Les Cinq/Prologue/13. Extrait d’un rapport de police


XIII

EXTRAIT D’UN RAPPORT DE POLICE


Marqué : Auxiliaire no 17, 2e  division. Cachet de la préfecture.

» M. le comte Pernola dei marchesi Sampietri, de Sicile (Giovanni-Battista-Pio — sub intercessione OO. SS.), est un jeune homme de vie pure et de mœurs respectables qui, après avoir étudié aux séminaires de Naples et de Rome, est rentré dans le monde par défiance de sa vocation.

» Il habite une chambre modeste de l’hôtel Bristol, place Vendôme.

» Malgré son âge (il n’a pas encore vingt ans), M. le comte Pernola occupait une position de haute confiance chez son parent, M.  le marquis de Sampierre, lequel l’avait jusqu’à présent comblé de preuves d’affection. Sans avoir le titre d’intendant qu’il eût repoussé comme humiliant et incompatible avec sa naissance, il faisait toutes les affaires de cette maison, une des plus opulentes de l’Europe.

» M.  le comte Pernola n’a fait aucune difficulté pour répondre.

» Il a déclaré que, selon lui, M.  le marquis de Sampierre est un gentilhomme de haute vertu, incapable de toute action contraire aux lois ou à l’honneur, et que la princesse Domenica Paléologue, marquise de Sampierre, a toujours mené une vie irréprochable. Il rougit pour ceux qui n’auraient pas honte de la soupçonner dans sa conduite. Un seul mot, selon lui, convient pour caractériser Domenica Paléologue : c’est un ange.

» Il résulte de ses déclarations que, même antérieurement au mariage, M.  le vicomte Jean de Tréglave avait manifesté à l’égard de la jeune Domenica Paléologue, qui était encore un enfant, des empressements pouvant mériter la qualification de romanesques.

» M.  Jean de Tréglave ne fréquentait pas la maison du prince Michel Paléologue, à Vienne, mais il y avait eu, entre lui et la jeune Domenica, des conversations, des rencontres, le tout fort innocent. M.  le marquis de Sampierre ignorait ces circonstances lors de son mariage, qui eut lieu à Paris le 17 mai 1844.

» Tout de suite après le mariage, les jeunes époux voyagèrent. Ce fut le commencement de la persécution (c’est le mot employé par le comte Pernola).

» Partout où les nouveaux mariés allèrent, M.  de Tréglave les suivit. M.  de Sampierre est d’origine italienne, il a le tempérament soupçonneux ; ses méfiances prirent un corps à Milan, dans une occasion frivole, au mois d’août 1846. M.  le vicomte de Tréglave était alors à Milan. Une nuit, la nuit du 26 août, dans une rue voisine de la cathédrale, M.  de Tréglave fut frappé d’un coup de poignard vers la région du cœur.

» Bien entendu M.  de Sampierre resta complétement étranger à cette tentative de meurtre.

» L’hiver suivant, le jeune et illustre ménage fit une entrée brillante dans le grand monde parisien. M.  de Tréglave, guéri de sa blessure, était revenu à Paris.

» Lors d’une grande fête de style oriental, qui fut donnée à l’hôtel Paléologue, M.  le marquis de Sampierre crut avoir des motifs pour soupçonner la présence de l’homme qu’il regardait comme son rival.

» Le comte Pernola fit de son mieux pour le guérir de cette fièvre jalouse ; mais tout fut inutile, et la fête se termina par un éclat malheureux, qui fit presque scandale.

» En suite de quoi, l’hôtel Paléologue devint désert. Le monde en oublia le chemin.

» Sur le fait des études médicales attribuées par l’accusation à M.  de Sampierre, spécialement au point de vue de la clinique obstétricale, le comte Pernola ne nie point l’achat de la bibliothèque du docteur P…

» Il convient aussi que M.  le marquis se procura à prix d’argent une carte d’étudiant en médecine qui n’était pas à son nom, mais il ajoute que le caractère généralement studieux de son parent et le besoin qu’il avait d’occuper son oisiveté solitaire, après sa rupture avec le monde, expliquent surabondamment cette excursion tentée dans le domaine de la science.

« Quand on arrive aux événements du mois de mai qui ont motivé la présente enquête, le même caractère de bienveillance et de bonne foi se retrouve dans les déclarations du jeune comte Pernola.

» Son point de départ est celui-ci : il n’a rien vu, par la raison toute simple que M.  de Sampierre l’avait engagé à choisir ce jour-là (le 23) pour aller à ses affaires ou à ses plaisirs.

» Madame la marquise a dû mettre au monde un enfant, puisque le 23, à midi, on attendait ses couches d’heure en heure et que le 24 au matin elle était délivrée : ceci paraît certain.

