Les Cinq/II/23. Le fils et le père


XXIII

LE FILS ET LE PÈRE


C’était pour nous une nécessité de raconter la journée de princesse Charlotte. Maintenant que nous l’avons fait, nous revenons au lieu et à l’heure où nous laissâmes M. le marquis de Sampierre en face du quatrième portrait débarrassé de son nuage.

Au dernier moment, nous avions montré la porte masquée qui s’ouvrait derrière M. le marquis, et un visage de jeune homme apparaissant dans l’ombre de l’entre-deux.

Nous avions dit : « L’original et le portrait étaient en présence. »

C’était l’exacte vérité.

Le mouvement de la porte sur ses gonds fut si absolument muet que M. le marquis ne se retourna même pas. Il appartenait tout entier à la contemplation de son œuvre : cette figure qu’il venait de retrouver en quelques coups de pinceau sous l’amalgame de couleurs qu’il passait sa vie à manier et à remanier sans cesse, tantôt épaississant le brouillard, tantôt le dissipant.

Il pensait tout haut. Avant même de franchir le seuil, Édouard et Charlotte purent l’entendre qui murmurait ces paroles déjà écrites par nous :

— Je n’ai pas besoin de ma science, ici. Le moindre chirurgien de campagne, à première vue, condamnerait cette blessure. Elle attaque manifestement les carotides. Giambattista dit vrai : l’enfant est mort ! je l’affirme… je le jure !

Dans son accent il y avait une froideur morne, et triste.

Charlotte poussa légèrement Édouard qui fit un pas à l’intérieur de la chambre. Elle entra derrière lui. Aussitôt que le regard du jeune homme fut tombé sur le portrait, auquel la figure ne manquait plus, il eut un frémissement par tout le corps.

— Je vous l’ai dit, murmura Charlotte à son oreille : vous êtes son juge !

Et elle attira à elle le panneau qui rendit en se refermant, un bruit presque imperceptible.

À ce bruit, M. le marquis de Sampierre se retourna.

Le soleil, incliné déjà vers l’horizon, frappait maintenant les persiennes du côté de la grande avenue.

La chambre était éclairée assez vivement.

L’idée de la porte secrète ne vint pas au marquis en ce premier instant.

Ce couple immobile dont les profils se dessinaient pour lui à contre-jour le frappa comme une apparition.

Il recula de plusieurs pas, et son dos rencontrant la table, il tâtonna pour y chercher derrière lui le revolver.

— Je suis armé ! balbutia-t-il ; qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? je vendrai chèrement ma vie.

— C’est moi, mon oncle, dit alors Mlle d’Aleix de sa voix la plus douce.

— Ah ! fit M. de Sampierre sans lâcher le pistolet qu’il venait de trouver, je vous salue, princesse ; vous avez beaucoup grandi, ma chère fille, et embelli. Le temps passe vite… et, cependant, comme il est lent !

Il regarda tout autour de lui et ajouta :

— Vous êtes seuls tous deux ?

Puis avec un sourire contraint :

— Venez m’embrasser, Carlotta, le jour est mauvais ici, je ne vous avais pas reconnue.

Édouard croyait rêver. Son regard restait cloué à la toile où un jeu de lumière mettait la blessure à vif.

Après avoir embrassé Charlotte au front, M. de Sampierre reprit avec tout son calme revenu :

— Et celui-ci est Domenico de Sampierre, n’est-ce pas ? Bonjour, mon fils ; on m’avait annoncé votre visite.

— Mon père… balbutia Édouard machinalement.

— Je vous prie, tournez-vous que je vous vois au jour.

Il avait déposé le revolver sur la table. Il marcha pour se mettre entre Édouard et les persiennes éclairées.

Édouard, obéissant, se retourna.

M. de Sampierre le regarda très-attentivement. À trois ou quatre reprises, ses yeux allèrent du jeune homme au portrait.

Il ne suffirait pas de dire qu’il y avait ressemblance ; c’était une extraordinaire parité !

