Les Cinq/I/38. Surprises


XXXVIII

SURPRISES


— Vous pouvez entrer, dit Laure aussitôt que la marquise l’eut quittée.

Elle parlait bas. C’était peut-être encore de la sorcellerie, car elle semblait s’adresser à quelqu’un d’invisible qui aurait été dans l’autre salon.

Mais si ce quelqu’un était un esprit, il n’entendit pas, sans doute, ou bien sa fantaisie ne fut point de répondre ; le silence continua de régner dans l’appartement.

Au dehors, sur le pavé muet de la rue Saint-Guillaume, le coupé de Mme la marquise de Sampierre roula.

Quoique Laure n’eût point reçu de réponse, elle croyait encore à la présence d’un mystérieux compagnon, car elle reprit :

— Donat, mauvais sujet, vous pouvez vous montrer, elle est partie.

Puis elle ajouta, non sans impatience :

— Voyons, Mylord, précieux Domenico ! héritier de Saint-Pierre et de Constantin, sortez de votre trou !

Ce deuxième appel n’eut pas plus de résultat que le premier. D’un mouvement brusque, où il y avait déjà de la colère, Mme de Vaudré releva ses cheveux devant la glace.

No 4 ! dit-elle, avancez à l’ordre !

Point de réponse encore.

Laure s’élança vers le grand salon dont la porte restait entrouverte.

À ce moment, Hély, la méthodiste consolidée et trois fois purifiée, parut sur le seuil opposé.

— Monsieur Vincent, dit-elle, demande à parler à madame la baronne.

— Qu’est-ce que c’est que M. Vincent ?

— Je n’en sais rien, mais il dit que Mme la baronne connaît bien celui qui l’envoie.

— Et qui est celui qui l’envoie ?

Pendant cet échange des paroles, Hély avait traversé le petit salon. Elle tenait un pli à la main.

— Le nom est là dedans, dit-elle.

Laure déchira l’enveloppe et changea de couleur.

Hély continuait :

— J’avais dit d’abord que Mme la baronne était occupée, mais ce monsieur a vu sortir Mme la marquise et c’est alors qu’il a mis ces deux mots sous enveloppe.

— Faites entrer ici et attendre, dit Laure. Allez.

Elle avait tourné le dos. Si habituée qu’elle fût à composer ses traits, elle sentait bien cette fois que son visage parlait malgré elle.

Le papier contenu dans l’enveloppe n’avait qu’une ligne ainsi conçue : « À Laura-Maria, de la part du vicomte Jean de Tréglave. »

Hély se retira et revint l’instant d’après au petit salon avec M. Vincent, qui prit place paisiblement dans le fauteuil, occupé naguère par Domenica. Laure n’était déjà plus là. Elle avait passé dans le grand salon et refermé la porte sur elle. Il semblait que la foudre l’eût touchée. Elle se pencha vers le trou de la serrure pour voir celui qui venait d’être introduit. M. Vincent s’était assis juste en face de la serrure ; il feuilletait des papiers, Laure le considéra attentivement.

— Laura-Maria ! murmura-t-elle. Vingt ans écoulés ! Jean de Tréglave ! l’ai-je donc évoqué ? Et c’est cet homme-là, Vincent Chanut, un des plus adroits limiers de Paris qui entame la partie contre moi ! vais-je perdre ?

Elle regarda tout autour d’elle avec égarement ; elle avait presque oublié son autre rendez-vous, mais les débris d’un vase de porcelaine, épars sur le tapis, aux abords de la fenêtre, la ramenèrent vers les nécessités de la situation.

Ceci était l’ouvrage de l’Esprit, et Laure avait quitté le petit salon précisément pour avoir une explication avec l’Esprit.

Elle reprit possession d’elle-même par un vigoureux effort et marcha vers la fenêtre au devant de laquelle un rideau se drapait. Contre son attente, le rideau soulevé ne lui laissa voir personne. Il n’y avait là que le piédestal de marbre d’où la potiche était tombée.

— Serait-ce l’effet du hasard ? pensa-t-elle.

