Les Cinq/I/21. Suite de la seconde histoire


XXI

SUITE DE LA SECONDE HISTOIRE


M. Chanut continua :

— Ne vous étonnez pas de la précision de certains détails, je vous répète ici le récit d’un témoin oculaire…

— Un des assassins alors ! s’écria Blunt.

— Un de ceux du moins, qui suivirent la Française à la recherche du vicomte Jean.

— Le nom de cet homme ?

— Arregui, répliqua M. Chanut.

Blunt lui saisit le bras et dit entre ses dents serrées :

— Celui-là vous me le donnerez !

M. Chanut secoua la tête.

— Tous les chercheurs d’or ne deviennent pas riches, dit-il, et tel qui a évité les dangers du désert succombe au milieu de la sécurité des grandes villes. Arregui a travaillé sous mes ordres et je ne savais pas que ce pauvre homme, offrant toutes les heures de sa journée pour un morceau de pain, avait risqué, sur les tapis verts de San-Francisco, de pleins sacs de quadruples. Tout en accomplissant son devoir dans ma maison, il suivait à Paris une piste pour son propre compte. Un soir, il me dit : « Patron, j’ai trouvé le diable. Demain, je serai riche ou mort ! » C’était la Française des placers qu’il avait rencontrée. C’était elle qu’il appelait le diable.

— Et le lendemain ?

— Le lendemain, il était mort.

Capitaine Blunt avait de la sueur au front.

— Cette femme est donc véritablement un démon ! pensa-t-il tout haut.

— Voici ce que disait Arregui en parlant d’elle, répliqua M. Chanut :

« J’étais bon, j’étais brave, j’étais heureux avant d’avoir été mordu par ce serpent. Son baiser m’a damné ! »

Capitaine Blunt murmura :

— Où la trouver ?… Puisque cet Arregui est mort, il ne peut plus nous la montrer au doigt.

— Peut-être… prononça M. Chanut à voix basse.

Le regard de Blunt interrogea avidement, mais M. Chanut changea de ton et poursuivit :

— En attendant que le mort parle, écoutez le témoignage de celui qui était encore un vivant, car c’est le propre récit de Arregui que je mets ici sous vos yeux.

Je continue :

Le placer était situé à deux lieues du fleuve, dans une clairière aride où la dent du roc perçait partout sous la terre desséchée. C’était le commencement de la montagne qui allait s’élevant peu à peu, et dont on apercevait les crêtes neigeuses à une large distance.

La Française conduisit ses compagnons dans la direction de la montagne. Après une heure de marche, on arriva dans une gorge étroite. L’une des parois de ce défilé était coupée à pic et sa base disparaissait derrière les broussailles.

La Française s’arrêta ; elle dit : « C’est ici. »

Elle dérangea quelques branches épineuses et découvrit l’entrée d’une excavation.

Les aventuriers armèrent leurs carabines. Arregui cria :

— Rendez-vous, Jean de Tréglave, ou vous êtes mort !

Personne ne répondit à l’intérieur. On entra. Jean de Tréglave dormait, roulé dans son manteau.

C’était un sommeil profond, car on le garrotta sans l’éveiller ; on l’assujettit sur un cheval, et il ne s’éveilla pas davantage.

La Française dit en manière d’explication :

— Il ne m’aurait pas laissé sortir. C’est moi qui ai versé du laudanum dans sa gourde.

Elle ajouta :

— Les Apaches méprisent l’or et n’en sauraient que faire. Pour prix de sa trahison, ils ont donné tout votre or à ce faux frère qui m’avait proposé de fuir avec lui en se vantant d’avoir une valeur de trente mille louis dans sa cachette.

Tous demandèrent :

— Où est-elle, sa cachette ?

— Il vous le dira pour racheter sa vie.

Là-bas, vous savez cela mieux que moi, capitaine, ils ont une manière d’assassiner tout particulièrement horrible, et qui est comme un sauvage carnaval travestissant la justice publique des pays civilisés.

Au retour, on institua un juge Lynch qui choisit deux assesseurs.

Sur les aventuriers restants, l’un fut le ministère public, l’autre le défenseur de l’accusé. La Française était le témoin.

Quand votre frère s’éveilla enfin, le Lynch-Tribunal était assemblé.

On ne relâcha même pas les liens du malheureux vicomte pour le juger.

Comme il refusa énergiquement de dire où était son or, on le condamna malgré ses protestations d’innocence, et de ses propres mains le juge Lynch lui-même le pendit à la plus basse branche d’un cèdre-acajou.

Je dois vous apprendre maintenant pourquoi le placer était abandonné au moment où vous y arrivâtes avec votre pupille Édouard.

La Française n’avait pas encore dit le dernier mot de son rôle.

On dépensa un jour entier à chercher la cachette du vicomte Jean qui ne fut point trouvée.

Puis, quand les aventuriers parlèrent de fouiller à fond le sol de la caverne, la Française leur dit :

— Ne perdez pas votre temps à cela. La cachette n’est rien. Le vrai, l’immense trésor est aux mains du frère du vicomte Jean : Laurent de Tréglave ; le vrai trésor, c’est l’enfant qu’on nomme « le jeune maître Édouard » et qui passe à tort, pour être le fils de Jean. Celui-là est l’héritier d’une fortune royale ; il vaut dix fois, vingt fois le contenu de la cachette. C’est l’enfant qu’il nous faut, et que nous aurons.

