Les Cinq/II/40. M. Morfil


XL

M. MORFIL


Au Café du Commerce, place des Trois-Marie, dans le coin à gauche, vis-à-vis du comptoir, il y avait un petit homme tout propre, entouré de journaux et dévorant le premier Paris du Constitutionnel devant une demi-tasse vide.

Ce petit homme avait une figure rose, grosse comme un brugnon, mais coiffée d’énormes cheveux blancs hérissés, dans la forme de ces brosses rondes, emmanchées de long, que les ménagères appellent des têtes-de-loup et qui servent à la chasse des toiles d’araignée.

Ses cheveux blancs, éclatants comme un plat d’œufs à la neige, donnaient à ce petit homme une apparence tout à fait respectable.

Il faisait plaisir à voir.

Et le rédacteur du Constitutionnel eût été bien fier s’il avait pu surprendre un petit homme si propre et si joli dégustant sa prose éloquente avec une pareille volupté.

Nous vous l’avons présenté bien tard, ce petit homme, mais c’est qu’il ne vient guère qu’à la fin…

— Bonsoir, monsieur Morfil, dit auprès de lui une voix qui le fit sauter sur sa banquette.

Il se tourna vivement et vit à ses côtés un monsieur barbu qui lui souriait d’un air aimable.

— Ce doit être une méprise, dit-il poliment, je n’ai pas l’avantage…

Mais au lieu d’achever, il lâcha le Constitutionnel et s’écria :

— Tiens, Chanut ! pourquoi diable cette mascarade ?

— Parce que je suis mort, répondit Chanut, et même bien douloureusement : grillé dans un incendie.

— Pas possible ! Prenez-vous quelque chose ?

— Volontiers. Un peu de viande froide. Je n’ai rien mis sous ma dent depuis mon décès.

M. Morfil le regarda entre les deux yeux.

— Est-ce que c’est une affaire ? murmura-t-il.

— Ah ! mais oui, repartit Chanut : une belle ! Et qui dure depuis longtemps ! Vous étiez un rude galantin à cette époque-là, monsieur Morfil, et votre chef disait : « Sans l’autre sexe, Léon jouirait d’un bien bel avenir ! »

Ce nom de Léon avait du bien aller à M. Morfil, autrefois.

— Pauvre M. Mallard ! fit-il avec le sourire de don Juan retraité ; il était de la vieille école. Et Mme Léon Morfil allait faire des cancans sur moi dans son cabinet !

Le garçon vint mettre un quart de poulet devant M. Chanut qui l’attaqua aussitôt résolûment.

M. Morfil continua :

— M. Mallard n’est plus ; Aglaé a cessé de vivre et d’être jalouse, et vous voyez que les dames ne m’ont pas empêché de faire mon chemin…

— Au contraire ! interrompit Chanut la bouche pleine. Vous voilà chef à votre tour. Vous souvenez-vous de la somnambule qui travaillait avec le docteur italien ?…

— Laura-Maria ? Parbleu ! Et le docteur s’appelait Strozzi ! Quelle belle coquine !… Mais voyons votre affaire.

— Nous y sommes, à mon affaire. Je parie que vous n’avez pas oublié non plus l’histoire de l’hôtel Paléologue, rue Pavée-au-Marais ?

L’œil de M. Morfil devint terne et son front se plissa. Il reprenait sa garde en vrai maître d’armes qu’il était.

— Attendez donc ! fit-il. Vous êtes un garçon sérieux, vous, Vincent, et on ne craint pas de perdre son temps avec vous. Ça m’a agacé quand vous avez quitté l’administration. Je me souviens très-bien de la rue Pavée. Ma mémoire, Dieu merci, ne bronche pas encore. 1847, hé ? Fin mai. Sampierre-Paléologue.. Est-ce que Laura-Maria n’avait pas essayé de faire un peu chanter ces gens-là ?

Chanut cligna de l’œil affirmativement, puis il poussa un soupir d’admiration en disant :

— Moi, j’ai besoin de mes petits papiers, mais vous, rien dans les mains, rien dans les poches… Voilà ce que j’appelle une organisation !

