Les Cinq/II/16. Ne sais quand reviendra


XVI

NE SAIS QUAND REVIENDRA


— Qu’est-ce qu’il vous a dit, princesse ? demanda Savta au bas de l’escalier. Vous avez l’air toute frappée.

Charlotte d’Aleix lui prit le bras, mais ne répondit pas.

Quand elle passa le seuil de l’allée, elle ne releva point la tête. Elle devinait au-dessus d’elle la grosse figure du Poussah penchée, aux aguets, sur l’appui de sa fenêtre.

Et en effet, au moment où elle mettait le pied dans la poussière de la ruelle, le souffle asthmatique du monstre descendit jusqu’à son oreille.

Au bout de quelques pas, Savta, qui la sentait frissonner, reprit :

— On n’a pas idée d’aller chez des personnes pareilles !

Cette fois, Mlle d’Aleix répliqua :

— Du moment que vous êtes avec moi, ma chère bonne, je n’ai jamais de crainte !

— Et vous ne faites rien de mal, c’est sûr, pauvre chérie ! interrompit Savta. Mais je suis chargée de vous, et je voudrais pourtant bien savoir ce que vous cherchez comme cela par monts et par vaux.

— Le sais-je moi-même ? murmura Mlle d’Aleix d’un ton de profonde tristesse, celui sur qui je comptais le plus m’a peut-être abandonnée…

Elle s’interrompit brusquement et sa voix changea du tout au tout pendant qu’elle reprenait :

— Je n’ai pas le droit de faiblir et Dieu est bon. Qui sait si le salut n’est pas tout près de nous ?

Savta regarda à sa montre.

— Rentrons déjeuner, dit-elle : je n’aime pas quand vous changez vos heures ; c’est mauvais pour votre estomac. Il faut prendre quelque chose.

Mais Charlotte appelait justement un fiacre qui passait. La bonne gouvernante poussa un gros soupir en grommelant :

— Ce n’est plus une vie, quand les heures des repas n’y sont plus !

Elle monta néanmoins la première. Charlotte dit au cocher :

— Rue des Canettes, no 15.

Et le fiacre s’ébranla.

Savta avait beaucoup voyagé en sa vie, obligée qu’elle était de suivre les pérégrinations continuelles des Sampierre. Elle portait généralement un petit sac de cuir de Hongrie qui contenait quelques provisions. C’est sage le long des routes. Aussitôt installée, elle ouvrit son sac et offrit une sandwich à sa jeune maîtresse, en disant :

— Mangez une bouchée, amour ; ainsi vos heures ne seront pas changées.

Sur le refus de Mlle d’Aleix, elle mangea elle-même une bouchée, composée de la sandwich offerte et d’une seconde. Après quoi le fond du sac lui fournit une bouteille revêtue d’osier, où elle puisa, non sans faire observer que :

— De ne pas boire après le repas, c’est dangereux pour l’estomac.

Lestée de cette sorte, elle monta courageusement, derrière Mlle d’Aleix, le long et raide escalier qui conduisait à l’appartement de M. Chanut, mais ce ne fut pas sans dire plusieurs fois :

— Ceux qui ne connaissent pas les fourmis dans les mollets sont bien heureux !

Mme Chanut, la mère, était seule à la maison. Elle fit entrer les deux visiteuses dans cette chambre si proprette et si bien tenue où la bonne dame avait reçu capitaine Blunt.

Mme Chanut ne se donnait pas à tout le monde. Les femmes comme elle qui ont vécu de peines et de frayeurs ont beau avoir le cœur doux et même grand, elles sont défiantes. Elles portent cela comme Savta son sac de cuir de Hongrie : c’est provision de voyage.

L’accueil de la vieille dame fut d’abord poli, mais très-froid, et quand Charlotte manifesta le désir d’attendre M. Chanut, elle eut cette réponse un peu sèche :

— Mon fils sera dehors toute la journée.