On lui demanda comment elle était si bien instruite ; elle répondit :

— Je suis de Paris, je connais le véritable nom de l’enfant ; je connais la famille qui le cherche…

— Était-ce vrai ? demanda capitaine Blunt : La Française savait-elle, en effet, tout cela ?

— Je l’ignore, répondit Chanut, mais ce qui est certain, c’est que bien vous en prit d’être déjà parti de votre campement, capitaine. Pendant que vous faisiez route vers le placer, la Française et ses compagnons galopaient sur le chemin de la Sonora pour capturer votre Édouard qui valait, à ce qu’il paraît, tant de millions…

M. Chanut fut interrompu ici par une exclamation d’étonnement. Capitaine Blunt s’était jeté à la portière en criant : « Les voilà ! les voilà ! »

C’était au bois, non loin de la grille de Boulogne. Le fiacre allait son petit bonhomme de trot. Une voiture découverte, lancée au galop, venait de le dépasser sur la route de Saint-Cloud.

Dans la voiture, Blunt avait cru reconnaître son Édouard aux côtés d’une dame voilée.

Ils causaient ; Édouard riait :

Ce n’était plus le malade de ce matin. Le plaisir avait fait un miracle. L’œil d’Édouard était vif, son teint animé, il avait l’air de se porter comme le Pont-Neuf.

— Édouard ! coquin ! cria capitaine Blunt à pleine voix.

Je ne sais pas si le jeune couple entendit.

M. Chanut avait saisi Blunt à bras-le-corps, et, faisant preuve d’une vigueur que sa paisible tournure ne promettait point, il l’avait d’un seul effort réintégré dans le fiacre.

Le capitaine ne demandait pas mieux que de se battre.

Il était en colère.

— Morbleu ! s’écria-t-il en essayant de reprendre la portière de vive force : laissez-moi ! Je veux en avoir le cœur net ! Le scélérat était un petit saint, il y a quinze jours ! J’aurais mieux fait de lui casser les deux bras et les deux jambes que de l’amener dans ce maudit Paris !

— Avez-vous vu la dame, capitaine ? demanda M. Chanut.

— J’ai vu des plumes, de la dentelle, et du blanc, et du rose ! Caramba ! c’est honteux ! Je joue ici une partie dont son avenir, sa fortune, le nom qu’il aura droit de porter sont l’enjeu, et lui…

— Lui avez-vous révélé son avenir ? interrompit M. Chanut ; lui avez-vous dit le chiffre de sa fortune ou seulement le nom qui est le sien ?

— Jamais ! répondit Blunt. Il s’appelait Tréglave quand nous nous appelions Tréglave ; maintenant que j’ai nom Blunt, il a nom Blunt. Ce n’est pas lui qui tient les cartes je suppose ! Il n’a qu’à se laisser vivre pendant que je travaille pour lui. Sa meilleure cuirasse est son ignorance.

— Très-bien. Mais à son âge, capitaine, ce rôle de petit garçon vous aurait-il convenu ?

Blunt haussa les épaules avec colère et s’écria :

— Au fait, que le diable l’emporte ! mon frère est mort de lui ! moi je lui ai donné toute ma jeunesse…

— Et vous lui donnerez toute votre vie, capitaine.

— C’est pourtant vrai ! gronda Blunt. Mais je le mettrai sous clé ! Je sais maintenant à quel métier il se fatigue…

— Que voulez-vous, dit M. Chanut philosophiquement, chaque pays a ses courbatures.

Il se pencha lui-même à la portière. La voiture découverte filait dans un nuage de poudre à perte de vue.

— Cocher, ordonna-t-il, tournez !

— Comment ! comment ! s’écria Blunt. Vous me ramenez à Paris !

— Quinze, rue des Canettes, continua M. Chanut, en s’adressant toujours au cocher.

Il se rassit et ajouta :

— Nous sommes fixés, maintenant ; que saurions-nous de plus à Ville-d’Avray ? Je vous répète que votre Édouard n’a rien à craindre pour le moment. Je réponds de lui.

Comme Blunt se taisait, M. Chanut continua :

— Vous souvenez-vous de la rue et du numéro ? Maman et moi nous sommes des bêtes d’habitude. Le vieux père était né là, j’y mourrai.

— Allons-nous donc chez vous, Vincent ?

— Si vous voulez bien nous honorer d’une visite, oui.

Capitaine Blunt s’enfonça dans son coin. La route se fit silencieusement.

Quand le fiacre se fut arrêté, rue des Canettes, devant un modeste logis et que nos deux compagnons s’engagèrent dans l’étroite allée, Chanut, qui marchait le premier, se retourna.

— Vous reconnaissez-vous ? demanda-t-il.

Leurs mains se rencontrèrent dans une cordiale étreinte, et on monta.

Il y avait beaucoup d’étages.

— Est-ce toi, mon Vincent ? demanda une voix chevrotante au moment où ils entraient dans la première pièce.

— C’est moi, bonne mère, répondit M. Chanut, qui poussa une porte, et voici le beau petit monsieur que tu embrassas de si bon cœur, il y a trente ans, la veille de ma première communion.

Une vieille dame à cheveux tout blancs, vêtue avec une propreté qui était presque de l’élégance, travaillait dans un grand fauteuil.

La chambre était petite, mais meublée honnêtement et brillante de soins ménagers.

La vieille dame se leva et fit la révérence à l’ancienne mode en tremblant d’émotion.