Les Cinq/Prologue/1. Mariage en double expédition

LES CINQ


PROLOGUE

La Princesse-Marquise.


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I

MARIAGE EN DOUBLE EXPÉDITION


Au mois de Mai 1844, mourut, à Paris, un vieil homme immensément riche, qui portait sans bruit un nom des plus illustres.

Il possédait, en Valachie, toute une population de paysans serbes et tziganes qui cultivaient ses domaines, vastes comme un royaume, mais il vivait, seul et triste, dans une toute petite chambre d’un vieil hôtel, situé rue Pavée, au Marais.

Bien des gens croyaient qu’il était seulement un maigre locataire dans cette maison quasi-royale, cousine du Louvre, et qu’un Valois avait fait bâtir, au XVIe siècle, pour le fils de la plus charmante créature qui ait été jamais la maîtresse d’un roi.

On l’appelait le bonhomme Michel, tout court, mais ses lettres de décès invitèrent l’élite du faubourg Saint-Germain aux « convoi, service et enterrement de haut et puissant prince Michel Paléologue. »

C’était, ce bonhomme, le descendant direct des empereurs d’Orient.

Peu de jours avant sa mort, une autre cérémonie avait réuni une demi-douzaine de témoins dans sa chambre à coucher.

Il y avait là un Courtenay de la branche grecque, deux Comnène, un Lusignan et un Rohan. Deux évêques, dont l’un appartenait au rite catholique grec et l’autre à l’Église catholique romaine, étaient présents, revêtus de leurs habits pontificaux.

Chacun de ces deux prélats avait son autel, muni de toutes choses nécessaires à la célébration de la messe. Celui du Grec, qui n’était rien moins que le patriarche Théodose Ghika, frère du dernier souverain valaque et archevêque-primat de Bucharest, avait des ornements magnifiques ; l’autre autel, fourni à grands frais, mais d’objets neufs, disait que les accessoires du culte romain entraient pour la première fois dans la maison de l’héritier des empereurs.

Il s’agissait d’un mariage à bénir entre une jeune fille de seize ans, Domenica, princesse Paléologue, et un homme de trente ans à peu près, Giammaria (Jean-Marie) Sampietri, marquis de Sampierre.

Le Bonhomme Michel était le grand-père de Domenica et lui laissait la presque totalité de son énorme fortune. Sa propre fille, Michela Paléologue, princesse d’Aleix, assistait la jeune mariée en qualité de mère.

La princesse Michela n’avait jamais vu sa nièce avant ce jour. Quand elle voulut donner le baiser à son père en arrivant, le bonhomme la tint à distance de toute la longueur de son bras et dit à voix basse :

— Je ne vous ai pas pardonné, madame.

— Mon père, dit la princesse Michela, je suis veuve et Carlotta, mon unique enfant est bien malade : ayez pitié de moi.

Cette fois, elle n’obtint même pas de réponse.

La brouille entre le père et la fille venait de ceci : Quinze ans auparavant, Michela s’était mariée à un prince qui ne plaisait pas au bonhomme.

Ce vieux Valaque n’était ni méchant ni bon, mais il ne voulait rien changer à son testament, qui était fait.

Domenica, au contraire, accueillit sa tante inconnue à bras ouverts ; on eût dit qu’elle voulait la consoler à force de caresses.

C’était une rose d’Orient que cette chère Domenica, jolie et belle à la fois. Elle avait l’adolescence épanouie des vierges du soleil levant. Les richesses de sa taille dénonçaient déjà la femme, tandis que son sourire, tout plein encore de joies enfantines, éclairait la maison triste comme un rayon du matin.

Domenica avait pour témoins de son mariage un Comnène et le fils aîné de la duchesse Junot d’Abrantès qui sortait aussi, par les femmes, de souche impériale grecque.

Giammaria de Sampierre avait de son côté le Moldave Courtenay et Rohan-Rohan de Hongrie. Il était en outre assisté par un très-jeune homme, seul membre de sa famille : Giambattista, comte Pernola, des marquis Sampietri de Sicile.

Il sera beaucoup parlé de ce jeune homme dans notre histoire.

Le marquis de Sampierre, nous devons le dire tout de suite, était presque aussi riche que sa fiancée et beau comme elle était belle. Sa tête avait la noble régularité du type florentin. Parfois, dit-on, la lame manque dans ces superbes fourreaux d’Italie.

Il passait pour un jeune cavalier de conduite irréprochable. Il était doux, froid, réservé jusqu’à la timidité et très-savant.

Ses yeux, qui avaient l’éclat du cristal ne soutenaient pas bien le regard.

Ce joli petit comte Pernola, son cousin, baissait aussi les paupières volontiers, mais c’était pour mieux voir.


Le 17 mai 1844, au premier coup de la deuxième heure, Mgr  l’archevêque patriarche de Bucharest commença sa messe devant l’autel grec : Domenica et le marquis de Sampierre y furent mariés selon le rite schismatique.

Tout de suite après l’Ite missa est, le prélat s’approcha du lit où Michel Paléologue s’était tenu sur son séant, et lui dit en prenant congé, car sa tâche était accomplie :

— Ami, vous êtes chrétien et vous priez Dieu chaque jour de vous pardonner vos offenses comme vous pardonnez à ceux qui vous ont offensé. En mourant, votre fils aîné Constantin a laissé une pauvre orpheline : c’est le sang des empereurs.

— C’est le fruit du péché, rectifia le vieillard inflexible.

— Cette jeune Laura-Maria est, dit-on, bien belle et dans une position indigne de vous.

Le bonhomme répondit, avec colère, cette fois :

— Que m’importe cela ? Je viens de marier la fille légitime de mon second fils à l’homme le plus riche qui soit en Europe !

Il y eut une nuance de pitié dans le soupir du prélat qui se retira sans rien ajouter.

À onze heures, l’autre prélat, Mgr  l’évêque de Sinope (in partibus infidelium) monta à l’autel catholique pour consacrer de nouveau l’union des jeunes époux.

Quand la seconde messe fut finie, le bonhomme Michel dit aux mariés :

— Dans le monde entier, il n’y a personne de si riche que vous. Michela reste pauvre parce qu’elle m’a désobéi. Au cas où quelqu’un viendrait vous implorer, disant : « Je suis le bâtard ou la bâtarde de Paléologue », fermez l’oreille et la main. C’est péché de soutenir le péché. Adieu. Voyagez pendant un mois. Quand vous reviendrez, je vous aurai fait de la place ici-bas.

Ayant ainsi parlé, il se retourna vers sa ruelle.

Le lendemain, il n’y avait plus que lui dans la grande maison vide.

Huit jours après, le 25 mai, un médecin fut introduit dans la chambre à coucher du bonhomme.

C’était la première fois qu’il recevait pareille visite.

Et c’était le médecin des morts.

Au convoi, très-simple, mais suivi par bon nombre d’équipages armoriés où il n’y avait personne, une jeune fille de quinze ans, remarquablement belle, marchait à pied derrière le char.

Elle portait le grand deuil, mais elle ne pleurait pas.

Un homme de tournure grave l’accompagnait.

Le vieux valet de Paléologue la salua tristement.

Parmi les curieux qui regardaient passer le cortège, il y en eut deux ou trois pour reconnaître en elle la jeune somnambule Maria-Laura et son « cornac », le docteur Philippe Strozzi.