— Bien, bien ! fit M. Morfil modestement. Il vaut mieux être au-dessus de sa place qu’au-dessous, pas vrai ? Disparition d’enfant. Meurtre probable. Vous aviez rédigé un joli rapport, Vincent. L’affaire fut glissée au panier par ordre supérieur… Ah ! si on les suivait toutes, les affaires qui sont glissées au panier par ordre supérieur ! Quel bouquet ! Après ?

— Voilà, répondit Chanut, c’est dans la maison de Laura-Maria que j’ai failli être roussi tout à l’heure.

— Comment ! s’écria l’ancien Léon elle roule encore cette farceuse-là ! Une ruine ?

— Je crois qu’elle est un peu plus belle qu’autrefois.

— Pas possible ! un pot de contes, alors ?

— Vous la verrez. C’est nécessaire.

— Quand cela ?

— Cette nuit.

— Ah ! mon pauvre garçon, fit M. Morfil, il y a beau temps que je ne veille plus !

— Vous veillerez pour une fois, répartit Chanut en repoussant son assiette. N’est-ce pas ce gros malin de père Preux qui vous tient au courant pour les Cinq ?

M. Morfil dessina un geste plein de dignité :

— Mon cabinet, dit-il, est le tombeau des secrets.

— Les Cinq seront là, continua Chanut. Il y a parmi eux un oiseau rare qui vous exhibera, quand vous voudrez l’arrêter, une carte d’agent détective du bureau de Scotland-Yard, de Londres, visée pour mission à Paris par l’ambassade anglaise. Je ne viens pas vous demander les renseignements, vous sentez bien : je viens vous en fournir. L’oiseau s’appelle Donat, dit Mylord, dit Torticolis.

M. Morfil atteignit précipitamment son calepin.

— Le nom y est ? reprit Chanut en souriant. C’est déjà quelque chose. Il a tué son père à l’âge de quatorze ans. Il tuera sa mère. École anglaise du Work-out, toute vapeur ! C’est lui qui a mis le feu chez Laura-Maria, qui a nom maintenant Mme la baronne Laure de Vaudré, très-légalement.

M. Morfil tourna la feuille de son calepin et dit :

— Ah ! diable !

— Le nom y est encore ! poursuivit Vincent ! Ah ! on ne vous prend jamais sans vert, patron ! Je ne vous parle même pas de Mœris et de Moffray, qui appartiennent à votre clientèle. La chose curieuse c’est que vous allez rajeunir de vingt ans et voir cette nuit le dénouement de la comédie qui joua sa première scène en 1847, quand vos beaux cheveux blancs étaient si noirs M. le comte Pernola a mis la dernière main à sa besogne…

— Celui-là, interrompit M. Morfil, j’espère que vous ne le confondez pas avec cette poignée de misérables ? C’est un honnête homme, bien pensant…

— Dieu m’en préserve ! Pendant que les misérables travaillaient à vide, l’honnête homme fourrait les millions de Sampierre dans sa respectable poche, où ils sont bien en sûreté présentement.

— Ah ça ! ah ça ! s’écria M. Morfil en changeant de ton tout à coup, nous sommes de vieux amis, nous deux, Vincent, et vous connaissez la boutique. Pourquoi nous ne savons jamais rien dans les bureaux, et pourquoi vous savez tout, vous autres du dehors, c’est une devinaille ; nous en recauserons, mais aujourd’hui, ça chauffe, hé ?

— Et même ça brûle.

— À rouge ?

— À blanc !

— Voulez-vous me vider votre sac ?

— Je suis venu pour cela.

— Eh bien ! videz, Vincent, mon brave, mais en grand, s’il vous plaît, et parlez-moi la bouche ouverte, comme à un écolier qui veut trouver le point sur chaque i. Commencez par le commencement ; j’écoute.

