous me vider votre sac ?

— Je suis venu pour cela.

— Eh bien ! videz, Vincent, mon brave, mais en grand, s’il vous plaît, et parlez-moi la bouche ouverte, comme à un écolier qui veut trouver le point sur chaque i. Commencez par le commencement ; j’écoute.

Il mit ses coudes sur la table. Vincent Chanut, par habitude, prit dans sa poche toute une poignée de petits papiers et entama une conférence qui dura trois gros quarts d’heure. M. Morfil était tout oreilles.

— Voilà pourquoi, dit M. Chanut en finissant, vous veillerez cette nuit, patron. Et bien heureux si vous vous couchez demain matin !

— Et comment diable ce capitaine Blunt ne s’est-il pas mis en rapport avec l’administration ? demanda M. Morfil. C’est étonnant !

Chanut remit en botte ses petits papiers et ne répondit pas.

— Défaut de confiance ? insista le joli petit vieux chef qui avait repris toute son importance. On a comme cela des préjugés contre tout ce qui est officiel !

Cette fois, Chanut repartit poliment :

— Capitaine Blunt est un sauvage. Il ne connaît pas bien l’excellence de votre organisation.

— Mon brave garçon, dit M. Morfil en lui tendant la main noblement, personne mieux que moi n’apprécie vos remarquables qualités, mais vous nous avez quittés mécontent, autrefois. Je ne vous blâme pas, notez bien. Je constate seulement qu’il y a en vous un grain d’opposition. Je vous connais, vous êtes tous les mêmes : volontiers vous croiriez que vous m’avez appris quelque chose. Perdez cette illusion, mon cher ; la majeure partie de ce que vous m’avez dit était là…

Il tapa sur son carnet et acheva :

— Le reste est dans mon cabinet : je savais tout !

— C’est quelqu’un pour M. Morfil, dit en ce moment la dame de comptoir ; un militaire.

Nos deux compagnons étaient tellement absorbés par leur entretien que ni l’un ni l’autre n’avait remarqué rentrée de Jabain.

Ils levèrent la tête en même temps, et M. Morfil jeta à Vincent un regard embarrassé.

— Ne vous gênez pas, dit ce dernier : vous pouvez donner audience au bon sujet de papa Preux.

Jabain s’approcha sur un signe de M. Morfil qui demanda :

— Vous avez un mot d’écrit ?

— J’aurais préféré la chose, répondit Jabain en glissant une œillade soupçonneuse du côté de Vincent, mais le patron ne m’en ayant pas communiqué, je ne peux pas vous la remettre en mains propres.

Vincent se leva et s’en alla discrètement jusque sur le pas de la porte.

— Et vite ! fit M. Morfil. Parle !

Jabain se recueillit, puis il dit :

— Voici le textuel de la chose : que ça en vaut la peine et que le patron ne peut vous la couler qu’entre quatre-z-yeux, dans le tuyau de l’oreille, chez lui, n’étant pas portatif à ces heures-ci.

— Il faudrait aller cité Donon, ce soir ?

— Incontinent, oui, c’est son idée.

Quand M. Chanut revint prendre sa place, après le départ de Jabain, la main de M. Morfil tourmentait avec fièvre ses cheveux blancs hérissés.

— Que faire ?… murmura-t-il : mais vous ne savez pas de quoi il s’agit, ami Vincent…

— Si fait, interrompit Chanut. Le Poussah est aussi embarrassé que vous et il veut se garder à carreau. C’est un coquin très-fort et qui joue de l’administration à merveille. À votre place, moi, j’irais.

— Seul ?

— Ah ! mais non !

M. Morfil devint plus soucieux.

— Laisser mes hommes rue de Babylone, murmura-t-il, c’est chanceux…

— Et maladroit, ajouta Vincent.

— Je défie bien, poursuivit M. Morfil, de les faire entrer cité Donon sans que le père Preux les évente.

M. Chanut sortit de sa poche une demi-douzaine de larges cartes lithographiées.

— Prenez six habits noirs et six cravates blanches, dit-il, des danseurs, s’il y en a dans votre personnel. Avec ces cartes d’invitation ils entreront à l’hôtel de Sampierre par la grande porte. Ils n’auront qu’à traverser les jardins. Le saut de loup est sous la fenêtre du Poussah. Ils verront tout le spectacle à vingt francs la stalle !


XLI

TOILETTE DE LA MARQUISE


M. Morfil accepta les six cartes d’invitation pour la fête de l’hôtel de Sampierre, mais il dit avec rancune :

— Vincent, votre administration est mieux montée que la nôtre, parole d’honneur !

— Ne soyez pas jaloux, répliqua Chanut : Mme la marquise tient la maison du bon Dieu. Il lui faut du monde, et un peu plus on trouverait ses cartes chez les coiffeurs avec les billets de théâtre à demi-prix.

Il se leva.

— Serez-vous là, cette nuit ? demanda Morfil.

— Ah ? je crois bien ! répliqua Vincent ; je suis indispensable ; on se passerait plutôt des violons !

Vers neuf heures et demie du soir, Mme la baronne Laure de Vaudré rentra chez elle. Vingt minutes après elle montait en voiture pour se rendre à l’hôtel de Sampierre. La marquise Domenica en était encore à choisir sa robe que déjà M. le comte Pernola, reprenant son service, donnait le coup d’œil du majordome aux salons pleins de lumières.

Toute la valetaille était sous les armes, dîmant d’avance sur les provisions destinées au buffet, et regardant en pitié les gagistes qui allaient faire le service pour de bon.

Car, règle général, on embauchait toujours des auxiliaires chez la marquise chaque fois qu’il y avait à faire quoi que ce fût. Les dignitaires en titre d’office n’étaient pas là pour mettre la main à la pâte et le magnifique concierge Szegelyi, qui goûtait un panier de champagne en compagnie du sous-secrétaire de cuisine, résumait assez bien la situation générale en disant :

— j’ai exigé trois surnuméraires pour ma porte. Il faut bien que mes deux clercs s’amusent : c’est de leur âge.

Aucun invité n’avait encore paru, pas même les familles de province. L’antichambre paradait et daignait à peine accorder un regard aux splendeurs un peu banales des salons.

On causait avec une animation inaccoutumée, on parlait de l’arrivée du marquis Giammaria qui était entré si théâtralement, et qui, depuis lors, s’entourait de mystère ; on parlait surtout des cinq illustres visites reçues par Mme la marquise dans l’après-midi : Ghika, Courtenay, Commène, Lusignan, Rohan, tous gens qui n’étaient point revenus à Paris depuis l’époque du mariage de Domenica Paléologue avec Giammaria de Sampierre.

Ceux-là étaient de vrais grands seigneurs, arrivant des pays orientaux où les grands seigneurs ont de grandes seigneuries !

Et le Pernola n’avait point été appelé au conseil de famille !

Et personne n’avait vu princesse Charlotte depuis le matin !

Aussi, tout le monde avait à la bouche le mot édité par Mlle Coralie au déjeuner, le mot de la situation : Grabuge !

Car les morts ne ressuscitent pas, c’est certain, mais les deux clercs de M. Szegelyi avaient vu, c’était certain aussi : l’un ici, l’autre là, et tous deux de leurs yeux, feu le jeune comte Roland de Sampierre…

Dix heures sonnant, Mme la baronne de Vaudré se fit annoncer chez la marquise, qui était en plein à sa toilette ; Laure fut introduite néanmoins sur-le-champ.

Domenica, rouge comme un gros coquelicot, était en proie à une agitation extraordinaire. Pour la première fois de sa vie elle avait le courage de gronder ses femmes de chambre, qui n’en pouvaient mais.

Elle voulait être habillée, mais elle ne voulait pas rester en place.

— Ah ! chérie ! chérie ! s’écria-t-elle à la vue de Laure, venez m’embrasser ! Comme vous arrivez tard ! C’est à peine si nous aurons le temps de causer un petit moment, car je ne sais pas où est Charlotte et je vais être obligée de descendre au salon pour recevoir mon monde. Et puis, je ne peux pas vous parler devant ces demoiselles qui n’en finissent pas, ma chère. Ce que j’ai à vous dire est si important ! Mon Dieu ! qu’un pareil secret est lourd à porter !

Laure se laissa embrasser, mais elle dit tout bas :

— Soyez prudente !

Comment exprimer cela ? Cette belle Laure était admirablement calme, et pourtant le repos de ses traits, la sérénité de son regard éveillaient je ne sais quelle vague impression de martyre.

Jamais elle n’avait été plus charmante, mais quelque chose effrayait et avertissait, à travers l’éclat de sa souveraine beauté.

Elle avait mis un peu de rouge : chose que personne n’avait jamais pu lui reprocher.

Et on eût dit que ce fard la faisait plus pâle.

Elle était bien pâle, en effet, mais l’erreur était en ceci que, sans son fard, elle eût paru livide.

Comme toujours, elle portait une toilette merveilleusement élégante et simple.

— Ah ! chérie, répondit Domenica, la prudence ! à qui le dites-vous ? Vous savez si mon habitude est de me comporter légèrement ! jamais je ne laisse rien voir de ce qui est en moi… Mais comment faites-vous pour trouver des mises si adorables ? Je crois que le choix de la toilette ne fait rien avec vous. C’est vous-même qui allez bien à vos robes… Mon Dieu ! mesdemoiselles, vous me faites mourir avec votre lenteur !

— Si madame la marquise voulait bien ne pas tant remuer… commença une des chambrières.

— Je ne fais pas un mouvement, voyez Laure ! Et voilà plus d’une heure que cela dure ! Il n’y a que Coralie… où est Coralie ?

— Madame la marquise vient de renvoyer chez princesse Charlotte.

— C’est vrai ! s’écria Domenica. Vous figurez-vous cela, baronne ? Mlle d’Aleix ne m’a pas donné signe de vie aujourd’hui. J’ai tout fait toute seule. Nos parents et amis du conseil de famille l’ont demandée plusieurs fois, impossible de la trouver. Vous comprenez pourtant bien que, si nous devons donner suite à ce projet de la marier avec Domenico…

Elle se mordit la langue jusqu’au sang et regarda ses deux caméristes d’un air penaud.

Celles-ci baissaient les yeux sournoisement.

— Mesdemoiselles ! s’écria la marquise avec la colère d’un enfant qui vient de se brûler les doigts par désobéissance, vous êtes d’une maladresse insupportable ! Je suis coiffée en dépit du bon sens. Mes diamants ne paraissent pas ; mes garnitures sont écrasées. Je suis absolument mécontente de vous. Comment s’y prennent donc celles qui sont bien servies ?…

— Princesse n’est pas encore rentrée, dit en ce moment Mlle Coralie qui poussa la porte.

— Chérie, dit Domenica en s’adressant à Laure, vous conviendrez que c’est inouï ! Je sais bien que Charlotte, la pauvre enfant, se charge de bonnes œuvres à tout casser, mais… écoutez que je vous dise !

Elle se pencha brusquement. Il y avait quatre mains occupées à travailler dans sa coiffure qui fut bouleversée du coup de fond en comble.

— Et le comte Pernola qui rôde autour de moi comme un loup ! ajouta-t-elle à l’oreille de Laure. Vous comprenez bien que je ne lui ai pas soufflé un traître mot ! Et mon mari qui est sorti de sa maison de santé pour tomber sur moi : un plomb de plus ! ah ! ma petite si je n’étais pas la femme d’un fou ! si je pouvais lui dire… le pauvre homme ! voilà trois ou quatre fois qu’il me fait demander de le recevoir ! Il est toujours si respectueux et si convenable avec moi !… voyons, mesdemoiselles ! Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Ce qu’elle avait sur elle et autour d’elle en étoffes, dentelles et bijoux aurait donné à manger à tout un quartier de Paris pendant huit jours. Elle ruisselait littéralement de diamants…

— Ma chère, reprit-elle, je veux que son premier regard me voie comme un soleil ! Vous savez bien de qui je parle : c’est pour lui tout cela ! Je me trouve épouvantable en songeant à lui… tenez ! j’ai tort de parler ! je ne dirai plus un seul mot ! Mon Dieu ! l’heure approche pourtant ! si j’allais mourir avant de l’avoir embrassé !

Laure avait un doigt sur sa bouche. Mlle Coralie ricanait et pensait :

— Dire que cette grosse bêtasse a des millions et moi pas ! Que le hasard est gauche !

On frappa à la porte. Une des jeunes filles alla ouvrir et revint, disant :

— M. le marquis fait demander à madame la marquise…

— J’en deviendrai folle, moi aussi ! interrompit Domenica. Le pauvre M. de Sampierre ! c’est la cinquième fois qu’il envoie ! que lui répondre ?

— Où est-il ? demanda Laure tout bas.

— Au pavillon.

— Faites-lui dire que vous passerez au pavillon quand votre toilette sera achevée.

Domenica frappa ses mains l’une contre l’autre.

— C’est cela ! s’écria-t-elle. C’était pourtant bien facile à trouver ! Répondez cela, Mlle Coralie… Mais quand sera-t-elle finie, ma toilette !

Pendant que Coralie allait à la porte où le valet Sismonde attendait, Laure dit, toujours à voix basse :

— Renvoyez-les toutes, je vais vous habiller.

— Vous chérie ! et me coiffer ?

— Et vous coiffer.

Domenica se leva comme un ouragan et se précipita vers la baronne qu’elle serra dans ses bras.

— Il n’y en a pas deux comme vous ! s’écria-t-elle. Mesdemoiselles, je n’ai plus besoin de vous. Allez-vous-en, mais ne me faites pas attendre si je sonne… et qu’on me prévienne quand Mlle d’Aleix rentrera. Allez ! mais allez donc vite ! Montez encore chez princesse, Coralie : je suis inquiète.

Dès que Mlle Coralie, formant l’arrière-garde des soubrettes étonnées, eut passé la porte, Domenica reprit impétueusement :

— J’ai accepté votre offre, chère belle, je ne sais pas si c’est convenable, mais voyez-vous, j’étouffais. C’est certain que j’en serais morte ! Quelle journée ! Ce n’est plus seulement une lettre miraculeuse que nous avons, c’est six lettres : toutes plus miraculeuses les unes que les autres ! Je les ai vues, ma chère ! La propre écriture du vicomte Jean, le pauvre cher garçon !

— Ah !… fit Laure.

— C’est inouï, n’est-ce pas ?… Mais vous avez les mains froides, amour ! Et maintenant que je vous regarde, je vous trouve changée… Souffrez-vous ?

— J’ai éprouvé une très-grande fatigue, répondit Laure, après notre entrevue de ce matin…

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria la marquise. Égoïste que je suis, j’avais déjà oublié cela ! Une autre fois, je me méfierai de ma puissance. On pourrait faire un malheur, savez-vous ! Et si je vous avais tuée !…

— Parlez-moi des lettres, interrompit Laure. Si c’est Jean de Tréglave qui les a écrites, il serait donc vivant ?

— Mais non… Et, au fait, peut-être !… Alors il n’y aurait plus de miracle. La chose certaine, c’est qu’il ne dit pas dans ses lettres s’il est mort ou vivant… Je suis sotte, n’est-ce pas, chérie ? Mais ma pauvre tête éclate, et mon cœur aussi. Mon fils, je vais voir mon fils… Renflez un peu les nattes à gauche, bonne petite. J’aime à être coiffée sur l’oreille : ça me va bien.

Une voix de femme se fit entendre dans la chambre voisine.

— C’est Charlotte ! dit la marquise. Enfin !

Laure chancela et blêmit affreusement.

Domenica fut obligée de la retenir à deux mains pour l’empêcher de tomber à la renverse.


XLII

DERNIÈRE CONSULTATION


Depuis dix minutes que la marquise avait congédié Mlle Coralie et ses compagnes, Laure avait avancé la besogne autant que ces demoiselles auraient pu le faire en une heure. Nous avons dit que Domenica n’était pas coquette, mais elle suivait pourtant avec un naïf plaisir les progrès de ce travail qui la refaisait belle.

Cette Laure était une fée.

Domenica eut peur pour Laure, quand celle-ci chancela, mais elle eut peur aussi pour sa coiffure.

— Qu’avez-vous donc, chérie ? s’écria-t-elle.

Nous savons ce que Laure avait. Au bruit qui s’était fait dans la chambre voisine, la marquise avait dit : « C’est Charlotte ! »

Les yeux de Laure se détournèrent de la porte comme si elle eût craint d’y voir paraître un fantôme.

Mais ce n’était que Mlle Coralie, qui venait annoncer l’entrée au salon des premiers invités.

Princesse Carlotta n’était pas encore rentrée.

Laure dit, en retrouvant son sourire :

— Chère marquise, ce soir, ne me demandez plus ce que j’ai. Je suis encore toute ébranlée, et j’ai peur d’apporter de la tristesse dans votre fête.

— Pauvre belle ! fit Domenica. Vous ne me quitterez pas, pourtant. Il manquerait quelque chose à mon bonheur si je ne vous avais pas près de moi pour être témoin de ma joie, comme vous avez vu mes larmes.

Laure s’empara de nouveau de ses cheveux et demanda :

— C’est donc pour cette nuit ?

Domenica la regarda tout étonnée.

— C’est vous qui demandez cela ? fit-elle.

Mais, se reprenant aussitôt, elle ajouta :

— J’oublie toujours que vous ne savez rien. C’est si drôle ! On a beau être soi-même une des plus fortes magnétiseuses de Paris, on ne peut pas s’accoutumer à cela ! Dire que vous m’avez tout appris et que vous n’en savez pas le premier mot ! Moi, ça me passe !

— C’est pourtant ainsi, répliqua Laure. Je sais seulement ce que vous venez de me dire, et encore, je ne le comprends pas bien.

— À qui la faute ? Ce matin, quand j’ai voulu vous mettre au fait, vous m’avez arrêtée par un sévère : « Je ne veux rien savoir. » Mais j’ai le don de résumer toute une longue histoire en peu de mots : je vais tout vous apprendre en dix secondes !

Elle se lança aussitôt dans une verbeuse explication que Laure écouta très-attentivement en apparence. De cette explication ressortit du moins ce fait principal, à savoir que les membres du conseil judiciaire du marquis Giammaria, vivant tous si loin de Paris et à de si grandes distances les uns des autres, avaient été convoqués selon une échelle de dates qui devait les réunir au jour dit à l’hôtel de Sampierre.

Et les convocations mystérieuses faites au nom du vicomte Jean de Tréglave, avaient un caractère si solennel d’autorité, qu’aucun de ces personnages considérables, parvenus pour la plupart aux limites de l’âge, n’avait osé désobéir à l’appel.

— Vous avais-je donc appris cela dans mon sommeil ? demanda Laure.

