Les Cinq/I/33. La lettre miraculeuse


XXXIII

LA LETTRE MIRACULEUSE


La marquise Domenica regardait « sa chérie » avec une certaine défiance. Sur son honnête figure on aurait pu découvrir un reste de frayeur.

— Dormez-vous, mignonne ? demanda-t-elle timidement.

— Oui, répondit Laure, je dors.

— Mais j’entends, là, bien comme il faut ? insista la marquise.

— Je dors, répéta Laure.

Sa voix, si harmonieusement sonore à l’ordinaire, frappait sec au tympan et les vibrations s’en éteignaient au sortir même de sa bouche, comme il arrive à ceux qui parlent malgré eux-mêmes dans le délire de la fièvre.

— Êtes-vous lucide ? demanda encore Domenica.

— Non, attendez.

Laure continua presque aussitôt après, faisant de grandes pauses entre ses phrases :

— J’ai de la peine… je cherche mon chemin… je me dirige vers le point que vous désirez éclaircir.

— Un instant, ma petite ! fit la Marquise en se redressant tout à coup.

Ces mots furent prononcés comme on intime un ordre et à la cosaque, encore !

Jamais cette bonne Domenica n’avait parlé si leste à personne, même à ses domestiques valaques.

Par nature, elle était la politesse même, et la douceur, et la timidité.

Mais aujourd’hui, elle lançait tout cela par-dessus les moulins ; vous ne l’auriez pas reconnue, tant elle parlait haut et bref.

C’était son rôle qui la tenait. Elle avait une foi si entière à l’importance de son rôle que sa faiblesse ordinaire disparaissait. On lui avait dit : « Vous allez être maîtresse absolue. » En des matières si graves, tout doit être pris au pied de la lettre. Elle entendait être maîtresse absolue et user de son autorité dans l’acception la plus large du mot.

Puisque l’oracle était à elle en propre, elle prétendait le faire travailler selon sa fantaisie.

— Vous n’avez pas du tout à vous diriger vous même, ma bonne petite, continua-t-elle d’un ton de plus en plus décidé. C’est un soin qui ne regarde que moi, tenez-vous cela pour dit ! Ce n’est pas que j’aie défiance de vous, mais vous comprenez, il me serait impossible de contrôler ce que vous allez me dire au sujet de l’avenir où même au sujet des choses présentes que j’ignore. Nous allons donc, s’il vous plaît, tenter, au préalable, une petite épreuve bien concluante à propos d’une histoire toute fraîche et que je possède sur le bout du doigt. Cela ne vous fâche pas ? Il s’agit d’un fait qui m’occupe beaucoup et auquel j’ai déjà fait allusion tout à l’heure, en me dispensant néanmoins volontairement de vous le raconter pour vous laisser l’honneur de le deviner. Je vous aime de tout mon cœur, et je compte vous le prouver par un cadeau que l’empereur trouverait au-dessus de ses moyens. Fiez-vous à moi, mais, toute simple qu’on me croit, j’ai mes idées et je ne veux pas acheter chat en poche.

Elle reprit haleine pendant qu’un sourire content épanouissait sa large beauté. Laure restait immobile autant qu’une pierre.

La marquise avança une bergère et s’y plongea d’un air délibéré.

— Si vous vous fâchiez, ma petite, reprit-elle en achevant de s’éponger avec son mouchoir, cela ne ferait ni chaud ni froid, puisque, une fois éveillée, vous ne vous souviendrez de rien. C’est vous-même qui me l’avez dit, et c’est bien commode pour moi. Voyons ! nous allons juger du premier coup si vous y voyez clair. Je vous commande expressément de me dire où j’étais il y a une heure.

Laure, qui regardait fixement le vide, fut quelque temps avant de répondre.

Domenica, superbe d’importance, lui envoya une passe de secours en ajoutant :

— Allez, chérie !

— Vous étiez à l’église, dit enfin la jolie baronne.

— Pas mal !… Quelle église ? »

— Aux Missions étrangères.

— Très bien ! Mais c’est ma paroisse et j’y vais tous les jours, cela n’était pas malin à trouver. Voici le difficile qui commence : Ayez la bonté de me dire ce qui m’est arrivé à l’église.

Elle ajouta en dessinant une passe bien calibrée :

— Je le veux, ma chère, allez !

On entrevoyait comme un travail sur le visage immobile de Laure. Ses prunelles ternes, pour employer une expression du métier, « regardaient en dedans. »

— Je suis lucide ! dit-elle très-bas. Je vois le monde dans l’église… Je vous vois… vous êtes agenouillée et vous pleurez… que faites-vous au dossier de votre chaise ? Ah ! il y a un petit coffre sous l’accoudoir ; vous l’ouvrez, vous y choisissez un livre… un livre usé : vous vous en servez depuis longtemps…

Elle s’arrêta. Domenica l’écoutait la bouche ouverte.

— Et bien ! fit-elle.

— Il y a quelque chose dans le livre, poursuivit Laure péniblement. Je ne vois pas ce que c’est… attendez : c’est à la page 4 de l’ordinaire de la messe, un papier…

Domenica respira fortement. Laure s’arrêta encore.

Mais au bout de quelques secondes, elle reprit d’elle-même et couramment :

— Un papier très-fin, une lettre ; vous la lisez, vous poussez un cri, vous devenez plus pâle qu’une morte, on s’empresse à vous secourir…

— Après ? après ?

Laure ne répondit pas.

— Pourquoi me suis-je trouvée mal ? demanda la marquise dont la voix chevrotait.

Laure fronça le sourcil et répliqua d’un ton irrité :

— Silence ! Ne pouvez-vous attendre ? Vous voyez bien que je suis à lire la lettre !