» L’aide du docteur Raynaud ne fut point réclamée, c’est un fait acquis.

» Mais M.  le comte Pernola ne pense pas qu’on ait positivement, ni surtout volontairement écarté ce savant praticien au moment critique.

» S’il était permis de rapporter des on-dit, le comte Pernola déclarerait que le bavardage intérieur de l’hôtel Paléologue dénonçait la présence d’un fiacre dans la rue Neuve-Sainte-Catherine, le long du mur du jardin, cette nuit-là, depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin.

« À trois heures, une femme sortit de l’hôtel par la petite porte du jardin ; elle avait entre ses bras un fardeau, enveloppé dans une mante : elle remit le paquet à un homme qui était dans le fiacre, et le fiacre partit.

» Le comte Pernola n’affirme en aucune façon l’authenticité de ce dernier détail.

» Il est convaincu, jusque dans le fond de l’âme, que tous ces mystères, en apparence si obscurs, s’éclairciront à l’avantage de M.  le marquis et de Mme  la marquise de Sampierre, dont il reste le dévoué parent, les tenant tous les deux pour des modèles d’inattaquable vertu… »


À la suite de ce rapport était cette mention :

« Notes pour M.  le préfet.

» Agent tout jeune, fils d’employé. Nom : V. Chanut.

» Ira bien. »


I

DÉCLARATIONS ET TÉMOIGNAGES

Extrait d’un dossier contenant cinq numéros. 2e  division, 2e  bureau. Cachet de la Préfecture.


No 1.

» Les concierges :

» Déclarent, le mari et la femme, qu’un meurtre a été commis à l’hôtel Paléologue, dans la nuit du 23 au 24 juin 1847, sur un enfant nouveau-né dont le sexe leur est inconnu.

» N’ont rien vu ni entendu qui puisse appuyer leur dire, mais y persistent.


No 2.

» Chardon Joseph, employé du gaz :

» A vu ouvrir la porte du jardin dans la nuit du 23 au 24, une femme sortir et s’approcher du fiacre.

» N’a pas remarqué le paquet (ou l’enfant). Ne sait autre chose.


No 3.

» Pétraki, Serbe de naissance et ancien cocher des Sampierre.

» Ne sait rien.

(A été congédié par ses maîtres la veille de leur départ de Paris).


No 4.

» Phatmi, femme Pétraki, ancienne première femme de chambre de Mme  la marquise de Sampierre, déclare que M.  le marquis, vers neuf heures du soir, lui défendit l’entrée de la chambre, où elle avait laissé sa jeune maîtresse endormie ;

» Qu’elle n’a pu, en conséquence, rien entendre ni rien voir ;

» Mais qu’à aucun degré elle ne soupçonne ses anciens maîtres.

» Nota. — De même que son mari, la femme Phatmi a été congédiée la veille du départ.

» Elle est d’origine Tzigane. Les Tziganes sont ce qu’on appelle chez nous des Bohêmes : race demeurée à l’état barbare et dépourvue de toute religion.


No 5.

» M.  le docteur J. B. Raynaud, professeur titulaire, chef de service à l’hôpital Saint-Louis, officier de la légion d’honneur.

» Déclare n’avoir connu M.  et Mme  de Sampierre que depuis très-peu de temps, et sous les plus excellents rapports ;

» Avoir été refusé deux fois : la première à la porte de l’accouchée, par M. le marquis lui-même, la seconde sous un vestibule par un domestique, dans la soirée du 23 mai, à neuf heures et aux environs de minuit :

» S’être étonné vivement de ce procédé, mais ne pouvoir point en tirer des conséquences qui lui sembleraient trop graves.

» Nota. — M.  le docteur Raynaud ne croit pas à un meurtre. »

II

RÉSUMÉ GÉNÉRAL

Inspecteur, No 8, Cabinet (Cachet).

» Dans le quartier du Marais, l’émotion, loin de diminuer, augmente. Le départ de la famille du marquis de Sampierre a mis le comble au mécontentement du public.

» Croyance générale à un meurtre. Présomption d’adultère. Énorme quantité de bruits très-affirmatifs, mais qui ne reposent sur aucun fondement bien précis.

» Travail politique : on rapproche cette douloureuse affaire du crime de l’hôtel de Praslin. Les « frères et amis » se remuent.

» Détestable effet.

» Urgence absolue d’une instruction qui fasse au plus tôt la lumière. »


III

RAPPORT

Préfet, Cabinet, (Cachet.)

» Sur l’ordre de Sa Majesté, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence copie du travail transmis au cabinet du roi.

§ Ier

» Sur la première question, ainsi conçue :

» Dans quelle mesure le parti de l’agitation a-t-il exploité l’événement de l’hôtel Paléologue ?