— Non, bonne chérie, mais vous m’aviez dit tout le reste… Ils sont arrivés, tous, presque à la même heure. Et qu’aurais-je pu leur dire si je ne vous avais pas vue ce matin ? Vous êtes ma providence ! À chaque lettre miraculeuse qu’on me montrait, je répondais : « Cela ne m’étonne pas. Je suis au fait. Tout ce qu’on vous annonce est certain. » Et quand ils m’ont demandé à quand la grande séance pour la présentation de mon fils, j’ai dit sans hésiter : « Cette nuit. » Ai-je bien fait ?

— Oui, répondit Laure, si, dans mon sommeil, j’ai fixé la chose pour cette nuit.

— Positivement, vous l’avez fait.

Laure s’assit et croisa ses mains sur ses genoux.

Il y avait deux grosses minutes que Domenica s’était détournée de son miroir, tant elle bavardait de bon cœur. Quand son regard revint vers la glace, elle poussa un cri de joyeuse surprise :

— Mais ce n’est plus moi, s’écria-t-elle, je suis aussi bien coiffée que vous ! Mon fils va me trouver belle ! Descendons.

Elle se mit debout devant sa psyché et s’admira de la tête aux pieds. De la tête aux pieds elle éblouissait. Laure avait trouvé moyen de caser tous les diamants : il y en avait pour six personnes, et sous tant de rayonnements, la bonne Domenica n’était pas plus ridicule qu’à l’ordinaire :

Un vrai chef-d’œuvre !

Pendant qu’elle s’admirait de tout son cœur, Laure semblait absorbée dans ses réflexions.

Sur un guéridon, non loin d’elle était le mouchoir brodé que la marquise avait trempé de ses larmes si abondamment le matin.

Laure l’aperçut et son œil brilla.

— Descendons ! répéta-t-elle après Domenica.

Elle se leva. En passant auprès du guéridon, elle posa la main furtivement sur le mouchoir et sentit un objet dur à travers les plis de la batiste.

— La bague est-là ! pensa-t-elle.

La marquise, dont la main tenait déjà le bouton de la porte, se retourna effrayée parce qu’elle avait entendu un gémissement.

Elle vit Laure droite et roide au milieu de la chambre, les yeux fixes, le corps agité de tressaillements.

— Chérie ! chérie ! s’écria-t-elle en s’élançant, n’allez pas vous trouver mal !

— Je dors, répliqua Laure, de cette voix sèche et sans sonorité que Domenica connaissait si bien depuis le matin.

— Vous dormez ! répliqua celle-ci stupéfaite. Et qui donc vous a endormie !

Lui ! prononça Laure.

Son doigt tendu montrait le mouchoir.

La marquise murmura, en joignant les mains :

— La bague ! Est-ce assez étonnant ! Avec cette science-là, on n’est jamais au bout !… Mais, bonne petite, nous n’avons pas le temps ! Il faut vous éveiller…

— Non, fit Laure, d’un ton morne.

Elle ajouta :

— C’est mal. Vous m’aviez volé cette bague pendant mon sommeil.

De rouge qu’elle était, Domenica devint écarlate. Laure continua :

— Conduisez-moi à un fauteuil, sinon je vais tomber.

Et dès qu’elle fut assise :

— Avez-vous des cheveux de Mlle d’Aleix ?

— Mais, bonne petite, objecta la marquise, on m’attend…

— Je n’obéis qu’à lui interrompit Laure. C’est lui qui m’ordonne de vous parler comme je le fais. Faites-moi toucher des cheveux de princesse Charlotte, sur le champ.

Elle avait mesuré, depuis tantôt, le danger de la terrible partie où Mylord l’avait entraînée.

Elle voulait, autant que possible, séparer son jeu de celui de Mylord, et se ménager tout au moins une porte de derrière.

Domenica, qui était presque pâle, maintenant, ouvrit son coffre à bijoux et y prit un médaillon contenant des cheveux de Charlotte.

Aussitôt que Laure eut dans la main ce médaillon, elle s’écria :

— Je vois… je suis lucide !

— Que voyez-vous, chère belle ? demanda la marquise avec toute sa curiosité facilement réveillée.

Laure fut une longue minute avant de répondre.

— Charlotte est-là, devant moi ! dit-elle enfin. Ce n’est pas la fille de Michela Paléologue, princesse d’Aleix. Il y a imposture.

— Oh ! fit Domenica : niez donc le pouvoir du somnambulisme !… c’est l’exacte vérité, ma chère.

— Elles sont deux, reprit Laure ; je vois aussi Savta.

Puis elle ajouta plus bas :

— Ils sont trois !…

— Qui est l’autre ? demanda la marquise.

— Domenico… car il a la cicatrice.

— Mon fils !… où est-il ?

— Je ne sais. C’est une campagne. Il y a des nuages qui passent. Pensez à votre fils, de toute votre force, et aidez-moi.

— J’y pense, grand Dieu ! Je ne pense qu’à lui… Et je vous aide tant que je peux !

— Touchez ma main. Serrez-la…

Domenica lui prit la main.

— Ce n’est pas Domenico ! s’écria Laure dès que la marquise eut obéi. Votre sang m’éclaire : ce n’est pas le même sang ! Celui-là est un faux Sampierre, comme Charlotte est une fausse Paléologue !

— Que font-ils ? interrogea la marquise, tremblant de tout son corps.

— Il y a ce nuage… attendez ; je vois un autre Domenico… le vrai… votre sang, celui-là ! Pourquoi sa tête penche-t-elle sur son épaule droite ?… Ah ! la blessure ! Après vingt ans !… je voudrais voir, mais il y a toujours ce nuage… et des lueurs ! de grandes lueurs !

Elle poussa un cri et son visage exprima une soudaine épouvante, pendant qu’elle balbutiait :

— Ce nuage est un incendie… un crime !

— Mon fils est en danger ! parlez ! je vous ordonne de parler !

— Morts ! prononça Laure en un râle.

— Mon fils ! mon fils ! cria la marquise affolée par la terreur : mon fils !

— Non… Pas votre fils… oh ! c’est horrible de voir souffrir ainsi même ceux qui ont essayé de faire le mal !

— Mais qui donc est mort ?

— Elle était toute jeune, dit Laure dont la voix allait faiblissant, et bien belle !

— Ce serait Charlotte !…

— Elle aimait celui qui voulait faire de vous la plus misérable des mères !

— Morte ! Carlotta ! murmura la pauvre marquise en un gémissement.

Elle était vraiment bouleversée.

— Pernola m’avait déjà dit quelque chose d’approchant, reprit-elle pourtant. Chérie, c’est certain que la pauvre enfant n’était pas de notre famille. J’étais si bonne pour elle ! Je ne voulais pas croire… je n’y crois pas encore, mais elle était sortie, le soir où le malheur arriva au saut-de-loup. Il y avait du louche dans sa conduite… Ah ! j’aurais eu bien du chagrin si elle avait mal tourné…

Elle s’interrompit, rejetant loin d’elle le deuil de cette pensée et s’écria :

— C’est de mon fils qu’il s’agit… Lui ! rien que lui ! parlez de lui ! Pour moi, il n’y a que lui !

Le premier accord de l’orchestre monta du rez-de-chaussée.

En même temps un bruit de pas et de voix se fit dans la chambre voisine.

Laure sembla prêter l’oreille et mit un doigt sur sa bouche.

— Avez-vous pensé parfois, murmura-t-elle, que vous pourriez devenir pauvre ?

Domenica se mit à rire et dit :

— Vous m’avez déjà parlé ainsi, ce matin, ma chère…

Laure poursuivit sans transition :

— Le moment approche où vous allez revoir votre fils. Préparez-vous et mettez la bague à votre doigt. L’enfant viendra droit à la bague. Ce n’est pas vous qui le reconnaîtrez, c’est lui qui vous dira : « Ma mère, je vous salue. »

— Pourquoi m’avez-vous parlé de pauvreté ? demanda Domenica. C’est pour lui que je vous adresse cette question ; je vais devenir économe. Je lui ferai une fortune égale à celle de dix rois !

— Il y a un voleur, répondit Laure.

— On ne vole pas des domaines immenses !…

— Si fait, dit Laure. Tous les domaines du monde peuvent tenir dans un portefeuille.

— Et qui est ce voleur ?

On avait cessé de parler dans la chambre voisine dont la porte s’ouvrit.

— Écoutez le nom qu’on va prononcer ! dit tout bas la baronne.

— M. le comte Pernola, dit au même instant Mlle Coralie, inquiet de l’absence de Mme la marquise, vient s’informer de ses nouvelles.


XLIII

SUPERBE FÊTE


C’était une superbe fête, toute pareille à toutes les superbes fêtes que vous connaissez si bien. Je pense que Faure y devait chanter, cela ne coûte que 2,000 francs, et Nilsson, et Marie Sax.

J’ai même vaguement l’idée que Lemercier de Neuville y devait caricaturer poliment quelques pantins politiques et littéraires du jour.

Du reste, le programme ne contenait rien de malsain : Mme la marquise Sampierre ne forçait jamais ses hôtes à entendre des opéras comiques de sa façon, paroles et musique. Elle avait pour cela trop bon cœur.

C’est là un des plus cruels caprices de l’argent qui ne se contente plus de choisir à la friperie ses parchemins de carnaval, et veut encore se payer le pompon de la petite gloire.

Demain, il voudra la grande, et s’enquiert déjà pour savoir ce que cela peut bien coûter au marché.

Le lecteur nous saura gré de lui épargner ici toute espèce de description. C’était le bal de tout le monde. Quant aux invités, vous les connaissez ou vous ne les connaissez pas, tout juste comme la marquise elle-même. Vous savez bien qu’il y a chez nous quantité de beaux salons trop larges où Paris passe comme dans la rue, et nous dirions presque sans ôter son chapeau.

Il y avait foule, non-seulement dans la belle suite des pièces d’apparat, mais aussi dans les parterres, brillamment éclairés. Les illuminations prenaient fin, cependant, à peu de distance des massifs, et les quelques couples curieux qui voulaient s’égarer loin du cercle de lumière étaient arrêtés par cette clôture en treillage de fer dont nous avons parlé déjà plusieurs fois.

Au-delà de cette limite régnaient la solitude et l’obscurité.

La marquise Domenica, enfin rendue à ses devoirs de maîtresse de maison, faisait les honneurs.

Elle avait laissé dans sa chambre de toilette cette pauvre belle baronne de Vaudré, incapable d’affronter les fatigues de la fête et qui prenait un instant de repos bien mérité.

Domenica éblouissait comme une devanture de joaillier. Elle était fort entourée. L’ardente animation de son teint la faisait paraître joyeuse.

Et en effet, il y avait en elle de la joie, un espoir passionné, une ivresse qui aurait voulu déborder en paroles mais il y avait aussi une douleur et des terreurs.

Il y avait tout cela, et en conscience, c’était trop pour une pauvre bonne créature comme elle que les années avaient laissée enfant par delà les limites de la jeunesse.

Quand la pensée de la perte de Charlotte traversait son souvenir, les larmes lui venaient aux yeux. Mais cela passait comme un rêve. Était-ce possible ? Et tout d’un coup, elle se prenait à penser :

— Si Laure devenait ma fille ? Elle qui est si belle ! et qui m’a prouvé tant de dévouement ! Je suis sûre que mon Domenico l’aimerait. Elle paraît encore toute jeune…

— Bonjour, vicomte, dit-elle à Mœris qui venait la saluer. Si vous saviez ! s’il m’était permis de vous apprendre… mais j’ai promis le secret… Ah ! vous avez été bien admirable, mon ami, et je serai toujours reconnaissante pour les terribles dangers courus là-bas, dans le désert, mais on va souvent chercher bien loin ce que la bonté de Dieu se charge elle-même de vous apporter.

— Avez-vous donc de bonnes nouvelles, chère madame ? demanda Mœris en lui baisant la main.

— Ne m’interrogez pas, mon ami ! J’ai un bâillon sur la bouche… Bonjour Moffray… Mais j’avais à vous parler à tous les deux… Je cherche…

Elle leur serra le bras fortement. Pernola passait, joli comme une gravure de modes, pantalon collant de casimir blanc, gilet à cœur, retenu par un seul bouton de diamant, habit noir à revers de je ne sais quoi : un amour !

— Je me souviens ! dit tout à coup la marquise. Connaissez-vous Mme la baronne de Vaudré, messieurs ?

— Certes, répondirent Mœris et Moffray, beaucoup.

— Que pensez-vous d’elle ?

— Ce que le monde en pense. C’est le plus noble cœur…

— N’est-ce pas ? interrompit Domenica. Écoutez bien, voilà ce que je voulais vous dire : M. le comte Pernola est un bon parent, que j’estime beaucoup, mais il ne faut pas… c’est une fantaisie, vous entendez… Il ne faut pas qu’il s’absente de l’hôtel cette nuit !

Mœris et Moffray échangèrent un regard significatif.

— Que vous disais-je ? murmura Mœris. À l’instant même !

— C’est vrai ! répliqua Moffray.

— Vous saviez donc ?… fit Domenica : je n’ai rien dit au moins !

Mme la marquise, prononça gravement Moffray, nous sommes ici pour vous servir, et nous vous répondons de votre aimable cousin corps pour corps !

— Bonjour, messieurs, dit Pernola en s’approchant. Belle cousine, le prince de Courtenay est arrivé, et M. le marquis attend toujours le bonheur de vous voir.

Domenica essaya de sourire, mais ce n’était pas une forte diplomate. Le rouge de ses joues tourna au violet.

— Je vous prie de recevoir M. de Courtenay, mon cousin Giambattista, répondit-elle. Dès que j’aurai un instant, je me rendrai aux désirs de M. le marquis de Sampierre.

Pernola sourit et murmura :

— Vous êtes si bonne !

Il s’éloigna. Mœris et Moffray voulurent le suivre.

La marquise les rappela.

— Est-ce que vous n’avez pas rencontré, dans la fête, dit-elle d’une voix étouffée par l’émotion, un jeune homme ?… Mais non ! Je bats la campagne. Si je pouvais vous raconter tout ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! Un miracle ! à l’église ! dans mon livre de messe ! Et les six lettres écrites par un homme mort pour convoquer nos bons parents de Sicile et de Roumanie ! Et ce qu’on vient de me dire à l’instant : Pernola aurait ressuscité un notaire ! Croyez-vous que je plaisante ? Je n’ai pas le cœur à cela, mon Dieu ! Pernola ! il tire les ficelles de mon pauvre mari, comme si c’était un pantin… Figurez-vous qu’il a fait une boule avec nos châteaux, nos palais, nos champs et nos prairies, une boule pas plus grosse qu’une muscade et qu’on peut escamoter de même. Vous souvenez-vous du médecin de Sicile ? Le docteur Leoffanti ?… Roland, mon pauvre Roland ! et Charlotte ! Je l’aimais comme ma fille… Et tenez, M. le marquis est devenu fou à bien bon compte. J’ai dix fois plus de raisons que lui pour perdre la tête… Allez, mes amis, allez et veillez !

La marquise se laissa choir sur un fauteuil en s’éventant vigoureusement.

Elle venait d’apercevoir un jeune homme qui marchait droit à elle de l’autre extrémité du salon.

Son cœur cessa de battre.

Nous ne saurions dire au lecteur qui était ce jeune homme, mais Domenica le reconnut incontinent pour son fils. Il passa sans la saluer ni même la voir.

Il avait affaire au buffet.

Un autre jeune homme parut, puis deux, puis trois. Par un mystérieux effet de sa préoccupation, Domenica ne voyait que des jeunes gens dans cette foule. Les jeunes gens lui cachaient tout le reste.

Elle n’en connaissait aucun. C’est un peu le propre de ces « superbes êtes, » dans le quasi-monde.

N’y demandez jamais à la maîtresse de la maison le nom d’une personne qui passe : ce serait de l’indiscrétion poussée jusqu’à la cruauté.

Mais si la bonne Domenica ne connaissait pas un seul de ces jeunes gens, elle les reconnaissait tous.

Son sein battait, son cœur s’élançait.

La voix du sang parlait en elle avec autant d’éloquence que d’impartialité. Elle adorait en bloc. Pour elle, partout, l’air de famille existait, et même la ressemblance.

Elle les appelait des yeux tous ces Domenicos qui ne se doutaient guère de leur bonheur, elle les magnétisait de toute sa fameuse puissance fluidique, elle pointait vers eux son doigt armé de la bague enchantée, elle travaillait, elle priait, elle mourait. Ses mains la démangeaient… Pour un peu, elle eût arraché toutes ces cravates blanches, dont une au moins cachait l’acte de naissance de son fils bien-aimé.

Car, au fond de tout cela, il y avait un grand, un ardent amour de mère.

Cependant, Mœris et Moffray suivaient de loin le comte Pernola qui allait à son devoir. La marquise avait pu sans danger le charger d’entretenir le Courtenay, car les membres du conseil s’étaient engagés solennellement à garder le silence sur l’événement attendu.

Mœris et Moffray causaient.

— En somme, disait Mœris, que risquons-nous ? Mylord s’est mis en avant ; si l’affaire tourne mal, c’est le numéro 1 qui endosse tout, avec Mme Marion…

Mme Marion est morte, répliqua Moffray.

— Comment cela ?

— On a fait coup double à la maison de Ville-d-Avray : Mme Marion aura disparu dans l’incendie.

— Mais nous l’avons revue !

— Nous avons revu Mme la baronne de Vaudré.

— Et le Poussah, dit Mœris ?

— Le Poussah retombera toujours sur ses gros pieds. Mylord veut tout ; c’est trop. Ce sont ces gourmands-là qui payent pour tout le monde. Nous autres nous n’avons rien dit, rien écrit ni rien fait. Le rôle est bon : gardons-le jusqu’au bout.

Ils venaient de quitter l’escalier du premier étage où Pernola s’était engagé avant eux.

L’ordre avait été donné d’introduire les membres du conseil de famille, à mesure qu’ils se présenteraient, dans l’ancien appartement de M. le marquis de Sampierre, situé à la suite de celui de Domenica.

C’était là que Pernola se rendait, sur l’ordre de la marquise.

Au moment où Mœris et Moffray passaient devant l’antichambre de cette dernière, la porte s’ouvrit et une femme en toilette de bal se montra sur le seuil.

— Madame Marion ! s’écrièrent-ils en même temps.

— Vous vous trompez, messieurs, dit Laure. La personne dont vous parlez a eu une fin malheureuse et prématurée.

Elle déplia une mante qu’elle portait sur le bras et la jeta sur ses épaules.

Mœris et Moffray se mirent à rire en l’aidant à draper les plis de la soie.

— Nous avions deviné cela, dit Moffray. C’est un jeu d’enfer qui se joue ici, savez-vous !

— Vous êtes joueurs, répliqua Laure sèchement. Êtes-vous beaux joueurs ?

