Les Cinq/II/44. Protin, Renaud, Lamèche et le Hotteux


XLIV

FROTIN, RENAUD, LAMÈCHE ET LE HOTTEUX


Il n’était pas plus de minuit et demi quand Laure descendit le grand escalier de Sampierre, escortée de ses deux compagnons.

Mœris et Moffray n’avaient pu échanger aucune parole, mais ils s’étaient dit leur inquiétude d’un regard.

— Vous ne laissez personne à notre place pour surveiller le Pernola ? demanda Moffray.

— À quoi bon ? répondit Laure. Il est prisonnier ici comme bien d’autres.

Ces mots contenaient une menace si peu voilée que Mœris s’arrêta.

— Madame, dit-il en baissant la voix, ne pouvons-nous savoir ce qui va se passer ?

— Vous allez non-seulement le savoir, mais le voir, répliqua Laure durement.

Elle ajouta :

— Tâchez de rire et soyez galants. Voilà qu’on nous regarde.

Ils étaient dans le vestibule, éclairé à jour et tout fleuri comme une corbeille. Moffray, obéissant, dit en souriant :

— Je réclame mon droit, vous m’avez promis une valse.

— Est-ce que vous sortez déjà, madame la baronne ? demanda-t-on dans la mêlée des entrants.

— Non, répondit Laure, mais j’ai besoin de prendre un peu l’air, et je n’ai pas le courage de traverser les salons pour gagner le parterre.

Elle passa. On se dit :

— C’est vrai que la belle baronne est toute changée.

En franchissant la porte qui donnait sur le jardin, Laure eut un brusque frisson. Elle ramena sa mante d’un geste frileux.

— Vous avez froid ? dit Mœris.

— Oui, murmura-t-elle.

Elle ajouta tout bas :

— Et j’ai peur !

Elle était sans contredit la plus brave des trois. À dater de ce moment, ses deux compagnons furent muets.

Ce bon rôle d’abstention auquel Moffray tenait tant semblait arrivé à son terme. Qu’allait-on exiger d’eux ! Laure, l’aventurière intrépide, avait peur !

La portion du jardin dévolue à la fête s’étendait surtout devant la façade de l’hôtel. À droite et à gauche, on n’avait illuminé qu’un espace relativement étroit.

Nous croyons opportun de rappeler ici au lecteur l’étendue considérable de l’enclos de Sampierre. Le champ des lumières était plus que suffisant pour que deux ou trois « tout Paris » y pussent prendre à l’aise leurs ébats, mais il n’occupait certes pas la dixième partie du parc.

Mme la baronne de Vaudré prit, à droite, une tortueuse allée que nous connaissons bien pour y avoir rencontré une fois le comte Giambattista Pernola en compagnie de Charlotte, ce soir où le pauvre Fiquet, l’ancien no 5, fut accroché par la tempe à un clou dans « la guérite » du saut-de-Loup.

Nos trois compagnons arrivèrent bientôt aux confins de l’illumination.

En cet endroit, les massifs n’étaient pas encore déserts. On y entendait causer et rire, mais on ne voyait personne. Et à mesure qu’on allait, les bruits joyeux diminuaient.

Laure tourna sur la gauche. Elle traversa une pelouse, puis un petit bois au-delà duquel était un espace libre, — tout noir, bordé par le saut de loup.

À cinquante pas en avant, une lueur solitaire brillait. Laure dit :

— C’est la fenêtre du père Preux. Moffray, allumez un cigare.

— Je n’en ai pas sur moi, répondit Moffray.

— Donnez-moi votre boite d’allumettes, fit Laure.

Elle frotta elle-même le phosphore qui pétilla.

Aussitôt, chez le Poussah, la lumière s’éteignit.

Laure quitta ses compagnons pour marcher jusqu’au bord du saut du loup. En route, elle roula une clef dans un morceau de papier et laissa tomber le tout au fond du fossé.

Du côté de la cité Donon, qui semblait déserte et endormie, un mouvement se fit dans les herbes garnissant le bord opposé du saut de loup.

Une forme humaine se laissa glisser le long de la rampe et gagna le fond, d’où une voix monta.

— Vous êtes en retard, dit cette voix, les hommes attendent… je ne trouve pas votre clef.

— Vous êtes-vous occupés de capitaine Blunt ?… commença Laure.

La voix l’interrompit, disant :

— Jetez d’abord l’échelle, nous causerons au pavillon. Tout va bien. Je tiens la clef.

Quand Laure rejoignit ses compagnons, ils s’étaient consultés sans doute, car Mœris lui dit d’un ton assez péremptoire :

— Chère madame, il y a des besognes qui ne nous conviendraient pas.

— Messieurs, répondit Laure, je donnerais tout ce que je possède et dix ans de vie pour être à Londres en ce moment. Je n’ai pas plus le choix que vous. Nous nous sommes donnés au diable.

— Ce sont des mots ! s’écria Moffray. Il est toujours temps de sortir d’un guêpier. Nous n’avons qu’à rentrer dans le bal…

— Essayez ! murmura Laure qui jeta un regard en arrière.

Ses deux compagnons suivirent ce regard. Illusion ou réalité, ils crurent voir tous les deux quatre ou cinq noires silhouettes immobiles à l’entrée des massifs.

— On ne nous assassinerait pas, je suppose ! dit Mœris.

Laure répondit d’un accent découragé :

— Vous pouvez tenter l’aventure ; moi, je vais en avant, parce que je sais que le danger le plus certain est par derrière.

Elle reprit sa marche en effet. Au bout de quelques pas, Mæris et Moffray la rejoignirent.

Ils s’engagèrent ensemble et sans parler dans les bosquets et longèrent le grand mur séparant le parc de la ruelle qui conduisait de la rue de Babylone à la cité Donon :

À une centaine de pas du saut de loup une échelle était appliquée contre le mur. Laure lança une poignée de sable par-dessus le faîte et dit en même temps :

— Garez-vous !

Elle se colla vivement contre la muraille et les deux autres firent comme elle.

Presque aussitôt après, un lourd paquet tomba sur le sol de l’allée.

— Je monterai, si vous n’osez pas, reprit Laure. Ceci doit être attaché au dernier barreau de l’échelle.

C’était une corde à nœuds. Mœris monta et regarda dans la ruelle. Il ne vit rien. Quand la corde fut solidement attachée, il en laissa tomber le bout au dehors. Alors, une voix enrouée dit :

— Pesez sur le bas de l’échelle pour que ça ne gambade pas sous notre poids.

Et la corde se tendit.

Par cette route, quatre hommes pénétrèrent successivement dans le parc de Sampierre.

Le dernier ramena la corde.

C’étaient les quatre « pratiques » commandées par Mylord au père Preux et que Jabain était allé chercher de l’autre côté des Invalides : Frotin, Renaud, Lamèche et Le Hotteux : des solides !

Ils n’avaient pas bonne tournure, mais ils étaient galants, car Le Hotteux, celui qui portait la corde, l’abandonna pour empoigner Laure par la taille.

— Tiens ! dit-il, voilà du sexe ! Profitons !

Laure eut coup sur coup une demi-douzaine de gros baisers pleins d’eau-de-vie, dont Le Hotteux se paya sur place en lui escamotant sa montre.