» Réponse :

» Les comités ont tenu séance aux bureaux de la Réforme, au carré Saint-Martin, rue Pascal et faubourg Saint-Antoine. Les attroupements du soir persistent aux alentours de l’église Saint-Paul. Peu de cris séditieux, mais émotion qui se prolonge et effets déplorables à tous égards. C’est de l’huile jetée sur l’incendie Praslin. Il faut désormais un temps moral pour atteindre la période d’apaisement.

» Du reste aucun danger immédiat.


§ II

» Sur la seconde question :

» Est-il opportun de pousser l’enquête à la rigueur ?

» Réponse :

» Non, quoiqu’il fût peut-être dangereux de la supprimer complétement.

» La presse de toutes nuances est éternellement complice de l’agitation, parce qu’elle fait commerce de fièvre. Les journaux s’en vont de langueur quand le pays est calme ; ils boivent le scandale comme la laitue a soif d’eau grasse et faim de fumier. L’important est de ne pas fournir aux braillards un texte pour varier leur boniment à la foire de la vente au numéro.


§ III

» Sur la troisième question :

» Y a-t-il apparence que l’affaire, poussée avec vigueur, pût avoir sa solution rapide ?

» Réponse :

» Non. Quelques convictions peuvent être formées et les passions ignorantes ont pu se faire une opinion, mais la lumière manque et le fil conducteur est brisé dès les premiers pas. La plus considérable présomption git dans l’absence même des époux de Sampierre.

» On ne connaît pas leur résidence nouvelle et pourtant ils ont traversé la France entière sans précaution d’aucune sorte, emmenant toute leur maison avec eux.

» Je dois déclarer que l’ensemble des rapports reçus laisse l’instruction au point exact où elle était le premier jour. Parmi les agents les opinions sont partagées.

» Moi, je n’ai pas d’opinion. Le temps parlera.


§ IV

» Sur la quatrième question :

» Y aurait-il opportunité à étouffer l’affaire ?

» Réponse :

» Il y a opportunité à déblayer les pierres qui peuvent faire verser la diligence dans le fossé du chemin. Je prendrai donc la liberté de changer légèrement le libellé de la question, et je me demanderai s’il y a possibilité d’étouffer l’affaire.

» Je réponds : Oui, avec de la prudence. Les choses elles-mêmes semblent s’y prêter. L’hôtel Paléologue est vide. Les éléments d’une instruction judiciaire manquent ou sont dispersés. Il n’y a pas un seul témoin. Et personne même ne saurait dire si le fameux enfant, prétendu supprimé, n’est pas tranquillement en nourrice.

» Il y a donc possibilité ; il y a même facilité.

» Je dirais presque : il y a nécessité. Nous assistons à ce douloureux spectacle d’un règne prospère et glorieux attaqué par en bas et en quelque sorte ébranlé au choc d’une multitude de faillites morales. Il ne faut pas afficher le choléra sur les murailles, car la peur fait la contagion.

» Le remède au bruit, c’est le silence. »


IV

ÉCHO DU JOURNAL « LE CORSAIRE »

(Extraits.)

Du mois de décembre 1847 :

« Une famille richissime et très-noble, autour de laquelle Paris faisait beaucoup de bruit l’an dernier à pareille époque, voyage aujourd’hui modestement en Italie.

» M.  le marquis de Sampierre et la princesse-marquise sont à Rome après avoir passé tout le mois de novembre à Cannes.

» Nous ne sommes pas curieux, mais nous voudrions bien savoir si les sphinx de la préfecture et du palais ont deviné, depuis ce temps l’énigme de l’hôtel de Paléologue… »


Du mois de janvier 1848 :

« San Francisco de Californie, la nouvelle ville qui se bâtit dans la boue avec de l’or, est décidément à la mode. On cite parmi les aventuriers hardis qui explorent le moderne Eldorado, deux des membres les plus distingués et les mieux aimés du high-life parisien : le vicomte Jean de Tréglave, dernièrement encore attaché à l’ambassade de Saint-Pétersbourg, et son frère le chevalier Laurent de Tréglave.

» On dit tout bas qu’il y a au fond de cet exil volontaire une étonnante histoire d’amour et un grand deuil, sans parler d’un rare exemple de dévouement fraternel.

» Pour ce qui regarde le brillant vicomte, nous devons taire « les racontars » qui circulent ; mais à l’égard du chevalier Laurent, personne n’a oublié l’étrange roman de ses amours avec Laura-Maria Stozzi, la belle somnambule, qui disparut le matin même du jour où Laurent de Tréglave, brouillé pour elle avec toute sa famille, allait la conduire à l’autel.

» Les deux frères ont pris le chemin des mines. Bonne chance ! »







FIN DU PROLOGUE