Sa voix était dure comme celle des fiévreux.

Elle prit le bras de Mœris et dit à Moffray :

— Suivez-nous.

— Nous allons ?… demandèrent-ils.

— Au jeu… et vous l’avez dit : un jeu d’enfer !


XLIV

FROTIN, RENAUD, LAMÈCHE ET LE HOTTEUX


Il n’était pas plus de minuit et demi quand Laure descendit le grand escalier de Sampierre, escortée de ses deux compagnons.

Mœris et Moffray n’avaient pu échanger aucune parole, mais ils s’étaient dit leur inquiétude d’un regard.

— Vous ne laissez personne à notre place pour surveiller le Pernola ? demanda Moffray.

— À quoi bon ? répondit Laure. Il est prisonnier ici comme bien d’autres.

Ces mots contenaient une menace si peu voilée que Mœris s’arrêta.

— Madame, dit-il en baissant la voix, ne pouvons-nous savoir ce qui va se passer ?

— Vous allez non-seulement le savoir, mais le voir, répliqua Laure durement.

Elle ajouta :

— Tâchez de rire et soyez galants. Voilà qu’on nous regarde.

Ils étaient dans le vestibule, éclairé à jour et tout fleuri comme une corbeille. Moffray, obéissant, dit en souriant :

— Je réclame mon droit, vous m’avez promis une valse.

— Est-ce que vous sortez déjà, madame la baronne ? demanda-t-on dans la mêlée des entrants.

— Non, répondit Laure, mais j’ai besoin de prendre un peu l’air, et je n’ai pas le courage de traverser les salons pour gagner le parterre.

Elle passa. On se dit :

— C’est vrai que la belle baronne est toute changée.

En franchissant la porte qui donnait sur le jardin, Laure eut un brusque frisson. Elle ramena sa mante d’un geste frileux.

— Vous avez froid ? dit Mœris.

— Oui, murmura-t-elle.

Elle ajouta tout bas :

— Et j’ai peur !

Elle était sans contredit la plus brave des trois. À dater de ce moment, ses deux compagnons furent muets.

Ce bon rôle d’abstention auquel Moffray tenait tant semblait arrivé à son terme. Qu’allait-on exiger d’eux ! Laure, l’aventurière intrépide, avait peur !

La portion du jardin dévolue à la fête s’étendait surtout devant la façade de l’hôtel. À droite et à gauche, on n’avait illuminé qu’un espace relativement étroit.

Nous croyons opportun de rappeler ici au lecteur l’étendue considérable de l’enclos de Sampierre. Le champ des lumières était plus que suffisant pour que deux ou trois « tout Paris » y pussent prendre à l’aise leurs ébats, mais il n’occupait certes pas la dixième partie du parc.

Mme la baronne de Vaudré prit, à droite, une tortueuse allée que nous connaissons bien pour y avoir rencontré une fois le comte Giambattista Pernola en compagnie de Charlotte, ce soir où le pauvre Fiquet, l’ancien no 5, fut accroché par la tempe à un clou dans « la guérite » du saut-de-Loup.

Nos trois compagnons arrivèrent bientôt aux confins de l’illumination.

En cet endroit, les massifs n’étaient pas encore déserts. On y entendait causer et rire, mais on ne voyait personne. Et à mesure qu’on allait, les bruits joyeux diminuaient.

Laure tourna sur la gauche. Elle traversa une pelouse, puis un petit bois au-delà duquel était un espace libre, — tout noir, bordé par le saut de loup.

À cinquante pas en avant, une lueur solitaire brillait. Laure dit :

— C’est la fenêtre du père Preux. Moffray, allumez un cigare.

— Je n’en ai pas sur moi, répondit Moffray.

— Donnez-moi votre boite d’allumettes, fit Laure.

Elle frotta elle-même le phosphore qui pétilla.

Aussitôt, chez le Poussah, la lumière s’éteignit.

Laure quitta ses compagnons pour marcher jusqu’au bord du saut du loup. En route, elle roula une clef dans un morceau de papier et laissa tomber le tout au fond du fossé.

Du côté de la cité Donon, qui semblait déserte et endormie, un mouvement se fit dans les herbes garnissant le bord opposé du saut de loup.

Une forme humaine se laissa glisser le long de la rampe et gagna le fond, d’où une voix monta.

— Vous êtes en retard, dit cette voix, les hommes attendent… je ne trouve pas votre clef.

— Vous êtes-vous occupés de capitaine Blunt ?… commença Laure.

La voix l’interrompit, disant :

— Jetez d’abord l’échelle, nous causerons au pavillon. Tout va bien. Je tiens la clef.

Quand Laure rejoignit ses compagnons, ils s’étaient consultés sans doute, car Mœris lui dit d’un ton assez péremptoire :

— Chère madame, il y a des besognes qui ne nous conviendraient pas.

— Messieurs, répondit Laure, je donnerais tout ce que je possède et dix ans de vie pour être à Londres en ce moment. Je n’ai pas plus le choix que vous. Nous nous sommes donnés au diable.

— Ce sont des mots ! s’écria Moffray. Il est toujours temps de sortir d’un guêpier. Nous n’avons qu’à rentrer dans le bal…

— Essayez ! murmura Laure qui jeta un regard en arrière.

Ses deux compagnons suivirent ce regard. Illusion ou réalité, ils crurent voir tous les deux quatre ou cinq noires silhouettes immobiles à l’entrée des massifs.

— On ne nous assassinerait pas, je suppose ! dit Mœris.

Laure répondit d’un accent découragé :

— Vous pouvez tenter l’aventure ; moi, je vais en avant, parce que je sais que le danger le plus certain est par derrière.

Elle reprit sa marche en effet. Au bout de quelques pas, Mæris et Moffray la rejoignirent.

Ils s’engagèrent ensemble et sans parler dans les bosquets et longèrent le grand mur séparant le parc de la ruelle qui conduisait de la rue de Babylone à la cité Donon :

À une centaine de pas du saut de loup une échelle était appliquée contre le mur. Laure lança une poignée de sable par-dessus le faîte et dit en même temps :

— Garez-vous !

Elle se colla vivement contre la muraille et les deux autres firent comme elle.

Presque aussitôt après, un lourd paquet tomba sur le sol de l’allée.

— Je monterai, si vous n’osez pas, reprit Laure. Ceci doit être attaché au dernier barreau de l’échelle.

C’était une corde à nœuds. Mœris monta et regarda dans la ruelle. Il ne vit rien. Quand la corde fut solidement attachée, il en laissa tomber le bout au dehors. Alors, une voix enrouée dit :

— Pesez sur le bas de l’échelle pour que ça ne gambade pas sous notre poids.

Et la corde se tendit.

Par cette route, quatre hommes pénétrèrent successivement dans le parc de Sampierre.

Le dernier ramena la corde.

C’étaient les quatre « pratiques » commandées par Mylord au père Preux et que Jabain était allé chercher de l’autre côté des Invalides : Frotin, Renaud, Lamèche et Le Hotteux : des solides !

Ils n’avaient pas bonne tournure, mais ils étaient galants, car Le Hotteux, celui qui portait la corde, l’abandonna pour empoigner Laure par la taille.

— Tiens ! dit-il, voilà du sexe ! Profitons !

Laure eut coup sur coup une demi-douzaine de gros baisers pleins d’eau-de-vie, dont Le Hotteux se paya sur place en lui escamotant sa montre.


XLV

GARDE À CARREAU


Ce n’était pas le papa Preux qu’on aurait pu introduire pardessus le mur à l’aide d’une corde gymnastique. D’autre part, on aurait eu beau commander chez Dusautoy un costume de bal pour six, le brave homme était si populaire dans le quartier que son entrée eût fait scandale à la grand-porte.

Et pourtant, nous savons que Mylord, le terrible numéro 1, l’avait condamné à payer de sa personne, cette nuit.

La clef, jetée par Laure au fond du saut de loup, lui était spécialement destinée. Cette clef ouvrait la petite porte, par où princesse Charlotte allait à la maison de l’aveugle.

L’allumette que Laure avait brûlée sur la pelouse était un signal.

Jabain, fidèle comme l’acier, aida le Poussah à descendre son escalier, ce qu’il fit tristement. Il n’était plus, disait-il, assez ingambe pour aller dans le monde.

Arrivé au bas des marches, le père Preux s’arrêta à la porte de ce qui semblait être la principale chambre du rez-de-chaussée, et commanda à son soldat de l’attendre au dehors.

Nous eussions regardé comme malhonnête d’omettre ce détail, destiné à donner le dernier coup de pinceau au portrait du plus obèse coquin de ce temps-ci.

Quand Jabain eut passé le seuil, le père Preux, qui restait dans l’allée, frappa doucement à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt :

— Va bien, monsieur Morfil ? dit-il. Vous n’avez encore rien vu par votre fenêtre ?

— Rien, fut-il répondu à l’intérieur de la chambre qui était sans lumière.

Le Poussah reprit :

— Faites comme chez vous, vous savez. Vous avez une porte sur le derrière. Mettez des hommes sur la place à côté. Je parierais dix contre un que je ne vous ai pas dérangé pour des prunes ! Et vous voyez ! malgré mon infirmité, je sors à cette heure indue pour pousser une reconnaissance. J’ai idée qu’ils sont là, dans le parc. Tenez-vous prêt, je vous ferai signe, et nous les pincerons… Ah ? si j’avais mes jarrets d’autrefois !

Il ferma la porte et rappela Jabain.

— Connais-tu la garde à carreau, toi ? lui demanda-t-il. Je viens de m’en payer une bonne !

Jabain eût souhaité une explication, mais le Poussah ne parlait jamais en marchant.

Ils atteignirent la porte du parc, située au bout du saut de loup. Elle était ouverte d’avance.

Quand Jabain voulut entrer, il vit de l’autre côté du seuil une ombre qui attendait.

— Je vas changer de béquille, dit le Poussah.

Il mit son gros bras autour du cou de l’ombre, et ajouta paternellement :

— Bonne nuit, Jabain, mon fils, va te coucher. Tu as congé jusqu’à demain matin.


XLVI

LE GUET-APENS


De cette partie du parc de Sampierre qui entourait le pavillon et qu’on avait défendue par un grillage régnant, les bruits de la fête étaient à peine entendus. Le pavillon, lui-même, sombre et silencieux, semblait dormir. Une lueur faible glissait pourtant à travers les persiennes fermées de la chambre aux portraits où nous avons laissé le marquis Giammaria.

Cette chambre, le lecteur s’en souvient, avait deux paires de fenêtres dont l’une donnait sur la maîtresse avenue qui conduisait des parterres à la rue de Babylone, et dont l’autre s’ouvrait sur les fourrés.

La grande avenue était brillamment éclairée de bout en bout et incessamment traversée par les équipages.

Les fourrés, protégés par le bois et par le pavillon même, restaient dans une obscurité profonde.

À une trentaine de pas des deux fenêtres, par où le comte Pernola avait entendu ce bruit suspect pendant sa décisive entrevue avec M. de Sampierre, quatre hommes bivouaquaient au plus épais des massifs, mais sans feu ni chandelle.

Ils ne fumaient ni ne buvaient.

Ils ne causaient même pas et nous n’avons d’autre moyen de les désigner au lecteur que le plus simple de tous ; écrire leur nom en toutes lettres.

C’était le contingent levé par le père Preux dans ses fiefs du Gros-Caillou, derrière les Invalides : Frotin, Renaud, Lamèche et Le Hotteux.

Aussitôt après avoir franchi l’échelle, ils étaient venus du grand mur de la cité Donon jusqu’ici sans traverser aucun des espaces éclairés occupés par la fête. Laure, Mœris et Moffray les avaient conduits, toujours sous bois, en faisant un tour énorme par derrière l’hôtel.

À un certain endroit, voisin de la poterne, située en face de la maison de l’aveugle, ils avaient rencontré le Poussah, qu’ils connaissaient de reste, soutenu par un jeune homme en toilette de bal qui leur était inconnu.

Leurs conducteurs se trouvèrent être alors plus nombreux qu’eux-mêmes : Ils étaient cinq, y compris la belle dame que Le Hotteux avait embrassée et qui avait mis fin à ces gaietés en appuyant au nœud de sa gorge un joujou dont la pointe ne plaisantait pas.

Le père Preux fut remis aux mains de Mœris et de Moffray qui soutinrent à droite et à gauche sa marche de pachyderme impotent.

La route fut longue et presque silencieuse.

Le contingent du Gros-Caillou qui écoutait de toutes ses oreilles put à peine saisir quelques mots, parmi lesquels il n’y avait jamais de noms propres.

Les deux vivantes béquilles qui étayaient le Poussah étaient désignées ainsi : no 2 et no 3.

La dame était le no 5.

Le jeune homme en costume de bal portait le no 1.

Tout cela répandait une bonne odeur de coquinerie organisée qui donnait véritablement confiance. Le Hotteux et ses compagnons n’avaient plus envie de s’émanciper.

Le no 1, ce jeune et beau gaillard qui était évidemment au-dessus du père Preux lui-même, leur inspirait crainte et respect.

Ce fut le no 1 qui les plaça en embuscade, qui les arma et qui leur donna la consigne.

Elle était claire, la consigne, — et raide, selon la propre expression du Hotteux, qui n’était pas sans fréquenter nos théâtres à la mode.

On devait amener là un homme. Il fallait expédier cet homme à bas bruit.

Jusque-là, attendre et se taire.


XLVII

LA RAFANETTA


La Rafanetta est un jeu d’Italie et surtout de Sicile.

Rafano veut dire proprement un « cran ». La rafanetta est un caressant diminutif qui sert à désigner un petit instrument, semblable à ces anciens casse-noisettes qui opéraient par la pression d’une vis.

Jeunes gens et jeunes filles du pays de Catane introduisent leurs doigts dans le trou destiné à la noisette ; chacun dépose une baïoque au panier, et celui qui supporte la plus haute pression gagne la poule.

Le père Preux, Mme la baronne Laure de Vaudré, le vicomte de Mœris, M. Achille Moffray et Donat, dit Mylord, étaient rassemblés et tenaient un conseil qu’on peut bien appeler suprême, car il précédait de quelques minutes seulement la bataille.

Le lieu choisi pour cette dernière entrevue était la petite chambre située à l’encoignure du pavillon, entre la grotte qui y donnait accès et le corridor menant à l’ancien appartement du feu comte Roland. C’était cette même petite chambre qui avait servi de retraite à princesse Charlotte pendant la maladie de son cousin Roland et par où, quelques heures auparavant, elle avait introduit Édouard Blunt auprès du marquis de Sampierre.

Il y avait une bougie plantée à terre. Laure était assise sur l’unique chaise. Le papa Preux, Mœris et Moffray avaient pris place sur l’ancienne couchette de Charlotte.

Mylord se tenait debout. Tout le monde était en costume de bal, sauf le Poussah qui avait pourtant fait toilette jusqu’à un certain point.

Il avait une redingote toute neuve et des souliers vernis.

Mylord semblait grandi et vieilli. Sa tête s’inclinait violemment sur son épaule et se redressait soudain, de temps en temps, par un mouvement, involontaire comme une convulsion.

Ses traits exprimaient une résolution froide et par cela plus terrible.

Par intervalles, ses yeux sombres rendaient un double éclair.

Laure était froide aussi et résolue, mais le travail et les angoisses de cette journée l’avaient brisée plus qu’une semaine de fièvre.

En elle tout fléchissait hormis sa volonté implacable.

Les autres étaient tout uniment piteux comme des chiens battus. Le père Preux, essoufflé du grand effort de sa course et baigné par des torrents de sueur, avait néanmoins sa grosse figure toute blême : Mœris et Moffray faisaient compassion.

C’était Mylord qui parlait.

Il faisait de son mieux pour contenir sa voix, qui parfois s’échappait en rauques éclats. Il disait :

— L’enseignement rationnel du docteur Jos. Sharp condamne le meurtre, en thèse générale. Il l’ordonne néanmoins dans deux cas spéciaux : 1o quand on est surpris en flagrant délit ; 2o quand un premier meurtre commis laisse derrière soi des témoins.

Nous étions dans le premier cas à Ville-d’Avray. Nous sommes, depuis lors, dans le second.

À Ville-d’Avray, j’ai tué parce que cette Charlotte connaissait Mme Marion sous son nom de baronne de Vaudré.

J’ai tué par le feu, parce que l’incendie fait la nuit après lui.

Dans les heures qui ont suivi, j’ai continué de tuer, selon le précepte du maître, pour supprimer tous les témoins. Il en est résulté ceci : Mme Marion est morte pour le monde, parce que tous ceux qui étaient dans la maison de Mme Marion sont morts.

— Tous ? fit Laure.

— Tous répéta l’élève de Jos. Sharp dont le cou se dressa tout droit.

— Vous êtes donc retourné là-bas ? demanda le père Preux : cette nuit ?

— Quand je suis revenu à Paris, reprit Mylord après avoir fait un signe d’affirmation, il n’y avait plus rien derrière nous : Je dis rien, excepté ce témoin dont nous n’avons fait que soupçonner la présence…

— Chanut ! interrompit Preux : Je jure qu’il était là !

Mylord le regarda fixement.

— Pourquoi avez-vous envoyé un messager, ce soir, à un chef de la préfecture, vous ? demanda-t-il.

Il y eut un mouvement parmi ceux qui entouraient le Poussah.

Mais celui-ci répliqua sans se troubler :

— Précisément parce que Vincent Chanut était à Ville-d’Avray. M. Morfil serait avec ses hommes dans le parc de Sampierre, si à l’heure qu’il est, je ne les avais mis dans ma propre maison.

Moffray et Mœris ne prenaient plus la peine de cacher leur détresse.

— Tout cela est insensé ! dit Moffray.

Et Mœris ajouta :

— Nous jouons un jeu de fous furieux !

Mylord leur imposa silence d’un geste et reprit :

— Nous jouons à coup sûr, du moment que je tiens les cartes.

Puis, s’adressant à Laure :

— Il n’y a, dit-il, que vous de brave ici, ma femme.

Laure ne répondit pas. Mylord reprit :

— M. Preux, quand votre messager est revenu, ne vous a-t-il pas dit qu’il y avait quelqu’un avec le chef de la police, au café du Commerce, place des Trois-Marie ?

— Si fait, répondit le Poussah : mon soldat m’a dit qu’il y avait quelqu’un.

— Vous a-t-il dit le nom de ce quelqu’un ?

— Non.

— Votre messager connaît-il Vincent Chanut ?

— Oui, certes.

— C’était pourtant Vincent Chanut qui était avec M. Morfil.

— Alors, s’écrièrent ensemble Mœris et Moffray, nous sommes cent fois, mille fois perdus !

En s’essuyant à deux mains, le Poussah fit ruisseler la sueur de son crâne qui trempa le sol.