Charlotte dit alors son nom qui produisit un médiocre effet. Mme Chanut ne put moins faire, cependant que de prononcer la phrase sacramentelle :

— Si c’est quelque chose qu’on puisse lui dire…

Charlotte hésita. Ce n’était pas du désappointement qui était sur son charmant visage ; on y pouvait lire un sérieux chagrin.

— Madame, répliqua-t-elle après un silence, je vous parlerai, si vous le voulez bien. J’apportais ici une grande espérance…

Il y eut dans l’accent de ces dernières paroles quelque chose qui serra la poitrine de Mme Chanut. Elle désigna un siège auprès de son embrasure et reprit elle-même son fauteuil.

Savta, essoufflée, s’était assise au coin de la porte. Elle n’avait point de fierté mal placée. Comme elle avait la bonne habitude de sommeiller un peu, chaque jour, après son déjeuner, elle s’endormit tout de suite pour ne point changer ses heures.

Charlotte parlait tout bas.

Au bout de trois minutes, Mme Chanut, qui avait d’abord repris son ouvrage, le déposa sur le guéridon.

Elle ôta ses lunettes pour mieux regarder Mlle d’Aleix.

Celle-ci, éclairée en profil perdu par la fenêtre, ouverte derrière elle, essuya furtivement une larme qui brillait en roulant sur la pâleur de sa joue.

Elle était merveilleusement belle dans cette tristesse qu’on devinait étrangère à sa nature. Il y avait peut-être longtemps que le rire des enfants heureux n’avait joué autour de cette adorable bouche, mais il en restait je ne sais quels vestiges, effacés à demi, et sous le poids d’un souci, trop lourd pour tant de jeunesse, l’ancienne gaieté perçait, tout éclairée de vaillance.

La noble vaillance de la femme qui ne désespère jamais.

Trois autres minutes se passèrent. Mme Chanut, qui écoutait Charlotte avec une attention croissante, lui prit les deux mains et dit :

— C’est pour vous que mon Vincent s’est mis aujourd’hui en campagne. Il y a plus de vingt ans qu’il a été mêlé, pour la première fois, à cette histoire de la famille de Sampierre. C’est un cœur patient, et je ne l’ai jamais vu se décourager.

— Si j’avais su qu’il s’occupait de nous… commença Mlle d’Aleix.

Elle s’interrompit pour ajouter :

— Mais je suis seule, et personne ne me conseille. Ce matin, je sens que nos heures sont comptées. J’ai appris par hasard le nom de M. Chanut, sa profession, l’intérêt qu’il porte à M. Blunt…

— De l’intérêt ! se récria la vieille dame. Ah ! c’est plus que de l’intérêt, je vous en réponds.

— Vous augmentez mes regrets, dit Charlotte.

— Mais le danger est donc bien terrible et bien pressant ! fit Mme Chanut, qui perdait tout à fait son sang-froid. Si je savais où prendre mon Vincent ! Quelquefois il touche barre ici au moment du déjeuner ; mais l’heure est passée… Écoutez !

Elle se leva, leste comme une jeune fille, et prêta l’oreille.

— Entendez-vous ? fit-elle.

Charlotte écouta, mais en vain. Mme Chanut traversa la chambre en courant, et en disant :

— Moi je le reconnais dès le bas de l’escalier !

Elle passa dans la pièce voisine en criant :

— Vincent ! arrive ! on t’attend !

Savta fut éveillée à demi par ce mouvement et ce bruit. Quand on troublait son sommeil du matin, elle ronflait. Elle ronfla.

— Quand même ce serait l’empereur ou le pape, répondit M. Chanut de l’autre côté de la porte, qu’il repasse ! je n’ai pas une seconde à moi ! Mais, presque au même instant, la vieille dame le poussa dans la chambre, disant :

— Ce n’est ni le pape ni l’empereur ! regarde !

