Les Cinq/I/15. M. Chanut


XV

M. CHANUT


Nous franchissons une semaine et, faisant la même course que Joseph Chaix, le messager de cette belle Charlotte, nous nous transportons dans ce quartier du Marais où commença notre histoire.

Il y a, tout le long de ces vieilles rues, de grands souvenirs historiques, et certains palais, contemporains du château des Tournelles, sont encore debout, gardant leur orgueilleuse tournure, mais les hauts seigneurs sont partis, laissant la place aux maîtres de pensions, affluents du collège Charlemagne, et aux fabricants de bronzes « d’art. »

Louis XIII, dit le Juste, dernier gentilhomme oublié dans ces contrées, regarde toujours les belles bâtisses de sa place favorite, briquetées comme son château de Saint-Germain : Pauvre triste créature, si brave et si faible, qui enfanta sans le savoir le despotisme et la révolution !

Ne lui demandez pas son presse à cette statue, elle vous répondrait : « Consultez l’écriteau ; je ne sais plus bien si c’est jour de place Royale ou saison de place des Vosges. »

C’était le matin, au revers de cette même place Royale, dans une maison de la chaussée des Minimes dont capitaine Blunt avait loué le premier étage, vacant par la faillite d’un fabricant de boutons, successeur éloigné de quelque mignon de cour, pareillement tombé en banqueroute.

L’écusson martelé de la porte cochère laissait deviner en effet les émaux de la famille d’Entraigues.

Il y avait un lit de fer, dressé au milieu du salon, qui était très-vaste et semblait avoir subi, l’une après l’autre, plusieurs sortes d’ornementations avant de tomber dans l’état de nudité complète où nous le trouvons. Trois hautes fenêtres sans rideaux l’éclairaient. Le plafond, laqué dans les tables profondes de ses caissons, n’était plus que décrépitude ; les boiseries, fort belles et chargées de sculptures, montraient çà et là des traces d’or.

Le parquet, fait de planches déjà vermoulues, laissait apercevoir par ses larges fentes un pavé mosaïque en marbres jaune et noir.

Derrière le lit, des clous plantés dans le bois soutenaient des vêtements d’hommes pendus pêle-mêle, deux carabines et aussi du linge. Sous ce trophée qui remplaçait manifestement l’armoire absente, plusieurs malles étaient rangées.

Tout cela représentait assez bien un camp dans une chambre.

Un jeune homme pâle et qui paraissait souffrir dormait sur le cadre, tout habillé et tête nue. On ne lui aurait pas donné vingt ans par le visage qui était beau comme celui d’une belle femme, sous la profusion de ses cheveux bouclés.

Deux hommes d’âge mûr, dont l’un portait sur le bronze de ses traits un certificat d’indomptable énergie, se tenaient debout au chevet du lit. On eût cherché en vain un air de famille entre l’un ou l’autre de ces deux hommes et le jeune malade.

— Aidez-moi, je vous prie, dit capitaine Blunt.

Il souleva en même temps la tête du lit. Son compagnon, qui avait nom M.  Chanut, en prit le pied, et ils passèrent tous les deux avec leur fardeau dans une autre grande pièce nue où le jeune homme fut déposé toujours dormant.

— Que dit le docteur, ce matin ? demanda M.  Chanut.

— Il dit, répliqua brusquement capitaine Blunt, que l’air de Paris ne vaut rien pour les sauvages, surtout quand on leur a planté la pointe d’un couteau entre les côtes. Je fais bonne garde, pourtant, mais j’ai mes affaires… ou plutôt les affaires de ce petit coquin-là qui me rendra fou. Je suis sûr qu’il se moque de ma surveillance. Cela sent la robe de soie, ici, quelquefois, quand je rentre.

M.  Chanut eut un demi-sourire.

— On peut louer une sentinelle, murmura-t-il. Pourquoi vivez-vous seul ?

Capitaine Blunt se pencha au-dessus du cadre et baisa le malade au front sans l’éveiller.