— Il se déguise très-bien ce Chanut poursuivit froidement Mylord. Quand il est sorti du café, je l’ai suivi jusque chez lui, et je l’ai attendu dans son propre escalier. Je savais qu’il rentrait pour faire toilette. Il devait être des nôtres, ici, chez Mme la marquise, et sans doute il n’y serait pas venu seul, car il avait des invitations plein ses poches. Il est ressorti au bout de vingt minutes et je ne l’ai pas reconnu : c’était un gros bourgeois blond, habillé tout comme un notaire. Mais quand il a été couché mort sur le palier du quatrième étage…

— Vous l’avez donc frappé sans le reconnaître ?

Ceci fut dit par tout le monde à la fois.

Mylord avait aux lèvres un orgueilleux sourire. Il poursuivit, fier de l’effet produit :

— Quand il a été couché mort et bien mort, j’ai arraché sa perruque blonde. C’était lui, j’en réponds. Jamais il ne se déguisera plus.

Dans la stupeur qui suivit ces paroles, il y avait de l’admiration et aussi un symptôme de confiance faisant effort pour renaître.

Un peu de sang revint aux joues de l’homme d’affaires et du coureur d’aventures, ce lièvre qui vivait d’une réputation de lion. Le Poussah baisa le bout de ses doigts et dit :

— Vous, vous êtes un joli mâle monsieur l’anglais !

Seule, Laure ne changea point de visage. Elle ressemblait à une statue.

Mylord dit, répondant au père Preux :

— Je suis le no 1. Le maître doit tout faire par lui-même, et vous savez maintenant le sort réservé à ceux qui s’arrêteraient en chemin. Pour le moment, la route parcourue est nette. Donc, regardons en avant. Quelle heure est-il, monsieur Preux ? L’héritier de Sampierre et de Paléologue n’a pas encore de montre dans son gousset.

Le Poussah consulta la sienne et répondit :

— Une heure et trois minutes.

Mylord reprit :

— M. le comte Pernola ne viendra qu’au quart : nous avons le temps… En avant, il reste des obstacles : d’abord, Pernola que je viens de nommer, ensuite capitaine Blunt. Capitaine Blunt n’est pas un témoin, il ne sait rien contre nous, mais s’il arrivait jusqu’au conseil de famille, tous nos projets seraient ruinés. Au contraire, sa mort me fait invincible. S’il est mort, je parlerai de lui, je m’appuierai sur lui. Voilà pourquoi je le condamne à mourir.

— Êtes-vous sûr qu’il viendra ? demanda Preux.

— Avant de passer par mes mains, répliqua Mylord, Vincent Chanut l’avait convoqué, je suis sûr de cela, et les quatre hommes que nous avons postés au revers du pavillon l’attendent.

— Et Pernola ? demanda encore le Poussah.

— C’est différent. M. le comte a pris l’initiative. C’est lui qui nous a appelés. Il a besoin de nous, pour rendre définitifs et non sujets à réclamations certains actes de vente qu’un mot du marquis, mon père, réduirait à l’état de vieux papiers, mais que son décès fera authentiques, j’entends le décès de mon père. Le comte Pernola est un homme de mérite, il n’a qu’un tort, c’est de nous prendre pour des niais ; vous savez cela mieux que moi, monsieur Preux, puisque c’est à vous qu’il a tendu le dernier hameçon. Vous êtes une paire d’amis, tous les deux.

— Il m’a fait savoir, dit le Poussah, que M. le marquis serait seul cette nuit au pavillon, bouclant ses malles pour passer en Angleterre, et que sa valise pesait lourd !

— Demandez à Mme la baronne ce que lui ont appris Mlle d’Aleix et son Édouard Blunt.

Laure répondit si bas qu’on eut peine à l’entendre.

— C’est Pernola tout seul qui doit fuir cette nuit…

— Et qui est comme nous, interrompit Mylord : il ne veut rien laisser derrière lui !

Tout en parlant, depuis quelques minutes, il maniait une cordelette avec la dextérité qu’il mettait à toutes choses, et la disposait selon un certain système de nœuds.

Cela ressemblait un peu aux collets dont on se sert pour prendre les grives au moment de la passée.

En bruit léger se fît dans le corridor qui menait à l’intérieur du pavillon. Mylord prêta l’oreille.

no 2 et no 3, ordonna-t-il d’un air goguenard, mettez-vous des deux côtés de cette porte ; quand mon cousin va entrer, vous le terrasserez et vous le bâillonnerez.

Mœris et Moffray n’osèrent pas désobéir.

— Connaissez-vous cela ? demanda Mylord au Poussah en lui montrant son piège à grives.

— Parbleu ! fit le père Preux : Mme la baronne aussi. Nous avons habité ensemble le pays basque. C’est le garrote pequegno, à l’aide duquel les bandits de la Navarre font sortir de terre les doublons des hidalgos campagnards.

Mylord introduisit une clef dans le principal nœud de sa cordelette et remit le tout aux mains du Poussah en disant :

— Voilà l’hidalgo qui vient… accouchez-le de ses doublons.

On frappait doucement à la porte intérieure.

— Entrez ! fit le père Preux sur un signe de Mylord.

Le comte Pernola entr’ouvrit la porte. À la vue de Laure, il entra vivement.

À peine eut-il passé le seuil qu’il tomba : la main de Mœris avait étouffé son premier cri.

Giambattista Pernola était aussi en costume de bal. Cela donnait une couleur singulière à cette scène de violence qui avait lieu dans une pauvre chambre humide comme un caveau et à peine éclairée par la bougie brûlant au ras du sol.

Dès le premier instant, Pernola se vit perdu. La délicate pâleur de son teint devint verte. Il fit un effort pour appeler au secours.

Le mouchoir de Moffray, noué avec une brutale vigueur, remplaça la main de Mœris sur sa bouche.

— Apportez-le ! commanda Mylord.

Son geste montrait le carreau au pied du Poussah.

Mœris et Moffray soulevèrent Pernola et le déposèrent à cette place.

Il se releva aussitôt sur ses genoux jetant tout autour de lui son regard épouvanté.

— Mon cher monsieur, lui dit Mylord, veuillez vous remettre. Si vous vous comportez sagement, il ne vous sera point fait de mal. Vous êtes ici en famille. Inutile de vous présenter ces messieurs, ni madame la baronne. Moi, je suis votre cousin Domenico, le frère du comte Roland que vous avez empoisonné.

Les mains de Pernola s’agitèrent désespérément. Mylord poursuivit en tirant la baguette d’arrêt d’un revolver :

— Soyez très-prudent, je vous le conseille. Je suppose bien que vous êtes armé. Laissez-vous fouiller sans résistance. M. le marquis, mon père, est ici près, et il ne faut pas qu’il vous entende.

Sur un signe, Mœris et Moffray retirèrent des poches de Pernola deux pistolets et un stylet d’Italie.

— Voilà qui est bien, reprit Mylord, qui abaissa son revolver. Maintenant, ayez la bonté de nous dire où vous avez mis tes traites représentant le revenu de Paléologue, escompté pour dix ans et les six actes de vente à l’aide desquels vous comptiez me voler mes domaines de Sampierre.

Un étonnement sans bornes secoua l’apathie de Pernola dont le regard interrogea mieux que ne l’eût fait la parole elle-même.

— Certes, certes, fit Mylord doucement, vous avez bonne envie de savoir comment j’ai appris ces détails, mais le temps nous manque, mon cousin, et c’est à vous de répondre.

Pernola baissa les yeux et garda le silence.

— Allez, monsieur Preux, dit Mylord sans élever la voix. Moffray, ayez l’obligeance de tenir le bras gauche et Mœris se chargera des jambes.

Il ajouta, en s’adressant de nouveau à Pernola :

— Vous êtes de Sicile, mon cousin, vous connaissez le jeu de la rafanetta ?

Pernola releva ses yeux égarés.

— Comme je n’avais pas de casse-noisette sous la main, poursuivit Mylord, j’ai fabriqué un joujou qui en tiendra lieu. Allez, messieurs !

Moffray se saisit du bras gauche, Mœris s’empara des jambes. Pendant cela le Poussah, prenant le poignet droit, passa la main de Pernola dans les nœuds de la cordelette, de telle façon que le pouce fût replié et serré comme l’est le cou de l’oiseau arrêté par le piège.

Il donna en même temps deux ou trois tours de clef.

La poitrine du patient gronda.

no 5, dit Mylord, dénouez le haillon, pour que mon cousin puisse nous fournir le renseignement que nous attendons de son obligeance.

Laure se leva et lâcha le nœud du mouchoir.

— Madame ! oh ! madame ! s’écria aussitôt le malheureux Italien : ayez pitié de moi !

— Plus bas ! ordonna Mylord qui se plaça auprès de lui, le revolver armé à la main. Ceci tiendra lieu de bâillon. Au premier cri, mon cousin, je vous fais sauter la cervelle.

Puis, imitant l’accent de Sicile :

Alla rafanetta signor Poussah ! dit-il : Un’ rafano ! (un cran).

Le père Preux donna un tour à la clef.

Tout le corps du patient fut secoué par une convulsion.

— Voulez-vous nous dire où vous avez caché le bien volé ? demanda Mylord dont le revolver touchait presque la tempe de Pernola.

Celui-ci ne répondit point.

Un’ rafano !

La clef tourna. La sueur ruissela sur le front du patient.

— Voulez-vous parler, mon cousin ?

Pas de réponse.

Un’ rafano !

Les paupières de Pernola se bordèrent de rouge.

— Nom de nom de nom ! dit le Poussah qui avait aussi le visage inondé, ne vous entêtez pas, voisin. J’en ai mal jusque sous les ongles !

Mœris et Moffray, blêmes tous deux, tressaillaient aux mêmes convulsions que le patient Laure se cachait le visage à deux mains.

Mylord seul gardait toute sa tranquillité. Sur ses traits pas un plan ne bronchait.

Un’ rafano ! commanda-t-il encore de sa voix sèche et froide.

Le tour de clé ne s’acheva pas. Le pouce craqua et la cordelette se détendit.

Pernola, qui pleurait du sang, ouvrit la bouche pour lancer le cri de son atroce souffrance, mais le froid du pistolet toucha sa tempe.

— Voulez-vous parier, mon cousin ?

Et comme Pernola ne répondait point encore, Mylord reprit :

— Essayons avec l’autre main.

Cette fois, un râle sortit de la gorge du patient. Sa tête tomba comme un plomb sur sa poitrine.

Le misérable homme était vaincu.

— Je parlerai ! prononça-t-il d’une voix étranglée.

Asseyez-le sur le lit ! commanda Mylord, et qu’on le panse !… Mon cousin, nous vous attendons.

— Dans le corridor, ici près, balbutia Pernola dont les paroles sortaient avec peine, soulevez le cinquième et le sixième carreau, à partir de la porte, à gauche, le long du mur…

Mylord s’élança, mais en franchissant le seuil, il dit :

— Veillez bien et remettez le bâillon ! S’il avait voulu nous endormir…

L’instant d’après, il reparaissait, brandissant le portefeuille conquis.

— Tenez-moi la lumière ! fit-il.

Et pour la première fois, depuis le commencement de cette terrible scène, l’émotion altérait sa voix.

Mœris leva la bougie.

Mylord ouvrit le portefeuille et en examina le contenu pièce à pièce.

— Tout y est ! s’écria-t-il enfin. Vous êtes riches, mes camarades ! mais le no 1 aura sa part de lion !

À ce moment, de l’autre côté de la porte donnant sur la grotte, on entendit un grand bruit : un bruit de lutte qui allait se rapprochant.

— À l’autre ! à capitaine Blunt ! dit Mylord dont la physionomie avait déjà repris sa froideur. Vous serez sept contre un. Frappez ferme et ne redoutez plus la loi. La loi est avec nous. Moi, je reste. Mme la baronne et moi, nous suffirons à notre tâche, ici.

Il ferma le portefeuille et ajouta :

— Vous m’avez pris pour un fou : je suis un maître. On avait dépouillé le marquis de Sampierre, on allait l’assassiner. Moi, qui suis son fils, j’ai repris mon bien et j’ai sauvé mon père ! Ah ! ah ! la loi ! je l’ai dans ma poche, la loi !


XLVIII

MACHINE À TUER


Mylord avait la tête haute et le regard brillant. Ses compagnons subissaient maintenant son prestige. Ils voyaient possible le succès de sa monstrueuse combinaison.

Or, l’homme est le même toujours et partout. Pour les bandits comme pour les honnêtes gens, la réussite, sainte chose ! change l’extravagance en sagesse.

Ce qui paraissait être tout à l’heure une tentative aveugle et inepte faisait partie maintenant d’un plan tracé. Le calcul stratégique perçait sous la sauvage brutalité des moyens.

Il avait du sang jusqu’aux genoux, l’élève du docteur Jos. Sharp, le bachelier de l’université des rogues, mais sa tête restait froide, son coup d’œil sûr : il savait où il allait.

La confiance revint ; on avait un chef !

Le Poussah, enthousiasmé, se leva sans aide.

Il avait, ma foi, le couteau à la main et parlait de trouer lui-même la peau de capitaine Blunt.

— En avant ! dit-il ; le petit est un dieu ! Vive sa mécanique !

Au dehors, le bruit semblait diminuer et s’éloigner. Peut-être ce fait n’était-il pas sans influence sur l’accès de bravoure qui prenait le père Preux et ses compagnons.

Ils entrèrent tous les trois dans le couloir qui menait aux bosquets en passant par la grotte et disparurent.

Sur la couchette, Giambattista Pernola restait étendu. Il avait perdu connaissance.

— Laurent de Tréglave, que vous appelez Blunt, dit Laure, est un homme redoutable. Il peut échapper. Prenez garde !

Mylord leva les yeux au ciel !

— Le Seigneur a ses oints, prononça-t-il à voix basse. Je suis vierge comme Samson ; je jure que jamais femme ne touchera à ma chevelure. Personne ne m’arrêtera. Si je ne contenais pas ma poitrine, elle rugirait comme celle d’un lion !

Il prit à terre la bougie et la mit dans la main de Laure.

— Marchez devant, dit-il, je vous suis.

— Où allons-nous ? demanda Laure.

— Vers mon père et vers ma mère, marchez !

Laure obéit, quand elle eut passé le seuil de la galerie, Mylord revint sur ses pas et s’approcha du lit où Pernola était couché.

Il se pencha.

La bougie, déjà lointaine, emportait les dernières lueurs.

Dans l’obscurité presque complète on aurait pu deviner le mouvement du bras de Mylord, qui se leva et s’abaissa deux fois.

Cela produisit, par deux fois aussi, un bruit faible et sourd, auquel la gorge de Pernola répondit par un double râle.

Avant de rejoindre la baronne, Mylord entrouvrit la porte de la grotte et prêta l’oreille.

On n’entendait plus rien au dehors.

Au dedans aussi, tout était silence.

— Que va devenir le malheureux homme ? demanda Laure au moment où son compagnon entrait dans le corridor.

Mylord répliqua :

— Ne vous occupez plus de lui.

Laure comprit peut-être, car elle se sentit trembler.

— Et les autres, fit-elle, on ne les entend plus ?…

Mylord la couvrit de son regard froid et dit :

— Il faut que la place soit nette autour de celui que le Seigneur a choisi entre tous.

Elle eut envie de fuir, mais ses jambes ne pouvaient pas la porter.

— Vous les avez tués, balbutia-t-elle, et vous allez me tuer !


XLIX

L’ENGRENAGE


Les histoires sont comme les hommes : avant de finir, elles jettent un regard en arrière.

À la première page de ce livre, nous vîmes un vieillard mourant qui représentait la folie de la sagesse humaine. Il descendait des empereurs, il était riche terriblement. Le bien que ce vieil homme aurait pu faire à lui-même et aux autres, nul ne saurait le dire.

Mais l’idée de ce devoir n’était pas en lui, quoi qu’il fût chrétien. Au moment de rendre à Dieu son âme immortelle, il n’avait qu’une pensée : laisser après lui sa fortune doublée.

Extravagante floraison de l’arbre de prudence !

Le prince Michel Paléologue, pour fonder la plus grande fortune du monde, sans déroger à sa noblesse, avait donné sa petite-fille à un malade, à un fou.

Puis il s’était retourné sur son oreiller, disant : « J’ai accompli ma mission ici-bas, » et refusant de faire l’aumône à un autre enfant qui était aussi sa petite-fille, née en dehors du mariage.

Elle serait curieuse, la monographie de la bâtardise, écrite au point de vue des coups mortels que portèrent en tous temps les rejetons illégitimes à ces grandes races qui vivent par le principe de légitimité.

Nous avons connu Mme la baronne de Vaudré sous bien des noms. Elle en avait un autre encore qui était le véritable : elle s’appelait Laure-Marie Paléologue.

C’était pour elle que le patriarche Ghika avait intercédé auprès du vieux prince Michel, le jour des noces de Domenica Paléologue et de Giammaria de Sampierre.

Ce fut à elle, devenue la maîtresse du charlatan Strozzi, que la pitié tardive du marquis jeta un jour soixante mille francs : Ce dont Strozzi, le charlatan, mourut.

C’était elle que le cadet de Tréglave adorait d’un amour chevaleresque ; elle encore qui avait assassiné l’aîné de Tréglave au désert.

Sa vie, déjà bien longue, était un enchaînement de luttes sans pitié, mais sans peur : et sans remords aussi, car la famille qui l’avait repoussée, représentait pour elle la société tout entière.

Elle se vengeait.

La fortune qu’elle poursuivait depuis vingt ans, à travers le danger bravement affronté, à travers le crime exécuté froidement, c’était encore la vengeance.

Et pourtant, car Dieu ne veut pas qu’il y ait au monde une créature humaine dépourvue de tout sentiment humain, la belle Laure avait un cœur, et dans ce cœur quelque chose vibrait, aimait et souffrait.

Cette mère qui avait abandonné un jour son enfant sans regret ni souci, on peut le dire, vivait désormais par le souvenir de son enfant.

Cela lui était venu, je ne sais comme, un jour que la marquise Domenica lui avait présenté Mlle d’Aleix en disant : « Si je ne retrouve pas mon fils, voilà celle qui possédera nos immenses richesses ! »

Un choc s’était produit au dedans de Laure. Quelque chose l’attirait vers cette belle enfant, mais elle pensait : « Ma fille doit être belle aussi, et c’est ma fille qui devrait être héritière à sa place. »

Dans le cours de ce récit nous n’avons montré qu’une seule fois Laure cherchant sa fille et encore le lecteur a-t-il pu voir en ce fait isolé un expédient.

Mais, en réalité, ses démarches avaient été actives et obstinées. Elle voulait sa fille non seulement pour l’adorer mais encore pour la mettre à la place de Charlotte condamnée.

