Les Cinq/I/51. On organise le cotillon


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ON ORGANISE LE COTILLON


Il était deux heures après minuit, et vraiment, la fête de la marquise Domenica se comportait comme il faut. On n’avait pas trop chanté, et d’ailleurs les contre-amateurs de musique gardaient le refuge du jardin où chacun pouvait se mettre à l’abri ; on avait beaucoup dansé.

Le Tout-Paris un peu mélangé qui s’amusait là, libre comme au Pré-Catelan et qui n’avait même pas payé son entrée, avait de la bienveillance plein l’estomac.

On n’en voulait presque pas à ces fabuleux Valaques d’Italie qui étaient assez riches pour se montrer aussi hospitaliers que la place publique, — au temps lointain où les rois de France, pour leur jour de leur naissance, changeaient en vin d’Arbois l’eau qui coule tous les autres jours de l’année par le robinet des fontaines.

Les buffets étaient servis avec une abondance splendide. On y prodiguait du meilleur, et la foule gorgée ne gardait pas rancune aux fastueux amphitryons qui l’humiliaient de tant de magnificences.

Pourtant, nous ne voudrions pas prétendre que le pardon fût complet.

Le monde (le vrai, cette fois et le grand : celui qui est composé de tous les faux mondes et de tous les petits mondes classés par l’orgueil des vainqueurs et la rage des vaincus) le monde a ses rapporteurs comme le mieux servi de tous les journaux à sensation.

Je vous demande bien pardon de ne pas écrire reporter je sais l’anglais assez pour aimer le français.

Il y avait des bouffées de cancans qui allaient et venaient à travers les salons comme autour des corbeilles.

Tout le monde ne danse pas. Il y a même des malheureux qui ne se rafraîchissent jamais. Ceux-là causent implacablement.

Par rafales, le vent des vieilles histoires soufflait.

Ça et là, on racontait avec plus ou moins d’exactitude le drame ténébreux, joué à l’hôtel Paléologue en la nuit du 23 mai 1847.

Et chacun se promettait, à la prochaine occasion, de regarder mieux la grande vieille maison de la rue Pavée, bâtie au temps de la Saint-Barthélémy, pour le bâtard d’un roi.

Puis, passant aux choses plus récentes, on rappelait la mort malheureuse de l’héritier unique de Sampierre, et les efforts romanesques de cette pauvre femme, dont le mari était fou, pour retrouver l’enfant disparu depuis tant d’années.

On souriait avec miséricorde : chacun pensant toutefois qu’il eût employé plus utilement l’argent prodigué à cette recherche extravagante.

Puis encore, on arrivait aux événements d’hier : à ce meurtre qui avait eu lieu là-bas, au bout de la pelouse, de l’autre côté du saut-de-loup, dans la cité Donon.

Vous savez le succès qu’obtient tout mystère de Paris à Paris. Paris n’avait jamais ouï parler du Trou-Donon avant ce soir. Le Trou-Donon, ce soir, faisait fureur.

On organisait des caravanes de découverte pour revenir le lendemain et visiter le Trou-Donon en détail.

Et le pavillon-Roland ! Il y avait eu des curieux pour se glisser dans les massifs. Ils avaient été arrêtés par la barrière en treillage de fer, et aussi par je ne sais quelle frayeur ; car ce grand bois silencieux était si noir, surtout quand on sortait de l’éblouissement des parterres !

Sait-on comment les bruits filtrent ? Le réservoir principal des bruits est toujours à l’office.

Chez cette pauvre bonne Domenica, la distance qui séparait certains porteurs d’invitation de l’antichambre n’était pas bien large, et Mlle Coralie avait presque des amies dans les quadrilles.

À un certain moment, et partout à la fois, le passé fit silence devant le présent.

On se mit à parler de M. le marquis de Sampierre, arrivé aujourd’hui même, avec pompe, et caché depuis lors à tous les yeux.

On parla de ces étrangers, tous princes, tous vieillards, — et tous inconnus — qui s’étaient réunis dans la journée chez la marquise, et qu’on avait introduits, ce soir, un à un, dans une pièce du premier étage, sans leur faire traverser les salons, livrés au public.

Certes, ceux-là n’étaient pas venus pour la fête.

Enfin, de groupe en groupe, un nom courait, le nom d’un personnage…

Quel que soit le vrai nom de ce personnage, vous admettrez bien avec moi que notre M. Morfil est à la fois l’homme le plus mystérieux et le plus célèbre de Paris.

Les uns prétendent que M. Morfil est sorcier, les autres affirment qu’il est myope à ne pas distinguer le bout de son nez en plein midi.

Le pour et le contre sont du reste assez bien établis par un grand nombre de faits qui semblent authentiques, au même degré.

Moi, je pense que M. Morfil, comme tous les héros légendaires, s’appelle en réalité : Légion.

Ils sont plusieurs, ils sont beaucoup.

Il y a, dans le tas des « messieurs Morfil », des besicles troubles et des yeux de basilic.

Le fait est que personne ici n’avait jamais eu le compromettant honneur de se rencontrer avec M. Morfil et que, pourtant, nombre de gens l’avaient reconnu, en tenue de bal, ma foi, au salon, au jardin, et encore ailleurs, suivi à distance par quelques gentilshommes spéciaux dont la physionomie ne laissait rien à désirer.

Qui qu’en grogne, comme disait la forte duchesse Anne de Bretagne, au bas de ses rescrits, je préfère généralement la police à ceux qu’elle surveille, mais, bien loin de m’en vanter, je dissimule avec soin mon opinion, sachant que le public, mon maître, se met obstinément et toujours du côté de Fra-Diavolo contre les carabiniers. Les belles dames, surtout, ne s’intéressent jamais qu’aux brigands.