— Vous trouvez mon Édouard plus défait ? murmura-t-il avec inquiétude en se relevant.

— Je trouve qu’il faut vivre à Paris comme tout le monde, répondit M.  Chanut.

Capitaine Blunt haussa les épaules et rentra dans le premier salon. Son compagnon l’y suivit aussitôt.

Tous les deux prirent place sur des chaises de paille, auprès d’une petite table en sapin, encombrée d’objets assez caractéristiques. On y voyait, entre autres choses, une paire de revolvers grand format, une ceinture à or, en apparence bien garnie, des journaux américains, une théière, une tasse, un large couteau mexicain, capable de guillotiner un bœuf et qui venait de servir à étendre du beurre sur une tartine de pain anglais.

Rien de tout cela ne manque précisément à Paris, mais je ne sais pourquoi capitaine Blunt, ses pistolets et sa teinture emportaient la pensée à mille lieues de Paris.

Outre les deux chaises et la table, une fois le lit parti, le salon était complètement dépourvu de meubles.

Avec un très-léger effort d’imagination vous eussiez allumé volontiers un feu au milieu de la chambre et rangé autour une demi-douzaine de Peaux-Rouges, fumant gravement le calumet du conseil.

M.  Chanut était au contraire une physionomie parisienne au premier chef ; quarante ans, demi-chauve, dodu, frais, le sang rose à la peau, l’œil vif et de belle humeur derrière ses lunettes d’écaille, l’air un peu gouailleur, mais surtout bon enfant.

Où donc l’avez-vous rencontré ? Partout. Vous le croisez du matin au soir sur le boulevard sans le remarquer. — Mais lui vous remarque, c’est son état.

Capitaine Blunt avait à peu près le même âge. C’était une figure énergique et franche qui exprimait très-naïvement une idée fixe : la volonté d’être prudent.

Les gens ayant beaucoup souffert par suite de leur étourderie se réfugient souvent dans cette vocation.

Capitaine Blunt ne portait pas avec une entière aisance ce masque froid que les Indiens, dit-on, tiennent en si haute estime. Il était de ceux qui, par nature, ont le cœur sur la main. Et pourtant, ses traits accentués, dont la teinte sombre renvoyait par place des reflets d’acier bruni, n’indiquaient pas un lutteur ordinaire. Ses sourcils, noirs comme le jais, abritaient un regard vaillant.

Il ne portait pas de barbe. Ses cheveux coupés presque ras et qui commençaient à grisonner vers les tempes couvraient son crâne comme un velours.

Il s’assit le premier, et dit en montrant du doigt la porte de l’autre chambre :

— Nous voilà seuls. Maître Édouard est trop loin pour nous entendre, quand même il s’éveillerait par hasard.

— Vous avez donc bien peur, répliqua M. Chanut en s’asseyant à son tour, que cet enfant-là ne mette le nez dans ses propres affaires ?

Capitaine Blunt secoua la tête d’un air entendu.

— Nous ne sommes pas né d’hier, prononça-t-il à demi-voix. Il faut jouer serré. J’en ai vu de rudes dans les pays, là-bas, mais je savais ma route. Ici, je regarde où je mets le pied. Quand je parle tout seul, personne ne peut me vendre !

— Savoir !… fit M.  Chanut également entre haut et bas.

Capitaine Blunt lui tapa sur le genou

— On vous écoute, dit-il, allez !

M.  Chanut ne se permit aucune objection ; il tira de sa poche une bonne poignée de petits papiers et demanda :

— Par quel bout débutons-nous ? L’hôtel de Sampierre ou les Cinq ?

— Les Cinq, répondit Blunt.

— C’est que, dit M.  Chanut, vous paraissiez si pressé, hier, d’éplucher le premier ministre de la marquise, M.  le comte Giambattista Pernola !

— Je suis plus pressé encore aujourd’hui qu’hier, mais je vous ai dit : Les Cinq. Marchons. C’est mon idée.