Aujourd’hui même, avant le drame de Ville-d’Avray, un de ses agents, qui n’était autre que le père Preux, lui avait dit : « Je suis sur la trace de votre fille… »

Nous avons parlé ainsi de Laure, parce que nous ne parlerons plus d’elle, jamais. À la fin du précédent chapitre, le lecteur a deviné que le terrible engrenage la tenait déjà et qu’elle allait être entraînée sous la roue.

Mylord avait dit dans la propre langue de Cromwell :

— Il faut que la place soit nette autour de celui que le Seigneur a élu entre tous !

Laure avait compris le sens de ces paroles, qui n’étaient pas prononcées pour elle. Ces paroles contenaient son arrêt.

Quand elle vit Mylord marcher sur elle, je ne saurais dire pourquoi elle craignit quelque chose de plus affreux que la mort.

Elle leva la bougie. Mylord tenait à la main le stylet de Pernola dont la lame était rouge.

Ce n’est pas de cela qu’elle eut peur.

Derrière la grâce charmante qui était la nature même de Laure, il y avait une étonnante vigueur physique.

Elle avait fait ses preuves. Les hasards de sa vie d’aventures l’avaient mise bien des fois en face d’une arme.

Elle était avertie et en garde : sa main droite, cachée dans les plis de sa robe, serrait la crosse d’un mignon revolver apporté d’Amérique.

Mylord s’arrêta à deux pas d’elle et il était temps.

Leurs regards s’entrechoquèrent. Ils étaient braves tous les deux, la femme plus encore que l’homme.

Mais l’homme avait le vent, le sort, ce je ne sais quoi qui porte.

La femme était vaincue d’avance.

Mylord dit :

— Pourquoi vous tuerais-je ? Les autres me gênaient. Au contraire, j’ai besoin de vous.

Il fit un pas de plus ; elle lui présenta son pistolet entre les deux yeux.

Mylord sourit et recula du pas qu’il avait fait, — ni plus ni moins.

— Vous ne voulez pas me croire, reprit-il : vous savez pourtant bien que j’ai horreur du mensonge, qui est un péché. Maintenant que François Preux est muet pour toujours, je suis seul au monde à savoir ce qu’est devenue votre fille.

Laure changea de visage, mais son arme ne s’abaissa point.

— Vous l’avez vue aujourd’hui, poursuivit Mylord.

— Aujourd’hui ! répéta Laure, comme un écho.

Peut-être comprenait-elle déjà, car elle chercha son souffle qui la fuyait, et sa paupière pesante descendit au devant de son regard.

Ce ne fut qu’un instant, mais ce fut assez.

Le revolver avait changé de main.

Laure tomba, brutalement terrassée.

La bougie éteinte laissa le corridor dans l’obscurité. Mylord poursuivit :

— Si vous n’aviez pas vu votre fille, je vous aurais épargnée, car je ne connais pas une femme qui vaille autant que vous.

Laure avait les deux mains dans un étau, et un genou pesait sur sa poitrine.

— Mais, poursuivit encore Mylord, vous auriez su un jour ou l’autre le vrai nom de celle qui est morte brûlée dans la chambre ronde.

— Charlotte ! fit Laure en un râle : si belle ! si noble ! si bien aimée ! ma fille ! Charlotte que j’ai laissé mourir ! Charlotte était ma fille !

— Et vous l’auriez vengée, acheva Mylord.

Laure tenta un effort de lionne et Mylord fut secoué par cette grande convulsion.

Une lutte courte, mais terrible, eut lieu.

Puis Mylord passa son chemin, laissant derrière lui la nuit et le silence.

Une fois dans le vestibule, il frappa trois maîtres coups à la porte de la chambre aux portraits.

— Est-ce vous, Giambattista ? demanda le marquis à l’intérieur.

— Non, répondit Mylord d’une voix forte, c’est Domenico-Maria Sampiétri, prince Paléologue et comte de Sampierre. Ouvrez à votre fils, mon père.


L

LE BAISER DE MYLORD


Au moment où Mylord appela de l’autre côté de la porte, le marquis Giammaria était seul auprès de sa malle faite et fermée. Sur la table, à côté de lui, il y avait un passeport pour l’Angleterre, il attendait son fidèle Pernola qui allait partir avec lui.

Selon l’idée de Pernola, le départ devait avoir lieu en effet, mais le but du voyage n’était point le même pour les deux voyageurs.

Pernola comptait fuir à l’étranger avec son opulent portefeuille et envoyer beaucoup plus loin son noble parent, désormais inutile.

Nous savons que ce bon Pernola était parti le premier, et bien à contre-cœur, précisément pour l’endroit où il voulait dépêcher le marquis.

Celui-ci, en attendant l’heure de se mettre en route, étudiait un traité de médecine, et repassait la série des observations relatives à la section des deux carotides.

Son entrevue avec Édouard avait violemment réveillé sa manie.

À l’appel de Mylord, il brandit son livre et s’écria :

— Cette fois je vais confondre l’imposteur !

Il ouvrit. Mylord entra, le chapeau sur la tête et il dit :

— Mon père, Vous croyez m’avoir tué. L’intention vaut le fait. Je vous déteste, mais je suis vivant : regardez !

Le marquis resta bouche béante à l’examiner.

— Un autre ! balbutia-t-il après un silence ; celui-là ne ressemble pas à Roland, ni à Domenica, ni à personne !

— Je vous détesterai toujours, reprit Mylord, il faut que vous sachiez bien cela, mon père. Et si j’ai poignardé tout à l’heure Pernola, le scélérat qui voulait vous assassiner, c’est qu’il emportait mon héritage. Voici notre bien.

Il jeta le portefeuille gonflé sur la table, auprès du passeport.

Le marquis demanda :

— Est-ce par suite de la blessure que vous portez la tête penchée ?

— Je vous conseille, répliqua Mylord, dont l’œil se fit menaçant, de ne jamais me parler de la blessure, ni de ma tête penchée si vous voulez vivre longtemps !

Le marquis baissa les yeux d’un air pensif.

— Si l’enfant vit, murmura-t-il, c’est ainsi qu’il doit parler. L’autre ne mentait pas bien… mais je l’aurais aimé.

Il n’y avait d’autre émotion sur ses traits qu’un reste de surprise, et sa pensée travaillait froidement.

— Alors, reprit-il, vous avez mis à mort Giambattista ? C’est affaire entre vous et la loi. Que voulez-vous de moi ?

— Je ne veux rien de vous, répondit Mylord, je veux tout de mon droit. Les membres de votre conseil sont assemblés. Je vais me faire reconnaître. Venez avec moi si vous voulez.

M. de Sampierre sembla hésiter.

— J’étais accoutumé à Giambattista, murmura-t-il sans souci d’être entendu. L’autre imposteur l’avait accusé aussi de vouloir m’assassiner… et princesse Charlotte lui attribue la mort de Roland. Je ne sais pas ce qu’il faut croire. Il venait de Sicile… Son idée pour le notaire Rondi était bonne.

Il passa la main sur son front et ajouta :

— Est-il bien mort ? je voudrais le voir.

Mylord répondit :

— Venez, c’est votre route.

Il prit le flambeau qui était sur la table et sortit. M. de Sampierre le suivit.

Ils traversèrent ensemble le vestibule et les deux pièces dont il a été parlé : la chambre de Pernola et celle du médecin empoisonneur Leoffanti. Aux premiers pas qu’ils firent dans la galerie, Mylord s’arrêta pour éclairer le cadavre de Laure.

Elle était couchée tout de son long et admirablement belle dans la mort.

— Qui est cette femme ? demanda M. de Sampierre, et pourquoi l’avez-vous tuée ?

Mylord prit à terre un stylet baignant dans le sang. Il le tendit au marquis qui détourna la vue en disant :

— L’arme est sicilienne, c’est vrai, et Giambattista venait de Sicile… Pourquoi a-t-il tué cette femme ?

— Cette femme, dit Mylord, avait nom Laure-Marie Paléologue. C’est à elle que l’aîné de Tréglave avait confié le secret de la marquise Domenica, ma mère.

— Tréglave, répéta M. de Sampierre dont l’œil éteint eut un éclair.

Mylord poursuivit sa route et arriva à la petite pièce qui communiquait avec la grotte.

— Vous avez voulu voir, voyez ! dit-il en s’arrêtant devant le lit.

Pernola, mort en se débattant, était comme roulé sur lui-même. Sa chemise et son pantalon blanc avaient d’énormes taches rouges.

Le marquis prit le flambeau des mains de Mylord et regarda.

— J’étais habitué à lui, prononça-t-il doucement. Il a vécu vingt-cinq ans près de moi sans m’empoisonner… Tu as frappé deux coups, je suis médecin : le premier suffisait.

Il rendit le flambeau, en ajoutant :

— Montre-moi ta blessure. Tu es peut-être mon fils !

Mylord eut un ricanement et demanda :

— Est-ce que votre cœur parle, mon père ?

— Non, répondit M. de Sampierre. Quelque chose m’éloigne de toi. C’est l’autre que j’aurais choisi.

— Parce qu’il vous ressemble ? reprit Mylord brutalement : Moi, je ne vous ressemble pas, mais c’est égal, je suis votre fils et vous le verrez bien ! Vous n’aurez plus de conseil ni de tutelle, c’est moi qui vous gouvernerai… tout seul ! Regardez ma gorge, si cela vous amuse : j’ai d’autres preuves et d’autres témoins.

Il arracha sa cravate blanche qu’il froissa et jeta loin de lui en ajoutant :

— Ma toilette ainsi sera faite d’avance pour entrer au conseil de vos tuteurs, où ma mère m’attend.

M. de Sampierre écarta le col de la chemise. En se penchant pour examiner mieux, il appuya sa main par mégarde sur l’épaule déjà roide de Pernola. Il ne retira pas sa main.

— Oh ! oh ! fit-il, voilà qui change la thèse. La cicatrice est moins large. La grande carotide n’a pas dû être lésée ; l’autre… il y a doute. Ayez la bonté de lever un peu le flambeau, mon jeune ami, ceci est intéressant et curieux.

Il touchait, mesurait, examinait avec une ardeur, on doit le dire, toute scientifique.

— Mon ami, je vous remercie, dit-il en se redressant. Je suis avant tout un grand médecin. Je n’affirme rien, mais il n’y a pas impossibilité absolue. Il se peut, à la rigueur, que vous soyez l’héritier de Sampierre !

Mylord haussa les épaules et tourna le dos, disant :

— C’est un bien pauvre homme celui qui essaye de tuer un enfant naissant et qui ne peut pas ! Je ne vous hais plus, je vous méprise ; venez !

Il ouvrit la porte de la grotte. M. de Sampierre le suivit la tête basse et l’esprit troublé. Il pensait :

— Celui-là est dur comme le châtiment : ce doit être lui !

Aussitôt qu’ils eurent passé le seuil, l’air humide les frappa au visage, et à mesure qu’ils avançaient cet air humide s’imprégnait d’une intolérable odeur tiède et douce.

À l’endroit où le couloir débouchait dans la grotte, Mylord s’arrêta de nouveau. Il dit :

— Voici le lieu où nous avons livré bataille pour vous, mon père.

C’était, en effet, comme on se représente un coin, pris au hasard, dans un champ de carnage. Cinq cadavres étaient étendus dans la poudre grisâtre, entre le mur, tout brillant de salpêtre et le bassin à demi desséché.

Mœris et Moffray avaient été frappés en pleine poitrine.

Entre eux, le bandit Lamèche gisait la nuque fracassée.

Le corps du Poussah, couché sur le ventre, formait une masse énorme, sa main gauche déchirait la terre, cette terre du domaine de Sampierre qu’il avait si ardemment souhaitée ! sa main droite se crispait dans la chevelure crêpue du Hotteux dont il avait écrasé la tête contre le rebord du bassin.

Au-dessus de ce massacre, les stalactites maçonnées à la voûte pendaient piteuses et pleurant l’eau jaunâtre des infiltrations.

C’était Mylord qui avait donné la consigne aux quatre pratiques et cette consigne était double : outre capitaine Blunt, elle condamnait aussi le Poussah, Mœris et Moffray : place nette !

— Je ne connais pas ces hommes, dit le marquis, dont la voix chevrota cette fois : c’est trop… c’est horrible !

Il avait de la glace dans les veines.

— Pernola, répondit Mylord, avait dit à ces hommes que le pavillon renfermait un immense trésor, gardé par un vieil enfant, incapable de se défendre. Ils venaient vous tuer ; moi, je vous ai défendu.

Son regard, cependant, interrogeait l’ombre environnante, il semblait chercher avec inquiétude une chose qu’il ne trouvait point.

— Il paraît que j’ai échappé à un grand danger, murmura M. de Sampierre. Je comprends maintenant pourquoi Giambattista m’avait fait revenir ici. Voilà longtemps que le notaire Rondi est au cimetière de Catane, mais Giambattista savait attendre. Dès qu’il a eu mes signatures…

Il s’interrompit pour relever sur Mylord un regard où il y avait de l’effroi et du respect.

— Étiez-vous donc seul contre tous ces morts ? demanda-t-il. J’ai ouï dire que nos aïeux étaient des géants, mon fils Domenico.

— Non, répliqua Mylord, nous étions deux. Venez.

Il avait aperçu une ombre couchée, à une vingtaine de pas, en remontant vers l’entrée de la grotte qui donnait sur les bosquets.

Il marcha vivement de ce côté, toujours suivi par M. de Sampierre.

C’était encore un cadavre, mais autour de celui-là le combat avait dû être terrible. La terre, à une grande distance, était labourée de piétinements et toute diaprée de taches sanglantes.

Le mort était renversé sur le dos, les bras étendus en croix. Il avait dans sa main droite un de ces couteaux mexicains qui portent le nom de machete, et dont la lame restait noire dans toute sa longueur.

À mesure que la lumière approchait, on reconnaissait mieux l’énergique et bonne figure de capitaine Blunt, avec ses noirs sourcils et ses cheveux grisonnants, touffus et ras comme un velours. Deux couteaux restaient fichés dans sa large poitrine. Au pied d’une roche derrière laquelle ils s’étaient, sans doute, embusqués avant la bataille, Frotin et Renaud, les derniers soldats du Poussah, gisaient l’un sur l’autre.

Ils avaient tous les deux la tête fendue.

— Voici celui qui était un géant ! dit Mylord avec emphase, voici mon vrai père ! mon vaillant bienfaiteur : Laurent de Tréglave !

Il s’agenouilla auprès de capitaine Blunt, deux fois poignardé, et lui tâta le cœur.

— Il est mort ! prononça-t-il tout haut : Tréglave est mort ! Et je n’ai pu le sauver !

Mais tout bas, il ajouta en un blasphème :

— Le chien maudit ! Son cœur bat encore !

— Oh ! oh ! fit M. de Sampierre en se hâtant : Tréglave mort ! Je veux voir cela !

Il regarda le cadavre d’un œil haineux, et raillant pour la première fois peut-être de sa vie, il murmura :

— Rien que deux couteaux ! Il manque un des trois glaives de son blason !

— Allez ! ordonna Mylord avec un mépris indigné : Je ne veux pas lui donner le dernier baiser devant vous.

M. de Sampierre passa, rendu déjà à son indifférence.

Mylord arracha le couteau que tenait la main de capitaine Blunt et le lui planta dans le cœur.

— Il a ses trois glaives, maintenant, le compte y est ! dit-il en jetant le flambeau qui s’éteignit.

Il rejoignit le marquis à l’entrée de la grotte.

Au moment où tous les deux s’engageaient sous le bosquet, un homme et une femme sortirent de l’une des anfractuosités factices que l’architecte de la grotte avait pratiquées dans les parois.

La femme découvrit une petite lanterne, cachée sous sa mante. À cette lueur nous eussions reconnu l’aveugle de la cité Donon : celle qui avait nom autrefois Phatmi.

— Fils, dit-elle à son compagnon qui pleurait, notre Éliane est dans le ciel. Que sa dernière volonté soit faite. Cherche celui qu’il a frappé trois fois.

Joseph Chaix prit la lanterne. Son cœur se soulevait en sanglots.

L’aveugle et lui s’agenouillèrent auprès de capitaine Blunt, Phatmi, après avoir tâté ses traits, dit :

— Je reconnais Tréglave !

Elle déboucha une fiole qui répandit une odeur violemment aromatique et baigna d’abord les trois blessures, puis elle laissa tomber deux ou trois gouttes du liquide entre les lèvres du capitaine.


LI

ON ORGANISE LE COTILLON


Il était deux heures après minuit, et vraiment, la fête de la marquise Domenica se comportait comme il faut. On n’avait pas trop chanté, et d’ailleurs les contre-amateurs de musique gardaient le refuge du jardin où chacun pouvait se mettre à l’abri ; on avait beaucoup dansé.

Le Tout-Paris un peu mélangé qui s’amusait là, libre comme au Pré-Catelan et qui n’avait même pas payé son entrée, avait de la bienveillance plein l’estomac.

On n’en voulait presque pas à ces fabuleux Valaques d’Italie qui étaient assez riches pour se montrer aussi hospitaliers que la place publique, — au temps lointain où les rois de France, pour leur jour de leur naissance, changeaient en vin d’Arbois l’eau qui coule tous les autres jours de l’année par le robinet des fontaines.

Les buffets étaient servis avec une abondance splendide. On y prodiguait du meilleur, et la foule gorgée ne gardait pas rancune aux fastueux amphitryons qui l’humiliaient de tant de magnificences.

Pourtant, nous ne voudrions pas prétendre que le pardon fût complet.

Le monde (le vrai, cette fois et le grand : celui qui est composé de tous les faux mondes et de tous les petits mondes classés par l’orgueil des vainqueurs et la rage des vaincus) le monde a ses rapporteurs comme le mieux servi de tous les journaux à sensation.

Je vous demande bien pardon de ne pas écrire reporter je sais l’anglais assez pour aimer le français.

Il y avait des bouffées de cancans qui allaient et venaient à travers les salons comme autour des corbeilles.

Tout le monde ne danse pas. Il y a même des malheureux qui ne se rafraîchissent jamais. Ceux-là causent implacablement.

Par rafales, le vent des vieilles histoires soufflait.

Ça et là, on racontait avec plus ou moins d’exactitude le drame ténébreux, joué à l’hôtel Paléologue en la nuit du 23 mai 1847.

Et chacun se promettait, à la prochaine occasion, de regarder mieux la grande vieille maison de la rue Pavée, bâtie au temps de la Saint-Barthélémy, pour le bâtard d’un roi.

Puis, passant aux choses plus récentes, on rappelait la mort malheureuse de l’héritier unique de Sampierre, et les efforts romanesques de cette pauvre femme, dont le mari était fou, pour retrouver l’enfant disparu depuis tant d’années.

