Les Cinq/I/37. Fin de la consultation


XXXVII

FIN DE LA CONSULTATION


La baronne Laure de Vaudré était étendue sur le tapis, la tête renversée dans ses grands cheveux épars. Domenica, en proie à un délire véritable, baisait ses mains froides en sanglotant :

— Un mot, chérie, répéta-t-elle, encore un mot ! Qu’est-ce que cela vous fait de dire encore un mot ? Quand le verrai-je ? ayez pitié de moi !

Les lèvres de Laure remuèrent.

— Ce soir ? vous dites ce soir ! s’écria Domenica ivre de joie. Voulez-vous la moitié de ma fortune ? Je vous crois. Ce doit être vrai. Tout ce que vous avez dit est vrai… Ah ! qui peut nier la bonté de Dieu ! Quelle mère pourrait reconnaître, après vingt ans, le petit enfant qu’elle n’a pas revu depuis l’heure où il tomba de son sein ! Ils disaient que j’étais folle d’espérer, folle de chercher et ils avaient bien raison, puisqu’ils comptaient sans la miséricorde de Dieu ! c’est la blessure elle-même qui porte témoignage ! Chère belle, est-ce que vous ne m’entendez plus ?

La tête de Laure fit un signe imperceptible.

— Vous êtes mieux, n’est-ce pas ? On ne meurt pas de cela ! Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous éveiller. Est-ce que vous êtes encore fâchée ? Tenez, je baise le bas de votre robe, je me traînerai à vos genoux ! c’est vous qui me l’avez rendu, mon Domenico ! mon amour ! mon Dieu ! Je vous aime presque autant que je l’aime !

Laure eut encore un mouvement de lèvres :

— Le miroir !

La marquise le lui présenta, et Laure dit plus distinctement dès qu’elle l’eût touché :

— La bague !

Au moment où Domenica la lui tendait, Laure se souleva sur le coude. Sa main droite entoura le poignet de la marquise comme un bracelet de glace.

— On meurt de cela ! dit-elle très-bas, répondant à l’un des derniers mots de sa compagne. Jamais je ne serai si près de la mort sans y tomber. Je vous défends de me dire, quand je vais être éveillée, ce qui s’est passé pendant mon sommeil. Vous entendez : je vous le défends !

Elle toucha la bague et son corps eut dans toutes ses parties un tressaillement bref.

— Écoutez ! fit-elle, vous avez eu de moi ce que nul n’aura plus. Ne vous fiez à personne. Je ne sais pas si votre fils vous aime ; ne vous fiez pas à lui ; ne vous fiez pas à celle que vous appelez votre fille : Charlotte d’Aleix ; ne vous fiez pas même à moi ! Vous êtes trop riche. Et il se peut que vous soyez pauvre quelque jour. Moi, ma tâche est remplie : j’ai tenu la promesse que j’avais faite à mon maître mourant. Prenez garde surtout à l’homme qui porte indignement le nom de Tréglave. J’ai tout dit.

La bague, élevée avec lenteur, vint effleurer sa lèvre et tout aussitôt elle regarda fixement le miroir. Un geste qui n’admettait point de réplique avait réduit Domenica au silence.

Au bout de quelques secondes, Laure se mit sur ses pieds sans efforts ; mais elle fut obligée de chercher le canapé où elle se laissa tomber en riant comme un enfant qui s’est étourdi à force de tourner.

Un instant, elle cacha ses yeux éblouis derrière ses doigts. Avec ses beaux cheveux dénoués et sa robe en désordre, elle était la jeunesse même et jamais Domenica ne l’avait vue si charmante.

— Vous m’avez fatiguée un peu, chère madame, dit-elle. Êtes-vous contente de moi ? Vous ai-je répondu comme il faut ?

Domenica la regardait interdite. Pendant que Laure parlait, la dernière trace de fatigue s’évanouissait. Elle était toute brillante d’insouciance et de gaieté.

— Mais que m’avez-vous donc fait ? s’écria-t-elle en sentant sur ses épaules les boucles de ses cheveux épars. Pourquoi m’avez-vous décoiffée ?

Elle se regarda vivement dans la glace et s’écria en éclatant de rire :

— Bien sûr que j’aurai été méchante et que vous m’aurez battue !

Ses yeux rencontrèrent la pendule ; elle ajouta, sincèrement étonnée :

— Une heure de l’après midi ! et je ne suis pas encore habillée ! je vais vous demander ma liberté, chère Madame… Quand je reviens de l’autre monde, je ne sais plus trop où je suis. Est-ce bien aujourd’hui que nous dansons à l’hôtel de Sampierre ?

— Oui, répondit Domenica dont l’émotion contrastait avec cette gaieté, c’est aujourd’hui. Et si vous saviez, ma chère enfant, si je pouvais vous dire…

— Quoi donc ? fit la charmante baronne dont les yeux brillaient de curiosité.

— Vous m’avez défendu, répliqua la marquise, de vous révéler vos propres secrets.

Le sourire de Laure s’imprégna de mélancolie.

— Faites donc comme il vous a été ordonné, dit-elle, et à ce soir.