— À vos ordres, fit M.  Chanut qui consulta ses papiers : Le no 2 est M.  Moffray (Achille), agent d’affaires, rue de Provence…

— Vous passez le no 1, fit observer capitaine Blunt. Est-ce exprès ?

— C’est exprès. Vous connaissez ce Moffray ?

— Je ne connais personne. Que ce soit dit une fois pour toutes.

— C’est juste, et vous avez raison d’exiger les renseignements complets. Je vais faire tout comme si vous ne le connaissiez pas. Moffray est un joli vivant d’une trentaine d’années, bien élevé, instruit, pas bête, doux comme un agneau, mais capable de tout : fortune dévorée jusqu’à l’os, joueur incurable, crédit retourné sens dessus dessous ; très-ambitieux, malgré cela, très-amoureux…

— De qui ?

— De toutes.

Capitaine Blunt demanda :

— N’a-t-il pas la confiance de Mme  la marquise de Sampierre ?

— Parbleu ! repartit M.  Chanut.

Puis il ajouta :

— La brave dame a un flair pour trouver les coquins !

— Alors, ce M.  Moffray est un coquin ?

— Des pieds à la tête, oui.

— Continuez…

— Le no 3 est moins aimable que Moffray, mais encore plus insolvable, si c’est possible. Il a nom M.  de Mœris et se dit vicomte.

— Ah bah ! fit Blunt : Mœris !

— Est-ce que vous l’avez rencontré sur votre chemin ?

— J’ai peut-être entendu parler de lui… vaguement.

— C’est qu’il a fréquenté vos parages, là-bas dans la Sauvagie. Raousset-Boulbon n’était que de la Saint-Jean auprès de lui. On ferait des romans avec son histoire. Il a été grand-chef quelque part, chez les Aucas ou chez les Sioux ; il a scalpé des rouges et des blancs sous le pseudonyme du Serpent-Savant ou du Renard-Loyal. Il a bluté de la terre d’or en Californie et fumé du bœuf dans l’Uraguay. D’aucuns prétendent, il est vrai, qu’il n’a jamais été plus loin que Pontoise, mais ce sont des calomniateurs. Il est Cacique en disponibilité ; seulement, depuis que le destin lui a arraché sa couronne il se voit obligé de coucher en garni.

— Où cela ?

— Hôtel du Louvre, pour le moment, jusqu’à ce qu’on lui présente sa note.

— Et au fond, quel homme est-ce ?

— Il se dit lion, je le crois lièvre.

— Est-il en rapport avec la marquise Domenica ?

— Naturellement, oui. C’est lui qui avait organisé la dernière expédition de recherches dans les Montagnes-Rocheuses. La marquise en a été pour une somme folle.

— Et on ne trouva rien ?

— Rien. Je crois que l’expédition s’arrêta à Meudon.

— Vous avez le caractère gai, Monsieur Chanut !

— Assez, capitaine ; mais quand les clients préfèrent la mélancolie, je m’y conforme… À ce jeu-là, Mœris rafla un ou deux milliers de louis qu’il reperdit à la roulette.

— Il est joueur aussi ?

— Trois fois plus que le Moffray.

— Et ensuite ?

No 4, le gentleman Donat, dit mylord, dit Torticolis, vingt ans et venant de Londres.

— Celui-là n’est pas un vicomte ?

— Non, c’est un serrurier.

— La marquise Domenica le connaît-elle ?

— Il a pu monter ses sonnettes.

— Que fait-il dans l’association ?

— Il fait la partie des fausses clefs.

Blunt eut un mouvement dédaigneux.

— Ils en sont là ! murmura-t-il. Alors, en fin de compte, c’est une confrérie de pauvres diables ?

— Ils en étaient là, répliqua M.  Chanut, non sans une certaine emphase, mais il y a le no 5…

— La femme ?

— Tiens ! vous le saviez ?

— Non, mais je commence à épeler mon Paris.

— Bravo ! vous avez deviné, capitaine ! Le numéro 5 est une femme.