On souriait avec miséricorde : chacun pensant toutefois qu’il eût employé plus utilement l’argent prodigué à cette recherche extravagante.

Puis encore, on arrivait aux événements d’hier : à ce meurtre qui avait eu lieu là-bas, au bout de la pelouse, de l’autre côté du saut-de-loup, dans la cité Donon.

Vous savez le succès qu’obtient tout mystère de Paris à Paris. Paris n’avait jamais ouï parler du Trou-Donon avant ce soir. Le Trou-Donon, ce soir, faisait fureur.

On organisait des caravanes de découverte pour revenir le lendemain et visiter le Trou-Donon en détail.

Et le pavillon-Roland ! Il y avait eu des curieux pour se glisser dans les massifs. Ils avaient été arrêtés par la barrière en treillage de fer, et aussi par je ne sais quelle frayeur ; car ce grand bois silencieux était si noir, surtout quand on sortait de l’éblouissement des parterres !

Sait-on comment les bruits filtrent ? Le réservoir principal des bruits est toujours à l’office.

Chez cette pauvre bonne Domenica, la distance qui séparait certains porteurs d’invitation de l’antichambre n’était pas bien large, et Mlle Coralie avait presque des amies dans les quadrilles.

À un certain moment, et partout à la fois, le passé fit silence devant le présent.

On se mit à parler de M. le marquis de Sampierre, arrivé aujourd’hui même, avec pompe, et caché depuis lors à tous les yeux.

On parla de ces étrangers, tous princes, tous vieillards, — et tous inconnus — qui s’étaient réunis dans la journée chez la marquise, et qu’on avait introduits, ce soir, un à un, dans une pièce du premier étage, sans leur faire traverser les salons, livrés au public.

Certes, ceux-là n’étaient pas venus pour la fête.

Enfin, de groupe en groupe, un nom courait, le nom d’un personnage…

Quel que soit le vrai nom de ce personnage, vous admettrez bien avec moi que notre M. Morfil est à la fois l’homme le plus mystérieux et le plus célèbre de Paris.

Les uns prétendent que M. Morfil est sorcier, les autres affirment qu’il est myope à ne pas distinguer le bout de son nez en plein midi.

Le pour et le contre sont du reste assez bien établis par un grand nombre de faits qui semblent authentiques, au même degré.

Moi, je pense que M. Morfil, comme tous les héros légendaires, s’appelle en réalité : Légion.

Ils sont plusieurs, ils sont beaucoup.

Il y a, dans le tas des « messieurs Morfil », des besicles troubles et des yeux de basilic.

Le fait est que personne ici n’avait jamais eu le compromettant honneur de se rencontrer avec M. Morfil et que, pourtant, nombre de gens l’avaient reconnu, en tenue de bal, ma foi, au salon, au jardin, et encore ailleurs, suivi à distance par quelques gentilshommes spéciaux dont la physionomie ne laissait rien à désirer.

Qui qu’en grogne, comme disait la forte duchesse Anne de Bretagne, au bas de ses rescrits, je préfère généralement la police à ceux qu’elle surveille, mais, bien loin de m’en vanter, je dissimule avec soin mon opinion, sachant que le public, mon maître, se met obstinément et toujours du côté de Fra-Diavolo contre les carabiniers. Les belles dames, surtout, ne s’intéressent jamais qu’aux brigands.

Que faisait là M. Morfil ! M. Morfil n’est pas un danseur.

La religion de Mlle Coralie, déjà nommée, est répandue plus qu’on ne pense : il y avait là une imposante minorité de consommateurs qui espéraient positivement « du grabuge. »

On s’amusait, néanmoins et même d’autant plus, à cause de cela. Les valses succédaient aux polkas, selon l’ordre légitime et l’on commençait à comploter un cotillon.

Vers deux heures du matin, Mme la marquise de Sampierre qui s’était jusqu’alors tenue à son poste, s’éclipsa tout à coup.

Les observateurs avaient pu remarquer, que, pendant sa longue faction de maîtresse de maison, elle avait eu l’air inquiet. Ses regards cherchaient sans cesse quelqu’un dans la foule.

Deux ou trois petits jeunes gens, disposés à la mauvaise plaisanterie, prétendaient qu’elle les avait magnétisés en passant, leur montrant d’une façon très-ostensible une grosse bague chevalière en or qu’elle portait au seul de ses dix doigts qui ne fût pas chargé de diamants.

L’un d’eux même allait jusqu’à dire qu’elle lui avait fait signe d’approcher en l’appelant tout bas Domenico

Invitez donc ces petits effrontés !

Un quart d’heure après le départ de Mme la Marquise, une rumeur se répandit et obtint un succès de curiosité.

Vers la lisière de la fête éclairée, dans l’espace dévolu au crépuscule qui était entre les lumières du bal et la nuit des bosquets, on avait vu passer deux hommes qui formaient assurément un singulier couple.

L’un d’eux, beau vieillard à cheveux blancs comme la neige, portait un costume de voyage, élégant et correct, avec sac de maroquin en bandoulière et bottes montantes. Il avait néanmoins la tête nue.

L’autre, un tout jeune homme de jolie figure, avait la tenue de bal, mais en grand désordre.

Son aspect parlait de lutte. Autour de son cou, fortement incliné vers épaule droite, la cravate manquait et sa chemise était ouverte.

Ceux qui se trouvaient à portée les avaient vu marcher côté à côté lentement et sans se parler.

Ils avaient fait le tour de l’aile gauche et s’étaient introduits à l’hôtel par l’escalier particulier de M. le comte Pernola — que chacun s’étonnait bien, entre parenthèses, de n’avoir pas aperçu de la soirée.

Un si charmant danseur ! et qui jamais ne manquait aux fêtes de sa noble cousine !

Nous laisserons le Tout-Paris de Mme la marquise arranger le cotillon, si c’est son attrait, pour suivre le vieillard et le jeune homme : M. de Sampierre et Mylord qui se rendaient au tribunal de famille.

Ils ne rencontrèrent personne dans l’escalier, personne non plus dans les corridors. Toute la partie de l’hôtel réservée à l’habitation de la marquise était déserte.

Depuis qu’on avait quitté le jardin pour passer le seuil de la maison, M. de Sampierre, qui connaissait les êtres, marchait le premier. Il gardait, en apparence, cette froideur hautaine qui déguisait si étrangement sa faiblesse, mais, par le fait, il y avait tempête dans son pauvre cerveau.

Il ne savait plus bien ce qu’il allait faire.

Deux figures restaient devant ses yeux : Tréglave et Giambattista. Des autres morts il établissait laborieusement le compte, et il pensait :

— Mon fils me hait ; Mon fils me reprendra son sang. Il sait tuer. J’ai peur de lui, et c’est à cela que je le reconnais…

Il eut comme un soulagement à la vue de deux valets, placés en manière de sentinelles devant une grande porte qui marquait le milieu du corridor principal du premier étage ; la porte de son ancien appartement à lui, Giammaria.

Les deux valets se trouvaient être les Italiens Lorenzin et Zonza. Ils avaient été placés là, nous pouvons bien le deviner, par le comte Pernola qui voulait avoir des nouvelles promptes et certaines du conseil auquel on ne l’avait point convoqué.

M. de Sampierre s’arrêta et dit :

— C’est ici.

Mylord passa devant aussitôt. Il marcha droit aux deux valets. M. de Sampierre ralentit le pas.

À la vue de ce jeune homme inconnu dont les vêtements et la chevelure étaient en un complet désordre, les deux Italiens barrèrent la porte.

— Que voulez-vous ? demanda Lorenzin.

— Je veux entrer et assister à la réunion des parents de Paléologue et de Sampierre, répondit Mylord. J’ai droit, on m’attend.

— On n’attend plus personne, répliqua Zonza. L’héritier de Sampierre et de Paléologue vient d’être introduit à l’instant : retirez-vous.

Mylord eut un sourire et pensa :

— Nous étions donc trois !… Ce ne peut être l’Américain Blunt, puisque je l’ai tué.

Pas un nuage ne monta à son front. D’avance et quelle que fût la pauvre barrière qu’un compétiteur de bas étage pouvait lui opposer, il se sentait vainqueur.

Aussi bien, pourquoi ne pas l’avouer ? Il songeait à Jabain, le soldat du Poussah, qui portait la troisième cicatrice. Et pouvait-il craindre Jabain ?

Il se retourna et dit :

— Mon père, ordonnez à ces valets de faire place.

Lorenzin et Zonza n’avaient pas même pris garde au marquis. En le voyant, ils s’écartèrent avec cette grande affectation de respect à laquelle Pernola les avait habitués, — et la porte fut aussitôt ouverte.


LII

TRIBUNAL DE FAMILLE


C’était une vaste pièce, haute d’étage, éclairée par un grand lustre en doré mat, dont la forme lourde accusait la date. La pendule et les candélabres fort riches, mais pareillement laids, rappelaient aussi les premières années du règne de Louis-Philippe.

Les meubles, un peu plus anciens, mais non moins disgracieux, dénonçaient la fin de l’Empire ou le commencement de la Restauration : velours d’Utrecht à ciselures, lisérés étroits de soie mêlée, forêt de pieds grêles qui tous représentaient des serpents.

Aux boiseries peintes en blanc avec trophées de lyres, de bandelettes et de pipeaux, pendaient six tableaux, offrant aux regards six sujets de tragédies froids comme des vents coulis.

Dans ce décor vieillot, mais qui n’était pas sans respirer une certaine fierté, des personnages également vieux, pour la plupart, se groupaient.

Le tableau, du reste, valait mieux que le cadre.

Il y avait quelque majesté dans le groupe formé par les représentants de ces races antiques qui avaient été le bas-empire en Orient, dans l’Occident le dernier ressouvenir de la chevalerie.

Alexis Commène était un beau Roumain ; le Lusignan, descendant des rois de Jérusalem et de Chypre, avait une noble prestance. Le Rohan de Hongrie était superbe, le Moldave Courtenay portait haut comme un petit cousin qu’il était de Bourbon et de Bragance ; le patriarche Ghika étalait en éventail une barbe blanche absolument magnifique.

Au milieu du cercle formé par cette « figuration » imposante la marquise Domenica, toute resplendissante de diamants, semblait avoir recouvré, dans la profondeur de son émotion, sa beauté d’autrefois et comme une auréole de jeunesse.

Nous aurions dû dire cela tout de suite peut-être : il y avait auprès de la marquise deux chers enfants : princesse Charlotte, sa fille d’adoption, qu’elle avait cru perdue, et son fils, tant et si longtemps cherché, son Domenico bien-aimé.

Tel fut le spectacle qui s’offrit aux regards de Mylord quand il passa le seuil après avoir écarté la résistance de Lorenzin et de Zonza.

Il vit deux fantômes : ses deux premières victimes : Édouard et Mlle d’Aleix qu’il croyait ensevelis sous les décombres de la chambre ronde, à Ville-d’Avray, chez Mme Marion.

Et Charlotte venait justement de raconter au milieu d’un silence étonné, les détails de cette sauvage tragédie, avortée par miracle.

La bonne marquise écoutait bouche béante, admirant son fils qu’elle n’avait pas encore osé serrer dans ses bras.

Il y avait bien en elle un doute qui voulait naître : Laure « endormie, » lui avait parlé, ce soir, d’assassinat et d’incendie. Laure avait accusé Charlotte ; Laure avait dénoncé un imposteur…

Mais les impressions de la pauvre marquise étaient plus fugitives que celles d’un enfant.

Et ce beau jeune homme ressemblait si bien à son rêve !

Charlotte achevait son récit. Elle avait dit ses transes de la dernière semaine, les offres d’alliance à elle faites par Pernola, l’instinctive terreur que lui causait la conspiration, double assurément, peut-être triple, de tous ces gens, acharnés autour de la fortune de Sampierre.

Elle avait dit aussi comment elle connaissait le lugubre secret de famille : bien des rumeurs étaient parvenues jusqu’à elle, mais elle avait tout deviné, un jour que son pieux souvenir l’amenait au pavillon, dans la chambre où était mort l’ami de son enfance : le jeune comte Roland.

C’était lors d’un séjour de M. le marquis à Paris : le quatrième portrait était là, faisant pendant à celui de M. de Sampierre.

Dans ces deux cadres, l’histoire de la nuit du 23 mai parlait.

Le portrait de gauche tenait l’arme, le portrait de droite montrait la blessure.

Charlotte avait dit encore comment elle avait retrouvé cette cicatrice, transportée de la toile sur le vif, le soir où Édouard Blunt, blessé, s’était évanoui dans la maison de l’aveugle.

Elle avait dit enfin les efforts et les angoisses de sa dernière journée, le jeu de Pernola, l’entêtement scientifique du marquis et la tentative désespérée qu’Édouard et elle avaient osée à Ville-d’Avray pour opposer au moins l’un à l’autre les deux groupes de conspirateurs.

Elle était femme. Dans ce rapide abrégé, elle évita d’instinct tout ce qui pouvait soulever des doutes dans l’esprit de la marquise, tout ce qui nécessitait des explications ou des preuves : ainsi garda-t-elle le silence sur le double rôle joué par Mme la baronne de Vaudré.

Elle dit seulement l’aventure toute nue : la chambre ronde transformée en prison ; les deux portes, barricadées d’abord, puis embrasées, et l’incendie qui semblait tomber du ciel par la coupole brisée.

Ils étaient là tous deux, dans cette fournaise, Édouard et Charlotte, attendant la mort inévitable, car ils avaient compris que l’incendie avait été allumé volontairement.

Leurs cris ne pouvaient être entendus que par les assassins.

Ils avaient déjà dit le dernier adieu à la vie, lorsque le salut leur arriva, aussi soudain, aussi imprévu que l’avait été le danger.

On a beaucoup médit des petites maisons ou folies, machinées au dix-huitième siècle pour la féerie des soupers d’amour. On a eu raison, sans doute, mais, pour une fois, ces cordes et ces poulies de perdition servirent à une œuvre providentielle.

Au centre de la chambre ronde, une trappe primitivement destinée à faire monter, des cuisines, la table toute servie du traitant Gaucher, et qui ne s’était pas ouverte depuis cent ans, peut-être, souleva son large panneau. La tête de Vincent Chanut apparut, toute noire de poussière, montrant ainsi une issue par où nos amants purent s’échapper, — et l’incendie ne détruisit en réalité que des murailles.

Heureuse époque que la nôtre ! Et régénérée par la pudeur ! On n’y connaît plus ces petits monstres de maisons ! Nous avons, il est vrai, en échange… Mais j’ai parlé ailleurs du théâtre à bascule.

Pour ceux qui nous reprocheraient de n’avoir pas prononcé le nom de l’excellente dame Savta dans cette explication, fournie au galop de la plume, nous constaterons qu’à son retour, creusée par le péril, elle s’était réfugiée dans sa chambre avec une volaille, un pâté, une mayonnaise et un seau de glace, muni de sa bouteille frappée.

Et maintenant, revenons à Mylord, que vous vous représentez sans doute épouvanté et désarçonné à l’aspect de ces deux revenants dont la présence seule était pour lui un coup si terrible.

Mylord avait fait de bonnes études. Il tenait du docteur Jos. Sharp des principes solides et sûrs. Il savait que les combinaisons les mieux préparées rencontrent des obstacles et que nulle route n’est sans fondrières.

Prétendre qu’il ne reçut pas un choc violent serait mensonge, mais nous affirmons qu’il n’en parut rien.

Il était entré le premier. Changeant instantanément sa mise en scène, il s’arrêta près du seuil et s’effaça pour laisser passer le marquis Giammaria.

— Entrez, mon père, dit-il : nous ne sommes pas au bout. L’imposture a pris les devants !

En ce moment, Édouard et Charlotte que la stupeur avait rendus muets d’abord, le désignaient du même geste et disaient ensemble :

— C’est lui ! c’est l’assassin !

Domenica, effrayée, ouvrit de grands yeux. Elle rencontra le regard fixe et hardi de ce pâle jeune homme au col nu, aux cheveux épars, dont la tête se couchait presque sur son épaule.

Elle se souvint des paroles de Laure, qui avait décrit d’avance cette tête inclinée. Un doute entra en elle, et du premier coup la mit à la torture.

Tous les membres du conseil se levèrent à la vue du marquis.

Ce mouvement et la réception qui fut faite à M. de Sampierre par ses nobles parents, donnèrent à Mylord un instant de répit. Il en profita.

Comme Domenica ne pouvait détacher de lui son regard, il lui montra de loin et d’un geste impérieux M. de Sampierre. Celui-ci venait à elle et s’inclinait, sollicitant sa main à baiser.

Domenica donna sa main, mais ne détourna point ses yeux qui semblaient rivés au regard de Mylord.

— C’est mal ! prononça-t-il très-bas : la femme se doit à son mari, même avant de se devoir à son fils !

Et se mettant en marche d’un pas délibéré il vint droit à la marquise dont il prit la main.

C’était la main qui avait la bague chevalière en or. Comme l’avait prédit Laure : il venait à la bague.

— Elle m’a attiré de bien loin, murmura-t-il en baisant l’écusson aux trois glaives. La vérité triomphera, car Dieu le veut.

Puis il ajouta tout haut en se redressant :

— Ma mère, je vous reconnais et je vous salue !

C’étaient les propres paroles annoncées par le sommeil de Laure.

— C’est lui ! répéta Édouard : c’est l’incendiaire et l’assassin !

MM. de Rohan et de Courtenay le contenaient, car il avait fait un mouvement pour s’élancer.

Mylord croisa ses bras sur sa poitrine.

— Je croyais, dit-il sans élever la voix et en mettant son regard froid sur les deux jeunes gens, que ma vue vous aurait fait rentrer sous terre. C’est vous qui êtes les incendiaires, c’est vous qui êtes les assassins ! Vous avez sur moi sans doute l’avantage de l’habileté et de l’endurcissement. Vos moyens sont préparés. Vous avez volé mes preuves, vous avez mis à mort mes témoins…

— Oh ! Madame ! Madame ! s’écria Charlotte. Un miracle de Dieu n’a pu sauver votre fils pour le jeter en proie à ce monstre !

— Tout ce que Laure avait annoncé arrive ! murmura la marquise. C’est trop, c’est trop pour moi !

Puis elle ordonna tout à coup :

— Qu’on cherche madame la baronne de Vaudré ! qu’elle vienne sur le champ ! Je suis capable d’en mourir !

Elle chancela. Ce fut Mylord qui la soutint dans ses bras.

Édouard ne se débattait plus. Il dit à Charlotte amèrement :

— Si vous m’aviez cru, nous serions loin d’ici.

Ce mot fut entendu et interprété.

Les membres du conseil entourèrent M. de Sampierre.