Mlle d’Aleix ? s’écria Chanut qui marcha vers Charlotte avec empressement. Je sors justement de chez vous. Marquons un point : voilà de la bonne chance !

Il tira de sa poche une poignée de papiers parmi lesquels il choisit une très-petite note qu’il garda à la main après l’avoir consultée.

Charlotte l’examinait de toute la puissance son regard.

— Laissez-nous, mère, reprit M. Chanut, et défendez la porte.

La vieille dame disparut aussitôt, mais auparavant, elle envoya un signe de tête souriant à Charlotte. Au moment de s’asseoir, M. Chanut avisa Savta.

— Et celle-là ? demanda-t-il d’un air soupçonneux. Ah ! ah ! la dame de compagnie qui était seconde femme de chambre à l’hôtel Paléologue en 1847 ! C’est une borne. Je n’aime pas les bornes. Parlons bas… Pourquoi venez-vous ?

Il approcha son oreille tout près de la bouche de Charlotte et lui adressa de la main ce signe qui commande de chuchoter. Ils étaient presque dans l’embrasure et le bruit qui montait de la rue, par la fenêtre ouverte, devait neutraliser le son de leur voix à trois pas.

— Je viens, commença Charlotte, parce que j’ai entendu parler de vous par M. Édouard Blunt et que…

— C’est juste ! interrompit M. Chanut. Quel gentil garçon ! Il dormait pendant mon entrevue d’hier avec capitaine Blunt, et naturellement, il a tout entendu. La bonne dame ronfle très-fort : parlons encore plus bas. Vous devez avoir toute la vieille histoire par Phatmi ?

— Phatmi ! répéta Charlotte étonnée. Je ne la connais pas.

Le front de M. Chanut se rembrunit.

— Si fait, dit-il, vous la connaissez bien, c’est celle qu’on nomme la Tartare, cité Donon. Vous lui avez fait beaucoup de bien ; si elle ne vous a rien dit, c’est qu’elle est contre nous… Vous savez pourtant quelque chose ?

— Je sais ce que m’ont raconté Savta et Mme la marquise elle-même. Je sais en outre ce que m’a dit M. le comte Pernola. Je crois que M. Édouard Blunt est mon cousin Domenico, mais…

— Mais quoi ? demanda M. Chanut, voyant qu’elle s’arrêtait.

— Mais, poursuivit Mlle d’Aleix d’un ton ferme, je crois savoir aussi que, moi, je ne suis pas la fille de Michela Paléologue.

Le regard de l’ancien inspecteur se releva sur elle.

— Vous aimez votre cousin ? demanda-t-il encore en appuyant sur ce dernier mot.

— J’aime Édouard Blunt, répondit Charlotte, qui ne baissa point les yeux.

— Ignorez-vous que celui qu’on appelle capitaine Blunt a nom en réalité M. de Tréglave ?

— Personne ne me l’avait dit, mais je le savais.

M. Chanut consulta son petit papier et questionna ainsi coup sur coup :

— Quand M. le comte Pernola a-t-il quitté l’hôtel ?

— Hier.

— Pour aller où ?

— Je l’ignore.

— Avez-vous vu Mme la marquise ce matin ?

— Non. Elle se cache de moi.

— Éliane, la fille de Phatmi, se meurt. L’avez-vous visitée hier ou aujourd’hui ?

— Non. Son mari conserve de l’espoir.

— Joseph Chaix ? Vous vous servez de lui ?

— Je n’ai que lui dont je puisse me servir. Dois-je me défier ?

— Non.

Ces paroles avaient été échangées rapidement et toujours à voix basse. M. Chanut ajouta :

— Maintenant dites-moi tout et en toute vérité. D’après ce que je vais apprendre, je déciderai si vous devez retourner à l’hôtel de Sampierre, quitter Paris sur-le-champ, ou rester ici sous la garde de ma bonne mère. J’ai le droit de vous parler comme je le fais. Allez, je vous écoute.