Les Cinq/I/32. Self-Influence


XXXII

SELF-INFLUENCE


Le miroir fut tourné vers Laure dont les traits étaient de marbre. Sous la rigidité de ce calme il y avait pourtant comme un malaise.

La marquise rentra bien vite dans son rôle ; elle appartenait de nouveau tout entière à l’épreuve mystérieuse qui allait avoir lieu sous ses yeux. Sans les vastes battements de son sein, elle aurait pu poser en statue de la Crédulité.

— Le miroir est placé, dit-elle en tâchant d’affermir sa voix, et j’ai la bague : commençons !

Avant de rouvrir ses paupières, Laure prononça tout bas :

— Domenica, je vous préviens que, dans un instant, vous allez être la maîtresse absolue de ma volonté. Je vous donne à feuilleter ce livre que toute créature humaine ferme avec tant de soin : ma conscience. Je n’ai jamais fait pour personne au monde ce que je fais ici pour vous, et pour personne au monde jamais plus je ne le ferai. Souvenez-vous que vous avez entre les mains un dépôt sacré ; n’en abusez pas pour satisfaire une curiosité frivole, — mais pour ce qui concerne votre poursuite maternelle, je vous autorise à user de moi sans réserve. Une fois endormie, si je refuse de répondre à vos questions, insistez ; si je m’obstine, ordonnez : si je me révolte, menacez !

— Vous menacer, moi, chère belle ! s’écria Domenica. Ah ! par exemple !

Au lieu de répliquer, Laure ouvrit avec lenteur ses yeux où il n’y avait plus de rayons.

Les cils de ses paupières semblaient pesants. Son regard, qui cherchait à fuir le miroir et la bague, erra un instant dans le vide.

Quand il rencontra enfin l’anneau, une commotion courte mais puissante secoua le corps de Laure, dont les lèvres blêmes exhalèrent une plainte.

Elle se dressa à demi, les deux mains sur les bras de son fauteuil.

Elle était belle à miracle dans cette lutte contre une force invisible.

Soit qu’il y eût quelque chose de réel dans cette mise en scène, soit que la charmante baronne jouât merveilleusement son personnage de pythonisse combattant l’envahissement du Dieu, il est certain qu’un émoi mystérieux radiait autour d’elle.

On ressentait cela à distance comme l’action d’un foyer.

Ces préliminaires dégageaient je ne sais quoi d’ébranlant, et des esprits beaucoup plus solides que celui de la bonne marquise en auraient subi l’influence.

Pendant la moitié d’une minute qui s’allongeait à la taille d’une heure, Laure resta immobile et droite, l’œil voilé, la prunelle fixe, repoussant son propre regard que le miroir dardait sur elle.

Si vous eussiez demandé la mesure de ce temps à Domenica, elle vous aurait répondu : un siècle.

Et par le fait, toutes les parties de son corps tremblaient déjà et commençaient l’émeute des membres suppliciés par la fatigue, comme si elle eût gardé la même position énervante pendant le quart d’une journée.

Laure fronça le sourcil et dit avec colère :

— Ne bougez donc pas, madame !

— Mon Dieu, chère mignonne, répondit humblement la marquise, ce n’est pas ma faute. Je vous jure que je fais de mon mieux !

— Taisez-vous ! prononça Laure plus rudement et d’un accent indigné.

La sueur coulait à grosses gouttes sur les tempes et sur les joues de Domenica, mais elle n’en tremblait que plus fort.

Laure frappa du pied violemment et se leva tout d’une pièce. Elle semblait beaucoup plus grande. Sa beauté se faisait terrible.

La marquise, épouvantée, laissa tomber le miroir.

— Ne me faites pas de mal, chérie ! balbutia-t-elle en chancelant.

Laure lui arracha la bague avec tant de brutalité que l’embonpoint du bon gros doigt de la marquise garda une meurtrissure violette.

Elle cria miséricorde et l’idée lui vint de se sauver, mais Laure lui avait déjà tourné le dos et marchait d’un pas roide vers la grande glace qui pendait au-dessus du canapé.

Un clou doré, à crochet, était piqué dans la bordure inférieure du cadre. Laure y accrocha l’anneau, et sans doute que le clou était là pour cet usage.

Le miroir à manche, désormais inutile, restait aux pieds de Domenica, qui trempait son mouchoir rien qu’à le passer sur son front inondé.

La peur qu’elle avait eue faisait encore claquer ses dents.

Laure se posa devant la grande glace. L’épreuve recommençait.

La marquise, placée maintenant derrière Laure ne pouvait plus apercevoir que son image réfléchie, mais elle la dévorait des yeux et la curiosité revenait parmi sa terreur. Au bout d’un instant elle vit les traits de Laure se contracter légèrement, et celle-ci dit d’une voix très-altérée :

— Approchez-vous. Ayez du sang-froid. Tenez-vous prête à me soutenir si je tombe.

Domenica obéit, mais elle avait elle-même grand besoin d’être soutenue.

Comme elle arrivait auprès de Laure, les yeux de celle-ci étincelèrent dans la glace. Ce fut une flamme passagère et pareille à celle d’une lampe près de s’éteindre.

En ce moment l’effort dépensé par la belle baronne paraissait être à son comble.

Une tache de pourpre pâle marquait les pommettes de ses joues. Les lignes tourmentées de son visage accusaient à la fois et la fièvre et la fatigue d’un combat désespéré. Sa respiration sifflait dans sa gorge.

Tout à coup sa main droite, qui pressait sa poitrine, se déploya lentement au bout de son bras étendu — puis se leva — et par trois fois, elle dirigea vers sa propre image ce geste bien connu que les magnétiseurs appellent : une passe.

Le cristal poli et muni de tain, disent certains adeptes du magnétisme, répercute le fluide vital tout comme il réfléchit la lumière.

Mme  la baronne de Vaudré oscilla comme un beau marbre qu’on priverait tout à coup du lien qui l’attache à sa base, et, Domenica l’ayant reçue dans ses bras, l’assit sur le canapé.

C’est là ce que les Américains nomment le self-influence, et quelques « professeurs » français l’auto-magnétisation.

Ceux qui croient au reste de la doctrine n’ont aucune raison valable pour révoquer en doute ce phénomène particulier.

Laure avait maintenant les yeux mornes et tout grands ouverts. Elle était blanche comme si le dernier atome de son sang eût déserté ses veines.