Mylord mit sa bouche toute contre l’oreille de la marquise qui se redressa tremblante et balbutia :

— Laure est morte ! avez-vous dit cela ! Laure qui était ici tout à l’heure !

Charlotte était la vaillance même. Elle se révoltait contre ces choses extravagantes et impossibles comme un mauvais rêve. Elle fit un pas en avant, mais la marquise, énergique pour une fois, l’arrêta d’un geste qui valait une malédiction.

— Laure m’avait tout dit, prononça-t-elle avec une véritable horreur. Ah ! malheureuse ! malheureuse ! Est-ce ainsi que vous avez payé mes bienfaits !

— Messieurs et honorés parents, disait pendant cela le marquis d’un ton grave, je ne suis pas fou, je n’ai jamais été fou. J’ai pris, vis-à-vis de moi-même, une mesure conservatoire. En principe, mon fils cadet, Domenico, est décédé ; la science le veut ainsi, mais…

— La providence vous l’a rendu, Giammaria ! interrompit la marquise. L’amour de sa mère l’a ressuscité !…

Elle se tut, bâillonnée par un baiser de ce fils bien-aimé ; puis Mylord marcha vers le conseil.

Il y avait dans toute sa personne une fierté décente et modeste.

— La parole n’est pas aux femmes, dit-il. Vous êtes, messieurs, un tribunal chargé de choisir entre moi et celui qui m’a tout pris, jusqu’à mon pauvre nom d’Édouard Blunt. L’un de nous deux est un criminel, l’autre est le fils de Sampierre. Interrogez-nous tous les deux et décidez entre nous.


LIII

TRIOMPHE DE MYLORD


Il y avait parmi les membres composant le conseil judiciaire du marquis Giammaria une très-complète impartialité. Aucun d’eux n’ignorait que la réunion n’avait point qualité pour restituer un état civil régulier à l’héritier de deux grandes races, mais tous comprenaient et mesuraient la haute importance de la décision à intervenir.

L’avis du conseil allait conférer à l’un des deux prétendants une véritable possession d’état, entourée de formes solennelles.

L’élu entrait dans la famille par la bonne porte ; l’autre, le vaincu, restait sous le poids d’accusations vaguement formulées, mais qui effrayaient l’esprit par leur terrible gravité.

C’était la marquise elle-même qui, tout à l’heure, avait présenté Édouard Blunt à la famille assemblée. Son cœur de mère s’était élancé vers ce beau jeune homme qui portait la marque de sa naissance et qui ressemblait à Roland. Elle n’avait alors aucun doute.

Le conseil avait partagé du premier coup sa croyance, et le récit de princesse Charlotte avait achevé de porter la conviction dans tous les esprits.

Mais l’arrivée de Mylord changeait subitement l’aspect des choses. Les préparations accumulées par Laure éclataient en quelque sorte et frappaient avec une violence inouïe l’esprit de Domenica.

Tout venait selon les prédictions de la baronne.

La pauvre marquise avait bien pu oublier au premier instant les mystérieuses et profondes émotions de la matinée précédente, mais elles se réveillaient maintenant toutes à la fois, et sa conscience subjuguée écoutait avec religion la voix du souvenir.

Elle revoyait Laure, toute pâle et toute brisée, qui pliait naguère sous le poids de son pressentiment, dans leur récente et dernière entrevue : Laure, qui l’aimait, qui le lui avait prouvé, et qui était tombée, victime de son dévouement.

Car Mylord avait dit : « Ils l’ont tuée ! »

Pour la marquise, à cette heure, Laure était tout ; elle pensait par les seules suggestions de Laure dont la puissance était décuplée par ce fait que la mort leur imprimait son irrévocable sceau.

Ce jeune homme à la tête inclinée, Laure lui en avait fait le portrait ! Et n’était-ce pas un détail saisissant jusqu’au prodige que l’attraction produite sur lui par la bague ? Et ces paroles dites par Laure endormie, textuellement répétées par l’enfant !…

Domenica croyait. Mais comment exprimer cela ? Elle n’osait pas regarder Édouard Blunt.

Et quelque chose en elle se révoltait à l’idée de condamner Charlotte, qui restait triste désormais et muette à ses côtés.

Édouard, lui, gardait une contenance singulière où il y avait de l’indifférence et quelque pitié. Il semblait se désintéresser de plus en plus des choses qui l’entouraient. Toute sa pensée était dans le dernier reproche adressé par lui à Mlle d’Aleix :

— Si vous m’aviez cru, nous serions loin d’ici !

Parole qui pesait contre lui dans l’opinion de ses juges.

Ceux-ci avaient repris place, présidés par le patriarche Ghika. M. de Sampierre, assis à l’intérieur du cercle, mais le plus loin possible de Mylord, affectait un grand calme, sous lequel sa fièvre perçait.

— Dans mon opinion, dit-il à demi-voix, ni l’un ni l’autre de ces jeunes gens n’est Domenico de Sampierre. Je suis en cela d’accord avec tous les auteurs. Je donnerais beaucoup pour me tromper, car si Mme la marquise retrouvait son fils, elle me pardonnerait peut-être…

— Vous pouvez en jurer, Giammaria ! interrompit la marquise dont les larmes jaillirent ; mais n’arrêtez plus l’épreuve et laissez agir nos seigneurs les juges.

Le regard d’Édouard alla vers elle et il eut un bon sourire.

Le marquis cependant n’obéit pas. Il poursuivit.

— La cicatrice de l’autre jeune homme est absurde : elle blasphème la science. La blessure de celui-ci, au contraire, (il montrait du doigt Mylord) ou du moins les traces de sa blessure laissent quelques doutes, au point de vue anatomique. En outre, il m’a avoué qu’il me hait : c’est naturel. Enfin, il a poignardé Giambattista…

La marquise poussa un cri et s’éloigna de Mylord. Il y eut un silence :

M. de Sampierre reprit en manière d’explication toute simple :

— Puisqu’il vient d’Amérique…

Il ajouta :

— J’ai peur de lui, j’aurais aimé l’autre. Il y a eu, cette nuit, bien des morts. Faites pour le mieux : j’appellerai mon fils celui que choisira Mme la marquise : c’est décidé.

— Domenico de Sampierre ou prétendu tel, dit le patriarche Ghika en s’adressant à Édouard, vous vous êtes présenté le premier, exposez le premier, vos moyens : le conseil vous écoute.

Édouard hésita. Charlotte lui dit à l’oreille :

— N’abandonnez pas votre père et votre mère !

— Est-ce mon père ? murmura Édouard, est-ce ma mère ? Seul capitaine Blunt pourrait le dire.

— Parlez, au nom de Dieu ! supplia Charlotte.

— Je parlerai pour l’amour de vous : Messieurs, je suis venu en France sans connaître le but de mon voyage. Je ne sais pas si j’ai le droit au nom qu’on me donne ici. J’ai été élevé par un vaillant homme du nom de John Blunt ; il est mort. Son frère, capitaine Blunt lui a succédé près de moi. L’un et l’autre ont toujours été muets au sujet de ma naissance, qui, disait-on, me faisait assez riche pour attirer sur moi de grands dangers. Les dangers sont venus malgré mon ignorance. Hier seulement, capitaine Blunt a prononcé devant moi quelques mots ayant trait à la maison de Sampierre.

— Qui donc alors, vous aurait appris votre naissance ? demanda M. de Rohan.

— Deux femmes, dont l’une est Mlle d’Aleix, et deux coups de couteau, dont l’un me fut donné par ce misérable…

Son doigt tendu désignait Mylord, qui ne broncha pas.

À son tour, le président demanda :

— Quelles sont vos conclusions ?

— Je n’en ai pas, répondit Édouard. Je voudrais protéger cette pauvre dame qui n’ose plus tourner les yeux vers moi et dont la première vue m’a fait battre le cœur ; je voudrais être de quelque service à M. le marquis, que je connais depuis plus longtemps et davantage, mais tous les deux me repoussent. S’il vous plaît de savoir sur moi ce que j’ignore moi-même, capitaine Blunt demeure chaussée des Minimes…

— Demeurait, rectifia M. de Sampierre…

Et il ajouta, pendant qu’Édouard pâlissait et tremblait :

— Madame, ce capitaine Blunt était le dernier Tréglave. Le jeune homme semble ignorer cela. Notre fils me l’a montré assassiné.

— Par qui ? balbutia Édouard d’une voix étranglée.

Le marquis répondit :

— Par vous et vos complices. Mon fils l’a dit. Nous lui élèverons une sépulture convenable.

Ce fut plus rapide que l’éclair : Édouard fit un bond de bête fauve et son genou pesa sur la poitrine de Mylord terrassé.

— Mon fils ! cria la marquise en s’élançant ! Ils vont se tuer ! au secours !

Elle prit Édouard dans ses bras. Vous eussiez dit qu’elle le pressait contre sa poitrine.

Et en effet, quand Mylord fut dégagé, elle resta un instant entre eux, ignorant que sa pensée jaillissait de ses lèvres et balbutiant :

— Je ne sais pas ! je ne sais pas !

Édouard mit ses deux mains sur son visage. Il avait des sanglots qui soulevaient sa poitrine. Charlotte vint à lui et le soutint parce qu’il chancelait.

Le marquis dit tout bas :

— Celui-là, je l’aurais aimé, j’en suis sûr. Pourquoi ?…

Mylord s’était relevé, calme comme devant.

Le patriarche Ghika lui dit répétant les propres paroles adressées à Édouard :

— Domenico de Sampierre ou prétendu tel, exposez vos moyens, le conseil vous écoute.

Mylord salua.

— Moi aussi, j’ai un témoin, dit-il, mais on ne l’appellera pas en vain. Ma mère, envoyez, je vous prie, dans la pauvre cité qui confine au mur de votre parc. Il y a une femme aveugle qui demeure juste en face de votre porte. Vous la nommiez autrefois Phatmi…

— Phatmi ! répéta Domenica.

— Ah ! fit le marquis avec une émotion soudaine : la Tzigane ! elle doit se souvenir !

Charlotte serra la main d’Édouard, qui restait désormais immobile et impassible.

— Est-ce Phatmi qui est ton témoin, mon fils ? demanda la marquise riant et pleurant à la fois : Elle a tout vu, en effet ; elle sait tout, elle était là !

— Qu’elle vienne, répondit Mylord, vous l’entendrez.

Zonza fut aussitôt dépêché à la maison de l’aveugle.

Mylord reprit la parole, et, quoique sa cause fût gagnée d’avance, il la plaida admirablement. Il dit tout ce que l’autre n’avait pu dire, depuis la remise de l’enfant à l’homme du fiacre dans la nuit du 23 mai, jusqu’aux aventures des deux frères de Tréglave.

Laure lui avait fait la leçon complète.

Mais là où il fut véritablement magnifique ce fut dans l’explication du sanglant mystère de cette nuit, au pavillon.

Il divisa les morts en deux camps. Laure de Vaudré, capitaine Blunt, qu’il appelait toujours de son nom de Tréglave et lui, Mylord, étaient là pour sauvegarder la vie du marquis, condamné à périr. L’autre camp était composé des scélérats à gages, armés par Pernola, Édouard et Mlle d’Aleix, qu’il représentait comme associés ensemble tous les trois.

Charlotte avait embauché les serviteurs même de la marquise : entre autres Mœris et Moffray, qui avaient payé cette trahison de leur vie.

Ce matin même princesse Charlotte avait rendu visite à François Preux, surnommé le Poussah, banquier de la criminelle association : on pouvait interroger dame Savta…

Mylord acheva ainsi :

— J’ai frappé, je ne m’en cache pas. Je n’ai pas même pris la peine de réparer le désordre du combat et mes mains sont encore rouges : voyez ! Ceux que j’ai frappés en voulaient à la vie de mon père. M. le marquis a dit vrai, je viens d’Amérique, de cette partie de l’Amérique, où chacun met son droit sous la protection de son bras. Maintenant, je ne frapperai plus : j’ai mon bien, mon nom et mon père !

Il alla vers le marquis, dont il ouvrit lui-même le sac de voyage, il prit le portefeuille de Pernola et le tendit au patriarche, en ajoutant :

— Prince archevêque, voilà mon dernier mot : ceci était le prix du sang de mon père. Un beau prix, vous pouvez voir. Comptez combien de millions !

Le portefeuille passa de main en main. Chacun supputa la somme énorme que Pernola avait su mobiliser, et M. de Sampierre répétait.

— Giambattista était un garçon capable. Je le regretterai.

Dans toute la force du terme, Mylord triomphait. Il était entre les bras de sa mère, qui le dévorait de baisers, en lui reprochant déjà sa froideur.

— Madame, répliqua-t-il, donnant ici à son rôle le suprême cachet de perfection ; nous reparlerons de cela. Je ne puis oublier que mon père n’a pas été heureux dans sa maison.

Domenica courba la tête.

— Alors, dit-elle, vous ne m’aimez pas, mon fils, et vous allez repousser ma prière : je voulais vous demander la grâce de ces deux infortunés…

Elle montrait Édouard et Charlotte : un groupe de marbre.

Mylord rougit comme on fait à un coup de fortune inattendu.

— Non ! s’écria-t-il, je ne vous refuserai pas. J’obéirai au premier vœu de ma mère ! Cette jeune fille qu’elle a aimée, ce jeune homme vers qui sa tendresse maternelle s’est égarée un instant, sont sacrés pour moi : ils seront libres : je le veux ! je l’exige !

Avant que le conseil pût répondre, Édouard dit :

— Je ne veux pas être libre, M. Donat, tout n’est pas fini entre nous !

Et princesse Charlotte ajouta :

— Votre témoin tarde bien à venir, no 1 !

Le bruit de la porte, qui s’ouvrait en ce moment, couvrit une exclamation, arrachée à Mylord par ce dernier mot.

Zonza parut au seuil et dit avec un singulier accent :

— Voici l’aveugle, mais elle n’est pas seule !


LIV

LE DERNIER TÉMOIN


Vincent Chanut avait parlé. C’était chez lui, rue des Canettes, que Charlotte et Édouard avaient trouvé asile après l’incendie de la Folie-Gaucher.

Édouard et Charlotte savaient par lui l’histoire des Cinq et la biographie de Donat dit Mylord.

Au moment où le pauvre Vincent était tombé dans son propre escalier, sous le couteau du no 1, il allait chez capitaine Blunt pour lui rendre compte des événements de la journée et l’accompagner à l’hôtel de Sampierre.

Nous savons que Blunt, trompé par un faux avis, s’était rendu, ce jour-là même, à la maison de santé du marquis, située à quelques lieues de Paris. Le soir, à son retour, il avait trouvé, dans la serrure de sa porte, le modèle de calligraphie exécuté par Mylord avec toute la sûreté de main d’un élève de Jos. Sharp, sur la carte gravée de Vincent.

L’imitation était si parfaite que Blunt, reconnaissant l’écriture de M. Chanut, n’avait pas même conçu un doute.

À l’heure dite, il se trouvait au lieu indiqué, devant le saut de loup de Sampierre, où un guide qui se recommandait, bien entendu, du nom de Vincent, lui ouvrait la petite porte du parc, pour le conduire en plein guet-apens.

Nous savons le reste. Blunt avait eu contre lui non-seulement les quatre pratiques, mais aussi Mœris, Moffray et le Poussah.

Il avait succombé sous le nombre après s’être défendu comme un lion.

Et certes, la bataille aurait eu un tout autre résultat, s’il eût trouvé son fidèle revolver au moment de l’attaque.

Mais son guide avait été choisi parmi les plus adroits clients du père Preux et l’escamotage du revolver faisait partie de sa consigne.

Blunt n’avait eu pour combattre que son couteau mexicain…

Un grand mouvement de curiosité s’était produit parmi les membres du conseil à l’apparition de Zonza, suivant de si près les dernières paroles d’Édouard et de Charlotte.

Zonza avait annoncé l’arrivée de l’aveugle qui, disait-il, « n’était pas seule… »

Tous les regards se portèrent vers l’entrée ; chacun pressentait vaguement un coup de théâtre, et Mylord, sous son attitude tranquille, avait la fièvre du joueur qui se heurte à un « refait » quand il a risqué son va-tout.

La partie gagnée allait-elle recommencer ?

Domenica, harassée d’émotions, s’étonnait d’espérer encore et surtout de craindre.

M. de Sampierre, gardant cette attitude réfléchie qui est si étrange chez les fous, disait à ses voisins d’un ton sentencieux :

— Giambattista était très-bien élevé. À seize ans, il avait déjà détruit le bonheur de mon ménage et j’aurais juré qu’il était le meilleur gardien de mon repos… En somme qu’avait-il besoin de me tuer ? Il n’avait qu’à emporter les valeurs. Mais il était pressé ; l’âge lui venait. Je m’étais aperçu, depuis quelque temps, qu’il teignait sa moustache…

Il s’interrompit en un cri de surprise.

L’aveugle avait été introduite la première.

Au lieu de marcher vers l’intérieur de la chambre, elle s’était rangée de côté, sans donner attention à son nom de Phatmi qui avait jailli des lèvres de la marquise.

Derrière elle venait une civière que deux hommes portaient.

L’un des deux hommes était Joseph Chaix, l’autre Chopé, l’unique employé de l’administration du pauvre Vincent Chanut.

Tous deux, Joseph et Chopé, avaient les yeux gros de larmes qui ne venaient pas du même deuil.

L’un pleurait sa femme et l’autre son maître.

Sur le brancard était couché capitaine Blunt, dont la poitrine ressemblait à une cuirasse toute rouge, quoiqu’on y distinguât les circonférences élargies de trois énormes plaques de sang.

La stupeur de tous fit dans la chambre un grand silence, par-dessus lequel la voix du bal entra : musique sautante et joyeux murmures.

Édouard et la civière allèrent à la rencontre l’un de l’autre.

Capitaine Blunt avait les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine. Il semblait dormir dans sa bravoure robuste et sereine.

Les deux porteurs, arrivés au centre du salon, déposèrent le brancard sur le parquet et s’écartèrent.

Mylord se trouvait à droite de la civière, Édouard à gauche. Ils s’agenouillèrent tous les deux en même temps.

Et leurs regards se heurtèrent par-dessus le cadavre.

— Noble ami, dit Mylord, c’est pour moi que tu as perdu la vie !

Au son de sa voix, l’aveugle tressaillit.

Édouard, lui, resta silencieux. La parole s’étranglait dans sa gorge.

Charlotte voulut s’approcher de l’aveugle qui avait repris son immobilité, mais la marquise s’appuya sur elle en gémissant :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! celui qui ressemble à Roland n’a rien dit ! C’est toujours l’autre qui parle !

— Et toi, se reprit-elle toute frémissante en se voyant dans les bras de Mlle d’Aleix ; toi ! Carlotta !… Ma tête se perd, c’est certain ! Je t’aimais tant, ma fille… Et voilà que tu me regardes avec les yeux de Laure !