— La photographie n’avait que quinze ans quand je la reçus, murmura M. de Sampierre, mais j’ai tenu compte avec soin des cinq années écoulées depuis lors. Il faut pour cela beaucoup d’habileté assurément ; je n’en manque pas… C’est vous qui m’aviez adressé votre photographie, je suppose, mon jeune ami ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit Édouard.

Charlotte écoutait sans comprendre.

— Très-bien ! fit le marquis d’un air narquois. Vous niez, c’est naturel. Les choses sont comme elles doivent être. Jeune homme, on ne m’avait pas trompé. Je suis de ceux qu’on ne trompe pas facilement, vous pourrez en faire l’épreuve !

— Cher oncle, dit Mlle d’Aleix, vous avez donné à mon cousin son vrai nom, mais vous ne lui avez pas ouvert vos bras. Nous ne savons pas quelles pensées se cachent sous vos paroles. Je vous en prie, répondez-moi : reconnaissez-vous votre fils ?

M. de Sampierre lui sourit avec douceur.

— Comme vous voilà devenue charmante, petite Carlotta ! prononça-t-il d’un ton de sincère admiration. J’avais une haute estime pour ma cousine Michela Paléologue, princesse d’Aleix. Elle assistait à mon mariage. Domenica, en ce temps-là, était encore plus belle que vous… Certes, certes, princesse, je reconnais mon fils. Il est frappant ! Il a tout-à-fait le même air de tête que mon pauvre Roland. Donnez-moi votre main, Domenico de Sampierre. Vous êtes un comte, mon ami, et un prince aussi, et vous êtes plus riche que le roi.

La main d’Édouard tremblait un peu. Le marquis la secoua lentement.

— Vous tremblez très-bien l’émotion, poursuivit-il avec une nuance de bienveillante raillerie, et je vous trouve fort beau garçon.

Le rouge montait aux joues d’Édouard. Charlotte était pâle de colère.

— Mon fils, reprit M. de Sampierre, vous avez pour père un fou. Je pense que vous savez cela ? Mais un fou qui connaît les affaires. Un savant tel que moi, jeune homme, je vous le répète, est difficile à induire en erreur…

— Monsieur, interrompit Charlotte qui passa devant Édouard pour l’empêcher de répondre, mon cousin ne vient à vous ni pour votre fortune ni pour votre noblesse, sachez tout d’abord cela…

— Princesse, je vous crois, interrompit le marquis à son tour. Mon fils ne doit pas avoir de secrets pour vous qui possédez successivement la confiance de tous les héritiers de Sampierre.

Le mot fut dit bonnement et n’en tomba que plus cruel.

Charlotte croisa ses bras sur sa poitrine. Une larme de honte lui vint aux yeux.

— Vous devez être mon père, monsieur, dit tout bas Édouard, sans cela rien au monde ne m’eût empêché de punir cette parole !

Le marquis avait toujours aux lèvres son sourire matois. Il s’inclina cérémonieusement et dit :

— Voici ce que j’appelle un argument de gentilhomme ! Il y a du temps que je ne vais plus au théâtre, mais c’est déclamé supérieurement… Allons, bravo !

Il tourna sur ses talons et fit les cent pas dans la chambre avec une apparente tranquillité.

Édouard soutenait Mlle d’Aleix entre ses bras.

Au bout d’une minute, tout au plus, M. de Sampierre revint à eux et demanda le plus simplement du monde :

— Au fait, mon fils et ma nièce, que me voulez-vous tous les deux ?

Ce fut encore Mlle d’Aleix qui répondit :

— Nous voulons vous défendre, et nous ne voulons pas autre chose.

M. de Sampierre, qui était maintenant placé comme au début de l’entrevue, sous le quatrième portrait, rabattit le voile noir d’un geste insouciant.

— Je vous suis obligé, dit-il, mais contre qui ?

— Contre celui, répliqua Charlotte, qui vient d’emporter d’ici votre fortune et votre vie.