Il mit ses coudes sur la table. Vincent Chanut, par habitude, prit dans sa poche toute une poignée de petits papiers et entama une conférence qui dura trois gros quarts d’heure. M. Morfil était tout oreilles.

— Voilà pourquoi, dit M. Chanut en finissant, vous veillerez cette nuit, patron. Et bien heureux si vous vous couchez demain matin !

— Et comment diable ce capitaine Blunt ne s’est-il pas mis en rapport avec l’administration ? demanda M. Morfil. C’est étonnant !

Chanut remit en botte ses petits papiers et ne répondit pas.

— Défaut de confiance ? insista le joli petit vieux chef qui avait repris toute son importance. On a comme cela des préjugés contre tout ce qui est officiel !

Cette fois, Chanut repartit poliment :

— Capitaine Blunt est un sauvage. Il ne connaît pas bien l’excellence de votre organisation.

— Mon brave garçon, dit M. Morfil en lui tendant la main noblement, personne mieux que moi n’apprécie vos remarquables qualités, mais vous nous avez quittés mécontent, autrefois. Je ne vous blâme pas, notez bien. Je constate seulement qu’il y a en vous un grain d’opposition. Je vous connais, vous êtes tous les mêmes : volontiers vous croiriez que vous m’avez appris quelque chose. Perdez cette illusion, mon cher ; la majeure partie de ce que vous m’avez dit était là…

Il tapa sur son carnet et acheva :

— Le reste est dans mon cabinet : je savais tout !

— C’est quelqu’un pour M. Morfil, dit en ce moment la dame de comptoir ; un militaire.

Nos deux compagnons étaient tellement absorbés par leur entretien que ni l’un ni l’autre n’avait remarqué rentrée de Jabain.

Ils levèrent la tête en même temps, et M. Morfil jeta à Vincent un regard embarrassé.

— Ne vous gênez pas, dit ce dernier : vous pouvez donner audience au bon sujet de papa Preux.

Jabain s’approcha sur un signe de M. Morfil qui demanda :

— Vous avez un mot d’écrit ?

— J’aurais préféré la chose, répondit Jabain en glissant une œillade soupçonneuse du côté de Vincent, mais le patron ne m’en ayant pas communiqué, je ne peux pas vous la remettre en mains propres.

Vincent se leva et s’en alla discrètement jusque sur le pas de la porte.

— Et vite ! fit M. Morfil. Parle !

Jabain se recueillit, puis il dit :

— Voici le textuel de la chose : que ça en vaut la peine et que le patron ne peut vous la couler qu’entre quatre-z-yeux, dans le tuyau de l’oreille, chez lui, n’étant pas portatif à ces heures-ci.

— Il faudrait aller cité Donon, ce soir ?

— Incontinent, oui, c’est son idée.

Quand M. Chanut revint prendre sa place, après le départ de Jabain, la main de M. Morfil tourmentait avec fièvre ses cheveux blancs hérissés.

— Que faire ?… murmura-t-il : mais vous ne savez pas de quoi il s’agit, ami Vincent…

— Si fait, interrompit Chanut. Le Poussah est aussi embarrassé que vous et il veut se garder à carreau. C’est un coquin très-fort et qui joue de l’administration à merveille. À votre place, moi, j’irais.

— Seul ?

— Ah ! mais non !

M. Morfil devint plus soucieux.

— Laisser mes hommes rue de Babylone, murmura-t-il, c’est chanceux…

— Et maladroit, ajouta Vincent.

— Je défie bien, poursuivit M. Morfil, de les faire entrer cité Donon sans que le père Preux les évente.

M. Chanut sortit de sa poche une demi-douzaine de larges cartes lithographiées.

— Prenez six habits noirs et six cravates blanches, dit-il, des danseurs, s’il y en a dans votre personnel. Avec ces cartes d’invitation ils entreront à l’hôtel de Sampierre par la grande porte. Ils n’auront qu’à traverser les jardins. Le saut de loup est sous la fenêtre du Poussah. Ils verront tout le spectacle à vingt francs la stalle !