Elle courut à la porte du boudoir qui était fermée en dedans et munie de son verrou, comme elle l’avait laissée. Il paraissait impossible qu’on se fût introduit au salon par cette voie.

Mais au moment où elle allait tirer le verrou, avant de tourner la clef, Laure aperçut un cheveu enroulé autour du bouton. Son regard eut cette lueur que l’admiration allume dans la prunelle du véritable artiste à la vue d’un chef-d’œuvre. Elle se pencha pour examiner de plus près et découvrit une fine écorchure au-dessous de la clef.

Laure ne chercha plus. La trousse de Mylord Torticolis avait des bijoux en fait d’instruments, et le proverbe des voleurs de Londres dit : « Si l’aiguille passe, l’homme passera. »

Quand Laure ouvrit enfin la porte, elle avait rejeté loin d’elle tout symptôme de trouble, et en apparence, du moins, jamais sourire plus victorieux n’avait éclairé sa beauté.

Elle n’eut pas besoin de chercher ; le premier objet qui frappa ses yeux, ce fût Mylord, couché tout de son long sur un sopha et donnant comme un bienheureux, entre les deux excellents volumes ; prêtés par Hély : La Série des preuves et le Jardin de la contreverse.

À vrai dire, il avait une excuse. On le faisait attendre depuis assez longtemps pour que la patience la plus stoïque eût acquis droit de lassitude, mais outre que Mylord était un formaliste décidé, esclave de toutes les convenances, Laure savait parfaitement qu’il avait eu de quoi occuper les loisirs de son attente.

Quoi qu’il en soit, il dormait dans la pose d’Endymion caressé par la lune. Il avait mis son bras sous sa nuque comme le petit fils de Jupiter et sa tête se renversait dans l’abondance de ses cheveux. Chacun sait bien qu’un défaut physique peut disparaître absolument dans certaines attitudes, et Mylord en avait choisi une qui supprimait tout prétexte à son surnom de Torticolis.

Il était en vérité charmant garçon et son cou blanc, incliné avec grâce dans le sens de sa déviation, provoquait le regard.

Non pas à demi, je tiens à mentionner cette circonstance ; Mylord avait ôté sa cravate et lâché le bouton de sa chemise.

Il faisait très-chaud ; madame la baronne de Vaudré ne chercha d’abord aucune autre raison, pour expliquer le sans-gêne de Mylord ; mais en approchant, elle fut frappée du soin qu’il avait mis à composer son attitude. Tout tableau a sa pensée. Si un photographe eût saisi le sommeil de Mylord, on aurait pu écrire au bas de l’estampe : « Un jeune monsieur qui veut montrer son cou. »

Laure connaissait déjà son Mylord sur le bout du doigt. Elle obéit à l’injonction de l’écriteau et regarda.

C’était pour elle le jour aux surprises. Le hasard lui rendait avec usure les diableries qu’elle venait de prodiguer à la pauvre marquise.

Le cou de Mylord montrait une longue cicatrice semi-circulaire et que nous ne pouvons mieux décrire qu’en la comparant à la trace laissée par un couperet de guillotine, employé à rebours, c’est-à-dire ayant frappé l’homme, renversé, le visage en l’air.

Ç’avait dû être une horrible blessure et l’on pouvait s’étonner de voir vivante la personne qui avait reçu un pareil coup.

Mais ce n’était pas une bien grosse cicatrice, ni surtout bien profonde. Dans toute son étendue la plaie s’était refermée presque hermétiquement, formant une fine couture. Au centre, seulement, non loin du nœud de la gorge, deux traces restaient beaucoup plus marquées.

Une idée traversa l’esprit de Laure. Certains mendiants sont peintres et se font des blessures à la détrempe qui sont de purs chefs-d’œuvre. Mylord avait entendu tout ce qui s’était dit dans le petit salon pendant la séance de somnambulisme, Laure en était sûre. Il savait donc désormais, que pour tout acte de naissance, Domenico de Sampierre n’avait que la trace de cette plaie si facile à reconnaître…

Laura mouilla le bout de son doigt et frotta bien doucement la blessure…


FIN DU PREMIER VOLUME