— Battista s’est-il donc déjà vanté de cela ! s’écria le marquis étonné. Nous étions seuls tous deux : comment pouvez-vous savoir ce qui s’est passé entre nous ? Je gage qu’il vous fait un doigt de cour, ma belle nièce ? c’est encore un héritier de Sampierre celui-là !

— En effet, dit à voix basse Mlle d’Aleix, dont le front devint pourpre, j’ai subi cette honte d’écouter ses propositions de mariage. Il fallait cela pour le connaître. Je l’ai fait pour lui, ajouta-t-elle en serrant la main d’Édouard entre les siennes, et ensuite pour Domenica, ma seconde mère. M. le comte Pernola m’a suppliée d’abord, puis il m’a menacée, car il paraît que je n’ai dans cette maison aucun droit de famille. Du moins, M. le comte de Pernola me l’a-t-il donné à entendre.

Son regard interrogeait M. de Sampierre.

— Vous parlez nettement et fièrement, ma fille, dit celui-ci, dont le regard devint moins dur, mais Domenico ne parle pas, lui. Est-il muet ?

Il était froid et droit comme une statue, ce grand garçon d’Édouard.

— Monsieur, dit-il à son tour, je cherche à comprendre et je n’y parviens pas. Je viens de très-loin. Il me semble que vous raillez quand vous m’appliquez ce nom de Domenico. Je n’ai pas mérité cette moquerie. Si je ne craignais de vous offenser, vous qui êtes peut-être mon père, je vous dirais la vérité vraie : mon nom a été jusqu’ici Édouard Blunt. Il m’a suffi. Je n’ai pas l’ambition d’en changer. D’autres ont pu souhaiter pour moi vos titres et vos biens, qui, selon eux, m’appartiennent dans l’avenir ; moi, je ne m’en soucie pas…

— Vraiment ! fit M. de Sampierre qui écoutait avec curiosité.

— C’est comme cela, poursuivit Édouard. Il y a dans cette maison beaucoup de tristesse pour le présent, et, l’avenir m’y paraît gros de menaces. Je ne crains pas les batailles ; cependant, sur ce terrain de Paris qui m’est inconnu, j’ai défiance… Mais c’est trop de paroles après trop de silence. Vous allez me juger d’un seul mot : tout à l’heure je suppliais Mlle d’Aleix de me suivre au-delà de la mer, dans cette vie de travaux, de dangers et de liberté qui a été ma vie. Charlotte m’a répondu : « Il est permis d’abandonner son droit, mais non pas son devoir. » Et je suis resté. Parlez-moi désormais, monsieur, je vous prie, comme à un homme qui fait son devoir.

Il y avait un étonnement profond dans le regard de M. de Sampierre.

Mlle d’Aleix se rapprocha de lui et glissa son bras sous le sien.

À la douce pression de ce bras, le marquis répondit sans savoir peut-être qu’il parlait :

— C’est un homme, en effet ! Par le corbac ! c’est un homme… et il y a un écho de moi dans sa voix !

Il ajouta, dompté par une émotion soudaine qui mouilla sa paupière pour la première fois depuis des années.

— Domenica serait si heureuse de le voir !

Charlotte échangea un regard avec Édouard. Celui d’Édouard exprimait de la compassion et comme un commencement de tendresse.

— Princesse, dit tout à coup le marquis, la dernière parole de Roland fut une prière : il me conjurait d’avoir confiance en vous. Si celui-là est mon fils, il doit me détester : n’essayez pas de me tromper…

Il ferma la bouche de Mlle d’Aleix qui voulait répliquer, et il dit encore, mais cette fois à voix basse :

— Il doit tout savoir. L’homme qui l’a élevé savait tout, et il était mon ennemi mortel !

Il s’était penché jusqu’à l’oreille de Charlotte. La voix d’Édouard Blunt le redressa. Édouard disait :

— Monsieur, vous vous trompez : l’homme qui m’a élevé m’a appris d’abord à servir Dieu, ensuite à respecter, à aimer mon père et ma mère.