— Madame, dit Charlotte, je vous ai dit la vérité, et je n’ai pas trouvé créance devant vous. À quoi bon essayer encore ?… Désormais, c’est la servante qui va prononcer l’arrêt de ses maîtres ; c’est la pauvresse qui tient en sa main les millions ; c’est l’aveugle qui va faire la lumière. Écoutez Phatmi quand elle parlera.

Et c’était aussi le fou qui seul avait l’air de garder quelque présence d’esprit au milieu de la confusion générale. Ces braves seigneurs du conseil de famille offraient l’image du plus complet désarroi.

M. de Sampierre examinait avec beaucoup d’attention les trois taches empourprées qui teignaient toute la poitrine de Blunt, et dont les circonférences empiétaient l’une sur l’autre, comme feraient les cercles produits par trois pierres tombant dans l’eau du haut d’un pont. Il pensait :

— Avant le baiser de mon fils, il n’y avait que deux blessures. Qui donc a fait la troisième ?

Son œil clair et presque souriant fit le tour du tribunal. Il hocha la tête et demanda paisiblement :

— Ah ça ! pourquoi a-t-on apporté ici ce pauvre M. de Tréglave ?

Joseph Chaix et Chopé restèrent muets. L’aveugle dit au lieu de répondre :

— Giammaria Sampiétri, il y a vingt ans, la nuit du mois de mai l’enfant vivait encore et criait quand je le portai au frère de cet homme mort. Et votre femme était aussi innocente que l’enfant lui-même, Giammaria Sampiétri.

— Dans l’ordre des faits scientifiques, balbutia M. de Sampierre, il y a de singulières exceptions…

Il glissa un regard vers Domenica qui écoutait de tout son être.

— C’est l’homme mort lui-même qui nous a ordonné de l’apporter en ce lieu, reprit l’aveugle. Il a pu parler ; il a dit ; « Vivant ou décédé, je veux rendre à Domenica Paléologue le dépôt que mon frère Jean a reçu d’elle ».

On entendait le souffle qui sortait des poitrines.

Domenica était demi-pâmée dans les bras de Charlotte.

Édouard, affaissé sur lui-même, avait sa tête tout contre le visage déjà froid de Blunt, le vieil ami qui lui avait si longtemps tenu lieu de père.

Ce fut encore Mylord qui parla ; il dit :

— Noble cœur ! sa mort ressemble à sa vie !

Comme la première fois, sa voix donna un frémissement à l’aveugle.

Elle tira de son sein une petite cassette plate, en bois noir, qu’elle ouvrit avec lenteur.

Elle la donna à Joseph Chaix qui marcha vers la marquise.

— Regardez cela, maîtresse Domenica, dit l’aveugle, et souvenez-vous !

La cassette contenait un mouchoir brodé, jauni par le temps, déchiré en deux dans toute sa longueur et maculé d’une tache noire qui avait la forme d’un croissant.

Dès que le regard de la marquise l’eut touché, elle s’écria en retrouvant toute sa force :

— C’est à moi ! je le reconnais ! je l’avais déchiré pour bander la blessure de mon petit enfant chéri !

Elle vint s’agenouiller du même côté qu’Édouard, et ce fut, certes, sans y prendre garde.

Elle porta la main du mort à ses lèvres avec un pieux respect.

M. de Sampierre eut un geste d’impatience.

— Après, bonne femme ! dit-il. Puisque j’ai un fils, je veux le connaître. Ils sont deux, et il y a deux cicatrices…

— Mère bien aimée, disait en même temps Mylord à la marquise, je savais tout cela par M. de Tréglave…

La voix de l’aveugle l’interrompit.

— Ils sont deux, répondit-elle au marquis : Je vais vous apprendre lequel des deux est l’imposteur, lequel est le vrai Sampierre. Celui qui a parlé trois fois…

Elle s’interrompit et fit un pas vers le centre de la salle ; elle semblait hésiter.

— Écoutez ! s’écria Mylord. Celle-là va dire la vérité ! J’en fais serment !

Et certes, il n’était pas besoin de réclamer le silence.

Le vol d’une mouche eût fait bruit, au milieu de toutes ces curiosités attentives.

— Celui qui a parlé trois fois, répéta Phatmi avec un douloureux effort, est mon fils à moi, mon fils Yanuz qui a tué son père et qui va tuer sa mère avant d’aller à l’échafaud. Dieu nous a punis, Petraki et moi, parce que nous avions fait à sa gorge cette marque qui devait le rendre riche.

Elle se tut. Il y eut un murmure parmi les membres du conseil.

Mylord dit en montrant Édouard de son doigt qui ne tremblait pas :

— C’est celui-là qui est Yanuz ! Cette femme s’est trahie : elle veut faire la fortune de son fils !

— Phatmi dit vrai ! s’écria la marquise qui jeta ses bras autour du cou d’Édouard : Voilà mon Domenico bien-aimé ! je le sais, je le sens !… je le veux !

L’aveugle fit le tour de la civière et marcha sur Mylord qui se mit à pâlir.

L’écume lui venait aux lèvres, il murmura :

— On ne tue jamais assez…

Tout à coup, quelque chose brilla dans sa main. Il saisit le portefeuille qui restait sur la table du conseil et sauta par-dessus le brancard en brandissant un couteau.

Il frappa. Édouard tomba, mais Charlotte, plus prompte que l’éclair, avait détourné l’arme.

Du second bond, Mylord, renversant Joseph et Chopé qui lui barraient le passage, atteignit la porte.

— J’ai les millions ! dit-il en franchissant le seuil. Bonsoir, mes parents !

Mais on le vit reculer en poussant un cri de rage.

Il y avait tout un bataillon d’agents dans le corridor.

Chopé, relevé, lui noua ses deux bras autour du corps par derrière.

— Tiens le bien, garçon ! dit la voix de M. Morfil qui perça les rangs de ses hommes et montra sur le pas de la porte sa bonne petite figure ronde, entourée de cheveux blancs hérissés. Quel gaillard ! Depuis que je suis dans la partie, je n’ai jamais vu besogne pareille à celle qu’il a taillée cette nuit !


LV

DESTINS D’UNE CAUSE CÉLÈBRE


Une demi-heure s’était écoulée.

Il n’y avait plus dans la chambre que la famille de Sampierre et les braves seigneurs du conseil qui, probablement, ne s’étaient jamais trouvés à semblable fête.

Domenica, Édouard et Charlotte formaient un groupe à part. La bonne marquise, entre ses deux enfants, était tout entière à la joie.

Grâce à la condition presque enfantine de sa nature intellectuelle, les terribles impressions de cette nuit allaient déjà s’effaçant. Elle ne se souvenait plus des innombrables déceptions qui avaient égaré sa route, elle triomphait naïvement, non pas seulement de son bonheur, mais encore, mais surtout de sa sagesse.

Elle disait parmi ses sourires baignés de bonnes larmes et en partageant ses baisers :

— Mon fils ! Charlotte mes enfants ! On m’accusait de folie parce que je te cherchais, mon Domenico : S’est-on assez moqué de moi ! mais je n’ai pas faibli. Et malgré la trahison de ceux que je payais, te voilà retrouvé, mon pauvre ange ! Il y a un pouvoir surnaturel dans l’amour des mères !

Elle tenait dans ses mains les mains jointes des deux jeunes gens. Tout le reste disparaissait pour elle. Elle s’étonnait presque de trouver au fond de son cœur un poids confus qui était le souvenir déjà lointain de l’heure précédente.

Il n’en était pas de même dans le groupe respectable formé par les membres du conseil. Le marquis Giammaria avait raconté à sa manière la tragédie du pavillon. Cette nuit avait une effroyable odeur de sang, et tous ces bruits de fête que salons et jardins persistaient à envoyer grinçaient désormais d’une façon lugubre.

On ne songeait plus guère à régler l’état civil du dernier Sampierre.

Seul, M. le marquis était à la question. Grave, discret, sûr de lui-même, il disait à ces gens effarés qui ne l’écoutaient pas :

— Je suis peintre comme je suis légiste et profondément versé dans la science médicale. Je vous montrerai un portrait des plus curieux qui est mon œuvre : Il représente le cher jeune homme que vous allez déclarer, selon toute apparence, comte de Sampierre et prince Paléologue. J’ai vu ce jeune homme aujourd’hui pour la première fois, entre deux et trois heures de l’après-midi, mais le portrait date de plusieurs années. Ce phénomène vous sera expliqué. N’ayant plus besoin de me cacher derrière une apparente folie, je reprends, bien entendu, l’exercice public de mes facultés. Giambattista me manquera, malgré ses torts : je n’ai jamais eu pleine confiance en lui, parce qu’il était de Sicile, comme moi. Quant à l’autre jeune homme, celui qu’on vient d’arrêter, il avait l’œil mauvais : j’ai cru qu’il venait aussi de chez nous. Et sa cicatrice était fort bien faite : plus vraisemblable que l’autre, même, au point de vue traumatique. Mais je vous prie de considérer l’état nerveux où je devais être au moment de l’opération, qui eut lieu il y a vingt ans. J’adorais Mme la marquise, messieurs. La science n’a rien à voir à cela ; c’est un défaut d’exécution : les carotides n’avaient pas été entamées suffisamment, voilà tout.

Il reprit haleine et, souriant à la ronde :

— Excusez-moi, poursuivit-il, je vais causer un instant avec Mme la marquise. Mes sentiments pour elle sont aussi vifs qu’autrefois, et comme elle n’aura plus à me reprocher la perte de son fils, j’espère que nous ferons désormais un heureux ménage.

Au moment où il traversait la chambre, on frappa doucement à la porte du corridor, et M. Morfil entra, ans attendre la réponse, avec son visage rose et rond dans ses cheveux fouettés à la neige.

Il salua, et son geste persuasif rassembla toutes les personnes présentes en un seul groupe.

Il y avait de la tristesse sur ses traits, bien qu’il gardât un petit grain de goguenarderie, bureaucratique et parisienne à un degré qui ne se peut rendre.

— Pardon de vous déranger, dit-il je ne suis pas un homme du monde. Il y a eu dans les bosquets, là-bas, plus de dégâts encore que je ne l’avais craint. C’est tout uniment épouvantable. Il faut faire quelque chose.

M. Morfil parcourut de l’œil l’assistance et choisit la marquise pour arrêter sur elle un regard à la fois courtois et plein d’autorité en répétant son dernier mot :

— Quelque chose : c’est nécessaire… absolument !

Puis il continua :

— Le jeune scélérat est en sûreté, mais on ne peut improviser des mesures pour tant de victimes. En bas, la fête va toujours. Il y court des bruits, mais on ne sait rien de positif. Il faut occuper la fête et lui donner une fin : vous allez comprendre… On désire que la famille descende et présente le nouvel héritier… sans apparat, mais enfin un peu officiellement, ce qui expliquera ou paraîtra expliquer bien des émotions.

Domenica rougit, mais ne protesta pas. Il n’y eut que le marquis à parler.

— Qui vous a donné cet ordre ? demanda-t-il.

M. Morfil salua de nouveau.

— Il va vingt ans, répondit-il, j’ai déjà enterré une cause célèbre qui aurait porté votre nom, monsieur de Sampierre. J’ai eu du mal. Le règne de Louis-Philippe vieillissait. Les causes célèbres sont les maladies des vieux règnes. On n’en veut pas. Personne n’a le droit de dire à des gens tels que vous : « Allez-vous-en », c’est clair, mais vous partirez demain, comme vous êtes partis en 1847. Ça tombe sous le sens, hé ?

Domenica passa devant son mari et dit :

— Nous partirons demain.

— Voilà, fit M. Morfil : Paris ne vous porte pas bonheur, et vous ne portez pas bonheur à Paris. Le règne présent à dix-neuf ans, deux ans de plus que celui de Louis-Philippe, et les causes célèbres commencent à lui pousser à la peau. On n’espère pas étouffer celle-ci tout à fait, mais on la veut le moins célèbre possible.

Il gagna la porte, l’ouvrit et se tint chapeau bas à droite du seuil.

Tout le monde passa, et M. Morfil, descendant le dernier, assista, perdu dans les groupes, à la présentation qui fit grand effet.

L’annonce du départ eut lieu en même temps. Personne ne s’en étonna.

Le lendemain, Paris écoutait d’une oreille des rumeurs sinistres, — de l’autre cette merveilleuse légende du beau jeune aventurier qui venait de gagner à la loterie un lot gros comme le portefeuille de M. de Rothschild.

Imitant la discrétion de M. Morfil, nous dirons qu’on avait assez adroitement ressuscité le passé pour couvrir le présent et que Paris, bavardage de bouche et bavardage de plume, radotait en chœur la vieille histoire de la rue Pavée, qui était comme le prologue de la présente aventure.

Cela occupait.

Cela aurait-il suffi pour tromper Paris, à cette époque où le reportage, tout jeune et déjà glorieux, faisait la révolution d’Espagne et chutait la grande voix de la justice française dans l’instruction de l’affaire Troppmann ?…

Nous répondrons, mais achevons d’abord en deux mots notre drame intime.

Domenico de Sampierre, prince Paléologue, épousa Charlotte d’Aleix en Hongrie, à la fin de cette année 1867.

Le marquis Giammaria mourut un peu après la guerre de France.

Domenica, grand-mère, dispute aujourd’hui à dame Savta les baisers de ses petits-enfants.

Personne n’a jamais dit à Charlotte, princesse Paléologue et marquise de Sampierre, le lien qui l’unissait à cette créature monstrueuse, mais si belle, Mme la baronne Laure de Vaudré.

Quand elle prie pour sa mère, princesse Carlotta regarde en haut, cherchant une sainte au ciel…

Et maintenant que tout est dit, voici pourquoi la catastrophe de l’hôtel de Sampierre n’a pas fait une cause célèbre : la plus célèbre peut-être de toutes les causes célèbres qui ont effrayé ces dernières années.

Non, on n’aurait pas pu tromper Paris qui entrait sourdement en fièvre, rien n’aurait dépisté le flair proverbial de nos rapporteurs, si le hasard n’était venu au secours de M. Morfil et de ON, son supérieur.

Ils avaient bien fait tout le possible, séparant le crime en trois tronçons distincts, isolant l’incendie de Ville-d’Avray du meurtre de la rue des Canettes, et ce dernier assassinat du massacre de la grotte.

Ce massacre lui-même avait été dissimulé en partie, et le départ de la domesticité de Sampierre enlevait au concert de rumeurs ses instruments les plus sonores.

Mais restait le crime et surtout le criminel.

Nous ne sommes plus au temps où ON faisait disparaître les gens par crainte du scandale, et la suppression de M. de Praslin, vraie ou fausse, est le dernier trait qui soit cité en ce genre par la chronique judiciaire.

M. Morfil était au bout de son latin.

C’est le bon moment pour le Deus ex machina.

Le Dieu du dénouement fut ici un gentleman d’une quarantaine d’années, parfaitement convenable et bien couvert, qu’on introduisit un soir à la préfecture de police dans le cabinet du chef, après qu’il eut fait passer sa carte.

La carte du gentleman était ainsi figurée :

« Dr. Jos. Sharp, m. p. divis. Insp. »

Traduction : Docteur Jos. Sharp, inspecteur divisionnaire de la police métropolitaine.

Dans tous les états, on se respecte entre virtuoses. Jos. Sharp jouissait à Londres d’une belle réputation comme « détective. »

Ces messieurs de Paris le connaissaient très-bien de nom.

M. Morfil le fit asseoir. C’était un anglais maigre à la physionomie presque ascétique, caractérisée par deux superbes côtelettes de favoris blonds, peignés en éventail.

— Je suis très-content, dit-il, de l’occasion qui me met en présence d’un praticien de votre mérite, monsieur Morfil.

— Et moi, enchanté, répondit celui-ci, du bon hasard qui me permet de serrer la main à un confrère aussi distingué.

Jos. Sharp tira de son portefeuille un beau papier de chancellerie et reprit :

— Je viens réclamer un sujet anglais, condamné à mort par la cour du banc de la reine et réfugié en France.

— Nous chercherons… voulut dire M. Morfil.

— J’ai trouvé, fit Jos. Sharp.

Et il ajouta avec le bon gros rire de la joyeuse Angleterre :

— C’est une épine longue comme le maître-mât du Great Eastern, confrère, que je vous extirpe du pied !

— Est-ce que ce serait ?… s’écria Morfil.

— Tout à fait ! interrompit Jos. Sharp. C’est lui-même.

Et dépliant son papier diplomatique, il en mâchonna le préambule pour lire ensuite tout haut :

— « … Avoir à remettre au délégué du service métropolitain de Londres, le nommé Yanuz, né à Paris, 1847, de parents Roumains, naturalisé Anglais, 1861, sous le nom de Smith, religion grecque, converti à la Foi ; troisième degré de purification consolidée-Nicholas-Daws, Ave Maria Corner, 1865, maître serrurier (de luxe), voleur après études, sous les noms de « Little Tichborne » et « Cruel-pour-les-Dames, » condamné à la déportation, 1865, évadé, condamné à mort, 1866, évadé, passé en France, dit Donat, dit Torticolis, dit Mylord, entré dans l’association des Cinq comme serrurier, sous le no 4, dit Domenico de Sampierre, devient no 1… »

— Mais c’est d’hier, cela ! fit observer M. Morfil, écrasé par l’admiration.

— Non, d’avant-hier, répartit Jos. Sharp. Feu la baronne de Vaudré, qui portait le no 5, avait une femme de chambre appartenant, comme le jeune Donat et moi, à la purification consolidée du troisième degré… Permettez que j’achève : « Note particulière : Ledit Donat a tué son père vers l’âge de quatorze ans. Signes à reconnaître : Tête penchée à droite, et portant au cou une cicatrice valant plusieurs millions sterling. »

— Ah ça, ah ça ! balbutia M. Morfil, vous êtes donc des sorciers, vous autres, en Angleterre ? Ma parole ! vous en savez plus long que nous sur ce coquin-là !

— Je m’intéressais à lui, répondit Joseph Sharp avec une fierté modeste. Je suis docteur : c’est mon élève.

— Vous dites ?…

— Je dis : c’est mon élève… et comme il ignorait que des revers de fortune m’avaient forcé d’accepter une position dans la magistrature militante, il continuait de m’écrire toutes ses petites affaires pour avoir mes conseils gratuits.

M. Morfil comprit cela.

ON s’était arrangé de manière à ce que les actes d’extradition fussent en règle. Mylord fut rendu à nos bons voisins.

Et pendu.

Beaucoup d’historiens éminents admettent cette version.

D’autres prétendent qu’il a travaillé en France après la guerre, et que, finalement, il s’est fait homme politique quelque part.


FIN