Que faisait là M. Morfil ! M. Morfil n’est pas un danseur.

La religion de Mlle Coralie, déjà nommée, est répandue plus qu’on ne pense : il y avait là une imposante minorité de consommateurs qui espéraient positivement « du grabuge. »

On s’amusait, néanmoins et même d’autant plus, à cause de cela. Les valses succédaient aux polkas, selon l’ordre légitime et l’on commençait à comploter un cotillon.

Vers deux heures du matin, Mme la marquise de Sampierre qui s’était jusqu’alors tenue à son poste, s’éclipsa tout à coup.

Les observateurs avaient pu remarquer, que, pendant sa longue faction de maîtresse de maison, elle avait eu l’air inquiet. Ses regards cherchaient sans cesse quelqu’un dans la foule.

Deux ou trois petits jeunes gens, disposés à la mauvaise plaisanterie, prétendaient qu’elle les avait magnétisés en passant, leur montrant d’une façon très-ostensible une grosse bague chevalière en or qu’elle portait au seul de ses dix doigts qui ne fût pas chargé de diamants.

L’un d’eux même allait jusqu’à dire qu’elle lui avait fait signe d’approcher en l’appelant tout bas Domenico

Invitez donc ces petits effrontés !

Un quart d’heure après le départ de Mme la Marquise, une rumeur se répandit et obtint un succès de curiosité.

Vers la lisière de la fête éclairée, dans l’espace dévolu au crépuscule qui était entre les lumières du bal et la nuit des bosquets, on avait vu passer deux hommes qui formaient assurément un singulier couple.

L’un d’eux, beau vieillard à cheveux blancs comme la neige, portait un costume de voyage, élégant et correct, avec sac de maroquin en bandoulière et bottes montantes. Il avait néanmoins la tête nue.

L’autre, un tout jeune homme de jolie figure, avait la tenue de bal, mais en grand désordre.

Son aspect parlait de lutte. Autour de son cou, fortement incliné vers épaule droite, la cravate manquait et sa chemise était ouverte.

Ceux qui se trouvaient à portée les avaient vu marcher côté à côté lentement et sans se parler.

Ils avaient fait le tour de l’aile gauche et s’étaient introduits à l’hôtel par l’escalier particulier de M. le comte Pernola — que chacun s’étonnait bien, entre parenthèses, de n’avoir pas aperçu de la soirée.

Un si charmant danseur ! et qui jamais ne manquait aux fêtes de sa noble cousine !

Nous laisserons le Tout-Paris de Mme la marquise arranger le cotillon, si c’est son attrait, pour suivre le vieillard et le jeune homme : M. de Sampierre et Mylord qui se rendaient au tribunal de famille.

Ils ne rencontrèrent personne dans l’escalier, personne non plus dans les corridors. Toute la partie de l’hôtel réservée à l’habitation de la marquise était déserte.

Depuis qu’on avait quitté le jardin pour passer le seuil de la maison, M. de Sampierre, qui connaissait les êtres, marchait le premier. Il gardait, en apparence, cette froideur hautaine qui déguisait si étrangement sa faiblesse, mais, par le fait, il y avait tempête dans son pauvre cerveau.

Il ne savait plus bien ce qu’il allait faire.

Deux figures restaient devant ses yeux : Tréglave et Giambattista. Des autres morts il établissait laborieusement le compte, et il pensait :

— Mon fils me hait ; Mon fils me reprendra son sang. Il sait tuer. J’ai peur de lui, et c’est à cela que je le reconnais…

Il eut comme un soulagement à la vue de deux valets, placés en manière de sentinelles devant une grande porte qui marquait le milieu du corridor principal du premier étage ; la porte de son ancien appartement à lui, Giammaria.

Les deux valets se trouvaient être les Italiens Lorenzin et Zonza. Ils avaient été placés là, nous pouvons bien le deviner, par le comte Pernola qui voulait avoir des nouvelles promptes et certaines du conseil auquel on ne l’avait point convoqué.

M. de Sampierre s’arrêta et dit :

— C’est ici.

Mylord passa devant aussitôt. Il marcha droit aux deux valets. M. de Sampierre ralentit le pas.

À la vue de ce jeune homme inconnu dont les vêtements et la chevelure étaient en un complet désordre, les deux Italiens barrèrent la porte.

— Que voulez-vous ? demanda Lorenzin.

— Je veux entrer et assister à la réunion des parents de Paléologue et de Sampierre, répondit Mylord. J’ai droit, on m’attend.

— On n’attend plus personne, répliqua Zonza. L’héritier de Sampierre et de Paléologue vient d’être introduit à l’instant : retirez-vous.

Mylord eut un sourire et pensa :

— Nous étions donc trois !… Ce ne peut être l’Américain Blunt, puisque je l’ai tué.

Pas un nuage ne monta à son front. D’avance et quelle que fût la pauvre barrière qu’un compétiteur de bas étage pouvait lui opposer, il se sentait vainqueur.

Aussi bien, pourquoi ne pas l’avouer ? Il songeait à Jabain, le soldat du Poussah, qui portait la troisième cicatrice. Et pouvait-il craindre Jabain ?

Il se retourna et dit :

— Mon père, ordonnez à ces valets de faire place.

Lorenzin et Zonza n’avaient pas même pris garde au marquis. En le voyant, ils s’écartèrent avec cette grande affectation de respect à laquelle Pernola les avait habitués, — et la porte fut aussitôt ouverte.